Tristan Felix, Grimoire des foudres

Devenu chardon, il entra dans la gueule de la chèvre. Il connut là le chant profond de la meule et le craquement de l’os … (P.46)

Les Surréalistes le savaient, Jacques Hérold, Hans Bellmer, Max Ernst, René Magritte, Oscar Dominguez et tous les autres, nous portons - tels un remords, un regret, un espoir, une promesse - des formes inédites, des monstres délectables, des chimères fugaces, fragiles, inéluctables et pourtant inquiètes d’avoir été si peu de chose dans l’évanescence de nos rêves.

Le Grimoire des foudres de Tristan Felix est dans la lignée de ces grands découvreurs d’altérités. Comme tous les vrais chercheurs, celles et ceux qui partent errer hors des sentiers battus, sur des terres que rien, sauf le battement de leur cœur ne balise, le poète en appelle, tout d’abord, à des chiffres :

« 36 contes magiques », « 21 poèmes composés de trois tercets d’ennéasyllabes », et enfin un « grimoire en 21 passes, chacune structurée en trois parties : « un cauchemar », suivi d’une « formule magique en italiques », et enfin d’un « miracle » … Le chiffre trois est essentiel puisque l’ouvrage est composé comme un triptyque, mais le neuf (trois fois trois ou trois plus six) l’est également peut-être parce que tous les chiffres, au fond, sont « neuf(s) », pourvu qu’on leur prête une âme ? Comme le dit le poète, à condition qu’ils aident à « délivrer l’ombre farouche », ils ne sont plus seulement « contraintes obsessionnelles » mais deviennent promesses de formes nouvelles. Bien entendu, comme tout organiste est appelé à le faire avec les basses chiffrées, cette numérologie est là afin d’être elle-même « dé-chiffrée » au sens très précis de ce verbe et, in fine, « réalisée » en pure musique. Et puis, il faut bien qu’il y ait, au départ, de la mesure pour mieux se mesurer, ensuite, au démesuré.

Voilà pourquoi ce « Grimoire », si hanté par la mort, est tout de même habité par un à venir. Il élabore un univers imaginaire qui serait très proche d’un retour à une enfance adulte, assumant de tourner le dos à la réalité maussade par une créativité tous azimuts. 

Tristan Felix, Grimoire des foudres, PhB éditions 10 euros ISBN 979-10-93732-72-5.

Renoncer à sa forme afin d’en essayer bien d’autres ? Les « 36 contes magiques » sont autant d’extraits, sensiblement de même taille, de « fragments sans queue ni tête qui donnaient soif de mort » et dans lesquels prévaut « l’inquiétante étrangeté. »

Foin de la grise raison raisonnante, on célèbre la sensation pure, la sensorialité, la sensualité impérieuse de l’enfance, dans les « 21 nocturnes » suivants :

(…) l’âme s’en revient dévitrifiée
rendue aux dunes mouvantes pâles
lors, qu’on y abandonne ses mains !

et son grain de peau au cœur du quartz
ses grains de folie aux trous de l’orgue
épars et noués en rubans d’algues (…) 

Et qu’il me soit permis d’évoquer le « petit miracle » que fut pour moi la découverte du court-métrage onirique Sortilèges (à retrouver sur le site tristanfelix.fr), lequel reprend certains textes du deuxième volet du Grimoire intitulé « L’orgue de Dominique Preschez » et dans lequel l’on peut entendre la musique improvisée de cet organiste (et je serais bien curieux de connaître le nom de l’instrument qui a été touché). Pour moi, l’orgue fut et reste non seulement un prodigieux instrument de musique, mais encore, une incomparable boîte à rêves. Que mon imaginaire se fane un tant soit peu, il suffit que je pense à un orgue, que j’écoute de l’orgue, que je monte à un orgue, pour que, tout soudain, mon intérieur, de nouveau, bourgeonne. Alors, d’avoir rencontré à la lecture de cet ouvrage « une sœur » en « organité », voilà un cadeau bien inattendu de la vie.

Quoi qu’il en soit, ce « pervers polymorphe » qu’est l’enfant à venir, joue avec toutes les formes possibles. A cet égard, on voit bien que Tristan Felix n’est pas seulement poète avec les mots, mais qu’elle crée en dessinant (l’ouvrage présente quatre gravures de l’auteur), en réalisant des films (comme ce court-métrage dont nous venons de parler), et par bien d’autres biais. Et si j’ai donné les noms, au début de cette recension, de grands plasticiens surréalistes, c’est que les œuvres visuelles de Tristan Felix m’ont fait penser à eux.

de l’haleine retrouvée du chant
s’en viennent de drôles d’oiseaux verts
acides aux ailes épineuses »
(…)
jusques aux trompes de Saint-Eustache 

Les synesthésies se mêlant aux jeux sur les mots, elles bousculent nos sensations et leur font dire du neuf. Et nous en trébuchons de rire. Même si nous sommes toujours dans la problématique surréaliste.

Il est certain qu’un ouvrage si haut perché (et en même temps si proche de nos fragilités), voit au-delà des limites humaines. Il y est donc question de mort, bien entendu, d’os, de squelettes, de « camarde en rade ». Pour que des métamorphoses adviennent, il faut que les formes révolues périssent : « l’ancienne cendre de vies cramées »

Mais

des fissures de touches s’extirpe
un insecte blanc presque invisible
comme un voleur il se sauve intact »

Les mots en fusion ouvrent la voie à ces créatures à venir, peut-être tout simplement à un regard nouveau sur l’étrange beauté de la vie ? Il me semble que tout ce bel univers poétique est à relier à cet INEXPLORÉ dont parle Baptiste Morizot, un regard « neuf » sur le petit peuple des êtres, insectes, herbes, cette humilité grouillante des choses qui permet à nos existences de s’épanouir. Comment apprendre à aimer l’inhabituel, « d’autres grands debout qui n’auraient pas l’habitude de l’habitude » ? L’ouvrage de Tristan Felix a le mérite de suggérer quelques réponses, mais surtout de poser la question.

Présentation de l’auteur




Le Salon de la Revue : pour sa 34ème édition !

Chaque année au mois d'octobre à la Halle des Blancs-Manteaux de Paris se déroule le Salon de la revue. Ce salon accueille plus de cent périodiques, en tous genres, à une époque où l'internet restreint considérablement leur visibilité. Certaines revues publiées uniquement en version papier qui ne trouvent plus aussi facilement qu'avant des lieux de vente. Cette manifestation essentielle et unique est aujourd’hui menacée de disparition en raison d’une baisse substantielle des subventions que lui accordait jusqu’ici le Centre national du livre (CNL). Face à cette menace plus d’une centaine de représentants des revues présents lors du 33e Salon ont lancé un appel. André Chabin et Yannick Kéravec ont évoqué ces difficultés, et cet appel.

