Jean-Philippe Testefort, Salamandre et autres poèmes

Cette passion
Inutile entre toutes
Qui m’interprète
Doit en passer par quelque écriture sinon
Je ne suis qu’une plaie
Mutique et incompréhensible
Au corps-à-corps
Avoir l’expérience au long court
De tenir l’ultime verrou comme un garde-fou
Régénère par différenciation
Transfère le désir par contamination
Faisant signe de tous bois à l’encre sympathique
Peau, papier
Tant que la régénération ne s’amorce pas
Caresses et écrits vains tournent autour pour la provoquer
Pour que, à proximité de l’abîme
Métaphore et case creuse, fantasme et ratage
L’autonomie du lézard gagne sur la cicatrice
Que les griffes et les graphes épellent les chairs
Écorchent l’actuelle morphologie des conduites
Réincorporent les virtualités du vide et de l’absence
Aérant la baudruche moléculaire
Lui donnant le minimum d’une contenance
Restaurée
Qui la suspendra
Un peu encore
Aux courants des relations
Par lesquels se révèle la singularité
Involontairement déréglée
Contretemps en mode mineur
Dans les souples arcanes du réel
Plissé à l’extrême
Aimer

Extrait de On n’en meurt pas, j’voudrais juste pas crever, éd. Unicité (2021).

∗∗∗

De la base et du sommet

Sept fois pour le moins le cerveau dans ma caboche
S’était retourné avant que je ne m’engage
Mais un piège s’ignorant prend les traits du sage
Quand il ne remue que des images fantoches

L’hésitation vibre de ne pas savoir ce qu’elle sait, le miroitement débonnaire de sa
    bouille convexe attise l’élan vers la lumière et emporte son aveuglant aveu de
        gratification immédiate vers la ressource d’une souffrance d’abord illisible

La plus capricieuse dans ce ciné de mioche
Celle qui toujours me devance sans ambages
Maternelle à la façon des premières pages
Trainait son fantôme en invisible sacoche

               Ainsi que l’on manque son train, il y a des ratés inauguraux qui présagent
d’insolubles tourments dépassant de beaucoup ce qu’un être normalement constitué ne
              saurait endosser sans perversité sitôt en charge de l’affleurement concave et
                                                                                                                      ténébreux de l’autre

Un amour inconditionnel à la ramasse
Dessinant sa peine en courbes anorexiques
Ne peut guère ne pas se lancer dans l’impasse

L’incorporation repoussoir d’une brutalité patriarcale précocement subie enseigne
    une méfiance stratégique pour laquelle l’indépendance prime, à la défaveur de
                                                                                                                                     l’accueil

D’une quête acharnée au remède toxique
Cette fleur éternelle qui ne se dépasse
Qu’en sauvage déchiffrement de son lexique

Une emprise dédoublée s’exerce sans volonté au lieu mouvant de la différence, sur la
                           barre, écologie affective originale au risque des taxinomies emboîtées

Extrait de On n’en meurt pas, j’voudrais juste pas crever, éd. Unicité (2021).

∗∗∗

Au cœur de ce vif et perçant savoir
Du jeu miroitant des assentiments
Des invitations auxquelles se pendre
Infans je suis resté
À l’école de l’entrevu
Où les regards boivent leur confusion
Dans le tremblement d’une concordance
Piètre lecteur je suis resté
Hanté par la crainte de la méprise
Suspectant la possession de tous les maux
Et de commencer dès les premiers mots
À la frustre intuition je me suis réservé
Aussi n’ai-je eu de cesse de rêver
D’un langage
D’un langage de l’évidence
De l’évidence charnelle
Langage qui viendrait me prendre par la main
Sans équivoque ni déclaration
Langage des frissons
Des harmoniques qui nous chantent
Nous perdent
Nous perchent

Hélas !
Tant mieux

Extrait de De ma part du démon, éd. Unicité (2020)

∗∗∗

maintenant que
les saints même les républicains
essaiment dans le discrédit
des cartes de crédit
maintenant que
le pater la concordance le goût
comme la relation
confinent à l’incertitude
maintenant que
dans la vague des métissages
craquent les corsets du devoir
sous la botte du fanatisme nu
maintenant que
même notre bateau
de boat-people planétaires
peine à nous embarquer pour de bon
sans arrière-pensée
maintenant que

Extrait de délivrance du vers, éd. Unicité (2019)

∗∗∗

Délectation

Fenêtres ouvertes
L’air chaud te caresse les joues
Tes cheveux
Coupés fin
Te rafraichissent de leur humidité éventée
Le soleil à l’aplomb
Les arbres ont déserté l’asphalte
Comme quantité de voyageurs préoccupés de se sustenter
Tu es seul sur la route
Tu es content d’être ainsi seul
Au volant de ton véhicule
Bien calé dans ton fauteuil
La tête sur son appui
Bras et jambes détendus sans être ramollis
Tu te sens dans ton élément
Tu pourrais battre des records
Profiter du débrayage méridien pour foncer
Mais tu préfères prendre ton temps
Sans traîner
Tu observes l’exubérante campagne
Les ballots de paille fraîchement ficelés
Les courbes bien nettes des collines
Le damier des cultures à perte de vue
Ici les blés encore verts
Là le jaune strident du colza
Ou encore le mauve pâle du pavot
Les vignes qui se gonflent de lumière et de serments
Aux confins de la perspective
La chaussée gondole
Il ne faudrait pas de grandes œillères
Pour que tu te croies en Provence, en Castille
En Andalousie
Ailleurs
Tu viens de clore tes affaires
Tu rentres chez toi
Les vacances sont là, enfin
Pas officiellement
Elles ne débutent que ce soir
Elles sont en sursis
Et tu profites de ce rabiot a parte ante
Comme une gracieuse soustraction
Gratuite
Subreptice
La meilleure qui soit
Entre le déjà plus et le pas encore
Moment sans acompte d’une détente offerte
À la connivence sans pareil avec le ciel
En délire de pensées délivrées de leur laisse
Et qui, soudain
Te viennent à la pelle
Sans peine
Toi
Généralement si laborieux
Tu t’embrases d’évidences qui
Telles des bulles de champagne
Explosent en artifice dans ta tête et plus encore
Comme un intenable trop-plein
Dans ton sac posé à tes côtés
Tu cherches un crayon à tâtons
Une feuille, un calepin, une enveloppe
Vite !
Même un ticket de métro ferait l’affaire
Frénétiquement
En aveugle
Regard fixé sur l’horizon
Tu gribouilles quelques mots fugaces
Tremblants, illisibles
Puis tu reposes l’attirail et reviens à la route
Ainsi de suite
Quelques salves d’écriture acrobatique et de licence
mécanique
Plus tard
Te voilà aux portes de chez toi
Calme
Le sentiment d’un étrange devoir accompli
Prêt à redevenir le parjure du désir

Extrait de À tire-d’angle, éd. Unicité (2017)

∗∗∗

 

Pourquoi rester hanter par le spectre du cercle
Quand les visages des siècles éparpillés
Épargnent les piliers de la séparation

*

Tousse, crache, racle tous ces énoncés écorchés
La débâcle raisonnable de nos conduites
Pousse et cache la grammaire de l’impulsion

*

Qu’importe d’où vient le timbre pourvu qu’il frappe
Ses sillons écoulent les sèves anonymes
De l’effroi et de la joie, brodées en passions

*

Les rêves vitrifiés de nous en souvenir
Trament les contours de l’accueil privilégié
Où viendront se nicher nos sujets d’élection

*

Voir des signes partout à s’en décerveler
Au seuil d’une science éprise de retenue
Dans le moment final de la fulguration

Extraits de 111 tercets pour s’y faire, éd. Unicité (2016)-

∗∗∗

Nuances

Tout comprendre et ne rien savoir
avoir appris et réfléchi
pourtant et comme un désespoir
se sentir seul et bien fini

Avoir appris et réfléchi
du chaos ne rien entrevoir
se sentir seul et bien fini
un sentiment amer et noir

Du chaos ne rien entrevoir
pousser les causes à l’infini
un sentiment amer et noir
jeté sur un papier jauni

Pousser les causes à l’infini
ultime et vain cri dans le soir
jeté sur un papier jauni
tout comprendre et ne rien savoir

Extrait de Des ordres, éd. Encres Vives (2006), réédition dans Au temps où les fantômes m’enchantaient encore (Anthologie désordonnée 1994-2014) Unicité (2020)

∗∗∗

Le sanctuaire hors les murs

Et toutes les nuits ces chiens qui se parlent
comme s’ils aboyaient

Meski ou les sources bleues
préférer ne pas guérir du chaud
les yeux rivés sur une tresse en feuille de palmier
sentir le sec saturer le reste de fraîcheur de la nuit
et surtout
ne pas bouger
s’interdire la moindre velléité
pas même rêveuse
laisser les fourmis engourdir
l’oppression gagner la pensée
être las
entièrement déplié

à peine moins vigoureux qu’une grappe de dattes vertes

Extrait de Un carnet du couchant, éd. Encres Vives (2005), réédition dans Au temps où les fantômes m’enchantaient encore (Anthologie désordonnée 1994-2014) Unicité (2020).

∗∗∗

X = 0

Couché sous les étoiles comme pour la dernière fois
les sensations se ramassent en débris

Une interrogation incertaine
descend le long de sa ponctuation
et s’évanouit dans sa fuite
goutte à goutte

Une trace de question
pas davantage
ruine la vigilance de cette nuit bullée d’idées

Le vide intarissable et tenace infuse
le vide accéléré et débridé apaise
le vide exécute son frayage de vide par à-coups :
affluant, il ne peut se taire
lacunaire, il ne peut se dire.

Du dedans de cette déperdition
un murmure
un souffle
un bruissement
un râle
hululements d’indices effarés
donnent au pied une marche molle
transitoire reposoir d’une diagonale effacée

Extrait de À la fuite de quoi, éd. Encres Vives (2005), réédition dans Au temps où les fantômes m’enchantaient encore (Anthologie désordonnée 1994-2014) Unicité (2020).

∗∗∗

L’œuvre nous retient
là où elle fuit et s’annule
dans l’impersonnel

*

Je nais de l’œuf évanoui
des poèmes qui
m’ont anticipé

*

Chaque jour vivre content
de se voir plagié
par ses devanciers

*

Surplace migrer
vers la discrétion d’un oui
extrêmement nu

*

Nous n’avons pas su
nous taire aujourd’hui
demain sera plus heureux

Extraits de Les pas rayés, éd. Encres Vives (2007), réédition dans Au temps où les fantômes m’enchantaient encore (Anthologie désordonnée 1994-2014) Unicité (2020).

∗∗∗

Ellipse par le cœur

Hilare désormais
de ne pas t’appartenir tout à fait
dans cette mer aux humeurs lunaires
Un travers de mémoire ivre de découvertes
folie au souffle criant d’ironie
T’intime d’avancer sous mes pieds nus écorchés
Quelques nénuphars venus de nulle part

Ces frêles planches de salut
susurres-tu
S’affaisseront sous l’impulsion de tes chutes
Mais une course à fleur de peau
sans but ni ambition
Efface d’un coup de vent admiration et quolibets

Alors
ne te retourne pas
regarde l’impossible dans les yeux
Et tu me rejoindras de l’autre côté de la parole
Sur le versant de sa fabuleuse                                   trahison

 Anthologie Sète 2022, Voix Vives de méditerranée en méditerranée, éditions Bruno Doucey (2022).

