Reha Yünlüel, ACTION POEM : Ça passera aussi ! Tout ira bien, tout ira très !

 

Un film réalisé par reha yünlüel avec : Mahir Polat, Av. Prof. Dr. İbrahim Kaboğlu, Av. Selçuk Kozağaçlı, Şule Aydın, Muhammet Mağ musique : Muzaffer Gürenç doublage et récit du poème : Philippe Tancelin, doublage (de Şule Aydın) : Sophie Clancy poème : çuhaçuhaya / Reha Yünlüel version française : primevère sur primevère / Belkis Sonia Philonenko & Reha Yünlüel.

Remerciements : Fondation Emile Blémont (Maison de Poésie de Paris) - Pen Club Français (Cercle Littéraire International) - POP (Poets of the Planet) & bachibouzouck - Doc(k)s (Laboratoire expérimentale des langages poétiques).

İstanbul-Strasbourg, Mai MMXXV.

Présentation de l’auteur




Entretien avec Jean-Pierre Siméon : de possibles Avenirs

Figure incontournable de la poésie française, on le connaît avant tout pour son "militantisme poétique", ses nombreuses interventions pour faire connaître la poésie hors les murs, Du Printemps des poètes où il a été directeur artistique à la direction de la collection Poésie / Gallimard, Jean-Pierre n’a cessé de questionner le rôle de la poésie et la place du poète dans nos sociétés à l’air du tout numérique. Aujourd’hui c’est bien le poète aussi dramaturge qui se livre et qui nous revient avec un nouveau recueil chez Gallimard, Avenirs suivi de Le peintre au coquelicot. Jean-Pierre s’entretient avec nous de son ascèse par l’écriture, d’une passion qui ne cesse de grandir, nourrie par une belle exigence.

Vous dites lors d’un entretien que « le poète détient une part de la vérité et que la méconnaître c’est perdre beaucoup, qu’un peuple qui perd sa poésie perd son âme ». Est-ce pour vous une crainte en vous projetant un tant soit peu dans l’avenir ?
Il n’est pas besoin de se projeter dans l’avenir pour craindre que les peuples perdent leur âme : c’est malheureusement un processus à l’œuvre aujourd’hui un peu partout sur la planète. La poésie et l’art sont en effet de mon point de vue le lieu d’expression de ce qu’on appelle l’âme humaine, la meilleure part de ce qui fonde l’humanisme, le questionnement incessant, le goût de l’inconnu, le sens de l’ouvert, la réfutation obstinée de ce qui clôt le sens, toutes choses qui fondent une conscience altruiste et vivante. L’oppression violente aujourd’hui d’un rapport au réel productiviste, égoïste, d’un matérialisme à courte vue, tout cela avec les moyens d’une technologie qui ne doute pas d’elle-même, va de pair évidemment avec le mépris croissant dans lequel on tient la poésie, l’art et toutes les formes d’une pensée indocile et créatrice. Lire, écrire, penser en poète, c’est donc s’opposer frontalement à cette logique mortifère. Soyons donc quant à nous, par objection, poètes inlassablement.
Dans votre dernier recueil intitulé justement « Avenirs » suivi de Le peintre au coquelicot vous déclarez de nouveau votre flamme à la poésie, on pourrait parler ici d’un acte de foi, le courage dont elle en est l’expression face à un monde voué à disparaitre un jour ou l’autre. Pouvez-vous nous en parler ?
Je ne vois pas comment vouer son existence à la poésie comme je le fais, et comme le font tant d’autres, ne s’appuierait pas sur une foi résolue dans les pouvoirs de la poésie. C’est le contraire qui m’étonne, de voir tant de poètes, écrire, publier, lire en public leurs poèmes et tenir un discours minimaliste à ce sujet, comme s’excusant d’être poètes. La foi en la poésie que je professe en effet, et sans état d’âme, n’est pas une lubie personnelle, elle s’argumente de la présence constante de la poésie, de son rayonnement, dans toutes les civilisations depuis le début de l’histoire humaine. Elle n’est pas seulement ce que notre modernité occidentale en a fait, un genre littéraire parmi d’autres pour exégètes savants, elle relève d’une position existentielle fondamentale, qui propose depuis toujours à l’homme une alternative quant à la pensée de son destin et de son rapport au monde. Cette position a toujours été à contre-courant des valeurs dominantes en toute société, la grandeur, la force, l’avoir et le pouvoir, elle est donc un contre-ordre. Il faut pour tenir cette position effectivement le courage d’aller contre l’opinion courante et les valeurs admises. 
Pourquoi ce choix du titre Avenirs au pluriel ? Faites-vous la distinction entre différents possibles, un monde avec et sans poésie ?

Pourquoi un S à Avenirs ? pour que justement vous me posiez la question, pour que le lecteur se pose la question… Cela en effet ne va pas de soi, ce qui va de soi, c’est avenir au singulier, tel qu’il a été pensé, ressenti par tous depuis le début de l’histoire humaine : un avenir, un seul, comme une ligne droite dans l’éternité avec certes des avancées et des reculs, mais sans limite. Or, la grande mutation dans la conscience collective s’est faite ces dernières décennies, puisqu’on a enfin mesuré ce que la science dit depuis longtemps, qu’il n’y a pas d’éternité, pour notre planète. Ce que je dis dans ce livre, c’est que nous pouvons ou non hâter notre fin et qu’il y a au moins deux avenirs possibles…Et que le seul monde qui serait viable avec un avenir lointain à peu près garanti serait un monde gouverné par l’inverse de ce qui le gouverne aujourd’hui et qui amène la catastrophe. Ce dont je parlais plus haut : la volonté de pouvoir, l’exploitation éhontée de son environnement par l’homme, l’anthropocentrisme qui implique une jouissance du réel au seul profit de l’espèce humaine. Il ne s’agit pas donc seulement d’un peu plus ou d’un peu moins de poésie : il s’agit d’inventer les moyens d’un monde dont le principe serait comme un diapason un art d’habiter poétiquement la terre.

Vous avez déclaré à ce propos : « J’appelle ici beauté tout ce qui en l’homme, par l’homme et hors de l’homme, exhausse le réel et offense la mort (…) à elle de promouvoir, poème à poème, une politique de la beauté dont le principe est d’incandescence dans la nuit. » De recueil en recueil et même dans vos essais (dont le plus connu La poésie sauvera le monde), vous continuez à croire en ce pouvoir de la poésie d’éclairer la nuit. La voix du poète est-elle encore intelligible avec ce déploiement d’informations un peu partout sur les réseaux sociaux, ces images qui se consomment à la chaîne ?
 La poésie est à mes yeux, l’exact contraire de l’information et de la communication telles qu’elles sont véhiculées par les réseaux dont vous parlez. Un des grands malheurs de notre temps, qui est un malheur ancien mais amplifié et accéléré par les supports technologiques, c’est la façon dont la langue dominante, telle qu’elle est exigée par ces supports, accélérée, tapageuse, sans nuances ni précautions, est l’instrument de la perte du sens…c’est une langue qui, malgré ce qu’elle prétend, perd le réel, n’en donne qu’une représentation scandaleusement réduite, partielle et fragmentée. Elle se donne toutes les apparences du vrai mais on a ici l’exemple de la confusion entre le vrai et le vraisemblable. Il se trouve que les réseaux sociaux qui ne sont pas nocifs a priori ou par principe, porte en eux les moyens du désastre intellectuel et moral dont ils sont le vecteur. Ils privilégient l’instantané, donnent légitimité à des paroles qui ne sont que l’effet d’une impulsion voire d’une pulsion et de l’émotion du moment : or il n’est je crois de parole légitime que si elle est le fait d’un minimum d’élaboration, d’une prise de temps qui est une prise de distance, que si elle naît d’une sorte de silence intérieur où la pensée prend le temps de se retourner contre elle-même, de se peser. La poésie donc est l’exact contraire du vite-pensé, vite-écrit, vite-publié, puisqu’elle ne peut naître que dans la lenteur et le silence premier d’une longue et intérieure élaboration, où tout est saisi dans une interaction entre la conceptualisation, le savoir acquis, l’expérience vécue, bref, dans un aller-retour intense entre la pensée et la sensation. Ceci dit, nous pourrions dire paradoxalement que la poésie prend ainsi toute sa valeur d’objection, qu’elle est l’échappatoire du système répressif à l’œuvre. Non, seulement, elle ne risque pas de disparaître, mais sa valeur de contre-pied ou de contrepoint n’a jamais été aussi flagrante et aussi utile.