Depuis quand le Salon de la Revue existe ? Par qui a-t-il été fondé, et quelle est son histoire ?
La création du Salon à l’orée des années 90 a répondu à un constat (constat qui en amont, en 1986, avait déjà initié la création d’Ent’revues financée alors par la Direction du livre et de la lecture sous l’autorité éclairée de Jean Gattégno) : les revues avaient de plus en plus de difficultés à être visibles dans l’espace public. Présence comptée en librairie, accès de plus en plus difficile aux rayons des bibliothèques, liens distendus avec les circuits éditoriaux institués, méconnaissance voire dédain des médias.
Un signe éloquent de cette désaffection : au salon du livre créé quelques années auparavant, allez donc chercher les revues… absentes le plus souvent, le cas échéant reléguées par leurs éditeurs dans le coin le moins accessible de leur stand. Bref la fête du livre consacrait la défaite des revues. En créant le salon, sous l’impulsion d’Olivier Corpet alors directeur d’Ent’revues, nous avons voulu leur offrir une forme de réparation, leur dresser une scène spécifique où elles pourraient montrer leur grande variété et leur richesse, leur offrir une vitrine comme elles n’en avait jamais eue. Démonstration de force conjurant la faiblesse de chacune en une affirmation collective.
C’était un pari mené avec plus d’énergie et de conviction que d’argent (ni nous, ni les revues n’étions bien riches). Le défi a été remporté, les revues sont venues en nombre pour la première édition du Salon sous la magnifique verrière de l’École des Beaux-Arts de Paris. Pari réussi aussi en ce qui concerne la fréquentation : professionnels (bibliothécaires, libraires), curieux, collectionneurs, « grand public cultivé » ont irrigué sans discontinuer les allées des premiers Salons.
Ce succès nous a à la fois ravis et inquiétés car notre équipe était maigre, à peine deux personnes et le renfort de quelques bénévoles dont la toute jeune équipe de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine, elle aussi menée par Olivier Corpet. Il fallait pourtant que notre Salon offre un visage professionnel, et une qualité de prestations pour les exposants qui les satisfasse. C'est pourquoi après quelques années d'autonomie, nous avons cédé aux sirènes du Salon du livre. Cela nous faisait plaisir d'être courtisés par un si beau parti ! Témoignage de notre reconnaissance (la nôtre et celle des revues), c'était aussi à nos yeux, le gage d'un développement assuré, d'un rayonnement amplifié. Mal nous en a pris : le « pacs » s'est fracassé assez vite. Nous avons compris que nous resterions les « cousines de province », certes méritantes mais trop pauvres pour intéresser durablement cet autre monde, un supplément d'âme qu'on fait semblant de cultiver mais qui ne fait pas l'affaire, qui ne fait pas d'affaires. Ce qu'il restait du Salon perdait sa sève, ses exposants, sa convivialité et sa fonction. Bref, rupture violente : dans cette triste affaire, le Salon a failli y laisser sa peau, Ent’revues aussi…
Il nous fallait donc trouver une autre maison, à la mesure des revues. Après quelques errances, la Halle des Blancs-Manteaux nous fut offerte par Dominique Bertinotti alors maire du 4e arrondissement. Enfin nous étions à bon port…Et l’histoire du Salon a pu continuer, se régénérer, prospérer.
Quelles sont ses particularités ? Et quels types de revues accueillez-vous ?
La particularité du Salon de la revue est qu’il est unique en son genre : nous n’en avons pas rencontré d’équivalent, qui ne rassemble que des revues culturelles et scientifiques, avec un tel éventail de thématiques, de formes, de statuts. Il se tient dans un espace où tous les exposants sont traités sur le même plan, au sens littéral, sur le parquet de la Halle des Blancs Manteaux. Et tous les types de revues sont accueillis. Au printemps, l’annonce de l’ouverture des réservations est adressée à toutes les revues inscrites dans notre annuaire (plus de 3 000 envois qui permettent de vérifier la bonne tenue de ce fichier), quelle que soit son ancienneté, quels que soient ses antécédents – habituée, modeste, épisodique, lointaine ou naissante, de région ou parisienne… –, quel que soit son statut – associative, auto-éditée, ou émanant d’une maison d’édition, institutionnelle –, quelle que soit sa richesse.
Il est remarquable d’ailleurs de voir que, si les revues parisiennes sont légèrement sur-représentées, le salon permet de rencontrer des revues d’origines géographiques variées, reflétant la répartition observée dans l’annuaire, entre revues de Paris, d’Île-de-France et d’autres régions, mais aussi les revues venant de Belgique, de Suisse, d’Israël, du Québec et également de Martinique, et d’Haïti. L’exception à la francophonie nous vient d’Italie, représentée par Studi francesi, et surtout le CRIC Coordinamento Riviste Italiane di Cultura.
Nous accueillons chaque année une dizaine, une douzaine de revues nées dans l’année, alors que Europe revue littéraire, qui a fêté son centenaire, est dépassée par  la revue de belles lettres, créée en Suisse en 1836 !
Certaines tiennent sur une feuille pliée, d’autres débordent de centaines de pages, d’autres encore sont électroniques.
Combien d’exposants viennent chaque année ? Combien de visiteurs ?
Le dispositif du salon, le même type de stands pour tous, atteint son maximum depuis deux éditions. 190 exposants (occupant pour certains  des demi-stands, des collectifs sur deux/trois tables, une allée entière dévolue aux cahiers d’amis de la Fédération des maisons d’écrivain…) représentent plus de 300 revues « papier », et quelques centaines de revues électroniques accessibles par les portails Cairn et OpenEdition. Ces exposants se renouvellent par tiers d’une année l’autre mais nous avons un noyau d’habitués, un socle fidèle d’exposants.
Pour les visiteurs, l’entrée est libre, et avant l’année 2020, nous n’avions pas de chiffre précis de la fréquentation. L’ouverture en 2021 était assortie d’un contrôle des passes sanitaires. 5 000 entrées furent constatées, dans un contexte encore frileux de retour à une vie « normale ». En 2022, le personnel d’accueil à comptabilisé 9 000 visiteurs et pour la dernière édition, nous arrivons à un chiffre comparable. Simplement, la situation internationale tendue a entrainé une légère baisse des visites. Les plus motivés sont en tous les cas (re)venus.

Pouvez-vous également évoquer Ent’revues ?

Vous faites bien de poser cette question… En effet, même si en plus du Salon, nous organisons une soirées par mois, si nous favorisons la présence de revues dans d’autres manifestations comme le Marché de la poésie ou le salon Numéro R, avec le cipM de Marseille, Ent’revues n’est en rien une agence d’événementiel ! Son travail se déploie sous bien d’autres axes : la création, l’entretien quotidien, l’enrichissement de notre site internet qui compte près de 4 000 références de revues est l’un d’entre eux et non le moindre. Il permet à chaque revue du domaine francophone d’accéder à une « dignité bibliographique » qu’elle ne trouve nulle part ailleurs. Chaque revue créée reçoit, ainsi, une première lumière en occupant la Une du site. Depuis quelques années, nous l’avons enrichi d’un espace critique : ce sont plus de 600 comptes rendus qui témoignent de l’actualité éditoriale de nombre de revues. Là encore, nous pouvons affirmer sans forfanterie que nous leur offrons un service inégalé. Ce travail au long cours, avec ses plus de 200 000 pages vues, des usagers de 150 pays, participe assurément à la connaissance et au rayonnement des revues de langue française.
Ajoutons que, riche d’un Guide pratique à l’usage des revues, ce site s’impose aussi comme un espace d’information et de formation des revues : autre mission d’Entrevues.
Il faut bien sûr évoquer La Revue des revues, notre vaisseau amiral. Son rôle ? Inscrire le présent des revues, leurs mouvements contemporains dans une histoire plus longue, plus large, autrement prestigieuse et pourtant largement méconnue. Il s’agit à la faveur d’études, d’analyses, de plongées historiques de désenfouir l’histoire des revues, petites et grandes – les petites qui ont souvent su être autrement plus créatives, aventureuses que les plus renommées. En somme, leur redonner leur juste place dans notre histoire culturelle, dans nos modernités, les combats esthétiques dont elles ont toujours été les têtes de pont. Et ainsi tendre un miroir aux revues d’aujourd’hui qui mènent un même travail, sans cesse à faire valoir.
Du Salon de la revue au travail de fourmi du site en passant par les réflexions menées par La Revue des revues, Entrevues c’est la recherche de la base et du sommet ! Une architecture cohérente aux pieds fragiles et à la tête toujours aux aguets, le tout portée par une équipe minuscule…

Pourquoi les revues ? Quel est leur rôle, quelle est leur importance ?

Ah, la terrible question ! Selon les domaines, la nécessité est plus ou moins évidente. La poésie ne saurait se passer de ce terrain d’expérimentation, d’hybridation, de jeu aussi. Les sciences humaines, dans un contexte académique, cherchent plutôt la forme canonique, contrôlée par les pairs. Entre les deux, entre les champs, des formes plus ou moins pures, plus ou moins mêlées, mais toutes mues par la volonté d’échange, d’expression et de création. La motivation est le partage, la générosité : peu d’entre elles gagnent de l’argent, font vivre leurs initiateurs. Elles agissent comme des fécondateurs, précédant, accompagnant d’autres aventures, éditoriales, scientifiques, artistiques, militantes. Leur importance est aussi relative et difficile à évaluer. Si les revues ne sont plus les caisses de résonnance des débats artistiques, littéraires, politiques, elles constituent toujours des îlots de réflexion, de confrontation, d’expérimentation, de façon (trop) discrète, mais opiniâtre. Puisqu’elles ne sont pas rentables, qu’elles se heurtent vite à un problème d’échelle, de diffusion, pourquoi continuent-elles à se créer, et de la part de jeunes gens ? Il y a là un paradoxe alors, la moindre des choses est de reconnaître et d’accueillir au mieux ces entreprises, et continuer à les promouvoir.
Au cours de cette édition 2023 vous avez fait circuler une pétition.  Pourquoi ? À quel problème est confronté le Salon de la Revue ? Est-ce que sa survie est menacée ?
Ent’revues n’est pas l’initiatrice de cette lettre ouverte.
Ent’revues a été créée en 1986 sur l’absence de lieu de visibilité des revues en tant qu’objets spécifiques, existant entre les livres et la presse. Les statuts fondateurs évoquaient la création d’un centre de ressources : le savoir accumulé entre les pages de La Revue des revues, l’annuaire entretenu des revues culturelles francophones, l’accueil fait aux revuistes, le repérage des créations, etc., voilà notre socle, notre ressource. Mais on nous en demande plus, du côté des statistiques, de chiffres pour lesquels il nous faudrait entrer dans des comptabilités largement artisanales, souvent personnelles, dans ce paysage complexe et mouvant des formes de revues évoquées plus haut. Il nous faut démontrer que le Salon est utile, et non un rendez-vous de copains satisfaisant un entre-soi, essentiellement parisien. Sinon la baisse de notre subvention, effective depuis deux ans, va se poursuivre et de façon drastique.
Or nous fonctionnons à deux permanents, dont un temps partiel. Il y a un moment ou ce ne sera plus possible. Nous sommes bien conscients qu’il nous faut trouver – c’est une incitation générale – des ressources autres. Dans cet esprit, nous allons notamment demander l’attribution du statut d’association d’intérêt général, nous permettant de solliciter adhérents, contributeurs et mécènes avec une déduction fiscale.
Le calendrier a joué contre nous : l’année 2020 a gelé tous projets.  2021 a été pour nous une année de déménagement, quittant l’ancienne adresse sans savoir pour quelle destination. Après trois mois « hors sol », nous avons atterri à la FMSH, boulevard Raspail, tout en préparant un salon, en sortant la revue, en poursuivant notre travail. 2022 est l’année des calages administratifs, ô combien chronophages, d’un retour à une forme de normalité : on nous écrête la subvention. Cette baisse se poursuit en 2023, alors que nous changeons de présidence et poursuivons nos actions, tout en travaillant de façon à exploiter nos annuaires, nos répertoires, nos bases de données : mais cela suffira-t-il pour répondre aux questions ? Et quelles sont ces questions ?
Nous avons informé nos exposants, nos adhérents de cette menace et l’initiative prise lors du Salon par des exposants, nous fut annoncée à sa clôture. Nous ne pouvions aller contre. Et nous rangeons, trions, archivons. Payons notre dû, remercions qui de droit. Et dépouillons sur les questionnaires soumis aux exposants, leur demandant « ce que vous faites là ? » Nous montrerons l’utilité du Salon, la nécessité des revues, l’intérêt général d’Ent’revues.
Nous voulons y croire et nous y préparons, poursuivant ce travail de fourmi. Dans les semaines qui viennent, des interventions à Nice, à Lyon, à Lille, deux rencontres prévues au Forum (Sociétés & représentations le 15 novembre, hommes & migrationsle 7 décembre. Et l’année prochaine, si tout va bien, nous reprendrons ces rencontres, en imaginerons d’autres, retournerons place Saint-Sulpice, organiserons le 34e Salon de la revue... Il nous faut avancer, avec et pour les revues.