∗∗∗

Pourra-t-on jamais sympathiser avec l’ébahissement engorgé, haletant, en suspension
d’avenir ?

avoir l’expérience d’une patience d’avant le mot patience, d’avant le sentiment, d’une
patience tout à son impatience encore, impatience qui n’en peut mais d’avoir à se rogner bon
gré mal gré
ne pas pouvoir se soustraire à cette expérience, comme une erreur, comme,
seulement comme, mais quand même, le réel en erreur, en solution ouverte, indécise, incertaine, précaire, un raté
qui prend, qui pince, insiste, persiste, s’accroche au réel se supportant de ne pas pouvoir faire
autrement que du réel, sans autre échappatoire que lui-même
féminine angoisse
découverte d’avoir à ménager
d’avoir à désirer
d’avoir à schématiser un commun sur le néant d’un besoin démuni, avide et à vide, par
l’exigeante sollicitation de l’immense et tyrannique poids déposé à l’arraché d’une douleur
tonitruante, délivré tout en cris, atrophié, ridé, corps gluant, sanguinolent, aveugle, incapable,
arraché avec les dents de cette poche femelle raréfiée, relevée par miracle d’une extinction
courue d’avance, presque
traversée femelle rendue féminine par le renvoi spéculaire de sa viscérale fragilité saisie
comme une foudre dans le geste même de demeurer auprès de ce corps strident,
insupportable, affamé

Extrait de Essai hypocrite sur le féminin et quelques thèmes adjacents, éditions Unicité (2023).

Présentation de l’auteur




La chaosthétique d’Edouard Glissant : entretien avec Aliocha Wald Lasowski

Aliocha Wald Lasowski est docteur en littérature, maître de conférences à l'Université catholique de Lille, où il dirige le département de Lettres Modernes. Il enseigne au département de Médias, Culture et Communication. Il est collaborateur au Magazine Littéraire, à L'Humanité, au Point et Marianne. Musicien, philosophe, et essayiste, il est l’auteur d’une vingtaine de livres traduits en une dizaine de langues. Parmi les nombreux sujets abordés par ce penseur original et brillant, il s'est intéressé à l'étude des rapports entre littérature et philosophie, à la  pensée du rythme et du tempo, mais surtout aux enjeux postcoloniaux aujourd’hui. A travers ce prisme, il est l'un des plus grands spécialistes d'Edouard Glissant. Il évoque pour Recours au poème son concept de chaosthétique, et la trace indélébile laissée par ce poète sur la littérature mondiale. 

Aliocha Wald Lasowski, vous êtes l’inventeur du concept de chaosthétique. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit.
J’appelle chaosthétique le laboratoire de Glissant, laboratoire inventif et créatif, au cœur de ses paroles poétiques. Cette expérimentation révèle l’inattendu infini de l’art. Entre baroque et démesure, sensible aux énergies et faite d’intensité, l’écriture des arts chez Glissant chemine en rhizome et en hybridité. Cette contre-esthétique – comme son poème Les Indes est une contre-épopée, à rebours et à revers de la conquête menée par Christophe Colomb aux Amériques - possède la fluidité concrète de la variation et du détour. Ce processus d’inventivité et de renouveau, grâce à la multiplicité des réseaux-relations, rejoint la créolisation : dans un lieu donné et existant, espace géographique, situation politique ou forme artistique, la mise en contact des imaginaires et des cultures donne un résultat imprévisible, porteur d’un sens nouveau. La créolisation milite pour la diversité, les rencontres créent de l’inattendu. Une autre vie sociale émerge, une expression culturelle apparaît, par la créolisation : « La créolisation n’est pas une simple mécanique du métissage, c’est le métissage qui produit de l’inattendu. »
Verbal ou plastique, sonore ou visuel, le geste chaosthétique participe de la créolisation : son regard sur les œuvres artistiques ouvre les corps, les mouvements, les images, les mémoires. Cette multiprésence de la démesure, on la retrouve aujourd’hui chez des artistes contemporains, qui se réfèrent au déploiement poétique de Glissant : les créations du plasticien post-punk Bruno Peinado, le travail sur la lumière et l’espace d’Edith Dekyndt dans Ombre indigène, les installations Speeches de la vidéaste Sylvie Blocher, les documentaires de Kader Attia ou encore la photographie de Jeff Wall.
Si l’historien de l’art Robert Klein écrit en 1964 que « le baroque instaure une nouvelle manière de penser les formes », avec Glissant, l’ensemble du vivant, rythmes, signes et tensions, rencontre le tremblement chaosthétique du baroque, au cœur du Tout-monde. Glissant vit l’art. Il ressent ses vibrations.

Pensées pour le nouveau siècle, ouvrage collectif sous la direction d'Aliocha Wald Lasowski, Fayard.

Vous avez énormément travaillé sur Edouard Glissant, dont vous être l’un des plus éminents spécialistes. Pourquoi ce choix ?
Dans le prolongement d’Aimé Césaire, et en proximité avec Patrick Chamoiseau, Édouard Glissant (1928-2011) a inlassablement fait découvrir les arts des Caraïbes et de l’Amérique du Sud. J’ai été très sensible à son approche originale et inédite, comme lorsqu’il dirigeait Le Courrier de l’Unesco, ou lorsqu’il partageait sa passion pour de nombreux artistes plasticiens (le peintre argentin Antonio Seguí, le sculpteur cubain Agustín Cárdenas…). Musicien moi-même (je suis batteur de soul musique et de rhythm and blues), je suis également très touché par le lien entre Glissant et les musiciens (comme, par exemple, le trompettiste de jazz martiniquais Jacques Coursil). On retrouve toutes ces connexions dans les modalités pratiques de sa pensée des arts, que je nomme « chaosthétique ».

Aliocha Wald Lasowski vous présente son ouvrage Edouard Glissant : déchiffrer le monde aux éditions Bayard. Entretien avec Jean-Michel Devésa.

Quels aspects de son œuvre avez-vous explorés ? Quels livres à son sujet et pourquoi ?
J’ai exploré son œuvre à partir de la notion de Tout-monde. Dans le Tout-monde – un monde où les êtres humains, les animaux et les paysages, les cultures et les spiritualités sont en connexion mutuelle –, les phénomènes linguistiques et les événements musicaux sont parallèles : face à la tragédie mondiale des langues menacées de disparition, Glissant en appelle à davantage de solidarité, pour protéger la diversité des langues et des dialectes. Un patois local ou une langue régionale (le breton en France, le zazaki en Turquie, le kabyle en Algérie, le tibétain en Chine, le navajo aux États-Unis…) manifeste une sensibilité, incarne une mémoire et enrichit le monde. Contre la domination monolithique, Glissant écrit « en présence de toutes les langues du monde. Beaucoup de langues meurent aujourd’hui dans le monde […], je ne peux pas écrire ma langue de manière monolingue ; je l’écris en présence de cette tragédie, de ce drame ».
J’ai donc beaucoup travaillé les livres de Glissant liés au langage, comme son livre intitulé L’imaginaire des langues. Avec Glissant, on comprend que la hiérarchie des langues est une impasse, toutes les langues se valent. Et ce qui se joue sur le plan culturel et linguistique, au niveau de l’oralité et du vocable, se retrouve également sur le plan musical. Parler et chanter se rejoignent souvent d’ailleurs, dans la poésie orale par exemple : on le voit avec la chanson des troubadours, les traités poétiques de Dante, Pétrarque ou Boccace. Et l’histoire plurielle de la musique, je propose d’appeler ce processus le Tout-musique.
De la rumba congolaise à l’aléké guyanais, du maloya réunionnais au kuduro, rap, slam et hip-hop angolais, les musiques participent d’une conscience politique et mémorielle, elles incarnent le passé et le présent des luttes et des engagements.
Face à la mondialisation standardisée, Glissant invite à la mondialité qui partage et réunit les différences. La question du Tout-musique signifie élargir l’intérêt et prêter attention aux musiques existantes, présentes ou passées, insoupçonnées ou situées en « devenir mineur ». Il faut redécouvrir et explorer sans cesse des musiques inconnues ou oubliées. Ne pas le faire, c’est prendre le risque que les musiques, ou les langues, disparaissent.
Cette perspective conduit à emprunter les chemins artistiques de traverse, vers des rencontres musicales inédites, créations originales ou phénomènes de créolisation, au sein du Tout-monde des arts et cultures. Cela permet aussi de comprendre par exemple comment les chants des anciens esclaves malgaches ou africains inspirent l’imaginaire de la révolte et de l’insoumission jusqu’au groupe Delgres ou la rappeuse Casey. Cela permet enfin de retrouver la philosophie spirituelle et poétique inscrite dans la création musicale.
Comment l’œuvre d’Edouard Glissant a-t-elle ensemencé l’art et la littérature contemporains ? Quel impact l'esthétique de Glissant a-t-elle eu sur d'autres artistes, écrivains ou penseurs ?
Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, le plasticien et sculpteur Anselm Kiefer précise que « le sens est infiniment présent dans le signe ». Pour Glissant, au cœur de la violence et du chaos, l’art permet de « fréquenter le Monde, ses éclats irréductibles et ses lumières répandues, unies comme des limons de fleuve qui s’enlacent ». L’artiste est le réceptacle de visions hallucinées et bouleversées, dont il est le moi-porteur. Parmi les personnalités rencontrées par Glissant, l’artiste chilien au style unique Matta (1911-2002) parcourt les plurivers, de l’algorithme à la fêlure, du galactique au métaphysique. À de nombreuses reprises, la déambulation picturale de Matta croise et recroise le vertige poétique glissantien.
Quelque part, entre le connu et l’inconnu, entre la terre et la mer, entre le réel et l’imaginaire, entre l’intériorité psychique et l’exploration du divers, quelque part dans cette zone de bordure, faubourg intime et périphérie politique, a lieu la rencontre entre Glissant et les artistes. Pour entrer dans cet archipel mouvant, il faut remonter au moment primordial dont parle Glissant, l’état de connivence avec l’entour, « cette espèce de tension vers ce point de fusion », où l’artiste échange avec l’animal, le paysage ou la terre. Ce moment premier, dont toute histoire des arts conserve la nostalgie et tente de retrouver l’intensité initiale. Mon récent livre Sur l’épaule des dieux, en 2022, tente de remonter le fleuve jusqu’au point de rencontre.

L'atelier littéraire - Aliocha Wald Lasowski - Edouard Glissant, 2016.