 

Je crois avoir lu que vous n’étiez pas croyant mais je perçois vos poèmes comme des prières. Quelle place occupe votre éducation, votre culture religieuse dans votre pratique de l’écriture ? Ne pensez-vous pas que la poésie relève d'une forme de spiritualité, qu’elle permet d'accéder à une transcendance dans l'immanence ?
 Oui, je suis plutôt du genre mécréant et un laïque militant. Ce qui ne m’empêche pas évidemment de m’intéresser à toutes les spiritualités et de m’en nourrir. J’ai eu une éducation chrétienne et mes parents étaient disons des chrétiens laïques, proches un moment par exemple des prêtres ouvriers. Mais j’ai une forte aversion pour toutes les religions dans la mesure où elles ont été historiquement des instruments d’oppression tant morale que physique. Les institutions religieuses, comme tous les pouvoirs temporels, sont corrompues par le goût du pouvoir et ses ornements. Mais le dialogue avec des croyants de tout bord me passionne et j’ai le plus grand respect pour des théologiens qui le plus souvent sont des esprits ouverts dont la foi n’exclut pas le doute. Pour en revenir à la poésie, il est évident qu’elle a partie liée avec la spiritualité, et je crois comme vous le dites qu’elle est la manifestation d’un désir de transcendance, qui ne postule pas un au-delà hors du monde, mais comme le disait Paul Éluard, dans le monde…il y a un autre monde, disait-il, mais il est dans ce monde. C’est cet au-delà de l’expérience immédiate et de la première vue qu’investit la poésie, elle sauve l’homme de l’emprise vite totalitaire du besoin et des demandes du réel immédiat. Mais la poésie relève d’une spiritualité si je puis dire, incarnée, charnelle même, qui ne nie ni n’oublie jamais l’inscription de l’être dans le concret du monde :  c’est en quelque sorte l’esprit en corps à corps avec le monde. Comme elle ne fait pas le pari de cet au-delà que promettent les religions, elle fonde une spiritualité laïque en quelque sorte, partageable par tous. J’ai écrit quelque part que la poésie était l’espéranto de l’âme humaine, cette formule résume je pense assez bien ma pensée dans ce domaine.

Ton poème - Jean-Pierre Siméon, Les Belles Personnes.

Pour revenir à votre dernier recueil ainsi que sur les précédents, je constate que vous ne boudez en rien un certain lyrisme, un travail sur la musicalité, entre le chant et la prière, une passion certaine pour Péguy, pour le poème dramatique. Comment travaillez-vous vos recueils, les mettez-vous en bouche, en les incarnant dans votre corps avant de les fixer sur le papier ?

Mon apport à l’écriture a évidemment beaucoup évolué, au fil des décennies. Même si j’ai toujours été dans mes lectures (qui ont toujours été très diverses, sans exclusive et très nourries depuis mon plus jeune âge de la poésie étrangère) attiré et porté par la poésie disons lyrique pour faire simple, ce n’est qu’au fil des années que j’ai mieux pris en compte l’oralité dans ma propre écriture. Nul doute que mon travail au théâtre à partir des années 90 y a contribué, mais aussi, et cela ne me concerne pas seul, le fait que dès des années 80, nous avons été nombreux dans ma génération, à multiplier les lectures publiques de poèmes, à une époque où la poésie avait quasiment disparu de l’espace public. C’était une manière de renouer avec les lecteurs, une nécessité donc, mais je suis sûr que cela a eu un effet sur l’ensemble de la production poétique.

 Pour répondre plus précisément à votre question concernant mon propre travail d’écriture, il est absolument vrai que je prends en compte désormais comme une donnée première la part vocale du poème, je veux plus que jamais que le poème soit une parole adressée. Mais le défi que je me propose est au fond celui de la poésie depuis toujours : ne rien céder sur la densité particulière de la langue, qui est le fait même de la poésie, sur la densité de la pensée aussi (car la poésie n’est pas qu’un affect) sans rien perdre de l’élan de la parole.

 

J’aimerai que vous nous parliez du travail de la scène. La poésie se déclame beaucoup (Festivals, rue, café, Marché de la poésie, Maison de la poésie, Printemps des poètes…), voyez-vous ça comme un retour à son essence première ?

Votre question me permet de rappeler une chose : cette multiplication des occasions de dire le poème en public, n’est pas née spontanément. Elle est le résultat comme je l’ai dit plus haut de l’effort militant et résolu de très nombreux poètes de ma génération et de celle qui l’a précédée, des nombreux petits éditeurs pionniers des années 70 (Rougerie, Cheyne, Jacques Bremond, Louis Dubost, Obsidiane, Jean Le Mauve, Yves Prié, pour n’en citer que quelques-uns). Ce qu’on voit aujourd’hui n’existait pas dans les années 80/90, il a fallu se battre contre les préjugés, l’indifférence, l’opinion communément admise que la poésie n’intéressait personne, opinion hélas alors partagée par la plupart des médiateurs et responsables culturels. Je sais de quoi je parle puisque j’ai été un acteur parmi d’autres de ce combat. La création du Printemps des poètes est venue opportunément au début des années 2000 pour donner légitimité à ce travail jusqu’alors souterrain et invisible, et pour amplifier et structurer cet élan collectif. Disons donc que cela est d’abord venu de la volonté des acteurs de la poésie abandonnés par la critique nationale et par les grands éditeurs pour l’essentiel, de rejoindre les lecteurs. Il y avait aussi chez la plupart cette idée politique que la poésie ne devait pas être l’affaire de quelques-uns mais n’avait de sens et de valeur que dans sa présence sociale. 

Ceci dit, comme vous le suggérez, cela était l’occasion aussi de renouer avec la plus ancienne tradition poétique, qui n’avait disparu au vrai que dans le monde occidental mais pas ailleurs, tradition qui veut que la poésie soit une parole partagée par tous. Exigeante certes, mais fondamentalement populaire. Il faut rappeler aussi à ce propos que nous n’avons rien inventé : on disait déjà des poèmes dans les bistrots du temps de Villon, des romantiques, du surréalisme, etc. et si par exemple le slam a pour antécédent immédiat la poésie protestataire américaine, on peut voir par exemple un Jehan Rictus déclamant ses poèmes rimés en argot parisien au Chat noir à la fin du XIXe siècle comme un ancêtre direct de nos slameurs…

Vous êtes également dramaturge, quelle différence faite-vous entre l'écriture théâtrale et l'écriture poétique ? 
C’est une question très vaste et qui mériterait une longue réponse. Je dirais simplement qu’il y a plusieurs traditions d’écriture théâtrale, la tradition du théâtre d’art français dans lequel je me situe est fondée dans la poésie. C’est un poète, Paul fort, qui a inventé, à 20 ans, à la fin du XIXe siècle le terme de Théâtre d’art. Les plus grands textes du répertoire français et international, sont le fait de poètes : par exemple Racine ou Shakespeare, Musset, Hugo, Claudel, ou Brecht, Beckett ou Jon Fosse… la question de fond est de savoir comment on peut concilier une écriture poétique assumée et les nécessités de la représentation théâtrale qui exige une réception immédiate, ce qui, d’une certaine façon, contredit la nécessité d’une latence pour la compréhension du poème. J’ai essayé pour ma part d’inventer une poésie de théâtre qui tienne compte de cette contradiction, c’est-à-dire qui reste de la poésie mais qui puisse être incarnée et ne sature pas l’écoute du spectateur… la grande différence donc c’est que quand j’écris des poèmes, je sais que la lecture peut en être lente, rémanente et récurrente, que le lecteur a le livre le plus souvent dans les mains, ce qui ne sera pas le cas du texte écrit pour le théâtre.
Vous êtes également un passeur important, alors je vous le demande pour conclure : un conseil ou plusieurs que vous aimeriez donner aux jeunes poètes en herbe qui aimeraient se lancer à leur tour et écrire de la poésie ?
Pour ma part, je donne un seul conseil : il faut lire, lire et relire sans cesse les poètes qui nous ont précédés, ceux qui, comme dit René Guy Cadou, " sont passés avant nous au guichet". Lire de la poésie d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs. Je fais remarquer aux jeunes que je rencontre qu’ils n’imagineraient pas écrire une chanson sans connaître aucun des chanteurs de leur époque, devenir un joueur de football professionnel sans regarder toutes les semaines les exploits de leurs joueurs préférés. Je ne crois pas à la poésie spontanée. Les griots africains qui improvisent ont la mémoire de siècles de tradition poétique, et n’oublions pas que Rimbaud lisait à 15 ans les poètes de son temps et qu’il avait une culture hors du commun.

∗∗∗

Extraits de Avenirs suivi de Le peintre au coquelicot :

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Le soleil un jour avalera le monde

Regardons-nous mon Dieu quel hiver
Dans les visages quel froid dans les bouches !
Si jeune encore et déjà vieux le monde
Déjà le grand âge qui tremble
Plus que le corps le cœur défait
Et lui chercher un avenir
C’est chercher des fruits aux arbres dans la neige
Hommes et ciels tout usés
Il fait si nuit dedans
Qu’un moindre rire est un printemps mais
Moi qui suis vieux de beaucoup de pluies et de pas
Je vous le dis comme l’enfant
Qui voit la mer dans une flaque
Laissez le froid aux effarés
Laissez le froid manger leurs lèvres
Prenez le premier vent qui passe
Sautez du lit trouvez l’échelle
Volez leur nid aux hirondelles
Dansez dansez sur les toits
Dansez riez défiez le vide
Que votre rire éclate comme une orange qu’on égorge

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Grâces ultimes

Nous ne saurons jamais ce que voulaient de nous
La terre ni ce bleu infini qui la retient
Comme un visage le miroir
De qui l’aventure humaine sera-t-elle le souvenir ?
De quoi la trace déchirée ?
Oh je sais la question aussi vaine
Qu’un clou planté dans l’eau
Mieux vaut parler peut-être
Du repas de demain ou
Du vieillissement du jour à la terrasse puis
Lacer ses chaussures et descendre au jardin
Et pourtant
L’homme n’existe
Que de tenir tout entier dans la question
Nous ne saurons jamais pourquoi
Toucher des lèvres de ses lèvres
Ou un cœur du regard
Est de siècle en siècle
La seule vérité qui tienne
Comme toujours revient comme une grâce
La fleur mille fois piétinée

Présentation de l’auteur




Traverser les fragilités et entrer dans la lumière : hommage à Jean Lavoué

Lorsque l’on m’a demandé de parler de la poésie de Jean Lavoué, 3 mots me sont spontanément venus à l’esprit :

 

Fragilité                          Fraternité

Simplicité

Jean fut pendant plus de 40 ans en proximité avec la poésie de René Guy Cadou, Cadou qui, comme il l’a dit dans un entretien avec Karina Berger, a été la figure poétique et spirituelle qui l’a inspiré le plus. Leur proximité ne fut pas que littéraire, elle fut aussi en humanité car comme Cadou, Jean a su rejoindre ceux qui souffrent au cœur même de sa propre expérience de fragilité ; lui aussi a su traverser de façon lumineuse l’expérience de l’absence, l’absence de sa sœur décédée à 18 ans dans un accident, et l’expérience de sa maladie.