Josyane De Jesus-Bergey, Quatre poèmes

 

Ce sont des mots
Qui se cachent
Sans pouvoir le dire
Ombres des désirs
Parfois des espérances.

Serait-il trop tard
De vouloir les montrer
Ces belles vérités
Qui bordent mes chemins ?
Serait-il trop tard
Ce vide qui m’entoure ?

Alors il faut crier
Pour que vous m’entendiez
Je suis encore là !

 

Je poserais du soleil
A chacun de mes pas
Je dirais avançons
En vers
Et contre tout
Sans mode
Sans faire semblant
Simplement dire encore
Et toujours

Poème tu es en moi !

 

Qui me ramène à cette enfance
Fille d’un étranger
Celui qu’on rejetait 
Un nom bizarre ?

Mais tu restes toi
La même que vous autres
Et tu ouvres ta porte
Le silence s’éloigne
Oui tu devais le dire

Ce monde me fait mal !

 

Ces bords de côte
Qui ne te parlent plus
Ces eaux souillées
Qui lèchent la plage
Pollution disent-ils
Baignade interdite

Tu parles aux oiseaux
Les seuls qui se baignent
Tu leur dit
Porte-nous vers des rives
Soleil
Vers un monde apaisé

Ça il faut y croire !

Présentation de l’auteur




Alberto Pellegatta, Trois poèmes

Oxydation des étoiles sur les rails.

Tu es d'une espèce adaptée
tu montres le côté le plus fier du conflit
les ruines sordides, les impuretés délicieuses.
Origine des formules, typhon ou lubie,
toi, ange révoqué.

 (de L’ombra della salute (Mondadori 2011)

 

*

Salon des Refusés

Les allusions onctueuses des saints
révèlent un zodiaque de chambres.

Le paysage fond dans le gris
et la ruine a aboli le soleil,
les collines ressemblent à un cerveau.

Touches, modules du sommeil. Prisons
et cordes.

 (de Ipotesi di felicità, Mondadori 2017)

 

*

S'abandonne, sans poids ni âme
à l'eau acrylique.
Fait le mort, tandis que le fond
ignore les carpes et les chats, se dégonfle
et ces rives inhalent
un paysage d'oxyde et d'étoiles

(de la piscine au bois, à la chambre à coucher, amour)

Ainsi il s'enfonce dans le corps naturel
et le vert circule en lui,
glissant et secret.
Les échelles débordent sur le pré musical
et le soleil ne sert plus à rien.
Le chant, inquiet, suit une grammaire
primitive, végétale.

Ce projet ne prévoit pas d'avenues,
de cadrans, ni de métros
mais des horizons allergiques et des lumières flexibles.

(Prix Cetona 2007)

Présentation de l’auteur




Claire Kalfon, Nos jours et autres poèmes

 

Nos jours
sont aussi impossibles à compter
que tous les troncs de cette forêt
mère de toutes les forêts
germination perpétuelle

 On peut juste creuser une ride
détacher un morceau d’écorce
suivre le tracé d’une branche
avant le flou serré

 On se souviendra qu’en marchant
on s’est accroché aux ronces
ou bien qu’elles ont tenté
de s’agripper à nos pas

 Parfois la voie était libre
Là-bas on a buté sur une souche
Ici on était aveuglé par un trou de feu
dans la ramure

 On entendait craquer les feuilles
rouler un caillou
On éprouvait un froissement
un craquement

 Et puis on reprenait le chemin
à l’ombre des hallucinations
les poumons ouverts
notre vie en bandoulière

          *

Rêver la mer

J’y entre
comme on fracture une vitrine de magasin
comme on retourne dans le ventre de sa mère
Parfois la nuit est dans le jour
la mer opaque
Parfois le bleu est invincible
sable semoule
brûlant sous la plante du pied
et parasols abritant les fantômes

Une plage où le temps
est devenu un terrain vague
un horizon perdu qui se redessine
et puis j’y vais dans ce lit de mer
sous cet édredon d’écume

 j’y vais

 

                     *

Chaque été
je me retrouve debout sur le plongeoir
dans une immobilité de pantin
prête à en découdre avec les profondeurs

Chaque été
au goût d’orange amère
le ciel me tient lieu de drap
la joie aussi compacte qu’une dune
et pourtant je bois la tasse
au lieu de faire l’étoile de mer

Chaque été
j’évite de regarder le soleil en face
car on a trop de choses à se dire
alors que l’ombre m’accorde le silence
m’offre le sous-bois où toute servitude
prend  la douceur de la mousse

                  *

Il existe une géographie
sans territoire ni langage
un passage d’écluse
sans remise à niveau
une fenêtre sans écran
un endroit non répertorié
non googlelisé ni labellisé 

Je parle d’un ici
jumeau de là-bas
un ici détaché de l’ailleurs

un ailleurs que j’ai posé
sur la table de nuit
accroché au bord des jours
comme un feston

une figure géométrique
où les diagonales se taisent
à leur point d’intersection

  

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Anne-Lise Blanchard, Je n’invente rien, tout est là et autres poèmes

 

Je n’invente rien, tout est là1

Bétail humain marqué du nom de la bête têtes 
comptabilisées
vies assignées à l’obsolescence
images recyclées rengaines des peurs ad 
nauseam bouches d’or distillant
la mort                  un instant encore

je veux déplier
le grand film de la vie aborder
les îlots d’Humanité mains nues 
embrasser à pleine bouche le chaud 
pelage de la tendresse m’immerger 
dans la lumière pleine de grâce
d’un regard de chair d’un clair sourire

boire  à petites lampées - l’espoir 
qui se heurte aux lèvres
avant avant le sourd hivernage 
avant la tentation du silence

un instant encore

*

Nous avons perdu les contours
nous avons condamné le distinct et la nuance
nous nous sommes alignés sur une langue numérique 
(aveuglement prométhéen) qui inocule des
îlots de bestialité occulte le ciel

Brutalité des chimères nouvelles
qui corrode le corps collectif
la pourriture étreint l’imaginaire des enfants

*

 

Je mastique le nom du père 
sorti de l’histoire au forceps 
j’assiste au viol des consonnes 
qui contiennent le lieu la lignée

Oblitération d’une syntaxe 
s’accordant aux passerelles 
silencieuses nourricières d’imaginaire 
(l’invisible n’a pas son mot à dire)

Élimination de la limite 
ellision du vivant
et la terre entière se dilue 
dans l’arasement de tout relief 
qui fixe le socle
abrite le port

Humains liquides sommes-nous encore humains

notre libre arbitre déclaré illégal
le cavalier de l’apocalypse nous tient par la menotte 
allons allons où faiblit
la lumière oblique d’une parole possible

*

Lentement
se défait la rosace des jours
depuis longtemps son cœur a noirci 
consumé au bûcher des idéologies

Ivresse
d’un pouvoir 
tentaculaire qui 
occulte tout salut

Alors qui me connaîtra 
prendra soin de moi 
me consolera

*

Avons-nous vu quelque présage
un croissant de soleil
un ballon dans l’azur (ainsi se renvoient-ils 
la balle) les arbres craquent
le ciel s’est écarté la lumière s’éteint
dans la létale fusion des espaces
des espèces Babel Babel

et tes promesses Avant que tu n’exécutes 
notre libre arbitre
donnons-nous le baiser de l’adieu