Quel rôle joue la relation entre l'esthétique et la politique dans l'œuvre de Glissant ? Comment ses idées esthétiques sont-elles liées à des questions sociales, culturelles ou politiques ?
Avec Glissant, l’archipel des Caraïbes, le réseau des îles (qui annule et abolit la distinction entre centre et périphérie) et la chaosthétique reposent avant tout sur une pensée des relations, entre les mémoires, les histoires, les langues et les cultures. Vous avez raison d’évoquer la dimension sociale et politique, essentielle aujourd’hui dans le paysage éco-poétique et artistique. Chaque œuvre ou culture invite à un autre regard sur les mondes, participe à la découverte de plurivers ou de mondes-multiples. Réinventer les expériences collectives, imaginer des créativités insolites, entrer en relation avec des désirs et des imaginaires insoupçonnés, tels sont les plurivers sociopolitiques et géopolitiques, une poétique plurielle du devenir en mouvement.
L’art établit des passerelles entre les plurivers. Il réunit, par exemple, la source et le pré européens avec la jungle et le volcan caribéens. Créer, rêver, imaginer, inventer, par les sensibilités du corps et de l’esprit, permet de déposer des traits d’union dans le monde. Proposer des tirets, comme dans l’expression Tout-monde, permet d’unir entre poésie, image, danse, mouvement, dessin, politique, désir, utopie.
Glissant invite à suivre ces voies imaginatives et révolutionnaires. Grâce aux arts, nous prenons conscience des enjeux du Tout-monde : « Il nous faut apprendre à concilier et à rassembler le semblable et le différent, la mesure et la démesure, les pays favorisés et les pays démunis. »
Quel rôle joue la relation entre l'esthétique et la politique dans l'œuvre de Glissant ? Comment ses idées esthétiques sont-elles liées à des questions sociales, culturelles ou politiques ?
Avec Glissant, l’archipel des Caraïbes, le réseau des îles (qui annule et abolit la distinction entre centre et périphérie) et la chaosthétique reposent avant tout sur une pensée des relations, entre les mémoires, les histoires, les langues et les cultures. Vous avez raison d’évoquer la dimension sociale et politique, essentielle aujourd’hui dans le paysage éco-poétique et artistique. Chaque œuvre ou culture invite à un autre regard sur les mondes, participe à la découverte de plurivers ou de mondes-multiples. Réinventer les expériences collectives, imaginer des créativités insolites, entrer en relation avec des désirs et des imaginaires insoupçonnés, tels sont les plurivers sociopolitiques et géopolitiques, une poétique plurielle du devenir en mouvement.
L’art établit des passerelles entre les plurivers. Il réunit, par exemple, la source et le pré européens avec la jungle et le volcan caribéens. Créer, rêver, imaginer, inventer, par les sensibilités du corps et de l’esprit, permet de déposer des traits d’union dans le monde. Proposer des tirets, comme dans l’expression Tout-monde, permet d’unir entre poésie, image, danse, mouvement, dessin, politique, désir, utopie.
Glissant invite à suivre ces voies imaginatives et révolutionnaires. Grâce aux arts, nous prenons conscience des enjeux du Tout-monde : « Il nous faut apprendre à concilier et à rassembler le semblable et le différent, la mesure et la démesure, les pays favorisés et les pays démunis. »
Pensez-vous que sa pensée puisse être rapprochée du concept du rhizome de Gilles Deleuze et Félix Guattari, (« Ne soyez pas un ni multiple, soyez des multiplicités ! Faites la ligne et jamais le point ! ») ?
Absolument, vous avez raison : Glissant défend le devenir-minoritaire au cœur de la relation, comme ses amis Deleuze et Guattari, avec qui Glissant entretient une amitié féconde et joyeuse. Sa poétique accompagne la multiplicité du rhizome, déployée dans l’ouvrage Mille Plateaux de Deleuze et Guattari.
Penseur du déploiement inachevé, Glissant défie la vision cloisonnée du réel en séparation figée. Pour lui, les créations dépassent les frontières, déploient des lignes de fuite insaisissables dans l’étendue, vaste et indémêlable. Philosophe de l’identité-relation, opposée à la fixité-racine, Glissant rompt avec le dogmatisme théorique. D’un côté, le privilège de l’Un – l’unique, l’unitaire, l’universel – écrase le monde. De l’autre, la construction binaire – le double, le dualisme – paralyse l’individu. Dans une conférence sur l’art en 2010 au Centre Pompidou-Metz, Glissant précise : « La fixité formelle est d’autant plus belle que le tremblement par-dessous anime la vie d’une matière, celle du monde. » Le tremblement du monde – vibration du réel, rythmicité du vivant – met en valeur la différence singulière, comme quantité inépuisable. La pensée de l’art y participe, archipélique et non-universelle.
Et maintenant, quels sont vos projets ?
J’ai beaucoup de projets en cours, liés à de nouveaux chantiers créatifs (roman, Bande dessinée, disque…). J’espère vous en parler prochainement !

Présentation de l’auteur




Jean-philippe Testefort : Poésie et philosophie, faire la peau à l’impossible

Réfléchir sur le lien entre poésie et philosophie, tenter de penser leur rapport, revient à relever un problème. Il s’agit peut-être même d’un problème fondamental, d’un problème métonymiquement exemplaire des difficultés, pour ne pas dire des impasses du mode de pensée dominant constitutif de notre civilisation. Ni plus, ni moins. Telle est l’idée générale (folle) dont nous ne pourrons esquisser ici que très approximativement les contours.

Il y a problème lorsqu’une question, un thème ou un sujet, s’offre à des réponses concurrentes, voire contradictoires, mais également légitimes selon les perspectives qui sont les leurs. Précisément, la question du lien entre poésie et philosophie pose problème : d’un côté, en effet, on ne saurait les confondre, dans les usages on n’écrit ni ne lit de la poésie comme on écrit et lit de la philosophie et réciproquement ; d’un autre côté les premiers philosophes écrivaient des poèmes, la tentation poétique ne s’est jamais démentie parmi les philosophes, jusqu’à aujourd’hui, de la même façon que de nombreux poètes s’aventurent sur le terrain philosophique. Poésie et philosophie vivent séparément mais partagent régulièrement leur couche.

Seulement voilà, poser un tel problème et tenter de penser le lien poésie/philosophie en le résolvant, n’est-ce pas implicitement dire que les jeux sont faits, que l’approche philosophique prévaut, qu’elle l’emporte en pensant selon sa stratégie (dialectique) ledit lien avec la poésie ? N’est-ce pas reconduire la fameuse hiérarchie des arts dont Hegel s’est fait le héraut ? N’est-ce pas, partant, consacrer ce que Cassirer nomme : « l’univers scindé du logos » ? Le risque est bel et bien de fonctionner par distinctions exclusives, selon des rapports biunivoques (ou bien ou bien), de déterminer des essences (le propre de la poésie, le propre de la philosophie) et de finir par adopter un point de vue supérieur dépassant l’opposition première des deux termes, donc au seul bénéfice du philosophique.

Jean-Philippe Testefort, Délivrance du vers, Unicité, 2019.

Inversement, entreprendre de réfléchir poétiquement la relation entre poésie et philosophie, serait sans doute s’engager sur un chemin sans issue. Cela reviendrait à reconnaître que la poésie est finalement soluble dans la philosophie, que la poésie ne peut rien dire poétiquement de proprement philosophique, ce qui la mènerait à revendiquer elle-même un domaine propre, donc là encore à se placer sous l’autorité du concept.

Il nous faut, par conséquent, passer ailleurs, trouver une entrée dans la couche, dans le lieu de leur intimité, là où il arrive que la peau de la poésie et celle de la philosophie se touchent parfois jusqu’à l’indiscernable. Et c’est avec un poète non moins philosophe (et dans cet ordre) que nous allons entrer dans l’interdit, dans leur interdit, il s’agit de Paul Valéry. Voici ce qu’il écrit : « La poésie la plus précieuse est (pour moi) celle qui est ou fixe le pressentiment d’une philosophie.

État plus riche et beaucoup plus vague que l’état philosophique qui pourrait suivre.

État de généralité, de non-soi doué de toute la sensibilité du soi. –

Plus vrai en un sens que le philosophe qui vient, car celui-ci va s’appliquer à dissimuler son origine et son moment favorable que le poète, par une simulation inverse, va, tout à l’heure, exagérer, dorer, idéaliser, achever.

D’une chance il va s’étudier à faire une improbabilité. Tandis que le philosophe ira la présenter comme une certitude. » (Cahiers II, Pléiade, Gallimard, p.1070)

Relevons quelques points marquants de ce fragment (donné dans son intégralité). À commencer par celui-ci : il y a un « état » de la poésie qui est puissamment philosophique et un « état » de la philosophie qui est négligemment poétique. Autrement dit, cet « état » lui-même n’est ni proprement poétique ni proprement philosophique. L’origine est la même, il y a un même « moment favorable », une « chance » (instant décisif, inspiration, flash, intuition, découverte…) qui inaugure, ouvre, stimule, motive tant la production philosophique que la production poétique. Quelque chose advient au et par, tant le philosophe que le poète (pour nous en tenir à ces deux figures de la créativité), quand bien même le premier se lance dans un exercice ascétique et savant de l’imagination, et le second dans un exercice débridé et esthétique de l’imagination (les deux voies fondamentales de la créativité selon Bachelard). Enfin, Valéry suggère qu’il y aurait deux vérités ou deux intentions de vérité différentes et apparemment hétérogènes, puisque l’une chasse l’autre, correspondant à ces deux types de production créatrice. Davantage même, la vérité poétique serait plus fondamentale dans la mesure où elle colle à l’origine, à cet état « de non-soi doué de toute la sensibilité du soi », quand la vérité philosophique demanderait plutôt de se couper de cette expérience fondatrice pour générer un autre état de la pensée, un état désincarné.

Franchissons un nouveau pas qui va amplifier la portée de ce relevé.

La poésie précède chronologiquement la philosophie et, dans un premier temps, la porte, porte l’expression d’une sagesse encore en vigueur (Héraclite, Parménide, Empédocle…). Mais, avec Socrate et plus encore Platon, elle se développe et s’institutionnalise en tant qu’amour, désir de la « Sophia ». Ce savoir-sagesse, dont elle a encore au départ la mémoire, perd peu à peu de sa force et se mue en savoir théorique, caractérisé en particulier par la rationalisation morale (reproche adressé à Socrate par Nietzsche) et plus largement à la suite par la connaissance rationnelle. Nous avons là la simulation correspondance, assurée, cohérente et démontrée, la recherche de la certitude dont parle Valéry (critère de la vérité philosophique qui la parcourt historiquement, de façon remarquable chez Descartes par exemple).

Non seulement la poésie précède la philosophie et continue secrètement de l’animer, mais elle semble elle-même répondre originellement d’un autre désir de vérité que celui de la philosophie (et des sciences dans la continuité), vérité liée à la mémoire, au maintien de la mémoire, parole tenant hors de l’oubli (Aléthéia), qui engramme rythmes et images charnellement (le poète « exagère, dore, idéalise, achève »), parole conductrice, faisant sagesse sur le plan même où elle opère, celui immédiat des comportements. La poésie originelle est apparentée au vécu mythique. Sa portée est éthique et non point gnoséologique (ce dont relève la morale, spéculative et appliquée). C’est pourquoi le poème colle à « l’origine », au « moment favorable » quand le philosophème les dissimule. Mais c’est dire, que le poème constitue le savoir de la rencontre, en situation (« l’improbabilité »), que son « état plus riche et plus vague » fait le pendant de son à-propos, de l’art de l’improvisation dans l’ordre de ce que Husserl nomme « le monde de la vie ». Le poème est en quelque sorte performatif sur le plan le plus immédiat qui est le sien, le plan disons « existentiel », là où le philosophème diffère dans son principe, sa vérité étant d’ordre critique.

L’approche phénoménologique met en relief le monde de la vie en regard du « monde donné d’avance » de l’humanité européenne « scientificisée ». Et cette humanité est en crise parce qu’elle n’interroge plus les relations les plus immédiates au réel, à la vie particulièrement, relations fondamentales sur lesquelles reposent, mais dissimulées, tout édifice savant, scientifico-technique. Aussi ne suffit-il pas d’un mot d’ordre, d’en appeler à un retour pseudo métaphysique à « la question de l’Être » et d’affirmer la proximité de la « pensée pensante » avec la poésie (Heidegger) pour lever ou dissoudre ce dont le problème, initialement mis en exergue, est de loin en loin le symptôme. À savoir, un malaise dans la civilisation (pour parler comme Freud), expression à la fois d’un besoin de sagesse et d’une incompétence à la sagesse.

Telles qu’elles se sont développées au fil du temps et jusqu’à nous dans les usages dominants, exceptés donc les tentatives qui font et en sont la contestation, la philosophie semble avoir une tête mais pas de cœur quand la poésie aurait du cœur mais pas de tête, pour résumer un peu caricaturalement. Notre recherche personnelle, par l’écriture mais aussi par la parole enseignante, supporterait de se laisser définir à partir de cette caricature : transmettre une pensée ayant cœur et tête, chair et esprit, ce que la notion « d’imagination critique » recouvre de façon programmatique. Écriture poétique emprunte de philosophie, écriture philosophique emprunte de poésie ?