La fragilité, une blessure qui n’est pas un enfermement mortifère, mais une voie de liberté intérieure comme nous le dit Bernard Ugeux dans son livre Traverser nos fragilités : «  On ne peut vraiment joindre les mains que lorsqu’elles sont vides… »

Héberger l'Inouï - Poésie Jean Lavoué, musique Pier d'Andréa.

Atteindre la liberté intérieure, c’est consentir à la réalité même douloureuse : «  Quand la maladie parfois terrasse, se sentir à jamais/ de la vulnérabilité » avec ces mots de Jean, nous comprenons qu’il a su vivre la sainte blessure et vivre aussi en poésie  cette parole de Matthieu (5-3) : «  Quelle chance pour ceux qui sont en manque jusqu’au fond d’eux-mêmes ». Jean nous dit dans son ouvrage Voix de Bretagne – Chant des pauvres : « La pauvreté fondamentale celle qui nous fait manquants, marqués à jamais d’une cicatrice inguérissable ( …) d’où la poésie a jailli comme un miracle inespéré. »

Alors, Jean a su regarder les oiseaux du ciel et les lys des champs. Il a mis en pratique ces paroles de Jean Sullivan dans Paroles du passant : «  Le bonheur est aussi dans le regard, une certaine attention aux étoiles, à l’herbe des champs. » C’est ce bonheur que l’on aperçoit en entendant ces vers de Jean : «  Et si le silence se faisait en soi aussi fin d’un brin d’herbe. »Une poésie qui traduit ce que nous dit aussi Gabriel Ringlet poète dont Jean se sentait proche : «  Vous verrez que l’amaryllis pousse parfois près des barbelés et qu’une lumière peut encore surgir au milieu des épines. » (Eloge de la fragilité)

Ces auteurs comme Jean, nous rappellent ce que Saint Paul nous a dit : «  C’est quand je suis faible que je suis fort ».

Jean le savait, il ne faut pas refuser les épreuves, les blessures car elles peuvent mener à « une fête transfigurée »

Si tu te sens vulnérable
Incertain de tes jours
Tu recevras en toi
La vie comme un cadeau. 

Les poèmes de Jean témoignent que la sensibilité, la vulnérabilité sont pour le créatif, pour le poète un atout et que la fragilité se change en force, car l’accepter  c’est s’accepter, c’est élargir notre humanité et se reconnaitre vivant, c’est aussi consentir à se laisser aimer, s’offrir à l’amour qui nous attend :

Fragile mortel
Porté par cet amour immense offert
Injustifiable
Dont tu ressors lavé
Dans la nudité des premiers jours. (Ecrits de l’arbre dans le soleil)

Et te voici maintenant
Presque aussi pauvre que lui
……..                              
Découvrir dans les secrets de sa propre mort
Sa plus belle promesse d’amour,
Cet inconnu fiché au cœur de sa vie  ( Chant ensemencé )

La fragilité est une voie d’accès à l’intériorité car on est alors sensible à la dimension tragique du réel, avancer même blessé c’est devenir plus lucide : « Fou celui qui se croit à l’abri » dira Christian Bobin.

© Le Télégramme

Pour Jean comme pour René Guy Cadou, la poésie s’est faite « rumeur brisée du monde. »

Comme Charles Péguy Jean  a su, « sur fond de peine, tisser la joie » car il savait comme François Cheng que les absents  ces « âmes muettes » ne cessent d’être là.

Jean a su nous dire que si la graine fragile accepte l’obscurité de la terre, elle pourra s’épanouir et devenir arbre ?

Je conclurai ce thème de la fragilité avec ce poème extrait de  son recueil Ecrits de l’arbre dans le soleil qu’il dédie à Christian Bobin :

Nous héritons tous de passants vulnérables
Qui ouvrirent pour nous  des voies,
Sans connaitre le but,
Ils nous firent pourtant le cadeau
De leur absence lumineuse. 

Si ces vers évoquent la déchirure de l’absence féconde, ils évoquent aussi la fraternité qui fut au cœur de sa vie et de sa poésie.

Je cherche comment
partager encore avec toi
le pain du poème.

Fraternité, c’est le titre de l’un de ses recueils Fraternités des lisières, c’est aussi le sous-titre de son essai René Guy Cadou la fraternité au cœur , Jean avait lui aussi la fraternité au cœur, très loin de l’esprit individualiste, il n’a cessé de s’ouvrir aux autres , la transmission est un don qu’il faisait aux autres , c’est dans cet esprit qu’il vivait les échanges sur son blog ou sur sa page facebook et qu’il entreprit de se faire éditeur.

Il se sentait en fraternité avec Simone Weil, Christine Singer, René Guy Cadou,  Xavier Grall , Gilles Baudry, Christian Bobin, Philippe Mac Leod, François Cheng François Cassinghena Trevedy ou Philippe Forcioli pour ne citer que ceux-là. Et l’on a pu lire sur sa page facebook :  «  J’ai gardé l’habitude de partager de temps à autre certains de ses textes ( il évoque alors Christiane Singer) comme ceux de Christian Bobin ou d’Etty Hillesum. Voici trois auteurs qui m’accompagnent au fil de ce réseau et m’aident à garder une ligne de poésie fidèle à l’accueil inconditionnel, à la passion de l’homme, à la fidélité aux ressources inépuisables de la vie quels que soient les obstacles et les circonstances. »

Il a su entretenir un esprit de communauté poétique. Une fraternité de la tendresse et une tendresse pour l’humanité, il a regardé l’autre comme un compagnon, dont nous avons besoin, trop fragiles que nous sommes pour rester seuls, la poésie et les rencontres pour une présence au Monde.

Jean Lavoué a su nourrir son écriture de la fréquentation des autres poètes, rencontres et lectures pour nourrir son expérience d’intériorité. La poésie est une nourriture  qui se partage et il nous invite au banquet :

La poésie nous redonne son oxygène
… comme le pain
Elle rompt l’ordinaire des jours
( Passio Vegetalis )

Dans la demeure où l’âme
du mondea fait son nid
La table est toujours ouverte
Et le banquet n’aura pas de fin.

Jean Lavoué n’est pas seulement en fraternité avec les hommes, il l’est avec la nature, l’arbre en est le symbole :

Arbre de haute lignée
Oh mon frère
Toi que l’on ne regarde pas 
………………………………………….
Le sang qui me raconte
Ta sève le prolonge.

Jean a su être le spectateur d’une œuvre, celle de la nature, il a su la regarder, elle est une expérience esthétique au sens de aisthésis ( faculté de percevoir par les sens) . La nature, il la contemple et il médite :

Je regarde le ciel
Comme un présent sans fin.

Jean-Louis Clouët à propos de René Guy Cadou parlait de la «géographie tremblante du chemin » J’ose le plagier et parler pour Jean de la « poésie tremblante du chemin ».

Des clairières en attente, Jean Lavoué, Médiaspaul 2021.

Ses marches dans la nature habitée de silence, l’initient et le guérissent. Au rythme de sa marche, sa poésie s’écrit :

Avez-vous déjà pratiqué la marche
Spacieuse       
L’espace s’élargit à l’infini autour de vous
Et vous devenez le témoin silencieux
De tout ce qui respire en vous.

Jean Lavoué un homme et un poète qui marche. S’ouvrir en marchant au silence et accueillir car comme l’a dit Xavier Grall : «  toute marche est une marche spirituelle », en écho aux mots de Xavier Grall,  ces vers de Jean :

Marcher accueillir
Cueillir dans le silence de la nature
Les bribes d’un poème ou d’un chant
Constitue pour moi un exercice
spirituel à part entière. 

La marche pour un chemin d’authenticité et accéder  en simplicité à l’essentiel.

Comment ne pas penser à ces mots du Petit Prince de Saint Exupery refusant l’offre du marchand : «  Si j’avais  cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine. »

Jean a su en simplicité cultiver le temps de la lenteur nécessaire à la contemplation, alors adviennent la grâce et la poésie, la poésie  qui est quête de simplicité, cette simplicité s’incarne dans son écriture, un univers fait de choses simples et familières, une simplicité nécessaire à la liberté spirituelle. Le minuscule, l’ordinaire, le rien amènent comme en témoigne le philosophe André Comte Sponville à l’oubli de soi. Les poèmes de Jean sont comme il le disait pour la poésie de René Guy Cadou, « lavés de tous les artifices ». Il a su chasser l’inutile, le superflu pour s’approcher de l’essentiel, il s’est ainsi ouvert au merveilleux, à l’inattendu, alors s’est invitée la joie :

Quand ton poème sera aussi pauvre
Qu’un peuplier se balançant dans la lumière
Alors tu n’auras plus rien à faire
Qu’à être là
Poreux aux murmures du silence. 

Jamais Jean ne s’égare, ne se perd car il sait être dans cette simplicité qui est «  sans certitude, sans but, sans prise, sans intention. »  ( Nous sommes d’une source p. 51 )

Ecrire avec peu de mots, de pauvres mots ; pour faire advenir la poésie du silence, du vide, pour faire advenir la lumière Jean accède bien à ce vide lumineux qui, dit-il, a pour nom la joie, quand on est allégé de soi-même.