*

Laisserons-nous dérober
la cartographie de notre for intérieur 
ordonner l’usufruit de nos vies
un sourd entêtement nous maintient 
en quelques arpents de parole libre 
L’œil du cyclope est sans paupière
il ne s’éteint jamais2

Quelle montagne nous faudra-t-il gravir 
pour désencombrer l’ouïe
déloger les visions colonisatrices 
qu’exacerbent des forêts de fibres

Une main despotique nous déroute 
de la caravane des anges

*

Une bruine sourde
efface la trace de ce qui fut nos lèvres
se souviendront-elles de ce qu’elles nommaient
naguère

Saurons-nous encore énucléer
le vide désaturer le corps
des mots rendre grâce aux corps de pierre 
vivifier nos corps de chair
cueillir les étoiles
et tresser nos harmonies

Notes

  1. Réginald Gaillard
  2. Christian Bobin

Présentation de l’auteur




La poésie, le Scriptorium, la paix… FAIRE PAROLE ENSEMBLE ! Entretien avec Dominique Sorrente

De trace en trame, de revue en recueil, Dominique Sorrente ne cesse de désirer, de tenter de matérialiser un lieu ensemble, pour toutes et tous, un endroit où la poésie serait cette évidence que nous partageons. Une planète que nous avons en commun (on se réfèrera par exemple à C’est bien ici la terre, préfacé par Jean-Marie Pelt en 2012 et publié chez MLD), et au-delà de la langue un socle, l’humanité, faite d’émotions universelles. Incessant combattant pour la paix, passeur de poésie, il poursuit son action poétique à travers des ateliers d’écriture, des conférences, des lectures-spectacles, et la création en 1999 du Scriptorium, “espace de poésie partagée, en prise sur notre temps.” C’est dire que son engagement est inaltérable.

Dominique Sorrente, vous êtes poète. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Entre l’humeur chahuteuse du clown, la sainte folie du baiser et la lente sagesse
des arbres, n’hésite pas un seul instant : choisis les trois.
(extrait de Pays sous les continents, MLD, prix Georges Perros 2012)
 Pour cette fois, je n’en dirai pas plus…(sourire)
Vous avez créé le Scriptorium fin 1999. Pouvez-vous évoquer cette entité, et les raisons de sa création ?
Fin rude et triste de la revue Sud en 1997 ; j’y étais membre du Conseil de rédaction depuis les années 80. Et puis vient la bascule du millénaire… et le désir d’inventer une utopie poétique à quelques-uns, sans faux-semblants ni pesanteurs. La grande salle d’accueil du cabinet de pédiatrie de mon épouse, Patricia Le Roux, est notre espace de vie…quand les cris des enfants se retirent. Réjouissante filiation ! Le Scriptorium est alors ancré dans le port du vallon des Auffes à Marseille. Plus tard, après le tragique accident de Patricia sur la voie publique en 2011, le Scriptorium ira se loger sur la colline de Notre-Dame de la Garde où se trouve aujourd’hui son lieu de ralliement. L’utopie est celle de lever une « poésie de la coïncidence » qui concilie l’acte de solitude, inhérent à toute expérience d’écriture, avec le désir de se relier et d’œuvrer dans l’espace public. Le Scriptorium ne sera donc pas une revue, pas un atelier d’écriture, mais  un lieu-dit, un  creuset, un  point de stimulation où se retrouve un groupe de poètes, artistes, passionnés des mots vivants, désireux de trouver des formes inventives à plusieurs.
Un livre est paru pour les dix ans :
« Le Scriptorium, Portrait de groupe en poésie ( éditions BoD, 2010) ». Il donne le ton et rappelle l’esprit de cette embarcation instable et ardente qui n’a cessé d’évoluer au fil des années, des départs, des arrivées…La mer est mouvante, mais l’embarcation poursuit son cabotage. Et le groupe d’aujourd’hui est particulièrement tonique !

Tout simplement est un poème écrit et dit par Dominique Sorrente.
Porté par une true story de Ben Rando.
Le poème est une évocation d'une histoire de coeur née en bord de Meuse.
Il a été écrit durant l'été 2020.

Y a-t-il des actions qui vous ont particulièrement marqué ?
Parmi les initiatives, la première forme trouvée a été celle des Intervalles, rencontres à quelques-uns, portées par un mot générique. Dès le début, nous avons parié sur ce qui ici faisait poésie : les textes découverts, inventés, partagés des uns et des autres, bien sûr, mais avant tout, le moment vécu ensemble avec ses échappées, ses fulgurances, sa forme unique, irremplaçable, son « esprit d’intervalle » et son rythme de sémaphore… Puis nous avons lancé des formes, plus ouvertes, comme le Jumelage avec les poètes d’une autre ville ( Pistoia en Italie).

Nous avons aussi trouvé notre lieu d’ancrage symbolique dans l’espace public : le monument Rimbaud ( œuvre en cérastone, réalisée par le sculpteur aixois, Jean Amado) sur un promontoire de la plage du Prado à Marseille. J’engage tout visiteur de Marseille à y faire halte ; il est hélas encerclé en ce moment par les travaux en vue des Jeux Olympiques de l’été prochain… ; c’est là que nous avons créé lors de la Journée mondiale de la poésie (Unesco) notre Instant Bateau Ivre Salutaire. Un moment rare, nourri par des lectures, performances, poésie chorus, jeux de marionnettes, sons de contrebasse et guitares…un moment à ciel ouvert qui réconcilie les voix des poètes « expérimentés » avec les voix inconnues et nouvelles. Avec les humeurs des éléments à accueillir…mer, vent, pluie plus rarement…

Ce poème a été écrit lors de l'INSTANT BATEAU IVRE SALUTAIRE du SCRIPTORIUM, le 19 mars 2022, au monument RIMBAUD, plage du Prado-Roucas, à Marseille. Lecteur : Marc Ross à la contrebasse : Marco Zoti.

L’an prochain, nous vivrons ce temps (sur le thème de la Grâce choisi par le Printemps des Poètes) dans un autre espace de la rade de Marseille, à proximité du parc Borély et du Bowl, royaume des skater : les Sept Portes de Jérusalem. Lieu sans démarcation, ô combien symbolique, que nous avons déjà choisi pour notre IBIS 2023. Nous y évoquerons notamment la figure fascinante de Christian Gabriel/le Guez Ricord (1948-1988).
Je peux citer en vrac d’autres moments insolites vécus récemment par le groupe : une traversée littéraire en mer, en association avec le réseau de bibliothèques, COBIAC ; ce fut un épisode de lectures vivantes et…sportives, portées par la houle (!),  à proximité de l’archipel du Frioul. Une autre « spéciale » du Scriptorium est la toujours bienvenue Sieste poétique, en juin généralement, qui diffuse les poèmes en attention flottante et position allongée, avec son lot de surprises et toujours beaucoup de complicités…Et puis, ne pas oublier la Caravane poétique, bien appréciée des publics, qu’elle ait lieu dans le Vaucluse avec notre partenaire Pierre Sèche dans le cadre du festival Trace de poète ou bien côté mer à Marseille dans ces paysages qui sont des recréations perpétuelles. Et encore, on peut citer un Poème épique à plusieurs que nous avons entamé lors du confinement…et qui continue sa route obstinément. Ne sommes-nous pas, comme à chaque période de turbulence civilisationnelle, de fragmentations, en un temps poétique appelant une énergie narrative nouvelle qui rejoint l’épopée ? À mettre dans le chaudron du  Scriptorium… !
Pensez-vous que la poésie soit lue, ou écoutée, de nos jours ? Est-elle fréquentée par les plus jeunes ?
Aux dernières nouvelles  (je viens de tomber sur le Femina La Provence avec Juliette Binoche, grande amatrice de poésie, en tête de gondole !), la poésie est à nouveau « tendance » en France… On salue même son « grand retour » avec des ventes de recueils en augmentation de 22% entre janvier et mai 2023. Arthur Teboul, chanteur de Feu Chatterton, a écoulé 22.000 exemplaires de Le Déversoir.
Avec Mes forêts, publié chez Bruno Doucey, la québecoise Hélène Dorion est la première poétesse vivante au programme du bac, plus habitué à Victor Hugo ou Baudelaire.
Et si on sort de l’hexagone, on peut citer la canadienne Rupi Kaur. 3,5 millions d’exemplaires de Lait et Miel vendus ! …Amanda Gorman a 3,8 millions d’abonnés sur Instagram. Il faut dire qu’on l’a entendue à l’investiture de Joe Biden…Voilà un petit tour d’horizon express sur la séquence chiffrée qui, inlassablement, revient nous faire croire qu’elle est la mesure de tout.
On ne va pas s’en plaindre…ni, non plus, s’en réjouir sans discernement…Simplement, il faut garder la bonne distance, me semble-t-il.
La chance d’aujourd’hui est que les canaux sont formidablement variés. Le risque est celui d’une dispersion-zapping tous azimuts.