Nous répondrons en reprenant ce que nous disions pages 147 et 148 de notre Essai hypocrite sur le féminin et quelques thèmes adjacents :

alors
de la philosophie, cet essai hypocrite ?
trop souvent, sans doute
par excès certainement, par entrainement, emballement linéarisé
par la parole, l’écriture
par l’épure de l’épure induite par le loisir
par la déréalisation statutaire, au moins un peu, d’un antique privilège en provenance directe de l’héritage patriarcal
mais
posez la question à qui de droit
il vous rira au nez
trop approximative comme écriture
trop sentie, animée
presque poétique
alors ?
l’appétence involontaire pour la phénoménologie
à l’enseigne de ma formation philosophique
pataugeait déjà dans la même ambiguïté
            veine de pensée biaisée
            qui éloigne de l’exactitude distillée des prétentions savantes
mais
si la justesse est affaire terrestre
elle se tend entre la mer des émois et le ciel des contemplations
            pont jeté au-dessus de deux rives érosives et mobiles
            Z d’écriture à perpétuité
enfin
autant que dure une perpétuité
alors
entre profondeur et totalité
entre corps à corps et fleurets mouchetés
une pensée courtoise
mais
freinée sur le seuil de l’idéal
et de toutes les histoires s’ensuivant de la confusion des incarnations
bref
sans ricochet troubadour
                        tout au plus gardé pieusement secret
                                              couvé par le silence.

Complété de ce texte extrait de délivrance du vers :

le fin mot de l’histoire
effectivement
il n’a servi à rien
il ne sert à rien
et il ne servira à rien
de chercher à le traquer
dans les réalités du monde

bien sûr le tremblement
des émotions dans les nuées
l’avait glacé
ce mot
façonnant au revers
de communs ennemis
exploitant à toujours nouveaux frais
l’artifice du grand interlocuteur

désormais que ces voûtes fissurées
folklorisées
ont perdu de leur force
au comble même de leur puissance
que leur vigueur est aux soins palliatifs
le mot se refait
finement hors des fins
en aveugle
dans le désert des messies calcinés

nous n’avons encore rien vu
non
quelque chose comme le moment du non
de la poésie

du non du refus
au non de l’autre
bien des dentelles de barbarie
fleuriront
qui nous contraindront à nous ré
orient
er.

Parole soufflée, à la fois poétique et philosophique, parole, donc, ni poétique, ni philosophique, pour le moins, tout à fait, parole infans, définitivement :

« Parole condensant toute lumière, Parole encore non parlée, contenant toute vérité, Parole encore souffrant d’être muette comme le hurlement silencieux entre les mâchoires paralysées du tétanique. » (René Daumal, Le Contre-Ciel suivi de Les dernières paroles du poète, Poésie-Gallimard, p. 41)

Jean-Philippe Testefort, 06 janvier 2024

Jean-Philippe Testefort, anthologie audiovisuelle des poètes vivants (propos & poèmes) par Reha Yünlüel.




La philosophie pense la poésie, la poésie pense la philosophie : entretien avec Guillaume Métayer

Guillaume Métayer est poète, traducteur et chercheur au CNRS. Il a publié de nombreux livres sur l'histoire de la littérature et des idées (Voltaire, Anatole France, Nietzsche). Son travail de traducteur est d'une grande importance. Il a permis de faire connaître de grands noms de la poésie allemande (poésie de Nietzsche, Andreas Unterweger), hongroise (Attila József, István Kemény, Krisztina Tóth), ou slovène (Aleš Šteger). Bien entendu, il a depuis longtemps réfléchi sur ce lien  qu'il est possible d'établir entre poésie et philosophie.

Guillaume Métayer, quel lien peut-on envisager entre la poésie et la philosophie ? Ces deux disciplines sont-elles éloignées, ou bien proches, pour certains poètes, philosophes ?

Le pire lien que l’on puisse imaginer serait un lien didactique : la mise en vers d’un contenu – exactement ce qui arrive, par exemple, avec certains dialogues qui n’ont de philosophiques et de dialogiques que le nom. Certains de ces textes étaient si peu dialectiques que la mise en répliques d’un contenu préétabli, de points de doctrine, a même été utilisée pour propager le contenu du catéchisme !

Voltaire a génialement détourné cette forme pour en faire des crédos des Lumières… Bref…

De la même manière qu’avec la forme du dialogue, la pure et simple mise en vers d’une doctrine philosophique n’est a priori et le plus souvent ni philosophique ni poétique : la double peine ou le lose-lose… Cela dit, comme toujours, il y a des exceptions, par exemple Lucrèce (si du moins l’on croit, contrairement à Pierre Vesperini, en ses contenus et non seulement à l’usage social de son poème). Par ailleurs, certaines tentatives peuvent être intéressantes du point de vue historique, telle la manière dont le jeune Anatole France a essayé de mettre en vers une synthèse de la philosophie darwinienne, du modèle épicurien cher au même Lucrèce et d’une forme d’optimisme progressiste dans Les Poèmes dorés (1873), son premier recueil. Poétiquement, le résultat n’est pas toujours extraordinaire mais littérairement, cette condensation, quoique surannée, est aussi intéressante à mon sens et pas tellement différente que n’importe quel autre « dispositif » actuel. Quant au lien entre doctrine et poèmes, je vous laisse décider de ce qui s’est passé en France dans les grandes années heideggériennes. Pour moi, dans le fond, philosophie et poésie sont, bien sûr, ailleurs : non pas dans la thèse mais dans la quête.

Guillaume Métayer, Nietzsche et Voltaire, Flammarion, 2011, 444 pages, 23 € 50.

Quel philosophe a vraiment pensé la poésie ?

Je suis nietzschéen par conséquent c’est en nietzschéen que je vous répondrai. L’essentiel de la façon dont Nietzsche a pensé la poésie est pour moi le lien qu’il a établi entre le caractère originellement métaphorique et fondamentalement axiologique du langage, c’est-à-dire que le langage est toujours image et valeur (dans son écrit posthume Vérité et mensonge au sens extra-moral, composé en 1873). Par là, ce n’est plus seulement la philosophie qui pense la poésie mais la poésie qui pense la philosophie, qui l’évalue, et la philosophie qui se pense elle-même par le biais de la poésie, celle que l’on écrit et celle que l’on lit, comme le fait Nietzsche. Bien sûr, à un niveau plus profond encore, l’activité imaginaire dépend de la musique et donc, chez le Nietzsche de la Naissance de la Tragédie (1872) et même plus tard, le langage des mots apparaît toujours limité par rapport au langage des sons qui le porte et le traverse. Les mots trahissent la musique en la figeant et en la généralisant, en employant des termes qui, pour être intelligibles, doivent être « communs » dans tous les sens du terme. La création de métaphores est donc à la fois activité poétique et philosophique, en même temps que propre à tout acte de langage, ce qui explique aussi la relation parfois polémique que ces deux activités entretiennent avec l’usage commun, ses évaluations réflexes, ce que l’on appelle les « préjugés ».

Traduit par Pierre Vinclair et présenté par Guillaume Métayer.

Vous êtes spécialiste de Voltaire et Nietzsche, traducteur du hongrois, et poète. Est-ce que la philosophie sous-tend votre écriture poétique ?

Nietzsche et Voltaire sont non seulement tous deux à leur manière des philosophes poètes mais aussi tous deux (quoique inégalement) des philologues, des analystes du langage et des langues, qui ont toujours eu affaire à la pluralité linguistique, tant antique et moderne, ce qui est logique lorsque, comme eux, on inscrit la pensée dans le langage au lieu de chercher à plier le langage à une pensée qui s’en voudrait abstraite alors qu’elle y est, pour ainsi dire, condamnée. Dans le cas plus particulier du hongrois, je suis allé jadis chercher cette langue dite rare comme une « antithèse ironique » au triomphe du globish, une langue que j’ai littéralement beaucoup de mal à comprendre car elle ne me semble liée à aucun rapport sensible du monde. Spontanément, je comprends mieux les énoncés dans une langue que je connais mal mais qui est incarnée par son locuteur que dans cette fausse langue, lourde de simplifications grossières pour les besoins de la communication et, bien sûr, chargée de dominations.

En somme, je suis certainement influencé par « mes » auteurs lorsque j’écris, non pas tant directement (comme une influence littéraire décelable à la manière classique de l’histoire littéraire, ou comme la mise en mots d’une doctrine préalable) que par une conception implicite de ce qu’il est possible d’espérer de la langue du poème aujourd’hui. 

Est-ce qu’elle motive la forme de vos textes ?

Oui, dans le sens aussi où mes poèmes se veulent souvent des explorations personnelles, des remémorations ayant pour but de saisir dans leur singularité des représentations et des émotions ressenties et, en les formulant, d’en magnifier une dernière fois la poésie tout en tranchant les nœuds gordiens entre langage, image, idée, dans une visée libératoire. Au fond, cette façon d’écrire a à voir avec une recherche intellectuelle dans le sensible, dans des lieux que seule la poésie peut investiguer. Finalement, cette pratique serait-elle plus freudienne que nietzschéenne ? Sans doute que l’attention à l'esthétique du poème et la foi dans une valeur heuristique générale, et non seulement une remédiation personnelle, est ce qui fait pencher cette activité du côté de Nietzsche plus que de la psychanalyse. Je m’intéresse en tout cas, dans mes poèmes, à ma capacité, toujours incertaine et risquée, à trouver un langage pour des choses essentielles pour moi (et, à terme, je l’espère, pour d’autres) que l’usage courant du français ne serait pas plus capable de dire que la langue commune du globish. C’est une tentative de déjouer l’universel frelaté du faux « commun » pour saisir le « bon » universel dans le singulier : on voit bien ici aussi le lien entre écriture et traduction. En même temps, je n’essaye pas de bâtir une langue ostensiblement singulière, c’est une attitude qui ne m’attire pas, mais plutôt d’agencer, de chercher les espaces dans les feintes, les surprises, les alliances incongrues et révélatrices, non pour le plaisir du jeu lui-même mais pour rendre fidèlement une couleur, une pensée, un son, un ton. C’est le travail que j’essaye de faire dans les courtes proses de Mains positives qui va paraître tout prochainement, j’espère en début d’année, à La rumeur libre éditions. S’y ajoute, comme l’indique la référence aux peintures rupestres préhistoriques, outre une forme de spéléologie de la mémoire personnelle, l’idée d’une trace humaine, très humaine (la main !) réalisée et rassemblée métaphoriquement dans une forme brève, qui se veut fulgurante, écrite en un souffle, en un geste ; en ce sens, l’énergie poétique cherche une certaine violence, davantage de vigueur que les mots employés plus haut (feinte, etc.) pourraient le laisser supposer. Il ne s’agit donc pas de faire de la dentelle avec l’usage, mais plutôt d’essayer de prendre l’usage de vitesse, d’en exploiter les failles pour faire effraction jusqu’à l’émotion.. Cela dit, ce n’est pas un programme, je me laisse surprendre…

Guillaume Métayer, poète, chercheur au CNRS et traducteur du hongrois et de l'allemand raconte comment il a accepté une proposition bizarre devant la Tour Montparnasse.