Pour Jean, comme l’a dit René Guy Cadou, «  La vie fut simple et nue au bord du paysage. »

Trouvez votre cœur et changez –le en encrier » disait Max Jacob à son ami René Guy Cadou, Jean a trempé sa plume dans cet encrier, il a su parler à l’encre de l’âme, écrire de la poésie pour que la vie puisse reprendre. Il nous invite à «  Suivre les sentiers de l’inutilité et de la poésie. » Il fut un sourcier en fraternité. Il s’est fait ce serviteur inutile mais serviteur de l’essentiel. Il est «  cet épistolier du vent qui se confie aux arbres » selon le souhait d’un autre poète Jacques Robinet ; je ne sais pas si Jean Lavoué le connaissait, mais je sais pour les avoir connus l’un et l’autre qu’ils sont  d’une même communauté poétique et fraternelle.

Jean l’homme et le poète   a été là, simplement, il a regardé, il a contemplé, il a rendu grâce, il a su devenir plus pauvre pour accéder à l’essentiel et ouvrir des voies imprévues. Il a été ce poète qui se préparait «  A la grande paix qui nous espère.

Jean était épris de beauté, de joie, de lumière.

La lumière Hélène Cadou à propos de René Guy Cadou a dit dans le Bonheur du jour : « Toi qui donnais lumière aux arbres. » En écho ces mots de Jean Lavoué dans Passio Vegetalis s’adressant à l’arbre : « Comme ta lumière m’appelait. » , par-delà le temps et l’espace, j’aime imaginer Jean et René Guy en cette même lumière fraternelle et éternelle.

Jean a eu une parole libre. Quand la poésie est accueillie, elle est terre de naissance et le poème accueilli fait naitre le poète. Ecrire, c’est aller à la rencontre de « cet inconnu qui nous habite », à la rencontre de la Présence car la poésie et particulièrement celle de Jean Lavoué est un lieu de révélation, de dévoilement en ce sens elle est évangélique.

Hommage rendu à Jean Lavoué dans le cadre du festival littéraire l’Esprit du Large à l’abbaye de Saint Jacut-de-la-Mer le samedi 29 mars 2025

Présentation de l’auteur




Gaël Tissot, Trois géographies

Géographie de l'éphémère

L'éphémère de la carte sous mes doigts
se défait l'encre de nuit

la ville disparaissant

pâleur

gradation entre les zones éteintes et celles dont le temps n'a
pas porté la marque.

//

Il me faudra reprendre
rendre au vif les contours effacés
encore
revenir
élucider les saisons anciennes
et les terres disparues
comme sable au couchant

où la logique du souvenir étincelle
où se restituent les courbes des ruelles

encre mémoire

en relais du tangible.

 

Géographie de l'immobilité

La marche
et soudain
devant
la bâtisse abandonnée.

Démesure de ses proportions, espace clos à l'équilibre de l'air

immobile

le lent affaissement des murs
colonnes infinies brisées par la lance affûtée des jours.

Chien errant
d'une fontaine figée dans son absence d'eau.

Résiste le corps au trouble du lieu
le noir frémi
en même temps que désir de silence.

//

Un gardien
veillant rides de briques

se détachent des images froissées
toiles lointaines
diluées sous le toit flottement.

La roche érodée de mes poings.

 

Géographie souterraine

Cartographier les os sous la cité, résurgences de rues sous les places,
de places sous les bâtiments

ronger profondeur
l'accrétion de vies passées.

Les morts sans nom
les morts sans cris
perdus de la veille

pourrissement terre-roche
en strates enfouies
couches de temps humain
à supporter
nos pas
à ciseler
brut
les rivages aiguisés de nos pleurs.

//

Perdure
la violence de l'oubli.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Fleurs polonaises de Julian Tuwim, fulgurante symphonie poétique

Présentation et traduction Maja Brick

Julian Tuwim, génie poétique, a créé des fulgurances d’expression et des paysages nostalgiques qui ont façonné le cœur polonais, ce cœur qui bat depuis des origines littéraires de cette nation, si fière et tendre, parfois orgueilleuse et violente, marquée par des contradictions d’esprit et d’émotions réfléchies dans sa littérature. C’est une histoire haute en couleurs, rythmée par des tragédies, des soulèvements politiques enthousiastes et des assoupissements triviaux, contrastes que Tuwim saisissait par sa sensibilité aiguë, son sens musical, sa polonité, si spécifique. La Pologne reste toujours incomprise par le monde occidental comme un pays marginal et rebelle, quelque part à la frontière du monde asiatique. Et pourtant, cette position provinciale, porte des richesses artistiques et humaines universelles, grandeur et originalité.

Tuwim est né le 13 septembre 1894 à Łódź, un Manchester polonais. Apparemment, rien de poétique sous ce ciel pollué, strié par des cheminées d’usines, dans des quartiers pauvres d’ouvriers voisinant avec des palais de richissimes capitalistes locaux et étrangers. Il commence à publier ses premiers poèmes dans des revues culturelles, étudie le droit et la philosophie à l’Université de Varsovie, côtoie les milieux littéraires, fréquente des cabarets, mène une vie de bohème artistique de l’époque. Il noue une relation avec un groupe de jeunes poètes réunis autour de la revue Skamander qui deviendra emblématique d’une étape littéraire importante. Après Łódź, c’est Varsovie sera sa ville très chère où il passera la période de l’entre-les-deux-guerres.

Julian Tuwim, Fleurs polonaises, fragment 1.

Le public polonais prend connaissance de ses créations grâce à des revues littéraires nombreuses dans ce temps où la Pologne se reconstruit, reprend sa vitalité politique, économique, intellectuelle, artistique, après presque deux siècles de domination russe, allemande et autrichienne, auparavant rayée de la carte politique du monde. Mais un fort sentiment d’identité nationale persiste et l’esprit renaît vite. Tuwim est l’un des bardes, très sensible à ce pouls accéléré du pays. Il connaît ses registres mentaux, ses souffrances, ses erreurs, ses divisions et surtout sa langue si riche et colorée, si foisonnante comme le miroir du peuple tout entier composé de milieux sociaux différents. Jamais vraiment identifié à tel ou tel groupe, il tend l’oreille à ces multiples voix qui se croisent.

Ses origines juives l’exposent autant aux attaques antisémites et aux dangers pour sa vie pendant la deuxième guerre qu’elles provoquent un drame intérieur, car Tuwim est un patriote polonais qui souffre de tentatives de le bannir et ses sentiments religieux ne trouvent ni église ni chapelle, proches du christianisme et parfois de la vision panthéiste, dionysiaque, païenne. Attaché à sa modeste famille, il doit la quitter, sans pouvoir imaginer l’hécatombe qui va s’abattre sur l’Europe. Pendant la deuxième guerre, il vit à Rio de Janeiro et à New York. Il supporte mal cet exil, loin de son pays dévasté par les nazis, loin de ses proches. Bien qu’il noue des relations avec des intellectuels polonais émigrés, il se sent isolé. Il est déchiré lorsqu’il apprend que l’occupant a tué sa mère en la défenestrant dans un asile psychiatrique près de Varsovie en 1942.

Au Brésil, il commence à écrire un poème qui s’élargit en une épopée ressemblant à l’œuvre du poète romantique Adam Mickiewicz, Monsieur Thadée. Des analogies sont multiples aussi bien biographiques que poétiques. Les deux poètes vivent mal la contrainte d’émigrer à l’étranger, Mickiewicz à Paris, Tuwim en Amérique. Leur patrie sera toujours leur langue natale, leurs souvenirs d’enfance, l’engagement politique, la famille, les amis. D’ailleurs Tuwim est conscient de ces similitudes et conçoit son œuvre, Fleurs polonaises, comme un hommage à la poésie romantique. Sa nostalgie du pays est si forte que, leurré par la perspective de la libération par les Russes, il revient en Pologne en 1946 et rejoint le camp communiste. Cet aveuglement dû à son désir de rentrer en pays, de retrouver sa voix, sa position dans la vie culturelle de Pologne, devient son drame personnel, un de plus. Il meurt le 27 décembre 1953 à Zakopane.

Tuwim-poète incarne l’évolution esthétique importante dans la période de l’entre-les-deux-guerres. D’un côté, il représente un barde-prophète, s’appuyant sur l’héritage romantique, de l’autre, il aspire à décrire la vie quotidienne triviale, proche de chacun. Fleurs polonaises reflètent ces deux tendances opposées, ces deux tons : élevé, lyrique, spirituel, patriotique et l’humour, l’attachement au détail prosaïque, aux portraits pittoresques de la vie provinciale, du petit peuple. Il pratique tous les genres poétiques, poèmes pour enfants, chansons de cabaret et poèmes lyriques aux motifs religieux et patriotiques. Il excelle aussi dans des tableaux expressifs de la vie courante. Sa veine romantique élevée n’est jamais loin d’autres tons, plus ordinaires. Il sait rendre hommage aussi bien à la voix de Mickiewicz, Słowacki, Wyspiański, d’inspiration la plus haute dans la littérature polonaise, que s’incliner devant le langage argotique des gens de banlieues. Ces ruptures de style sont chez lui très frappantes et correspondent au bouleversement littéraire de son temps. La poésie devient alors souvent plus directe, familière, sans perdre sa mission de guider la nation. Ces motifs contrastés apparaissent déjà chez le post-romantique, Stanisław Wyspiański, notamment dans la pièce, Noces, parue en 1901, où des idéaux patriotiques exaltants se heurtent au somnambulisme quotidien, à la trivialité ; drame polonais saisi avec génie par ce poète méconnu du public occidental. Car il faut souligner que l’histoire polonaise, si particulière – quel pays au monde a réussi à préserver son identité nationale sous une si longue occupation étrangère ? – pèse sur la mentalité de ce peuple, s’exprime constamment dans sa littérature, au point de devenir hermétique pour les européens qui ont joui d’une continuité politique et culturelle sans des traumatismes si violents que connaissent les Polonais. Et pourtant ce dialogue national, pour ne pas dire local, est chargé d’un universalisme exemplaire, malheureusement ignoré par les pays civilisés libres, par le reste de l’Europe.