Le Scriptorium Sémaphore de Poésie À l’occasion du Printemps des Poètes 2021, et en route vers la Journée Mondiale de la Poésie, prévue le 21 mars par l'Unesco, les poètes du Scriptorium proposent une lecture de poèmes créés sur le thème du Désir. Ces poèmes inédits figurent en version écrite sur le blog de l’association : http://www.scriptorium-marseille.fr

Ayant enseigné jadis dans une de mes précédentes vies les sciences économiques, je dirais volontiers qu’on est passé en poésie d’une économie de la rareté à une économie du flot continu. Et ChatGPT, porte-drapeau de la révolution de l’intelligence artificielle, commence à peine à intimer son ordre de confusion-mystification généralisée !
Le principal défi de la poésie est de s’y retrouver dans cette nouvelle matrice, de ne pas se laisser emporter. C’est l’esprit du bas-côté de la route, de la pratique traversière, de la capacité à sortir de piste ou à passer son tour etc…La poésie vit sans doute, depuis les débuts de l’humanité, à la fois du côté de l’épopée et du côté du silence. La première fait récit des moments auprès des gens, elle façonne la mémoire, l’entretient, l’approfondit. Le second nous rappelle que le mot réclame du vide, qu’il importe de tourner soixante-dix- sept fois sa langue dans sa bouche, que se taire est la première leçon etc…
Si j’ai créé le Scriptorium, c’est parce que je n’ai jamais dissocié l’humain de l’expérience du langage.  Le défi n’est donc pas le plus ou moins grande quantité de mots versés ou lus, mais l’expérience de la parole et de l’écriture dans le récit personnel et celui du monde.
Il est indispensable d’aller parler aux jeunes générations où elles se trouvent. Si notre parole a une force, une ferveur, une fantaisie aussi, si elle sait les étonner, les émouvoir, les accompagner, activer la plasticité des intelligences, je ne me fais aucun « sang d’encre » pour la survie des poètes. Je crois, à l’inverse, à leur rôle de veilleurs contre les tentations totalitaires. Le tragique assassinat du professeur de Lettres, Dominique Bernard, au lycée Gambetta d’Arras nous rappelle cette responsabilité. Évidemment, si les poètes se rétrécissent dans leurs petits entre-soi, verbiages sans prises et contentements dérisoires à l’aune du supposé contemporain, on risque fort de s’en détourner ou, plus sûrement, de les ignorer.
L’enthousiasme sera toujours le maître mot qui ne ment pas.
La poésie est-elle le vecteur privilégié pour porter une parole de paix, de rassemblement, et de fraternité ? Pourquoi ?
Vaste question ! (sourire). La formulation poétique du réel est importante, parce que sans cesse, nous avons à défaire la « rouille de la pensée ». Je vous renvoie, par exemple, au discours de Stockholm de Saint-John Perse sur la science et la poésie dont « le mystère est commun ». Les jugements à l’emporte-pièce, le manque d’analyse de la complexité en profondeur, l’incapacité à se déplacer mentalement hors de sa zone d’habitude sont des ferments de guerre, plus ou moins larvés, tout autant que les murs de langage. Un de mes maîtres sur ce sujet reste le philosophe Paul Ricœur. Je l’entends encore me parler des trois actions qu’il nous fallait mener pour Imaginer l’Europe (c’était le thème que j’enseignais alors aux étudiants) : échanger les mémoires, favoriser l’hospitalité linguistique, briser la dette. Trois dimensions profondément éthiques de la relation à l’autre. Hé bien, pour chacun de ses gestes, la poésie doit prendre toute sa part. La poésie appelle à se déplacer dans l’histoire intime et collective de chacun ; elle est aussi « de la vie interprétée » comme l’écrivait Joe Bousquet. Enfin elle est la porte d’entrée de ce mot vertigineux qu’on appelle le pardon.
C’est par de telles pratiques que nous pouvons apporter quelque chose, même de façon infime, mais signifiante.
Je crois profondément que nous sommes libres et responsables des mots que nous choisissons. Et aussi de nos silences.
En revanche, il ne vous aura pas échappé que les bons sentiments n’ont jamais été les garants de bons poèmes…et la paix, la fraternité etc… n’échappent pas à cette sévère réalité portée par le langage.
Un poème sur une clé à molette, une boîte à chapeaux ou une planète inconnue est susceptible d’être plus inspirant que des déclarations d’intention rabâchées en faveur de la fraternité, la sororité ou l’adelphité.
Peut-on dire que votre poésie est une poésie engagée ? Ou bien vos actes ? Peut-être est-ce la même chose, et ne peut-on dissocier votre poésie de vos actes ?

 

Poésie « engagée », le mot m’a d’abord intimidé, puis irrité (on connaît les caricatures !), puis amusé. Il avait disparu de la logosphère comme les mots « poétesse », « déclamer »…et même « poème » dans un certain milieu textuel. Mon écriture, je suis à peine provoquant en le disant, est le plus souvent « désengagée ». La raison simple en est ce détour, cette mise à l’écart qu’oblige l’acte d’écrire qui est une action, mais en retrait, quoi qu’on fasse. Lorsque je m’associe en écriture à ce qu’on appelle une cause (je le fais rarement), l’enjeu est de toute façon que mon poème tienne par lui-même. J’ai composé, par exemple, une chanson « Au bonheur de Lily » pour une association d’enfants atteints d’un cancer du squelette (rhabdomyosarcome).  Au moment de l’invasion de l’armée russe en Ukraine, j’ai répondu à un projet d’anthologie lancé par l’artiste visuel Pablo Poblete pour Unicités. Mais, au fond, je suis plus troublé par le mystère qui m’a fait écrire Faire neige ( poème lu et publié sur youtube, deux mois avant que la guerre n’ait commencé. C’est un poème de toutes les guerres, de toutes les angoisses devant l’arrivée des ennemis, invisibles encore, de toutes les situations des cœurs démunis face à la terreur occupante. Est-il engagé ? Ce n’est pas mon mot. J’espère seulement qu’il touche à de l’intime. Avec la part de croyance en ce qui va renaître, malgré tout.

Faire neige, poème de Dominique Soreente. La musique All the regrets est une composition de Loïk Brédolèse. Ce poème a été écrit par Dominique Sorrente à l'automne 2021 en résonance avec les vies d'oubli, notamment en Europe orientale. Il résonne aujourd'hui fortement à présent que se déroule sous nos yeux la tragédie ukrainienne. Il est dédié aux victimes inconnues de ce conflit. Son introduction (qui ne figure pas dans le présent enregistrement) dit ceci: "Tu m'as dit qu'il me suffirait de fermer les paupières pour que le monde me fasse signe. Alors, j'ai écrit ces mots-buées avant de me frotter à toi, mon amour." le 28 février 2022

Quant à la question de dissocier ou non la poésie et les actes, elle renvoie à un autre troublant mystère. Celui de l’autonomie du poème. On le crée dans certaines circonstances ( un de mes manuscrits en cours revendique le kaïros, l’occasion…), on le travaille,  on le modèle, on lui donne son équilibre et puis…il s’en va. Bateau à la mer. Le poète passe à un autre temps mais une part de lui-même sera venue s’incorporer dans cet objet énigmatique qu’est le poème. Voilà comment j’essaie de résoudre la question sans idéaliser les poètes qui ont, eux aussi, leur part d’ombre, pour ne pas dire plus.
La Courbe de tes yeux (1924) et l’ode à Staline (de 1950) ont été écrits, l’un et l’autre, par le même poète, Paul Éluard. Mon espoir est de penser que les amoureux de 2023 seront plus attirés par le premier poème que par le second… Il faut aussi se défier du culte aveugle de la personnalité pour les poètes.
Et maintenant, quelles sont vos actions prévues, lorsque l’on constate l’urgence d’affirmer une solidarité envers ceux qui subissent les guerres, et de montrer qu’il est possible de communier et de penser un monde où la paix resterait inaltérable ?

Les actions de solidarité relèvent de toutes sortes de comportements. Certains sont invisibles et souhaitent le rester. J’apprécie fort ce qui sait rester hors le champ du médiatique visible. Nous avons une maladie de l’exposition aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, et les poètes y jouent leur partition…Je revendique le droit à la poignée de mains et aux sourires complices au coin d’une rue, à l’abri des algorithmes !
Pour ma part, je sais que chaque fois qu’une action est « concrète » comme on dit, qu’elle porte un visage, un message etc…elle a une valeur particulière.
La chance est qu’à Marseille, on peut rencontrer ce type de solidarités.
Dans le même esprit, l’association Marseille-Espérance a été créée par l’ancien maire Robert Vigouroux pour que toutes les religions présentes dans la cité phocéenne se relient, échangent, dialoguent, coopèrent etc…Le pape François a salué cette initiative originale, lors de son passage à Notre-Dame de la Garde. Je suis convaincu du bien-fondé de cette démarche que je soutiens.
Pour le reste, l’humanitaire est un véritable métier, admirable et exigeant, et c’est un métier de professionnels. Je me sens bien en retrait de cela, le mieux qu’on puisse faire à ce niveau est alors l’aide financière la plus judicieuse possible. Mais si nos poèmes pour la paix aident le fleuve à couler avec moins de sang, écrivons-les et partageons-les, sans ménagement !