Vous éloignez-vous de la philosophie, en écrivant de la poésie, ou bien est-ce que la philosophie vous en rapproche, au contraire ?
Je crois que le jeu de relais entre les deux est constant et qu’à l’étape de la course poétique la plus éloignée de la philosophie constituée se trouve toujours une autre philosophie qui attend que la poésie lui passe le relais, en attendant de poursuivre jusqu’à ce qu’elle-même le redonne, pour un temps indéterminé, à la poésie. Et ainsi de suite.
Quels sont vos projets, en philosophie, et/ou en poésie ?
Outre le recueil Mains positives, je travaille sur le livre suivant, qui aura aussi à voir avec la remémoration mais sera plus circonscrit dans son objet. La traduction me permet souvent d’allier poésie et philosophie, c’est ainsi que je vais aussi publier cette année – dans la lignée de mon travail sur les poésies de Nietzsche – une version française complète des poèmes de Schopenhauer (beaucoup moins nombreux que ceux de son disciple ! – ce qui, en soit, est déjà intéressant). Outre mon travail constant sur Nietzsche (qui m’a conduit récemment à travailler sur ses liens avec la poésie centre-européenne ainsi qu’à traduire certains de ses extraordinaires écrits philologiques), je suis aussi toujours en train de faire (re)découvrir, avec les éditions Rivages, l’œuvre de la philosophe hongroise Ágnes Heller, elle-même d’ailleurs autrice d’un texte philosophique sur Nietzsche, récemment paru dans une autre traduction (par Gilles Achache chez Calmann-Lévy). Ce sera une année très riche, j’ai encore beaucoup d’autres choses en cours, mais je ne veux pas abuser de votre patience ni de celle de vos lecteurs et lectrices…

Image de Une © Norbert Kiss.

Présentation de l’auteur




Romain La Sala, Chants du quotidien de Vito, extraits

Extrait 1

Ma vie est un long chemin traversé de soleils et de nuits.

Et je n’ai rien appris

******

Un jour

je me suis agenouillé sur la plage de l’aube, l’attente du soir vibrait dans les vagues comme un

vin capricieux

Le temps rêvait

Les fleuves avaient suspendu leur course dans la mer vaste et claire

Et j’écoutais des silences

 

******

Sur la rive, un enfant et une femme jouaient avec une rivière

 

L’enfant ne disait mot. On eut dit ses lèvres scellées

Son visage, un regard

 

Sur sa bouche souriait un silence

La femme filait la rivière entre ses doigts effilés

Elle tirait de la mer de longs fils, tressés de brise et d’argent. Et une rivière naissait dans la mort

des vagues et la cadence de leur halètement

Et une rivière se levait à la naissance des vagues et des hanches océanes

La femme filait et chantait avec son visage et ses doigts

Alors les rivières glissaient sur le sable, les dunes, la terre,

dans les vals et les villages,

sur les continents, le ciel et ses venelles ardentes,

sur les franges idéales

au bord des étoiles

dans la poussière des vagues

Les rivières brulaient, des forêts bruissaient

Et je me souvenais

Vito, Chants du quotidien, Chant I, Naissances

Extrait 2

Les enfants ne rêvent pas. Les enfants ne mentent pas.

Ils entremêlent leurs doigts et un oiseau s’élève

Ils ramassent une pierre et la pierre devient pierre

Les enfants pleurent et leurs larmes sont le sel de leur tristesse

Ils rient de la mer qui est pleine de larmes

et la consolent en s’y baignant

Ils ne dorment pas. Ils veillent

et leurs doigts sur le sable tracent

les chemins immobiles de nos vies

Vito, Chants du quotidien, Chant I, Naissances

 

Extrait 3

Indifférence

 

Chaque aurore, chaque couchant est une indifférence. La lumière naît, la lumière meurt,
et je demeure dans ma chambre, seul, rêvant d’un train qui part.

Le matin trace un chemin dans l’espoir du ciel, et le soir vient sur les chants fatigués du
jour. Et ni le soir, ni le matin, ne me parlent. Ils meurent et vivent sans me dire un mot. Et je
pleure un peu puisque je suis heureux.

Ils ne m’attendent pas puisque je suis là. Ils ne m’entendent pas puisque je chante, seul
dans ma chambre, la plainte d’un train sur les chemins heureux, qui vient comme un espoir et
s’éteint en son soir.

Ils sont l’indifférence qui me ressemble. La paix qui m’apaise. Un feu qui n’attend ni
mon regard, ni ma joie, et ignore toutes mes peines. Un feu qui brûle sans moi et puis qui
disparait dans l’étang clair du soleil.

Ils sont le silence de la campagne qui s’éveille au bruit des cierges et des églises
solitaires. Ils sont les paupières qui se lèvent et s’abaissent dans le bois qui brille. Ils sont le gris
du ciel qui recouvre la terre. Ils sont la terre qui respire et sur laquelle je me couche, contre son
sein qui se soulève et me berce.

Ils sont la compagne qui me laisse vivre, et mourir. Puisque le matin vient et que le soir
s’éteint. Puisque je vais et que je m’en vais, là où les chemins retournent à leur fin.

Puisqu’ils sont l’aurore et le couchant, et qu’ils me laissent en paix.

Et dans l’indifférence de leur silence, je chante l’évidence de leur amour, de la lumière
qui croît et s’évanouit près de moi, pour que je vive et meurs,

près de leurs grands yeux de patience et qui m’aiment en silence.

Vito, Chants du quotidien, Chant I, Naissances

 

Extrait 4

 

Confession en prose d’un certain Vito

Je traversais la ville

Comme on découvre une femme

Sur l’asphalte

La nullité des fleurs

Un battement d’ailes rompait le soleil

Les ruelles battant sa peau

De nouvelles ardeurs

Vierge et naissante

Parée de bruit et de pierre

Elle me dérobait l’ingénue

De ses rets gris et modernes

L’indécise extase du vent

Les tremblements boisés de l’ombre

La mûre à mes lèvres

Les visions de l’air, l’horizon

L’éclat des frissons de l’hiver

Toutes les fièvres et les sources

Tout cela volé ravi pillé

Enclos entre ses reins gris

D’asphalte

Pourtant

Je me souviens

Perdu dans l’immense horizon de mes vies

Un homme de poussière et de ciel qui allait

Sur la terre qui n’oublie pas

Les mains brassant des soleils

Et sachant toutes les langues

Vagabond sans or

Souriant comme un fruit mur d’été

Ses yeux volés aux oliviers

Ses cheveux brûlés d’amour

Sans cesse assoiffé et jamais ne pleurant

Ivre de ses pas et des vignes qu’il saignait en riant

Il allait

Et seul le vent savait son errance

Je lui ai pris son nom et la ville a ri

Alors dans ma solitude, toutes les langues en moi

J’ai inventé ses soleils

J’ai déployé sur les avenues ses errances bordées d’impatience

J’ai semé dans les rues les vignes et les oliviers de ses yeux

J’ai converti les larmes à sa religion de feu pour exalter toutes les soifs

Je n’ai retenu de lui que l’amour

Et comme je lui devais un langage et un corps

Une vérité où mordre et vivre

De cet amour dont ne savait que faire mon âme

Du monde j’ai fait une femme

Mon insolence

Aussi

A chaque heure mon aimée,

Monde qui tournoie

Dans le songe de mon nom,

Ma souveraine, ma demeure,

L’impudeur et l’extase

Le sacrifice

Des vagues levées

Au miracle de tes iris

A chaque heure la chair et l’amour

Au grand jour mouillé de ton ombre

A chaque heure une gloire

Dans l’averse de tes paupières

Dans l’espoir du matin et des souffles incertains

A chaque heure un feu

Et dans l’instant de ce poème

Mon baiser à ta bouche donné

La folie d’un nom

La vie oubliée et ressurgie

A toi et tes lèvres ton corps et ton âme

mon inconquise

Et je traverse la ville

Comme on aime une femme

Aux seins rêvés

Enfin acquise

Vito, Chants du quotidien, Chant II, Cantique de l’amour

 

Extrait 5 

Memento amo

« Il y a quelque chose de fondamental dans l’homme. Il ne change pas avec le temps. »

Aharon Appelfeld

 

 

 

Cela sera un peu long

mais le temps est une chimère

bien plus réel est

le songe d’une rivière

Ecoutez

La haine est exacte

Elle est exacte aujourd’hui

Elle est exacte hier

Elle est exacte demain

Elle ne change pas

Je ne raconterai pas son histoire

Elle n’a pas d’histoire puisqu’elle est exacte

Elle décompte les corps

Voyez dans les camps

cheveux jambes yeux dents ongles

nombres

matricules numéros

Tout cela est exact

décompté

Souvent les hommes content

Je les ai entendus

Je les ai lus dans les livres

Ils ont conté bien avant moi

Ils conteront bien après

Au bord de l’été

j’ai embrassé une femme

je lui contais son corps

Et ses yeux étaient pleins d’histoires

je l’ai écrit le vent le sait

Mais là-bas

qui deviendra aujourd’hui

demain hier

la haine décompte les corps

avec exactitude

C’est le fait de la haine

J’ai entendu ceci

Dans un train, en direction des nombres

et du vide

ce message glissé sous la porte

" Soyez tranquille les enfants, maman et moi nous partons ensemble. Papa. Vivez et espérez"

Dans l’exactitude de la haine, cette histoire. Une nuance

papa et maman sont partis ensemble

Là où on décompte les corps

Ecoutez-moi encore

 

L’amour ne meurt pas, même dans les cathédrales de colère, même dans la foule désenchantée,
même dans l’erreur et la méprise, même dans mes yeux fermés comme deux poings contre le
jour

Car l’amour est aussi évident que la mort. Et elle dit « Epouse-moi »

Même dans la terreur et la folie. Elle dit « Vis et espère »

Même dans la nuit d’un train, elle se glisse sous la porte

 

Deux mains qui se tiennent et se souviennent. Des reflets dans le ciel, de l’eau qui dort et des
yeux qui battent

     encore

 

Souviens-toi de cette loi

Sous tes pas un baiser

Et dans les cathédrales

Sous la haine et sa joie

Aime

Vito, Chants du quotidien, Chant II, Cantique de l’amour

 

Extrait 6

  Je suis

     le reflet du monde

     et l’eau mon visage

     Regarde ce paysage

     celui-là

     celui-ci et celui là-bas

     Compte-les aime-les

     Prends-les et

     Vois

     L’orage et la poussière

     Les villes les précipices

     Les fleurs les charniers

     Les chairs ténébreuses des bois

     L’épée des lacs

     L’herbe flamboyante

     L’arc des collines

     La terre des tombes

     et les églises

     qui doucement transpercent le ciel

     et doucement disparaissent

     avec les cimes et les poignards de l’espoir

     Vois

     Ils sont mon reflet

     et tu le sais

Vito, Chants du quotidien, Chant III, L’âme

 

Extrait 7

— Souvent tu te tais, et encore tu parles. Ainsi écoutes-tu mon silence. Ainsi tu m’entends

La rue ruisselait d’elle

et une forêt s’élevait dans les robes des femmes

entre leurs cuisses, son rire flamboyait comme un secret

 

Vito, Chants du quotidien, Chant III, L’âme

Extrait 8

Oraison

J’ai cueilli l’araignée

Dans le jardin abandonné

Corps villeux

Comme une mûre

Parée d’yeux

J’ai cueilli l’araignée

Et l’aube est morte

Comme le temps

Et les soleils couchants

Elle gardait le seuil

Des jardins endeuillés

Et des fleurs aux noms oubliés

Vigie velue

Elle était blanche au matin

L’amour l’a teinte

De rouge comme la mûre

Du sang des amants

Au soir elle était noire

Comme un songe mort

Et des mystères voguaient

Dans les vagues de sa toison sombre

Alors je l’ai cueillie

La solitaire

En sa tanière étoilée

De tombes

Je l’ai cueillie

Ma main en sa fourrure

Impure d’amour et de temps

Comme une piqure pleine de chants

Je l’ai cueillie

En sa demeure de toile et de deuil

Près de ma peur et la soie des meurtres

Entre mes doigts si doux

Qu’un désir y naissait

Comme on sème le sang

Maintenant je sais

Le nom des fleurs oubliées

Dans le matin des jardins

Terribles et retrouvés

Je sais leurs noms

De sang et de mystère

Plus tendres que la chair

Et ses violences amères

Ils sont comme le vent caressant

La toison de l’araignée

Invisibles et vibrants de désir

Vivants si vivants

Qu’il faut mourir

Pour les entendre

Et enfin

Les aimer

Vito, Chants du quotidien, Chant III, L’âme

 

Extrait 9

Nausicaa

 

L’ÂME

  • Sous l’olivier tu rêvais

Un lit de feuilles était ta demeure

Une branche volait

Dans la terre des fruits

Et des foins sauvages

Une autre touchait le ciel

Des cités humaines et sages

Quel silence en ces feuilles !