Pourquoi aujourd’hui revenir à Tuwim ? Est-il anachronique ou trop polonais ? Il est avant tout un personnage charismatique, très attachant, au cœur brûlant, à la parole vive, très expressive et riche. Cette beauté précisément m’inspire à reprendre ses vers en une langue étrangère qui est devenue la mienne après la moitié de ma vie passé en France. J’aimerais combler une criante lacune, car ce poème virtuose n’a pas été traduit depuis la mort du poète.

Julian Tuwim, photo © Kurier Codzienny / NAC

A Rio de Janeiro, Tuwim imagine sa lointaine patrie, Łódź de son enfance, Varsovie d’avant la guerre et sous les bombes allemandes, Londres… Il écrit en vers une histoire avec des personnages, ses souvenirs, son premier amour, ses premières lectures poétiques… Tout se développe comme une chaîne de digressions, en libres associations, avec une surprenante spontanéité et une vigueur.

Dans une lettre à sa sœur Irène, il écrit : « Figure-toi, qu’inopinément, le 29 novembre, je me suis mis à écrire et, jusqu’aujourd’hui, j’ai écrit quatre mille vers, et il y aura en tout, peut-être dix mille. Je ne sais pas encore si c’est une inspiration ou une habitude, mais j’écris comme un fou pendant des jours entiers. (…) Tout croît à vue d’œil. Leszek, Kazio et Choromański disent que c’est magnifique et ils appellent ça Monsieur Beniowski (Monsieur Thadée + Beniowski), mais ils ont raison seulement en ce qui concerne cette deuxième œuvre : mon histoire est un fantastique serpent romanesque. Elle se déroule à Łódź en 1880 et à Rio en 1940, à Varsovie entre 1935 et 1938, puis de nouveau à Rio et brièvement à Londres… C’est l’histoire fantasmagorique d’une fille polonaise et d’un officier russe qui a tué en 1906 à Łódź un militant qui a laissé un fils, etc. Le personnage central est un jardinier qui fait des bouquets et tout cela serpente et s’entrelace parmi ces fleurs en créant une atmosphère folle et enivrante de couleurs ; tu trouveras dans mon bouquet papa assis à la banque et jouant au billard, et toi à Dorset House, et un acteur noir qui, en 1880 (c’est vrai), jouait à Łódź Othello, et quelque valse folle que je dansais avec Stefa près de Łódź, et un apothicaire de province qui déraille, et moi, quand je commençais à écrire des poèmes, et moi en polémiquant (horriblement !) avec ceux d’Ozon et d’ONR, et une épicerie, et une tempête de neige magique dans une petite ville – et hier, Irusiu, j’ai décrit ce cheval (t’en souviens-tu ?) qu’on voyait depuis la petite chambre. Quelque part à Podleśna, sur un toit de quelque institut vétérinaire, cheval de fer… Donc, voilà mon histoire.

Je pense que ce sera la chose la plus importante que j’aie écrite – épopée lyrique, satire grotesque, le tout magiquement lié… Et ce qui est le plus important – avec un sens distinct. L’ensemble se compose de trois parties parmi lesquelles, la première (3500 vers à peu près) est déjà recopiée et prête pour la dactylographie. J’aimerais t’envoyer le manuscrit – mais arrivera-t-il ? Par ailleurs, l’envoi coûtera une fortune. Mais je vais essayer. Il y avait quelque chose, Irusiu, qu’en Pologne, surtout pendant cinq dernières années, je n’écrivais presque rien, et ici je me suis tant épanché. Je crois que 1) l’atmosphère au pays était insupportable et qu’elle a bloqué mon inconscient avec mon inspiration poétique, 2) ici, je dois reconstruire cette Pologne si chère et maintenant si pénible. »

Ce monde poétique haut en couleurs, brillant et éclaté, frappe par sa force éruptive, soit joyeuse, soit colérique, soit lyrique, exprimée dans une langue riche et rythmée, le tout magnifiquement orchestré comme une symphonie pleine d’énergie. Tuwim suit son intuition créatrice sans les rigueurs imposées, ce qui se reflète même au niveau de strophes où les ruptures d’images et de tons sont fréquentes. On a l’impression d’une course échevelée d’associations libres. On entend une voix, un souffle, un battement de cœur. On voit des paysages, on savoure des odeurs comme si Tuwim palpait des objets avec son imagination, sentait l’air, dialoguait avec ses personnages vivants. Ce trait de son talent est perceptible dans toute son œuvre ardente ; quelque force païenne, dionysiaque. Sa poésie est le saut d’un barbare qui a ressenti Dieu, sorte de danse où se mêlent des rites anciens et des violences, un climat que je comparerais à la beauté du Sacre du Printemps de Stravinski avec ses scansions mécaniques et modernes liées à une danse rituelle sauvage. Mais Tuwim doté du tempérament d’un jeune révolté est aussi parfois un sage attristé, un mélancolique. Jamais neutre, son émotion est toujours expressive et contagieuse, en cela il est un séduisant charmeur, une personnalité hautement attachante. Tel il était dans la vie, tel il reste dans sa poésie. Sa voix paraît parfois excessive, ce que j’associe au théâtre où l’histoire qui se déroule sur une scène nécessite la diction parfaite, le geste et la tenue d’un acteur expérimenté.

Malgré cette expressivité forte, une veine nostalgique traverse tout le poème Fleurs polonaises. C’est pourquoi reviennent systématiquement des paysages paradisiaques d’enfance, un jardin opulent avec un sournois serpent, la nature exotique que Tuwim voyait au Brésil tandis que les bombes allemandes écrasaient son pays. Il n’y a pas de Paradis sans péché, celui du plaisir érotique, celui de la mesquinerie, de l’esprit étriqué, de la misère. Tuwim dénonce ce drame comme intolérable, drame qui le déchire. Pour remédier à cette douleur, il ne cesse de rire. Son humour touche une vie prosaïque, pleine de charmes, de manies, de banalités, telle une petite scène de cabaret. Le poète est connu d’ailleurs pour ses chansons et ses satires politiques conçues pour le cabaret. Sa scène s’élargit souvent et montre des paysages urbains modernes, la ville industrielle Łódź, la capitale Varsovie, villes de contrastes sociaux criants. Il est autant impressionné par cette modernité qu’indigné contre le capitalisme. Toujours engagé, il observe l’actualité, critique, polémique, attaque. Il dénonce la propagande officielle, le pseudo-patriotisme, la phraséologie bourgeoise, il est toujours du côté du pauvre, de l’exploité – ouvrier ou paysan -, il déteste l’étroitesse d’esprit du petit bourgeois sans rêves.

Sa compassion enveloppe autant les humains que les objets et des villes entières, notamment sa ville natale Łódź et Varsovie. Il décrit Łódź comme un corps abîmé par l’industrie : ces images, proches de l’expressionnisme et du futurisme, font penser aux descriptions de Reymont que le réalisateur Andrzej Wajda a magnifiquement montré sur l’écran dans son adaptation de la Terre promise. La ville est chez lui un personnage par excellence, un organisme vivant et passionnant en pleines transformations. Elle a sa laideur et son charme, elle grouille de cabarets et de dancings. Elle a ses palais et ses banlieues, ses distractions diverses – fêtes foraines et bals d’élites -, elle pue la misère et la pollution. Elle a ses victimes – ouvriers grévistes et patriotes. Elle a ses vitrines colorées qui happent les enfants, font rêver les amoureux et les pauvres.

Tuwim prétend être non seulement un barde de métropoles, mais aussi de province, de petites villes très calmes et grises avec leur charmante petite gare et leur petit hôtel plein de fantasmes d’amoureux.

A Rio de Janeiro, il est hanté par des scènes terribles de destruction – Varsovie bombardée, Varsovie cimetière et ruine, lieu tragique à la grandeur antique.