Avec le Scriptorium, l’an passé, j’ai été sollicité sur le thème « Paix et Poésie » par la Maison Montolieu (un espace créé par les Jésuites dans les quartiers Nord de Marseille). Au-delà de ma propre intervention, j’ai proposé à quelques amis poètes du Scriptorium d’apporter leurs contributions. Ce qu’ils ont fait avec beaucoup de sensibilité et d’inventivité dans le propos.  J’ai plaisir à citer leurs noms : Wahiba Bayoudia, Emmanuelle Sarrouy, Marc-Paul Poncet, Henri Perrier-Gustin, Nicolas Rouzet, Isabelle Alentour, Marc Ross. Une note du blog évoque ce moment qui, évidemment, mériterait un prolongement…

Permettez-moi de terminer par un poème « Give peace a chance ». Il est né à l’occasion de cette journée « Paix et Poésie » qui nous a réunis avec le Scriptorium.

Aujourd’hui, tout encore est à reprendre…

GIVE PEACE A CHANCE

Nous faisions partie de ceux-là,
ceux qui répétaient en chœur
"All we are saying is
give peace a chance", sans savoir de quoi était faite
cette chance, cette paix embrumée,
mais nous les appelions sur nous,
cette chance, cette paix,
cette façon d'éconduire la menace.

Nous avons inventé comme cela nos autels de fortune.

Nous écrivions des mots sourds, fervents, maladroits,
nous parlions de lampes et de sécession,
des barbelés d'hier et de ceux du présent,
et des tenailles miraculeuses.

Il y avait un cercle pour nous affranchir du malheur.
Nous y logions comme dans une arche
la grue en origami, le calumet et ses nuages,
la colombe qui fait retour, le rameau
d'après le Déluge,
la flamme entourée de ses pierres,
le fusil brisé, le coquelicot blanc,
le drapeau arc-en-ciel, tout ce qui appelait sur le monde brûlé
l'amour de vivre.

Cinquante ans ont passé, et les "plus jamais ça"
ont défilé d'un train à l'autre.

Et tout encore est à reprendre.
Comme si nous n'avions rien compris
des premiers mots du désir mimétique inscrit au cœur,
des courroies noires d'entraînement, des falsifications
au jour le jour,
des façons visibles ou secrètes
d'honorer
les dieux alpha-mâles des guerres
quand vient le règne des décombres.

Et tout encore est à reprendre,
à cette heure-là où les mots reviennent groggys
du voyage vers les scènes cruelles, oubliées, manifestes,
un peu plus troublés encore
d'avancer avec leur mémoire obstinée
et la longue suite de ceux qui n'ont pas
fini de vouloir les prononcer:
All we are saying is
give peace a chance.

Sud-Soudan, Sri Lanka, Colombie, Angola, Burundi,
Ukraine, Israël, Palestine...

Un sémaphore
agite ses bras d'enfant
comme sur un tarmac de refuge.

Au loin se récite
la légende des mille grues.

Il y a une main qui ôte la poussière
sur la Vierge de Nagasaki.

Tout ce que nous disons est:
donne une chance à la paix !

 

Présentation de l’auteur




Fil de lecture de Pascal Boulanger : Sacha Thomas : Eaux et Carêmes — Patricia Suescum : L’ombre du dialogue suivi de Doléances du réel

Sacha Thomas : Eaux et Carêmes, Editions du Cygne

Le recueil Eaux et Carêmes, autrement dit effusion et tension, offre une écriture rayonnante, flamboyante qui, sans céder aux métaphores et aux images outrées, ne s’économise jamais. Elle a recours au légendaire, à la mémoire des choses et des mots, elle glisse parfois sur le narratif et surtout elle évite les deux écueils de la poésie contemporaine, celui de la performance pour la performance et celui de la confidence et de la grandiloquence.

Sacha Thomas, grande lectrice et notamment de Rimbaud, de Balzac et de Yourcenar sait que le poète a une responsabilité formelle. Sa parole, nourrie de latin et de grec, d’étrangetés inactuelles, nous déplace dans le temps et dans l’espace. Le chatoiement du vocabulaire et l’emploi de mots inusités, relèvent d’un baroque - proche parfois des plus beaux poèmes surréalistes - dans lequel se glissent draperies et parures antiques, pierreries d’illuminations fluides qui brillaient déjà dans la poésie rimbaldienne.

Cette poésie oblique déchire les signes, les excède par une écriture - pour reprendre une expression de Yourcenar – tendue et ornée. Les visions se succèdent, défilent en accéléré, avec une allégresse et une ivresse où des figures tutélaires ou redoutables et des mythes se croisent, se chevauchent, se perdent et se retrouvent.

Une sorte de noce barbare dresse un décor dans lequel surgissent des nymphes des sources et des bois, des gladiateurs, des femmes qui incantent des marins privés de port, des idoles qui tanguent… Il n’y a plus de frontière entre l’éprouvé et le rêvé. On croise des mariés et des égarés, on jongle avec l’ombre des dieux, on s’évade du monde où l’on piétine, on s’aventure en mer puis on se retrouve à Paris, sur un banc près du Panthéon, on succombe sur des terrains de sable avec des marchands, des tisserands et des nomades, on se retrouve dans des tavernes autour de pintes. Et c’est toujours merveilleusement bien écrit.

Sacha Thomas, Eaux et Carêmes, Editions du Cygne, 2022, 50 pages, 10 €.

A propos de Balzac, Adorno écrivait qu’il ne s’était pas incliné devant les faits concrets mais qu’il les avait regardés en face, en laissant apparaitre le monstrueux. Il y a cette dimension à la fois très sombre et à la fois très lumineuse dans les poèmes de Sacha Thomas comme s’il fallait Ouvrir LE ciel. Y flanquer l’ombre.

Il y a aussi l’appel du dehors, la levée des nouveaux hommes et leur en-marche (Rimbaud cité en exergue), toute une invitation A la raison qui condense la liberté vitale – son souffle – et l’insoumission, avec les courbes de l’amour qui s’incarnent ou se désincarnent.

 

Le thym fondant cinquante alliances d’or et de vermeil pour l’huile bouillonnante : morale !

Je dévore des beignets et me gargarise d’eau de goudron ultramarine le jour du festival de musique de chambre de la province d’Oulu : fable !

Et toi, mon amour, toi qui ne rêvais d’aucune étrangeté, toi qui ne réclamais aucun miracle, te voici devenu héros de mon conte. Tu avais seulement soif de ma vague ;

Simplement besoin d’un corps pour investir le tien.

∗∗∗

Patricia Suescum : L’ombre du dialogue suivi de Doléances du réel

Le premier mot du tout premier recueil poétique de Patricia Suescum était le mot « mal » … Sa traversée, sa fatalité, son dépassement ne sont-ils pas au centre de nos destinées, au cœur même du gouffre qui ne cesse de se creuser et que nous essayons – en vain – de dévoiler et de dépasser ? Ce mot fait place, dans cette Ombre du silence et ces Doléances du réel au silence et au retrait, mais à un silence qui interroge et parle. Il y a, en effet, une parole parlée qui déplie ses monotones scénarios, qui s’encombre de bavardages. Il y a, plus rarement, une parole poétique, celle de ces poèmes, qui en creusant l’abîme et le jamais garanti (Rilke), s’engage dans l’évidement, dans la profondeur de la chute. Le poème devient ce gouffre même auquel il retourne dès sa parole accomplie.

Pour ne pas déranger l’intime, écouter les silences assourdissants

  • Que dis-tu dans ton poème ?
  • J’exprime la souffrance.
  • Le poids de ta douleur ?
  • Non, la chair et l’espace des mots.
  • Laisse-moi voir l’étoile collée sur ta bouche.
  • Elle s’est posée sur ton épaule.

Se faire discrète face à la confession, sublimer l’appel des aurores dévêtues.

 

Il s’agit bien d’opposer sa souveraineté – et celle de la chair et de l’espace des mots – au déferlement du négatif. Nos vies sont précaires, tatouées de morsures, est-ce une raison pour se laisser éblouir par les néons de la confession, par le bavardage incessant du ressentiment ?

Patricia Suescum : L’ombre du dialogue suivi de Doléances du réel, 2023, 64 pages, 20 €.

L’art poétique de Suescum refuse d’être pris en otage par des vies en cage et, tout autant, par la fausse vitalité des illusions. Il connait trop l’exil pour se compromettre avec la mort en spectacle. Si la méthode est bien une science du singulier, elle loge alors au lieu même de l’énigme, sachant que l’essence d’un mot est toujours double, à l’image de nos paradoxes. Comme la pensée d’Axelos, qui elle aussi interroge, la poésie dans l’attente de ce qui vient ou est déjà advenu, adopte la forme interrogative. Elle trace un chemin d’errance inclus dans le jeu du monde et les mots du poème s’éclairent en de grandes ombres. Il y a un courage poétique (Hölderlin en est la figure la plus aboutie) qui consiste à être – pour soi-même – la plongée et la grâce. Le courage, ici, est un champ de bataille livré sans vacarme.