On aurait dit une pensée de cendre

Sur ton corps posée

Un berceau de neige

Profond et calme

Comme une tombe

Loin du monde

Et des brutales raisons

Un lit d’été

Où luit alanguit

Le soleil étale

Dans l’eau des étangs

Et le val des bois verts

Que rêvais-tu ?

Caché

Telle une braise qui songe

Dans les bras des feuillages

En quel pays voyageais-tu ?

Bercé

Par les chants de silence

De la neige

Et des ombres amantes

Tu dors

Et dans les veines de l’olivier

Bruit une rivière

Qui t’adore

Mon beau sommeillant

Aux yeux noyés d’azur

******

VITO

  • Et elles vinrent au matin

Du sentier indistinct

Poudré des cyprès

Et des vergers féconds

Elles vinrent

Près de l’homme indolent

Sous l’olivier aux branches d’été

Sans ennui et rêvant

En son asile navires et cités

Leurs beaux bras blancs

Jetaient sur l’herbe

Des reflets de neige

Et leurs bouches vermeilles

Un sourire de sang et de cerise

Au sentier levant

Un frisson de nuages

Caressait leurs cuisses

Pleines et déliées de soleil

De piété et des sourdes attentes

Ô belles lavandières !

Au vent de vos pas

Doucement se soulèvent

Les voiles de vos appas

Et dans le lit de la rivière

Rit votre reine

Vierge sauvage et fière

Des cités altières

Et dans le lit de la rivière

Sourit votre servante

Aux beaux bras blancs

Parsemés d’argent

D’eau et de lumière

L’ÂME

  • Il est midi

Au seuil des citronniers

Leur chair palpite d’un désir de rivière

Sous l’olivier

Un linceul de feuilles

Berce et bénit

Mon beau sommeillant

Tu n’entends pas

Les vagues de l’onde

A leurs pieds dénudés

Foulant les linges

Noircis et souillés

Tu ne vois pas

Les corolles de ténèbres

S’évanouissant dans l’eau

Fraiche et dorée

Tu dors

Près de leur sourire

Saigné de lumière

Tu dors et je veille

Sur tes paupières d’aurore

Sur ta bouche d’encore

Et sur ton corps

Enténébré et seul

Près de mes sœurs

Qui se baignent et s’ébattent

Tu dors et déjà

Entre mes mains de feuilles

Ô mon ensoleillé

Tu t’éveilles

Une reine rit dans la rivière

Parmi le chant des jeunes filles

Le linge est blanc et leurs bras

Un champ sans semence

Dans le pâle matin des réjouissances

Entends mon amant

Un rire t’appelle

Et dans les veines de l’olivier

Te confie un chemin

Plus clair que les linges éclatants

Plus bleu que leurs attentes

Lavé de tes glorieuses

Défaites d’antan

Entends-le

Ce rire de lavande

Ouvre les yeux

En l’heure latente

L’insoumise te sourit

En son lit interdit

Et ainsi tu es libre

 

******

L’ÂME

  • Enfin

Voici l’heure solitaire

Tu es nu

Elle est vierge

Un rameau dit

Ta verge élancée

En ses feuilles cachée

Et les sages impatientes

Dans le feuillage des souhaits

T’épient

Leurs yeux d’épines

Rivés à ta peau

VITO

 

  • Voici l’heure des lisières

Et des éveils de la chair

Le rire s’est enfui

je l’entends encore

dans le vestige des îles

et en son blanc visage

soudain plus grand

qu’un silence

Elle me regarde

L’ÂME

  • Et ses chevilles brisent l’eau

En caresses

Et bateaux solaires

la vrille des vignes

ensorcelle une ardeur d’été

Son corps

D’un peu de lumière

Dore tes lèvres

La rivière

D’un peu d’or

Eclaire ses lèvres

Tu la regardes

VITO

  • Et des extases qui s’élèvent

De ma verge

Je donne à la belle vierge bouclée

Ailes et rêves

Le chant de l’olivier

Paré de ses astres violets

Souffrance Joie

quelques semences du ciel

égarées

Et la chair en moi retenue

Et la chair en elle déliée

dans la paix des embrasements

de nos corps séparés

L’ÂME

  • C’est l’heure dit-elle

Solitaire et heureuse

Des adieux et des chemins

C’est l’heure dis-tu

Du rêveur qui s’éveille

Et des chemins futurs

S’émerveille

La chair est un refrain

De nuages et de voyages

Ainsi est venue

L’heure des lavandières

Et de la reine solitaire

Un sourire bat à la poupe de ses reins

Etincelant comme un souvenir

Brillant comme l’à venir

Et te dit

« Va ! »

******

L’ÂME

  • Près de l’olivier et de la robe défaite

Passe le navire

Les seins gonflés d’azur et de nuages

Au faîte de la rivière

Dans la cale tu veilles

Un rameau posé contre ta cuisse

Comme un feu endormi

Et jetant dans les ténèbres

Une pluie d’étincelles

Et d’îles nouvelles

Vito, Chants du quotidien, Chant III, L’âme

 

Extrait 10

Sur la berge désertée, un enfant veille

Nul n’a entendu ses pas dans l’herbe sèche. Nul n’a vu son ombre claire, et fauve, se
dessiner sur le sentier, et venir s’agenouiller

sur la berge haute comme un soleil d’eau

Nul ne l’attendait, puisqu’il était déjà là

Bien avant l’olivier, le sommeil, les rêves et l’éveil

Alors qu’une vierge riait sur les paupières d’un homme

Hier, des îles chantaient le désir

Aujourd’hui, un navire invente nos patries

Et l’enfant veille sur la rivière qui brûle

Vito, Chants du quotidien, Chant III, L’âme

Présentation de l’auteur




Denis Emorine, Comme le vent dans les arbres

Denis Emorine est le poète des obsessions  comme les grands poètes de tous les temps. Il ne cesse de les dévoiler non seulement dans ses poèmes, mais dans toute son œuvre (poésie, romans, théâtre, essais) : amour, mort, identité, temps.




Poète de l’amour et de la mort surtout,  le poète semble les engager dans un dialogue riche d’images et de sens, au fond un monologue intérieur révélateur de son vécu dramatique sous les apparences d’un dialogue avec le fantasme d’une femme russe. 

Le titre Comme le vent dans les arbres met en balance les deux côtés profonds de sa poésie : la douceur de l’amour face à la violence de la mort enracinée dans son âme à tel point qu’elle empêche la joie de vivre. Le poème qui ouvre son recueil en est la meilleure illustration : « La douleur/ a courbé nos épaules/ et bloqué notre dos/ nos yeux nous trahissent toujours entre deux mots// Aucune prière ne détruira notre douleur/ nous sommes veufs de la mort/ des êtres aimés ».

Le lecteur ne doit pas se laisser tromper par le sous-titre Poèmes pour Natacha Rostova qui renvoie à l’héroïne de Tolstoï de Guerre et Paix.C’est une manière de rendre hommage à la grande culture russe par une femme qui incarne son esprit et en même temps de s’interroger sur l’Histoire.

Denis Emorine, Comme le vent dans les arbres. Poèmes pour Natacha Rostova/ Come il vento fra glialberi poesie dedicate a Natacha Rostova. traduzione di Giuliano Ladolfi, Giuliano Ladolfi Editore, 2023.

Denis Emorine le fait souvent dans sa poésie par des poèmes dédiés aux femmes poètes qu’il admire. Natacha comme Olga du recueil Romance pour Olga ne sont que des fantasmes, un symbole, l’incarnation de l’identité slave, l’expression de son admiration mais aussi un moyen d’établir sa parenté lointaine avec l’Est par ses ancêtres.

Pour le poète français, l’Est est la source de l’amour et de la douleur, car le drame de sa mère est lié  aux événements tragiques de l’Est. La mort de son père revient souvent dans ses poèmes dans le leitmotiv de la forêt de bouleaux :« Je mourrai un jour/ ébloui par les étoiles/ que je  n’ai pas su aimer/ et rattrapé par la/ forêt de bouleaux/où repose mon père ».

Pour Denis Emorine « la mort vient de l’Est », il le rappelle sans cesse dans ses vers, c’est comme un refrain musical. Rien ne le console, ni même l’amour. Son regard est voilé par cette obsession qui le traverse, il y sombre, piégé à jamais :« l’horreur n’a pas de nom/ j’ai perdu le mien/ aux portes de l’Est/ je vois danser les prisonniers sous/ les coups des bourreaux/  dont les hurlements se répandent/  sur le monde/  la nuit répand la mort/  qui/ vient de l’Est ».

La joie de vivre est empoisonnée par l’obsession de la mort de ses parents, le chemin de sa vie est assombri par la perte de sa mère qu’il a beaucoup aimée. Cela explique les leitmotivs du petit garçon inconsolé et de la jeune femme brune  aux yeux bleus de ses poèmes. L’amour de la mère est invoqué comme seul appui à son passage au-delà : « Au pied de l’arbre blanc/  vomissant du sang/  j’attends toujours/  le retour de la jeune femme brune aux yeux bleus/  qui me prendra dans ses bras pour/  m’aider à mourir. »

L’obsession de la mort s’apparente à la quête identitaire à travers le temps qui ne permet pas le retour en arrière autrement que par la mémoire affective, elle-même fragilisée. Pour Denis Emorine les souvenirs de L’Est se partagent entre la beauté de la femme russe, telle Natacha, et l’horreur de la guerre. Mais ni la beauté, ni l’amour, ni la poésie ne peuvent rien faire contre la mort. Son fantasme est toujours là, menaçant, un fardeau écrasant qui lui provoque des insomnies : 

« Tu ne vois pas la croix/  qui / glisse sans cesse de mes épaules/  en éraflant ma peau/ elle est là depuis toujours/ me rappelant que j’existe// Je voudrais me protéger d’elle/  ou me réchauffer à son ombre/  en oubliant les crépitements de la vie/  Tu ne la vois pas/  et pourtant elle me rejoint/  la nuit lorsque/ l’insomnie me défigure/  La mort/  la mort vient de l’Est ».

L’amour et la beauté de sa jeune mère traversent obsessivement ses poèmes. Son image revient à sa mémoire encore plus douloureuse sous les plis du souvenir : « Je suis toujours ce petit garçon/ébloui par la beauté/ de la jeune femme brune aux yeux bleus/  elle ne m’avait jamais avoué/  qu’elle s’enfoncerait un jour/ dans la forêt de la mort/ avec l’homme qu’elle aimait/ en me léguant le poids de l’Histoire/  J’aurais voulu tuer avec mes mots/ les bourreaux de l’Est ».

L’Histoire avec son cortège de guerres et de tragédies bouleverse la vie du poète, brise son identité, fait de lui un exilé. Il ne peut pas oublier ses morts chers, effacer sa douleur, se réconcilier avec elle, faire de ses vers un champ de bataille, seulement crier sa révolte, sa haine, confesser son drame qui l’empêche d’aimer la vie, de retrouver son amour pour un pays admiré pour sa culture.

Natacha est une interlocutrice  muette, une  accompagnatrice du poète à travers la Russie, devenue un « pays glacé », « le pays des mitrailleuses », de la  mort, où repose quelque part la tombe inconnue du premier mari de la jeune  femme brune aux yeux bleus. Elle est un lien entre l’Est et l’Ouest, entre deux identités et deux cultures, mais aussi une sorte de thérapeute qui assiste à l’anamnèse du poète, l’aide à livrer ses obsessions, sans réussir à le guérir. Il erre encore dans sa nuit, hanté par le drame de ses parents qui l’avait ravagé depuis son enfance.