La poésie de Tuwim n’est pas intellectuelle comme celle par exemple de Czesław Miłosz ou de Zbigniew Herbert, bien qu’elle présente une certaine vision philosophique du monde : le Paradis perdu, la nostalgie du dieu invisible, des forces païennes traversant un monde panthéiste. Elle se caractérise avant tout par son énergie et son émotivité. La parole de Tuwim est brûlante, ardente, passionnée. Ses images sont hautement sensuelles et évocatrices : odeurs, couleurs, formes sont perceptibles dans son bouquet de fleurs polonaises. Tous les sens du lecteur sont sollicités au point de se confondre. Le chant d’un coucou laisse des traces visuelles pointillées, s’associe au mouvement rythmé d’un serpent et à l’aspect marbré de sa peau. Des fruits confits dans un bocal de verre exposé au soleil font surgir un kaléidoscope de couleurs et des visions magiques dans un théâtre d’ombres. Mais ce qui frappe, c’est surtout une extraordinaire musicalité et un sens de rythme accentué par les rimes et le nombre de pieds variable. Non sans raison, Tuwim reste un chansonnier qui ne se démode pas. Il joue sur des registres émotifs avec adresse, jongle entre pathos, mélancolie, ironie et humour. Ce sont ces dissonances surprenantes qui attachent l’attention, entraînent le lecteur dans une danse incessante. Rappelons un exemple éblouissant de l’interprétation de sa virtuose Valse Brillante par la chanteuse Ewa Demarczyk qui a magnifié par sa voix dramatique l’intensité émotionnelle de ce morceau de bravoure. Un souffle vivant dans ses va-et-vient est par excellence musical, proche du rythme cardiaque. J’associe cette poésie à la musique de Chopin qui porte, elle aussi, une charge patriotique forte, qui peint des paysages de Mazvie, déploie les danses folkloriques – mazurkas -, où les danses de nobles – polonaises -, étonne par des variations brusques de rythmes et de climats. Ces deux artistes impressionnent par leur virtuosité liée à l’émotion forte. Tuwim obtient un effet de spontanéité par la connaissance intime de sa langue, grâce à sa véritable passion pour ses expressions très riches et plastiques, parfois archaïques ou argotiques modernes. Citons ici ses recherches de manuscrits anciens qu’il a réuni dans une anthologie de textes médiévaux sur la magie noire.

Sensible au mot et conscient de ses insuffisances, souvent il s’interroge sur le processus créateur. Il pose ces questions dans son recueil de poèmes, Mots et choses, où il dit l’impossibilité d’exprimer le monde. Il revient aux sources de la poésie polonaise, à Jan Kochanowski, le premier grand poète de la Renaissance, inspiré par Ronsard et l’Antiquité, mais qui crée, pour la première fois dans la littérature polonaise, quelque chose qui restera sa caractéristique : son rapport à la nature, à la terre natale avec toutes ses formes, odeurs et couleurs. Mais on se tromperait en imaginant que cette problématique du mot infirme par rapport à la réalité est chez Tuwim un sujet théorique. Le poète ressent un authentique déchirement dû à l’incapacité de dire le monde. Me vient à l’esprit un autre exemple magistral concernant ce dilemme qui provoque la souffrance, le texte en prose de Hugo von Hofmannsthal, Une lettre de Lord Chandos. Sur cette impossibilité inhérente d’accéder par le mot à l’essence des choses se superposent les déficiences de la mémoire qui n’arrive pas à reconstruire un moment vécu, à reconstruire donc le passé et le pays d’enfance. Voilà la douleur de cet émigré coupé de son passé, de sa terre, des êtres chers, ensorcelé par la poésie trompeuse, substitut imparfait d’un bonheur inexistant. Ce motif de la poésie-chimère est présent dans la tradition romantique polonaise chez Mickiewicz, Słowacki, Krasiński et aussi chez Krzysztof Baczyński, leur héritier, mort jeune tragiquement pendant l’insurrection de Varsovie en 1944.

Le poème de Julian Tuwim Strofy o późnym lecie interprété par Stefan Szramel.

Mon rapport à la poésie de Tuwim est très personnel et intime, car mon grand-père était son secrétaire et son ami. Mon père, comédien, et son fils, m’a transmis sa passion pour la littérature grâce à ses lectures à haute voix. J’ai grandi en écoutant quotidiennement ses exercices de diction sur un poème célèbre pour enfants, Locomotive, texte humoristique brillant qui a charmé des générations. Je n’oublierai jamais une soirée de poésie dans mon enfance, où mon père récitait des vers et des lettres du poète avec l’accompagnement de la musique de Chopin. Profondément émue, comme envoûtée, j’ai mordu alors mes lèvres jusqu’au sang en retenant mon souffle. Plus tard, dans mon adolescence, j’ai passé quelques jours d’été avec mon père au milieu d’une forêt. Le soir, nous assoyions parmi des arbres sous l’éclairage d’une petite lampe. Tout autour, le silence mystérieux et le noir. Mon père entamait alors sa lecture des Fleurs polonaises. Ces derniers jours, j’ai relu un passage sur les enfants misérables de Łódź, passage qui se rapporte au Bateau ivre de Rimbaud et, inopinément, j’ai entendu le timbre de la voix de mon père, mort il y a quinze ans, j’ai ressenti à la fois une sensation physique violente ; la gorge serrée, des larmes aux yeux… Ce n’est qu’aujourd’hui, après plus de trente ans passés en France, que je reviens à mon pays natal avec ma traduction de ce poème. Ce n’est qu’aujourd’hui que je suis enfin prête à me réconcilier avec mes origines, à savourer la beauté de ma langue, à explorer encore plus le français, à lier ces deux langues, à essayer de transmettre le souffle et l’art du poète, à les couler dans ma forme analogue mais différente.

Mais, hormis parfois un effort gratifiant et un plaisir incontestable, quelle horrible frustration m’habite à chaque pas ! La traduction paraît inférieure à l’original et inexacte. Tuwim, lui-même traducteur du russe, exprimait ainsi son attitude envers les langues étrangères : « Je suis la négation de l’esprit polyglotte (ou cosmopolite) dans la pratique courante ; je parle le français comme un cordonnier (évidemment de Varsovie et non pas de Paris), je déteste la langue de Goethe et tout ce qui est allemand (sauf Goethe et quelques autres), et même en russe – langue que je connais le mieux – je ne parle pas bien, faisant abstraction du fait qu’aussi en polonais, je préfère me taire et chaque essai de m’exprimer dans cette langue est pour moi une torture : je dois heurter, presser mes pensées et mes sentiments, les coincer violemment dans une fabrique phonétique, dans des cellules sémantiques, des tableaux de distribution, ainsi je deviens une machine bredouillante détraquée de translation. »

Devant cet aveu du maître, je me sens infiniment infirme et humble. Comment rendre sa spontanéité en cherchant laborieusement les rimes, en comptant les syllabes, en choisissant les synonymes et les expressions ? Bien évidemment, il ne s‘agit seulement pas de mots mais de l’histoire et de la culture de deux pays si différents.

Je tourne les pages de mon exemplaire jauni, usé, des Fleurs polonaises, qui date de ma jeunesse. En trébuchant sur chaque vers, je me rends compte des natures dissemblables de ces deux langues, ce qui m’avait frappée déjà à l’apprentissage du français au lycée à Varsovie. Aujourd’hui je sais que ces dissemblances viennent du passé très ancien de ces deux pays, malgré leurs origines culturelles européennes. Le polonais est comme une matière brute, plastique et rebelle par rapport au français qui adopte une structure symétrique de cristal, tend vers la clarté et le rationnel. Remarque aussi superficielle que justifiée. Il faut se tourner vers les origines de ces peuples pour comprendre ces deux mentalités opposées.

Le polonais s’est forgé au Moyen-Âge comme une langue nationale et autonome grâce à une élite de clercs recopiant des textes latins qui se hasardaient parfois dans leur propre expression littéraire. De ce charabia polono-latin, Rej, un propriétaire terrien autodidacte, a essayé de composer un récit en une langue originale qui décrivait les champs et les forêts, le travail rural, la beauté de la vie à la campagne, le quotidien. Ce n’est qu’avec Jan Kochanowski, un poète de la Renaissance, un gentilhomme cultivé, qu’est né le polonais littéraire, élevé, mais toujours inspiré des environs d’un manoir, imprégné d’odeurs de la terre, animé de vifs sentiments. Les sommets de la poésie de Kochanowski n’ont été atteints que par des poètes romantiques, eux aussi souvent intimément liés à la campagne. Des échos de ces origines rurales reviennent dans la musique de Chopin : les mêmes racines de nobles cultivés, installés dans leurs domaines, loin du bruit d’une grande ville. La culture polonaise se développait dans les manoirs et les châteaux, la bourgeoisie n’étant ni prospère ni influente pendant des siècles. Le polonais est une langue dansante, lyrique, intuitive où les suggestions et les sentiments incertains s’expriment au mieux. D’où une multitudes de particules grammaticales avec des articles indéfinis qui disent cette fluidité hésitante, cette impossibilité de définir le monde, d’accéder à la certitude. D’où le charme et la beauté de cette langue qui suggère plus qu’elle ne dit distinctement. D’où une syntaxe souple. Grâce à la déclinaison, la place des mots est assez variable dans une phrase, ce qui ne correspond pas au français avec ses prépositions qui lient les mots, identifiant leur rapport direct ou indirect, les serrent, les soudent. Le polonais danse par nature, le français raisonne plutôt. Le français s’appuie sur un modèle culturel élitiste forgé aux centres de pouvoir, dans les cercles intellectuels. C’est une langue courtoise de la cour, des poètes troubadours qui distrayaient les aristocrates, les rois, langue des philosophes et des théoriciens politiques, langue de la continuité culturelle, qui trouvait dans la clarté et la certitude la beauté comme valeur certaine. Les Encyclopédistes la magnifièrent en répertoriant le monde en un compendium, summum de savoir. Il fallait réunir tout ce qu’avaient accumulé les siècles. Il fallait décrire et conserver cette richesse dans une langue précise, structurée, correspondant aux institutions politiques modernes, à la loi, à l’ordre nouveau.

