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Grande Valse Brillante
Te souviens-tu quand nous dansions la valse,
Toi, une madone, légende de ces années-là ?
Souviens-toi quand le monde est parti pour la danse,
Le monde qui t’est tombé dans les bras ?
Voyou apeuré,
Je serrais ces deux
Contre mon cœur qui si fort battait,
Emportés chaudement,
A l’unisson suffoquant,
Comme toi, en brumes, embarrassée.
Et ces deux sont au-delà de deux,
Qui existent sans jamais exister,
Car voilés par les cils et en bas,
Comme s’ils se trouvaient justement là,
Caressés par le bleu du ciel,
L’un, l’autre, deux moitiés à l’envers.
Le coup, et de cordes, et de trombes
Grandit.
Le cercle de corps, l’extase de mains
Élargis.
Il entraîne son bras comme un fou,
Il arrive, il rampe, ce voyou.
Sa main tremblante sur le bourgeon,
Trombes, soleils et voix de stentor.
Le cercle tournant grandit sans cesse.
Le vertige fou répand l’ivresse,
La griserie flottante
Sur l’ellipse ondoyante.
Quand je roule sur le plafond,
Où les étoiles tourbillonnent,
Je les décroche par mon nez.
Quand je pirouette sur la terre,
Je me prends pour un vainqueur ;
Ma faible poitrine est bombée.
En héros, en un homme fou,
Je deviendrai ton époux.
Je bredouille, tout étourdi ;
Tant de paroles saugrenues.
Ton mari sera un idiot.
Froide et lointaine, tu écoutes
Un garçon qui te déroute,
Moi, un miséreux pierrot,
Je te souhaite pour mari
Un homme mondain, un dandy.
Voilà, mon pied s’est coincé,
Quelque écharde m’a blessé :
Ton prétendant miséreux
A une semelle abîmée.
Mais je m’arrache, déjà libre,
Ce n’était rien, chose puérile,
Et je valse tout ardemment
Avec ma semelle frottant
Le sol, moi, un danseur fou,
Je dessine de larges roues,
Danse tzigane, figures du diable,
Ivre d’une passion insatiable.
Je trace des courbes inédites
Avec ma semelle maudite.
Je trémousse mes fesses trouées,
Mon pantalon rapiécé,
Ma gueule aussi ravaudée ;
Six kopecks : dot de marié.
Voilà les doigts de ma main droite,
Que véhément j’écarte,
S’entrelacent avec les tiens
Et trouvent une bague sur ta main.
Ils se renferment comme des tenailles.
Tu pousses un cri : Aïe, aïe, aïe !
Qu’elle te fasse mal, ma diablesse !
Souffre de cette bague qui te blesse !
Je t’en offrirai une autre.
Mon mal deviendra le vôtre.
Il va enserrer ton cou
Avant que lui soit ton époux.
Je fais ce nœud de vengeance,
Ton mariage sous une potence,
Je serre ton cou parfumé
De madone maudite, damnée.
La corde tourne, s’élève, t’encercle, te serre ;
Ton prétendant déclenche des tonnerres.
Des sauterelles entrent dans ce cercle dansant,
Possesseurs de carrosses, de diamants,
Tous gros, d’un gouffre infernal sortis,
Ils t’emportent, ces voyous enhardis,
Ils t’attrapent de leurs doigts boudinés.
Allez, resserrez vivement le nœud !
Toi aussi, avenue berlinoise,
Plie-toi en corde, toi, meurtrière sournoise !
Aie pitié de moi, avec ton cœur
Aime-moi, aime-moi, serre-moi, ton danseur,
Emporte-moi dans quelque sombre bois,
Aime-moi là-bas, embrasse-moi encore,
Murmure ta passion ardente et folle,
Ton murmure secret, regret et deuil,
Mélodie fluide, ralentie, belle.
Je fais de toi une danse de forêt,
Ma madone pleine d’amour, de regrets,
Murmures secrets, notre deuil…
Te souviens-tu comme toi et moi…
Moi, dans la forêt sombre de ma vie ;
Cette valse endiablée à l’étourdi.
Toi, la plus proche, la plus éloignée,
Tu dansais avec l’autre, étranger,
Ton époux… l’autre garçon.
Et lentement,
Doucement,
A la pointe des pieds,
En valsant,
Dans la forêt…
Entre nous s’est glissé un serpent
Avec ses mouvements souples, en dansant,
Sifflant, invisible et éternel,
Il s’est glissé entre faunes et sylvains,
En roulant l’écume blanche dans sa gueule,
Ce reptile maudit, prince de l’Enfer.