Aux dialogues entendus
je préfère le silence
le courage du retrait

A devenir une ombre
je choisis mon reflet.

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Zoltán Böszörményi, poète et auteur hongrois : une rencontre

Né en 1951 au sein de la minorité hongroise de Roumanie, tour à tour dissident, réfugié politique, capitaine d’industrie et directeur de revue littéraire, Zoltán Böszörményi est à la fois philosophe, romancier et poète (prix József Attila de poésie en Hongrie en 2012). Ses œuvres ont été traduites dans une demi-douzaine de langues. Il est entre autres Directeur du journal culturel Irodalmi Jelen et Président du PEN Club de Hongrie. A l'occasion de sa venue en France, pour la présentation de son dernier roman, Le Temps long, traduit par Raoul Weiss, paru aux Editions du Cygne, il a répondu à quelques questions à propos de son écriture, romanesque, et poétique, et de ce que signifie cet acte, écrire. Un entretien dirigé par Kaïna Bendar à partir de questions proposées par Julie Bietry.  

Pourquoi avoir choisi une « petite fille » en tant que narratrice ?
J'ai vraiment connu cette fille. Certes, quand elle ne parlait déjà plus. Sa mort m'a choqué. Je n'ai pas pu m'y faire, pendant plusieurs jours. J'ai beaucoup réfléchi à son sort. Pourquoi s'est-elle laissée mourir de faim ? Pourquoi personne ne lui a expliqué quand il était encore temps qu'il y avait un moyen de sortir de ce calvaire ? L'amour maternel est important. Mais un professionnel, un psychologue, aurait dû lui expliquer que sa mère l’aimait malgré tout, certes différemment, mais qu’elle l’aimait. Que nous ne sommes pas tous pareils et que nous exprimons notre amour de différentes manières. Avant de commencer à écrire ce roman, j’ai enfilé les habits d’un journaliste d’investigation en me rendant au domicile de la jeune fille, j'ai parlé à sa grand-mère - la mère n'était pas à la maison à ce moment-là -, à ses proches, je me suis rendu à l'école où elle étudiait, j'ai contacté son ancienne professeure. 

Zoltán Böszörményi, Le Temps long, Editions du Cygne, 2023, 112 pages, 13 €.

Mais cette dernière ne pouvait pas et ne voulait pas parler honnêtement de cette histoire, elle m'a envoyé auprès de la directrice. J'ai également contacté le maire de la petite ville, qui a répondu à mes questions ouvertement et honnêtement, et m'a donné le nom et le numéro de téléphone de l’assistante sociale en charge des enfants. J'ai appris que l'école n'avait pas de psychologue pour enfants, que l'assistante sociale n'avait pas reçu la formation nécessaire pour aider la fillette et que cette dernière avait été transportée à l'hôpital alors que son état était tellement détérioré qu'elle pouvait à peine marcher. J’ai rassemblé beaucoup d'informations et il ne me restait plus qu'à commencer à écrire le roman. Mais je n'y arrivais pas. J'ai travaillé sur le texte pendant des semaines, mais je n'arrivais à rien. Je suis resté assis devant l'écran de mon ordinateur, abasourdi, et aucune pensée ne me venait. Plus d'un mois s'est écoulé, jusqu'à ce qu'un matin, je me rende compte que j'avais moi-même grandi sans mère. Pendant des années, j'avais cherché l'amour de ma mère, sa présence, ses caresses, la chaleur de son âme m'avaient manqué. À l'âge de soixante-sept ans, je suis entré dans le rôle de cette fillette et j'ai écrit ce livre en à peine un mois.
Que vous évoque l'anorexie ?
Il existe deux types d’anorexia nervosa. Tous deux sont dus à une perte d'appétit. Le premier type est appelé boulimie. Elle se manifeste surtout chez les adolescents qui se se font vomir ou refusent de manger par peur de devenir obèses. L'autre type, également un trouble nerveux, est le résultat d'une sorte de rébellion. En l’occurrence, la jeune fille refuse de manger pour attirer l'attention de sa mère, dont elle a besoin de l'amour. Il existe une phase de la maladie, décrite pour la première fois par le Français Ernest-Charles Lasègue et le Britannique William Gull en 1873, où la dégradation totale du corps est inarrêtable et aboutit à la mort. Il n'existe pas de traitement pour cette maladie, c'est pourquoi elle est si fatale. Moi aussi, j'aspirais à l'amour de ma mère, mais je me rebellais autrement, je tombais dans la mélancolie, je vivais dans une mélancolie douloureuse et j'étais envahi par une léthargie constante.
 Comment définiriez-vous le personnage de la mère dans votre roman ?
Le comportement de la mère et son mode de vie sont un fil rouge qui traverse le roman. Elle n’a pas fait beaucoup d’études, elle est peu cultivée. Bien qu'elle aime sa fille de manière abstraite, elle est incapable de comprendre ce dont son enfant a besoin. Elle n'a aucun sens de l'attachement parce qu'elle n'a jamais été attaché à personne. Sa vie affective est morne. Elle change beaucoup de partenaires. Elle part travailler à l'étranger parce qu'elle veut gagner sa vie plus facilement, si possible pour trouver dans son travail de la détente et du plaisir physique. Quelque part, elle est consciente de sa responsabilité envers son enfant, mais ses instincts maternels sont mêlés d'insouciance et d'ignorance. Elle ne comprend pas pourquoi sa fille aspire à son amour, parce qu'elle-même n'a jamais vraiment aimé personne. J'ai éprouvé des difficultés à présenter le comportement contradictoire de la mère, à dépeindre son personnage. Quant à sa présence, sa relation avec sa fille, j'ai essayé de rester objectif et laconique.  Moi-même, je ne pouvais pas m'identifier à elle, elle était si repoussante, si cruelle.
 Avez-vous songé à une fin différente ?
J’ai plusieurs fois pensé à sauver la vie de la jeune fille, une fin heureuse m'est venue à l'esprit. Mais à chaque fois, je devais me rappeler que cette forme d'anorexie mentale est fatale. Au-delà d'une certaine limite, on ne peut pas y survivre. Bien sûr, je voulais que la jeune fille se rétablisse, qu'elle quitte l'hôpital et que, plus tard, lorsqu'elle aurait éventuellement un enfant, elle l'aime comme personne d'autre. Son amour pour son enfant aurait été la catharsis de sa vie. Mais dans ce cas, cela aurait été un autre roman, un autre type de fiction.
Est-ce que l'écriture de ce livre vous a soulagé d'un poids dans votre vie personnelle ?
Non. Ma propre expérience de vie, l'absence de ma mère, n'a fait qu'intensifier la douleur due à cette détresse émotionnelle. Je ne voulais pas revivre les événements de mon enfance, mais plutôt souligner la tragédie et le manque d'expression de cet état émotionnel, qui n'est comparable à rien d'autre. Quand j'ai écrit sur le destin de cette jeune fille, j’y ai aussi inclus mon propre destin, avec toutes les angoisses qui déchirent la chair et les douleurs au plus profond de l'âme. Le Momo dans le roman La vie devant soi de Romain Gary (Emil Ajar) verse de l'eau de Cologne sur le cadavre en décomposition de Mama Rosa en insistant avec dévotion sur le fait qu'elle ne peut pas accepter sa perte. Il ne peut accepter sa mort parce qu'il l'aime farouchement, de manière indiscible, à la folie. Si vous aimez quelqu'un, si vous l'aimez de tout votre être, de toute votre âme, vous ne pouvez pas vous en séparer.
 Dans ce roman, vous avez choisi de mettre à l'écart la figure paternelle. Pourquoi ?
Ce n'était pas une question de choix. Mon père a toujours été présent dans ma vie, mais pas comme un symbole d'amour, d'affection, de loyauté. Beaucoup d'hommes sont incapables de se sacrifier pour leurs enfants.  Je pourrais citer d'innombrables exemples parmi mes proches et mes connaissances. Les hommes se comportent différemment. Pour eux, la paternité n'est pas une épreuve, une expérience écrasante dotée d’une force indomptable. Ils ne portent pas l'enfant dans leur ventre pendant neuf mois, ils n'accouchent pas, ils n'ont pas leur corps lié par un cordon ombilical, ils n'ont pas leur bébé suspendu à leur poitrine pour allaiter. La maternité est un don de Dieu, et Dieu ne l'a donné qu'aux femmes. C'est pourquoi elles sont privilégiées, différentes de nous, les hommes.
Avez-vous dû vous-même « fermer les yeux » sur certaines choses quand vous étiez enfant ?
J'ai été le témoin oculaire et auditif des disputes de mes parents à plusieurs reprises. Ils étaient très méchants l'un envers l'autre. Je me disais que s'ils répétaient sans cesse qu'ils s'aimaient, pourquoi se comportaient-ils de manière aussi hypocrite ? Pourquoi se lançaient-ils des mots au vitriol ? Pourquoi criaient-ils ? L'âme de l'enfant est une chose très sensible, elle peut être facilement endommagée. Non, je n'ai pas fermé les yeux quand mes parents se disputaient, jouaient au chat et à la souris, je me suis simplement caché. Parfois sous la table, parfois derrière la bibliothèque. Chacune de leurs disputes me causait une douleur physique. La petite fille du roman ferme les yeux parce qu'elle veut se cacher de la réalité - elle ne peut plus bouger, c’est vrai - mais cela lui permet aussi de se souvenir plus facilement des moments de sa courte et douloureuse vie.