Tel n’était pas le lot des Polonais qu’on dépouillait systématiquement de leur identité, de leur existence politique. L’histoire de la Pologne témoigne de la discontinuité à cause des invasions étrangères constantes, de la longue domination des Russes, des Allemands, des Autrichiens jusqu’au début du XXème siècle. Il fallait sauver cette langue, la préserver comme un trésor, la cultiver en cachette, lutter pour qu’elle ne disparaisse pas. Mais sur quoi s’appuyer dans ces circonstances ? Sur la nébuleuse poésie, porteuse d’un espoir incertain… Le polonais se nourrissait de la révolte, de l’incertitude du lendemain, des tragédies nationales, d’où peut-être son émotivité, ses cris et ses larmes. Sans manuels de grammaire (puisque interdits par les occupants), elle se développait guidée par les voix ardentes des poètes romantiques qui incitaient à une insurrection nationale. C’est une langue de conspiration, langue individualiste, langue opposée au régime politique dominant, au formalisme officiel. C’est pourquoi probablement tant d’expressions originales et plastiques comme si chaque personne forgeait son langage attachant, singulier. Décidément, ce n’est pas une langue bien rangée, ce que prouve l’analyse de ses règles de grammaire où il y a de nombreuses exceptions, difficiles à maîtriser par des étrangers qui veulent apprendre le polonais. On peut dire tout court que, pour pratiquer cette langue, il faut se fier à l’oreille, à l’intuition. Quoi de plus déroutant pour le Français qui se tient à la règle, au dictionnaire, au code civil… Le polonais se voue à la fantaisie, incertitude, fluidité, fragilité, souvent illogique, suggestif et incomplet. Il est fréquent dans la langue parlée de couper une phrase sans risque de la rendre incompréhensible, ce qui s’oppose à la nature du français qui tend à être complet et explicite, préoccupation aussi logique qu’esthétique. D’où mon immense embarras dans mon travail de traduction, dû aux natures antagonistes incompatibles de ces deux langues. Moi-même, après plus de trente ans de vie en France, j’ai changé, j’ai coulé mon esprit dans le corset du français, dans sa rigueur qui me rassure. Parfois donc j’oublie que toute langue écoute l’inconscient, l’irrationnel, fidèle à ses origines poétiques. La poésie de Tuwim me fait revenir à ces territoires oubliés où rien n’est résolument limpide et rigide. Malgré tout, l’art poétique s’appuie sur un certain ordre : logique interne et maîtrise. Ce secret est propre à Tuwim et j’aimerais le posséder, le suivre, le rendre perceptible à un lecteur français. Le problème se pose à la tâche du traducteur : comment ouvrir les écluses de l’intuition et accéder à la spontanéité tout en préservant discipline et précision ? Ce problème concerne tout écrivain, mais il devient ô combien rude pour un traducteur de la poésie ! Ne rien casser, ne rien forcer, ne rien pervertir, être délicat et décidé à la fois, me fier à ma propre sensibilité esthétique, à ma compréhension… Ces capacités s’acquièrent sans doute au cours de l’apprentissage depuis l’enfance d’une façon partiellement intuitive. Comment donc me mesurer au talent du maître ? J’ose soulever ce défis. Il ne me reste qu’à avancer, danser avec le poète, me laisser guider par son charme.

Cioran a dit qu’apprendre une langue étrangère c’est écrire une lettre d’amour avec un dictionnaire. Jamais cette aphoristique formule ne m’a paru aussi exacte qu’aujourd’hui. Je passe mon temps à fouiller dans les dictionnaires pour trouver un mot argotique oublié tout en essayant de dissimuler ces recherches par un phrasé naturel. Chaque artiste de haut niveau connaît ces obstacles, patineur artistique, danseur d’opéra ou violoniste. Le rôle d’interprète et de traducteur est très délicat et spécifique, car il nécessite la modestie, freine toute tentative de trop s’imposer, met un cadre encore plus strict que celui d’une création libre personnelle, appelle constamment à la rigueur, néanmoins indispensable dans toute création. Tuwim éveille mon rêve de virtuosité qui me hante depuis mon enfance, depuis mes lectures de Mickiewicz, Bruno Schulz, Witkacy… Je me suis proposé donc un jour de m’affronter à la beauté oubliée de ma langue, à la vitalité, la sensualité et l’humour de Tuwim, d’écouter de nouveau ses mélodies, de voir ses paysages, de me rappeler mon enfance, de convertir tout cela en une autre réalité, une autre sensibilité, en espérant que ce nouveau poème traduit séduirait, serait universel. Si ma version française donne envie de voyager ailleurs, d’entendre une autre voix, de comprendre une autre histoire, de s’émerveiller, mon pari sera gagné…

   

∗∗∗

Grande Valse Brillante

 

Te souviens-tu quand nous dansions la valse,

Toi, une madone, légende de ces années-là ?

Souviens-toi quand le monde est parti pour la danse,

Le monde qui t’est tombé dans les bras ?

Voyou apeuré,

Je serrais ces deux

Contre mon cœur qui si fort battait,

Emportés chaudement,

A l’unisson suffoquant,

Comme toi, en brumes, embarrassée.

Et ces deux sont au-delà de deux,

Qui existent sans jamais exister,

Car voilés par les cils et en bas,

Comme s’ils se trouvaient justement là,

Caressés par le bleu du ciel,

L’un, l’autre, deux moitiés à l’envers.

Le coup, et de cordes, et de trombes

Grandit.

Le cercle de corps, l’extase de mains

Élargis.

Il entraîne son bras comme un fou,

Il arrive, il rampe, ce voyou.

Sa main tremblante sur le bourgeon,

Trombes, soleils et voix de stentor.

Le cercle tournant grandit sans cesse.

Le vertige fou répand l’ivresse,

La griserie flottante

Sur l’ellipse ondoyante.

Quand je roule sur le plafond,

Où les étoiles tourbillonnent,

Je les décroche par mon nez.

Quand je pirouette sur la terre,

Je me prends pour un vainqueur ;

Ma faible poitrine est bombée.

En héros, en un homme fou,

Je deviendrai ton époux.

Je bredouille, tout étourdi ;

Tant de paroles saugrenues.

Ton mari sera un idiot.

Froide et lointaine, tu écoutes

Un garçon qui te déroute,

Moi, un miséreux pierrot,

Je te souhaite pour mari

Un homme mondain, un dandy.

Voilà, mon pied s’est coincé,

Quelque écharde m’a blessé :

Ton prétendant miséreux

A une semelle abîmée.

Mais je m’arrache, déjà libre,

Ce n’était rien, chose puérile,

Et je valse tout ardemment

Avec ma semelle frottant

Le sol, moi, un danseur fou,

Je dessine de larges roues,

Danse tzigane, figures du diable,

Ivre d’une passion insatiable.

Je trace des courbes inédites

Avec ma semelle maudite.

Je trémousse mes fesses trouées,

Mon pantalon rapiécé,

Ma gueule aussi ravaudée ;

Six kopecks : dot de marié.

Voilà les doigts de ma main droite,

Que véhément j’écarte,

S’entrelacent avec les tiens

Et trouvent une bague sur ta main.

Ils se renferment comme des tenailles.

Tu pousses un cri : Aïe, aïe, aïe !

Qu’elle te fasse mal, ma diablesse !

Souffre de cette bague qui te blesse !

Je t’en offrirai une autre.

Mon mal deviendra le vôtre.

Il va enserrer ton cou

Avant que lui soit ton époux.

Je fais ce nœud de vengeance,

Ton mariage sous une potence,

Je serre ton cou parfumé

De madone maudite, damnée.

La corde tourne, s’élève, t’encercle, te serre ;

Ton prétendant déclenche des tonnerres.

Des sauterelles entrent dans ce cercle dansant,

Possesseurs de carrosses, de diamants,

Tous gros, d’un gouffre infernal sortis,

Ils t’emportent, ces voyous enhardis,

Ils t’attrapent de leurs doigts boudinés.

Allez, resserrez vivement le nœud !

Toi aussi, avenue  berlinoise,

Plie-toi en corde, toi, meurtrière sournoise !

Aie pitié de moi, avec ton cœur

Aime-moi, aime-moi, serre-moi, ton danseur,

Emporte-moi dans quelque sombre bois,

Aime-moi là-bas, embrasse-moi encore,

Murmure ta passion ardente et folle,

Ton murmure secret, regret et deuil,

Mélodie fluide, ralentie, belle.

Je fais de toi une danse de forêt,

Ma madone pleine d’amour, de regrets,

Murmures secrets, notre deuil…

Te souviens-tu comme toi et moi…

Moi, dans la forêt sombre de ma vie ;

Cette valse endiablée à l’étourdi.

Toi, la plus proche, la plus éloignée,

Tu dansais avec l’autre, étranger,

Ton époux… l’autre garçon.

Et lentement,

Doucement,

A la pointe des pieds,

En valsant,

Dans la forêt…

Entre nous s’est glissé un serpent

Avec ses mouvements souples, en dansant,

Sifflant, invisible et éternel,

Il s’est glissé entre faunes et sylvains,

En roulant l’écume blanche dans sa gueule,

Ce reptile maudit, prince de l’Enfer.

Présentation de l’auteur




Jean-Claude Goiri – le poète de l’éveil et de l’unité

Nous sommes déjà nombreux à connaître le talent d’éditeur du créateur de Tarmac, base d’envol de nouveaux talents, de plumes de rare qualité. Peut-être connaissons-nous moins l’œuvre remarquable de Jean-Claude Goiri. Or, c’est un fait – ce dernier excelle la plume à la main !

Les quatre œuvres1 qui feront l’objet de cette étude, derrière la diversité de la forme – nouvelles, poèmes, textes de réflexion en prose – portent une pensée, une tension dont le lecteur s’imprègne et qu’il prolonge dans la durée en mûrissant ce Verbe.