Les poèmes de Denis Emorine sont le chant douloureux d’une vie atteinte par le cauchemar de la mort, avec le sentiment prégnant de l’exil intérieur et des accents de révolte, de haine contre les horreurs de l’Histoire.

Comme le vent dans les arbres est écrit comme un seul souffle, avec de petites pauses de respiration, sans ponctuation, sans titres, laissant les vers se mettre sur la page dans leur musicalité, en l’absence des rimes, leur mélodie émane de la sonorité des phrases, de leur rythme intérieur. On pourrait voir  dans la poésie du poète français un requiem pour l’Est.




Présentation de l’auteur




Estelle Fenzy, Une saison fragile

Quel beau titre ! Inspiré, inspirant et suggérant d’emblée le sens de la nuance, de la vulnérabilité, de tout ce qui risque de défaillir. Avant même d’ouvrir le recueil, on sent une délicatesse à la japonaise à cause du mot « saison » bien sûr et à peine le livre ouvert, on se dit que l’on ne s’est pas trompé, que la poète a choisi le poème court, haïku ou pas, mais court, à vif, nerveux, saisissant l’état d’âme, saisissant au vol la douleur, le chagrin, juste par des évocations simples, concrètes, sans emphase, en mineur, en sourdine.

Seule
dans ma cuisine
 j’écoute
la fumée de ma tasse
devenir poème » p. 24

Le recueil est réparti en quatre parties, dont la première donne le titre à l’ensemble. Ce premier regroupement rejoint l’intime par divers moyens : le je seul ; le je et tu ; le mode réflexif à la troisième personne sous forme d’aphorismes à teneur plus universelle.

Il y a des mots
qui meurent
avec les gens

 Je n’ai pas dit
Papa
depuis longtemps » p.14

               ∗

Il est insupportable
le silence que tu fais » p. 23

               ∗

Un poème
c’est peut-être
une mémoire à atteindre » p.27

Estelle Fenzy, Une saison fragile, La Part Commune, 2023, 105 p. 13,90 €.

Mais quelle que soit la façon d’envisager l’énonciation, selon le jour de l’écriture, l’état d’esprit d’Estelle Fenzy au moment où le poème naît, c’est à chaque fois une facette de l’expression du deuil qui se manifeste et pour chaque lecteur, les mots choisis résonnent intimement.

Le soutien à cette mélancolie liée à l’absence définitive, la poète le doit au poème, à ce moment privilégié où pour un instant, la douleur est suspendue malgré la douleur par la résurrection de l’être aimé dans les mots mêmes qui l’évoquent :

J’ai gardé
tes chaussures préférées
pour que tu reviennes
marcher dans mes rêves p.14

Ce n’est sans doute pas pour rien que dans ces pages l’idée de la naissance, l’apparition, la création du poème surgit souvent comme le seul baume qui vaille : c’est un bienfait, une grâce, voire un ralliement secret qu’on appelle de ses vœux :

Disparaître
pour que reste
au centre de soi

cet éclat qui écrit le poème p. 13 (deuxième poème du recueil)

Le poème
un effondrement de soi
que l’on recueille et reconstruit p.23

Il y a
une langue
pour la nuit
une autre
pour le jour
et celle qui nomme
cet entre-deux
POÈME  p. 31

Dans le deuil, il y a les mille questions que l’on se pose, les réponses incertaines, les perplexités des « peut-être », le ressassement qui s’égrène au fil des pages, revenant comme une antienne mélancolique. Dans la fragilité du deuil, c’est toujours l’hiver qui persiste « Je garde/mon sang d’hiver/ mes écailles glacées » p.35

La joie elle-même est pure tristesse, pur sanglot :

Oh poème
Comme j’aime
ton visage
plein de rides p. 37

Alors comment se sortir de l’angoisse, des ombres et des ténèbres si ce n’est par le souhait du mensonge ? « Je voudrais / que quelqu’un me mente » p. 47 termine la première partie du recueil et introduit la seconde « Les Petits mensonges ». Estelle Fenzy propose « ses petits arrangements avec les morts » comme Pascale Ferran dans son film et chaque poème commence par « Fais/ comme si » et « Imagine » pour faire surgir un monde plus souriant, un monde ailé, un monde d’élans.

Fais
comme si
tu croyais

mes jolis
mensonges
cuirasse-moi
la plume

de pinson pas gai  p. 64

Et comme tout ce deuxième volant est parcouru d’ailes en berne, de tentatives qui ont tendance à échouer, car forcées, car artificielles, il n’est qu’une grande et belle préparation au troisième mouvement intitulé « Tout commence par des ailes » qui raconte l’envol ou émancipation de l’enfant devenue adulte qui quitte le foyer familial. C’est de façon pudique mais saisissant  que notre poète livre ce déchirement maternel car « Qui prépare les mères/ à la douleur du post partir » p.74. Elle dit le manque de l’enfance perdue, elle cherche sa fille envolée vers un ailleurs plein de perspectives, dans les objets, dans les photos, dans les parfums qu’elle aurait laissés :

Moi
renarde au terrier
à respirer
dans l’oreiller

 tout le feuillage
de tes cheveux p. 79

Poignante image d’une mère esseulée, désemparée qui cherche sa fille, et lutte entre son égoïsme de mère qui la voudrait pour elle et son éthique de femme qui veut sa fille libre et épanouie, mais sans elle. Et elle conclut, pansant sa blessure « Ton envol/ c’est de l’amour encore ». Le quatrième volet peut dès lors s’ouvrir, cet « Après la pluie (Brest m’aime) » qui clôt le recueil, le termine par de la clarté, de la lumière, une renaissance qui ne nie pas les blessures. Cette saison là est cicatrisation car « Après la pluie/ tes yeux hurlent plus fort/ en bleu » p. 93. Dans cette partie, ce n’est plus la saison qui est personnifiée, c’est la ville de Brest tutoyée et dont la poète dit : « Déjà/ tu dégrafes/ ton corset de granit// respires » p.97.

C’est la force de vie que ce vent, ce granit, ces vagues, ce ciel changeant. C’est la force de vie ces saisons qui s’entrechoquent, se superposent, sont force cosmique : « Tu sais/ faire novembre/ en juillet » (…) « Les gris/ s’ajoutent au gris// Un seul rayon/ et c’est sur la mer/ un éclat sans fond » p. 101

La lumière, la clarté ont soudain tout l’espace de la page. La ville foulée revivifie la femme naguère encore fragile comme une saison. Comme Antée, elle recouvre les forces qui lui manquaient en se reliant à cette fin de terre au goût d’iode et de sel :

Après la rade
dès la balise
tu lâches tes fauves

Ils creusent des gouffres
dans la mer
avec leur liberté

Toi tu rentres
les griffes
lèches du port
le sel du carnage p. 103

Le tu employé devient ambigu : tantôt il renvoie à la ville de Brest et ses environs marins, tantôt il renvoie à l’adresse distancée de la poète à elle-même comme le faisait Guillaume Apollinaire (pour ne citer que lui) dans « Zone » par exemple.

Le lexique n’est plus le même car il appartient à la langue du dehors, à la langue de l’action et non plus à celle qui prévalait jusqu’alors – la langue méditative – la langue du dedans et ce n’est qu’après coup, une fois qu’on a balayé l’ensemble du recueil que la citation en exergue de Nicolas Bouvier prend tout son sens, lui dont le recueil s’intitule Le dehors et le dedans : « N’apportez rien de plus fragile que la fragilité à laquelle tout conduit »

Quel chemin parcouru ! Désormais la poète sait qu’elle est comme l’océan et ses marées, qu’elle peut partir et revenir :

Laisse-moi te quitter
et revenir encore p. 104

L’intime du poème s’est gonflé du ressac de la mer et notre poète a compris qu’elle avait « laissé sur tes trottoirs/ un poème qui s’ignorait » p. 92

 

 

 

Présentation de l’auteur




Traductions croisées : Sonia Elvireanu et Giuliano Ladolfi

Quelles vagues font pousser en moi des poèmes ?
Sonia Elvireanu

Écrire de la poésie à quatre mains, cela semble difficile, même si cela a été tenté, la poésie étant d’abord une affaire de ressentis, de sentiments. La traduction est autre chose : prenant la suite de l’auteur qui a exprimé sa sensibilité, le traducteur qui cherche certes à se couler dans le moule du poème initial ne peut pourtant faire lui-même œuvre de poète que s’il laisse s’exprimer sa personnalité propre.

Aller-retour remarquable que celui opéré par les auteurs de ces deux recueils, puisqu’ils se font tour à tour traducteur l’un de l’autre. Le Regard… un lever de soleil rédigé en français par S. Elvireanu est traduit en italien par G. Ladolfi ; La Nuit obscure de Marie rédigé en français par G. Ladolfi est traduite en roumain par S. Elvireanu. C’est ici les textes en français que nous examinons, faute des compétences linguistiques nécessaires pour juger de la qualité des traductions en tant que telles.

Déjà l’auteure du Souffle du ciel en 2019, puis du Chant de la mer à l’ombre du héron cendré en 2020, les deux chez L’Harmattan, Sonia Elvireanu n’en est pas à son premier coup d’essai comme poétesse de langue française. Si les poèmes du nouveau recueil sont souvent plus longs que précédemment, on y retrouve la même sensibilité à la nature empreinte d’un certain mysticisme panthéiste : Le Saint-Esprit est sur la montagne (in « La piété de la montagne »).

Sonia Elvireanu, Le Regard… un lever de soleil – Lo Sguardo… un’ alba, traduzione di Giuliano Ladolfi, Bongomanero, Giuliano Ladolfi editore, 2023, 194 p., 15 €.

La nature n’est pas qu’un objet à contempler, elle n’est pas même que vivante, la poétesse communie avec elle en une sorte d’osmose surnaturelle, à la limite douloureuse.

Tout ce qui existe dehors se trouve en moi aussi
le jour et la nuit, la terre et le ciel,
la lune, le soleil, les étoiles, tout
est sable brûlant, brûlure infinie
(« Le sable »)

Il serait bien sûr exagéré de comparer l’expérience relatée ici par S. Elvireanu aux extases douloureuses d’une Thérèse d’Avila, néanmoins les termes qu’elle emploie peuvent faire penser à la « transverbération » (1) décrite par la sainte. S. Elvireanu invoque par ailleurs un miracle de l’amour et de la poésie à propos du verdissement éternel d’une branche de pommier (« Matin vert ») tandis que le Christ est directement présent dans le poème « Un nimbe de lumière sur un mur » : sur le mur blanc […] un homme d’une beauté divine […] rayonnant sur la croix de bois.

Autre mur, celui qui fonctionne comme métaphore tout au long du livre. Métaphore de l’obstacle à la création – Comme un mur qui ne te laisse pas aller plus loin  (« Une tache de couleur ») – ou du mystère à déchiffrer (la pierre de Rosette, l’art paléolithique), jusqu’au mur enfin transparent à l’instar de la poésie qui dévoile le monde.

Un mur transparent te laisse voir
le monde derrière lui qui s’y reflète
(« Regarder par la vitrine ») 

Les lecteurs de S. Elvireanu reconnaîtront sans peine les marqueurs de sa poésie avant tout lyrique inspirée par la nature – les mots oiseau, bleu, soleil, rivage, désert, par exemple, qui reviennent régulièrement –, ce qui n’empêche pas d’autres sources d’inspiration comme, dans le présent recueil, un voyage aux îles grecques :

sur le fil bleu de l’horizon,
l’ange,
la Mer Égée et le ciel (« Le vêtement du jour »).