Poèmes de Zoltán Böszörményi. Extraits de Morning Picture, Barbados Morning, Deadly Sin, The Ellipsis of Mercy et Black Seagull.

Pensez-vous que ce roman est perçu différemment selon le pays dans lequel il est publié ?

Beaucoup d’exemplaires ont été vendus en Hongrie et les critiques ont afflué. En Roumanie, j'ai été interviewé à la télévision parce que l'histoire de la petite fille avait suscité beaucoup d'émotion chez les gens. L'édition roumaine a également été particulièrement importante car tout le monde savait que l'enfant était originaire de Transylvanie, et de nombreuses personnes avaient entendu parler de cette tragédie dans les journaux et à la télévision. Aujourd'hui, il y a plus de 150 000 enfants en Roumanie dont l'un ou les deux parents vivent et travaillent à l'étranger, et je pense que ce chiffre est sous-estimé. Ces enfants sont élevés par des grand-parents, outre membre de famile, ou des voisins. Avec mon roman, j’ai aussi voulu attirer l'attention des autorités et du public sur ce phénomène tragique. Ces enfants seront psychologiquement endommagés et cela les affectera pour le reste de leur vie. Lorsque j’ai présenté l’édition russe du roman à Moscou, de nombreuses femmes ont fait la queue pour une dédicace, et la lecture de passages y a eu beaucoup de succès. Mais c’est probablement en Allemagne que mon livre a eu le plus de succès jusqu'à présent. La directrice des bibliothèques allemandes, après avoir lu mon roman, a demandé aux bibliothèques de se le procurer. De nombreux exemplaires ont été vendus. Par ailleurs, le livre est aussi paru aux États-Unis et en Espagne. Je suis très heureux que mon livre soit publié en français, et je remercie tout particulièrement Raoul Weiss pour la traduction et M. Patrice Kanozsai, fondateur et directeur des éditions Cygne à Paris, pour la publication.

Quelle est la différence entre la prose fictive et narrative et le langage poétique ?
J'utilise beaucoup l'imagerie poétique dans ma prose. C'est inévitable, au fur à mesure que le texte et les évènements avancent, ils se transforment inévitablement en poésie. Ces images poétiques se retrouvent dans tous mes romans, Le temps long et surtout Tant que je penserai étre. Ce dernier, je l'espère, sera publié au printemps prochain aux Éditions du Cygne. Je pense que la prose d'aujourd'hui a besoin d'images poétiques, parce que c'est ce que l'écrivain veut utiliser pour impressionner le lecteur, pour évoquer un espace et un milieu qui le fascinent, créent une tension et des vagues émotionnelles.
La poésie peut-elle être un guide, un stimulant pour l'humanité, révélant que la paix est possible et peut être créée entre nous ?
Le monde d'aujourd'hui est différent de celui des XVIIIe et XIXe siècles. À l'époque, la poésie avait le pouvoir de créer le monde et l'âme. Au XXe siècle, bien que la production des poètes soit exceptionnelle, son pouvoir semble avoir diminué. L'impact de Baudelaire, de Verlaine et d’Apollinaire sur la société, sur l'humanité en tant que telle, a été remarquable, mais il n'a pas conduit à la rédemption du monde, il n'a pas mobilisé les masses. La poésie de Walt Whitman, d'Ezra Pound a échauffé les âmes, créé le doute et la contradiction, mais elle n'a pas été capable de régner sur la société. Dans la poésie hongroise, Endre Ady est le seul poète dont la poésie a allumé de grands feux dans l'âme des gens, mais il n'a pas eu d'effet sur la paix et la justice sociale. L'ère du proète-profète est révolue. Aujourd'hui, les gens lisent très peu de poésie. Non pas parce que la production poétique est faible — je pense d’ailleurs qu'elle se renforce — mais parce que les forces de communication ont changé. Elles influencent l'homme d'aujourd'hui, le rendent aveugle et le dégradent.
Vous êtes le président du PEN Club Hongrois. Que pouvez-vous nous dire sur cette organisation d'écrivains ? Que faites-vous pour la paix ?
Le PEN Club Hongrois a été fondé en 1926, après la Première Guerre mondiale, à l’issue de laquelle la Hongrie a été privée des deux tiers de son territoire et d'un tiers de sa population par les grandes puissances de l'époque — la Grande-Bretagne et la France. Le PEN Club Hongrois a été fondé pour promouvoir la coopération culturelle entre les nations par le biais de la littérature et de la diplomatie culturelle, dans l'esprit du PEN International, fondé en 1921 à l'initiative de l'écrivaine anglaise Catherine Amy Dawson Scott, et pour atténuer l'isolement culturel de la Hongrie, également causé en partie par la guerre. Fort de son expérience à Londres, Gyula Germanus, professeur d'université orientaliste renommé, a été l'initiateur et le principal organisateur du PEN hongrois. Il en est également devenu le premier secrétaire, et son président était le dramaturge, romancier, rédacteur en chef de journal, directeur de théâtre, traducteur littéraire et personnalité publique académique Jenő Rákosi. Le président exécutif était quant à lui Mózes Rubinyi. En 1930, Dezső Kosztolányi, poète, romancier et dramaturge hongrois de renommée mondiale, essayiste et bon ami de Thomas Mann, qui parlait français, anglais, l'allemand et italien, a pris la présidence. Lors du congrès mondial international du PEN Club qui s'est tenu à Budapest en 1931, la France était représentée par Duhamel, Gide, J. Green, Maurois, Romain Rolland, Valéry et Jules Romains. Le PEN Club Hongrois, dont j'ai repris la présidence il y a deux ans à la suite du poète, prosateur et traducteur littéraire Géza Szőcs, décédé tragiquement, a derrière lui près de cent années passionnantes et fascinantes.
Le PEN Club Hongrois a toujours été du côté des combattants de la paix au cours depuis maintenant près de cent ans. Il en va de même aujourd'hui. Nous souhaitons, nous élevons notre voix, pour que les nations du monde ne choisissent pas la guerre et la violence pour régler leurs différends, mais qu'elles suivent la voie de la négociation, de l'accord et de la paix.




Guylaine Monnier, Dans un tel pot de terre, extraits

Il dit que tout ce qui se regarde est résoluble en petite part. C’est ce qui rend
le souvenir plus vague, qui ne peut se résoudre comme un brouillard en pluie.
Trop vague pour que le moindre élément ne s’en détache. Du brouillard renaître
la pluie. Du brouillard renaître la mer. Il pourrait recomposer chaque partie ;
d’une seule solution, extraire la chenille et le papillon

*

Nous sommes les chimères, comme sont faits les embruns : de vents, d’océans et
du bris des lames. Il l’ignore. Lors de la grossesse, la mère reçoit des cellules
fœtales, vice versa. Elles se logent dans l’autre, cerveau, poumon, peau et cœur.
Elles y demeureront une dizaine d’années, parfois davantage. Chimère l’un de
l’autre, vipère et lion tout à la fois. Et pour forêt qui abrite ses chairs :
— Arrête de te cacher derrière les arbres comme ça. Le jour où tu disparaîtras
vraiment, je te verrai derrière tous les arbres

*

Les ignorants se taisent. L’endroit perdu est oublié. On le dit au cœur battant de
l’ailleurs. Nus et blottis, ils ne s’en souviennent plus. Il y a des forces extérieures  
qui ont redistribué l’ordre, puis toutes sortes de couleurs qui ont requalifié les
formes et leur syntaxe. Sans elles, elle le garderait sur la peau. Il finirait par y
verdir, il avalerait l’amande et son germe vert

*

Le ciel de mon enfance est bleu. Or les jupes relèvent les bleus. Les couleurs du
monde disent une enfance. Or l’enfance distribue ses bleuets. Il mit les bleuets au
fond de sa poche. En grappe et en capitule sur la peau aucune trace. Or les poches
se percent les couleurs se répandent. Les nuits de mon enfance n’étaient pas
pierre. Il prit la pierre et la mit dans sa poche. Or les pierres se roulent. Hors des
poches le dernier pétale et la pierre roulée

*

Qui s’obstine. Les bleuets trébuchent dans les ombres bleues. C’est que le monde
garde ses couleurs. Or les couleurs du monde se percent. Or le monde distribue
ses bleus. Les coquelicots ne fraient plus avec les blés les bleuets, les bleuets ne
se cueillent plus dans les champs les bleuets. OUBLIETTES. Or le bleu en rafale
sur nos têtes. L’enfance s’oublie. Dès l’Or

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