∗∗∗

Giuliano Ladolfi a lui-même traduit en français sa Notte oscura di Maria publiée en italien en 2021, traduite ensuite en roumain par S. Elvireanu. Même si le titre, La Nuit obscure de Marie, semble faire référence à la Nuit obscure de Saint Jean de la Croix, la ressemblance s’arrête là. Chez Jean de la Croix « obscur » évoque en réalité simplement le secret qui entoure la rencontre surnaturelle, extatique de « l’aimée » (l’âme du croyant) et de « l’Aimé » (le Christ) : « Ô nuit qui a uni l’Aimé avec son aimée ».

La nuit que traverse Marie est bien différente, c’est celle qui a saisi son âme après la mort de Jésus, nuit de déréliction et de révolte contre un Dieu absent :

Mais toi où étais-Tu quand le Juste
était crucifié sur la croix
et criait, criait
qu’il était abandonné ?

Giuliano Ladolfi, La Nuit obscure de Marie – Noaptea întunecată a Marieri, traduction de Sonia Elvireanu, Iasi, Ars Longa, 2023, 132 p.

Le texte ne se limite pas à cette protestation. Marie, dans cette nuit réellement obscure, se souvient des principales étapes de sa vie, telles qu’elles sont relatées dans les Évangiles  : l’Annonciation, le voyage jusqu’à Bethléem, l’adoration des bergers, des rois mages, le jeune Jésus face aux docteurs de la Loi, les Noces de Cana :

Sur la table, ces regards d’enfants
cherchaient du pain
Joseph et moi
nous attendions muets
que le mystère s’accomplisse.

Si Joseph est loin d’être un acteur central des Évangiles, il trouve toute sa place dans ce texte où Marie apparaît d’abord comme une épouse aimante et navrée par l’épreuve imposée à un Joseph obligé d’accepter un enfant qui n’est pas de lui :

Joseph… ce silence dans tes yeux
inquisiteurs sur mon ventre
[...] Je sentais ta souffrance, mon Joseph,
quand tu voyais mon ventre enflé.

Rappelons que les Évangiles synoptiques sont peu diserts sur la naissance de Jésus. Marc et Jean n’en disent mot. Luc raconte en détail l’Annonciation de l’Ange à Marie, ajoutant simplement qu’elle était fiancée à un certain Joseph de la maison de David. À l’inverse, chez Matthieu qui présente longuement la généalogie de Joseph depuis Abraham puis David, l’Ange s’adresse au seul Joseph : « Ne crains pas de prendre chez toi Marie, ta femme, car ce qui été engendré en elle vient de l’Esprit Saint ». La suite dit que « Joseph fit comme l’Ange du Seigneur lui avait prescrit », sans mention de ses états d’âme. Tandis que G. Ladolfi fait de Joseph un personnage à part entière de ce drame. Il humanise ainsi davantage Marie, au risque de la théologie, puisqu’il fait d’elle une femme qui semble davantage préoccupée par l’épreuve imposée à son mari (« il ne voulait pas montrer son chagrin / d’avoir perdu pour toujours sa joie / d’être père ») que fière de porter le futur Sauveur de l’humanité.

Et Joseph m’aimait-il ?
Oui, avec un amour qui donne sans demander,
avec un silence qui sait souffrir,
avec un calme qui sait espérer.

Post scriptum

On sait que l’Immaculée Conception de Marie n’est reconnu comme un dogme de l’Église catholique que depuis 1854. La croyance, cependant, était bien plus ancienne puisque remontant au moins au Moyen Âge. Entre la fin du XVe siècle et la Révolution, il a existé ainsi à Rouen un concours de poésie à la louange de Marie Immaculée. Nos lecteurs seront peut-être intéressés de découvrir, à titre de comparaison, comment on pouvait poétiser sur la Vierge Marie à la Renaissance. Ici un extrait du « Chant royal » de Guillaume Tasserie, présenté au concours, où il explique pourquoi il fallait que la mère du Christ naquît sans péché :

Raison pourquoy ? Car la divine essence
Le preveioit pour estre son affine,
Et si elle eust eu de peché violence
Par aulcun temps, elle eust été indigne
[…] Mais Dieu a faict par povoir vertueulx
Qu’el ayt jouy des biens celestueulx,
Dont doibt avoir plaine fruition
Celle qui est mere du Dieu des dieulx
Belle sans sy en sa conception.

 

Note

(1) G. Ladolfi emploie un terme voisin dans La Nuit obscure : « une lumière transhumanait mon être ».

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Maurice Chappaz, Philippe Jaccottet : Correspondance, 1946–2009

Ils étaient tous les deux originaires de Suisse, mais ils auraient pu ne jamais se lier d’amitié ni engager de correspondance. Il a suffi, pour les réunir, d’un livre de poésie, Verdures de la nuit de Maurice Chappaz, un recueil  qui a ébloui le jeune Philippe Jaccottet. Il en fera une présentation élogieuse dans une revue de Lausanne. Les deux auteurs ne se perdront plus de vue,  pourtant si différents mais vivant tous les deux dans l’ombre tutélaire du grand Gustave Roud.




Lire une correspondance entre deux grands poètes, c’est d’abord pénétrer dans une tranche d’histoire littéraire, ici celle de la Suisse romande du 20e siècle, avec ses écrivains et aussi ses artistes (d’où émerge la figure du peintre Gérard de Palezieu). C’est aussi mieux appréhender la vision que peuvent avoir deux auteurs sur la création littéraire, sur la poésie en particulier, mais aussi sur leur approche du monde et de la vie qui les entoure. C’est enfin entrer dans leur intimité, celle d’êtres de chair et de sang que taraude une forme d’angoisse ou pour le moins un questionnement sur la vie et la mort, mais à des degrés divers (d’une façon plus marquée, sans doute, chez Jaccottet)

Car tout différencie au départ ces deux auteurs. Maurice Chappaz (1916-2009) est plus l’homme de convictions sociales profondes et affirmées - notamment sur l’environnement - qui l’amènent à fustiger cette prospérité éloignant l’homme de la nature. N’est-il pas, en particulier, l’auteur d’un livre polémique, Les maquereaux des cimes blanches, sur le développement anarchique de l’industrie de la neige ? N’est-il pas aussi l’homme d’un attachement sans failles à ce Valais natal dont il fait une véritable patrie ? Installé au Châble près de Martigny, il a un chalet aux Vernys et exploite des vignes. Mais cet enracinement n’empêche pas, chez lui, une forme de nomadisme et son attrait pour des terres lointaines. Il voyagera, surtout vers l’Orient, et affichera (lui le « catholique païen ») son attrait pour les spiritualités orientales.

   




Correspondance, 1946-2009, Maurice Chappaz, Philippe Jaccottet, Gallimard, les cahiers de la nrf, Gallimard, 297 pages, 23 euros.

Philippe Jaccottet (1925-2021), lui, vit plus dans le retrait. Né à Moudon en Suisse, il a vécu un moment à Paris avant de s’installer à Grignan dans le Drôme. Mais jamais il ne perdra le contact avec sa Suisse natale. S’il approuve les engagements et les coups de sang de Chappaz, il est plus enclin à «intérioriser » (sa formation rigoriste protestante y est sans doute pour quelque chose) et il parle volontiers d’un monde suscitant de sa part « dégoût » ou « désespoir ». Dans une lettre du 13 juin 1986 il écrit à Maurice Chappaz : « Je vous envie cette foi dont je me sens bien incapable, moi qui cours le plus grand risque de me rabougrir ». Dans une autre lettre, le 5 juillet 2003, il souligne « la richesse d’expérience », « l’énergie » et « la vitalité » de son ami. 

Malgré ces différences, les deux hommes conviennent qu’ils sont « du même temps, du même lieu » (Chappaz, dans une lettre du 1er juillet 2001) pour dénoncer « la confusion régnante ou, aussi bien, l’uniformité dans la surdité à ce que nous aimons » (Jaccottet dans une lettre du 6 novembre 2001). Les deux hommes ne vont donc pas cesser d’accueillir avec bienveillance leurs œuvres respectives et, surtout, d’en faire part au plus grand nombre. Jaccottet, notamment, ne manquera jamais d’évoquer les livres de Chappaz dans les revues auxquelles il collabore (La NRF, La Gazette de Lausanne, notamment). 

C’est Jaccottet qui fera l’éloge de Chappaz en octobre 1997 à Sion lors de la remise du Grand prix Schiller à l’écrivain suisse. Il sera en 2006 présent à la soirée d’hommage organisée à Martigny à l’occasion des 90 ans de Maurice Chappaz et publiera aux éditions Fata Morgana, pour marquer cet anniversaire, toutes les chroniques qu’il avait rédigées sur l’œuvre de Chappaz. Leur correspondance évoque en détail, tous ces événements littéraires. Quarante-cinq avant, en 1961 (c’est dire la constance de leurs relations), c’est Chappaz qui s’était rendu à Grignan et il rappelle dans une lettre, le plaisir qu’il en avait retiré dans « la petite société des amis, les appels des hiboux, les rossignols le soir ».

Leurs rencontres, néanmoins, furent restreintes. La correspondance, par contre, demeurera un fil rouge. Tout comme le fut ce lien indéfectible qui les reliait au poète Gustave Roud (1897-1976) dont la figure est évoquée, par les deux hommes dans de très nombreuses lettres. Jaccottet et Chappaz, de concert, veillèrent à ce que l’œuvre de Roud « ne tombe pas entre des mains médiocres » et « soit ancrée comme un beau bateau sur des eaux un peu plus vastes que le lac Léman » (Jaccottet).

L’ultime lettre de leur correspondance est signée de Jaccottet le 5 avril 2008. Le poète réagit à la lecture de La pipe qui prie et fume, dernier ouvrage de Chappaz qui décèdera le 15 janvier 2009. Comme le souligne José-Flore Tappy, qui a magnifiquement présenté et annoté cette correspondance, ces deux grands auteurs ont entretenu une relation épistolaire qui posait « la question très exigeante du rapport entre la poésie et l’existence ».




Présentation de l’auteur




Philippe Longchamp, Dans la doublure

Le poète Longchamp, né en 1939, auteur de plusieurs recueils chez Cheyne, entreprend ici de dégoter du réel la face cachée, la "doublure", comme quand "on", "ça" parle. Il faut creuser les nuits, les évoquer, les convoquer pour qu'elles réussissent à nous dire leur vérité, leur chemin.

La nuit est porteuse et les poème en prose, assez longs, l'enveloppent, la caressent, l'éclairent. Le sort des SDF, des victimes des tueries des boulevards (2015), celui des fêtards de la nuit, des marginaux de toutes sortes sont quelques-uns des thèmes de prédilection de ce beau livre, où les poèmes et les beaux dessins très colorés - à la Miro - dégagent un monde qui se voudrait plus chaleureux, plus complice. Nuit complice disait Bory.

Habite-t-on encore au coeur des nuits? Les êtres se laissent-ils aller à la chaleur des étreintes ? Quand la stupeur règne et qu'il faut réinventer les coquelicots de la résistance?

Le "on" indifférencié traverse tous ces poèmes tissés d'empathie, d'un lyrisme qui les porte à l'effusion.

"Ne plus habiter un froid noir !"

On a perdu les "Alices" de nos rêves et il faut coûte que coûte en créer d'autres, pour nous "affranchir", connaître d'autres "surprises".

La langue, ici, ramasse de belles images, fait "naître secrètement au plein des nuits d'hiver de l'autre de longs rêves d'un bleu violine" (p.14)

Ce bel album, dans la lignée humaniste des poèmes de la résistance, honore la poésie. Voici des textes profonds comme la nuit, qui délivre, au milieu des dérives, une belle matière de vie et d'espoir.

Quelques poèmes sur Paris disent assez la beauté des vies et des villes, surtout la nuit, dans la chaude présence de l'autre.

Philippe Longchamp, Dans la doublure, Cheyne, 2023, 52 p., 19 euros. Images d'Anne Bruni.

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