La solitude est un thème que nombre de poètes ont évoqué, et nous la trouvons en effet dans ses écrits. Mais le lecteur est frappé par l’originalité avec laquelle il la met en scène. Nous trouvons par exemple dans La Part Ductile de l’Être plusieurs personnages repliés sur eux-mêmes, seuls, monologuant. Ce qui rend ces récits tout à fait différents des larmoiements romantiques est le ton enjoué, souvent absurde, voire grotesque, avec lequel le narrateur nous plonge dans leur intériorité. Entre un voyeur, une femme acariâtre même avec son fils, ou le beauf vulgaire, ces êtres esseulés nous apparaissent dans la vie la plus intense, concrète, humaine. Le narrateur de L’enterrement du voisin d’en face en fait l’aveu : « Je ne suis pas adorable. La preuve : je n’ai aucun ami. »

Permanence, Jean-Claude Goiri lu par Jacques Bonnaffé. Poème.

Jean-Claude Goiri fait en effet ressentir une diversité essentielle. Il y a d’une part les solitudes négatives, comme celle de la mégère des Vibrisses, qui vomit l’existence d’autrui jusqu’au ressentiment le plus rance, ou encore de La Prisonnièreoù le déferlement de haine se déchaîne sur son fils, un jour particulier de la semaine : « « Elle rit uniquement le samedi parce que le samedi, son fils lui ramène les courses pour la semaine et qu’elle peut enfin vomir sa haine sur quelqu’un. Il se montre toujours de marque de lessive ou de café. Il oublie toujours quelque chose. Alors elle gueule et ça lui fait du bien. Elle rit uniquement le samedi parce que le samedi, c’est le seul jour où elle peut voir un être humain, c’est le seul jour où elle peut voir un vrai con d’après elle, c’est le seul jour où elle voit celui qu’elle a mis au monde et qu’elle a laissé dehors. Quand il part, elle referme les quinze verrous de sa prison, râle et braille. Et recommence une semaine où elle ne respirera que l’air qu’elle expire. » Enfin, nous avons le quotidien du beauf mis en scène dans Le Feulement, sorte d’imbécile borné, bas de plafond que la satire réussie nous peint d’une façon amusante.

À ces portraits déplaisants, malgré l’humour, vient s’opposer une palette fascinante de solitudes rarement choisies, mais lumineuses. Nous ne pouvons que recommander la lecture de La maison morte, véritable pépite, proche de l’univers fantastique – mais combien de nouvelles s’en rapprocheraient sur ce point – qui fait de ce lieu fascinant une vision de rêve. Et puis, comment ne pas évoquer ce marin d’Alteration, voyageur épris de solitude mais ne ressentant désormais celle-ci – sentiment si clair dans l’expression « se sentir seul » – que depuis la rencontre d’un autre dont, pourtant, il ne comprend pas la langue. Le début du voyage s’apparente à un rêve poétique de liberté : « Si l’on veut prendre la mer, il faut avoir le désir de l’horizon. L’horizon. Cette limite qui n’en est pas une. » Mais que l’expérience de l’altérité se fasse et, soudain, tout oubli se volatilise : « Je ne m’étais jamais senti seul avant de le rencontrer. Mais, depuis son départ, je me sens différent, je me sens un autre. Ce qui est troublant, c’est que je ne sais pas s’il s’agit d’une autre présence ou d’une absence nouvelle. Depuis ce jour, j’ai envie de dessiner autre chose que des lignes et des ronds. Je décore mes topographies avec des bémols. Finalement, la solitude, c’est la conscience de l’autre. Et l’avenir, c’est le désir de l’autre. »

 

Tectonique de l'aube, Jean-Claude Goiri. Subductions et autres glissements tectoniques permettant un soulèvement efficace de l'autre et de chacun.

 

Cette belle prise de conscience de notre humanité la plus profonde aux prises avec le réel est la pierre de touche de la poésie de Jean-Claude Goiri. En effet, poète du lien, de la fusion, Jean-Claude Goiri fait la distinction entre l’impression cauchemardesque d’être, comme dans le fascinant et étouffant Procès de Kafka, collé, fusionné aux autres, et le fait d’être relié à autrui. Déjà, dans Monsieur Plomb, le lecteur est hanté par la vision d’enlacement infernal, d’emprisonnement créée par la hantise de ne plus être libre : « Il se retrouva seul, flottant directement sur les eaux : c’est alors qu’il réalisa que cette île n’avait pas de terre. Elle n’était composée que de personnes emmêlées. » Le recueil Ressacs laisse aussi apparaître la compression insupportable venant de l’enfermement dans la dictature. Jean-Claude Goiri a lui-même grandi dans l’enfer du franquisme, et ce texte en est l’écho : « c’est quand on veut sortir un bras, rien qu’un bras pour toucher un peu ce qu’il y a autour, on ne sait jamais si quelqu’un passe par là il vous aidera un peu […] de la douleur au bras ou du soulagement de l’après-douleur ou de cette rencontre qu’on voudrait honorer parce qu’on vous a sorti de quelque chose d’autre que la vie ». Cette vie que chante la poésie et que déteste, par essence, le despotisme.

Vient s’opposer à cette perception aliénante l’œuvre poétique elle-même. Le plus ancien, Ce qui berce, ce qui bruisse, chante l’harmonie universelle rendue possible tout en portant au plus haut l’exigence de se réapproprier le plus proche, le plus intime. Ce besoin se visualise magnifiquement à travers la métaphore du regard : « Tout ce qui tombe n’est pas chute, ainsi mes paupières affaissées relevant le défi de raccorder toutes ces choses découpées le jour […]. » Cela se complète avec la fusion – cette fois libératrice – avec celle qu’il aime et de laquelle naissent ces magnifiques lignes : « Déraciner ces baisers ancrés sur tes lèvres et en planter un tout neuf pour que ça dure, mordre tes tympans de mots si surprenants qu’ils épuisent ta fatigue pour que ça dure vraiment, […] ne plus penser en toi mais penser en nous pour que ça dure vraiment beaucoup ». Jean-Claude Goiri ravive cette vérité déjà énoncée par André Gide, dans Les Nourritures terrestres, proclamant avec justesse : « Que l'importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée. » Cette injonction porte en son sein la responsabilité du contemplateur chez qui l’acte du voir n’est pas sans conséquence sur l’univers dans lequel il évolue. Cette vérité se reflète dans le passage suivant où le corps et l’âme ne font qu’un vers le réel : « Au large, l’ombre lie mes vœux mes vagues à mes rêves d’oreilles collées au mur, rien qu’un murmure, entendre descendre par la cheminée un bout de moi par la voix d’un autre comme une offrande à réchauffer mes charnières[…], ramasser bras et jambes vers l’oreille, tout coller vers le concentré, s’en remettre au mur qui saura confier tout ce qui parle dans les racines de l’ombre ». Ces lumineuses « racines de l’ombre » sont l’objet d’une quête à la fois universelle et tournée vers autrui, et cela passe par le Verbe, ce « verbe-lierre agrippé aux choses / tant d’essences cachées par tes feuille-langues / pourtant les murs / se sentent bien seuls en automne. » La contemplation n’est pas simple regard, parole vide, mais acte vers l’univers – et vers l’autre : « l’ample langue […] s’étend vers l’un l’autre étant / comme ce soi ductile / rejoint l’autre ».

 

           

Le lecteur attentif se laisse de même gagner par une vertu essentielle inhérente à tout grand poème : la lucidité. Celle-ci sait distinguer le silence créateur duquel naît le poème, et l’autre, noir, de la chape de plomb. Sous Franco – symbole, dans le dire du poète, de toute dictature – l’altérité véritable est détruite. Entre soi et l’autre, « aucun […] pont d’échange n’est possible. On retrouvait ainsi la dissonance du silence, les agrégats du "taire" ». Cette mise entre parenthèse du « dire » permet à Jean-Claude Goiri de mesurer la valeur de chaque mot. Il y a les mots sans profondeur, notamment ceux qui reposent sur l’ignorance : « on chante mal le vide / quand on confond le vide avec le rien », dit-il dans Ressacs. Aussi décrit-il avec justesse cette pourriture que constitue le bavardage ne reposant pas sur le poème : « Tout dehors, tout est dehors, tout cracher dehors, hors la langue aussi, cette planche à repasser les mots, à les blanchir, dans le palais pour rien ils errent les mots blanchis repassés pour rien […], alors il ne reste que les glaires alors, cracher les glaires d’un monde trop dehors ».

Le remède est l’élan poétique, autant regard qu’acte libératoire de la plume, « cette paupière que tu inventas pour vivre ta nuit même en pleine lumière » dit-il dans Ce qui berce. Cette métaphore de la « lumière » traverse sa notion de la poésie. Dans le même recueil, il y revient pour, fidèle à la perception grecque du terme, faire dévoiler l’être même : « Il n’y a plus de noir, il n’y a que la lumière pour assouvir ma soif […], il n’y a que le clair pour me servir de chemin, il n’y a plus rien à faire pour me sombrer dans le sombre, car si je te vois, c’est que la lumière t’enrobe, et la poésie, c’est assembler, assembler tes ramures éclairées, la poésie, c’est TE reconstituer, et puis la poésie c’est surtout… surtout… la restitution, l’essence de l’acte poétique est là : / Je TE restitue. / Nous ne sommes que lumière. » La poésie dévoile, en effet, et forge dans la même « gestuelle », comme l’exprime le recueil du même nom que l’on peut comprendre – à l’aide de son nom complet – par Gestuelle pour la prolongation spatiale et spirituelle d’une vie. En effet, comme Marcel Proust déjà l’avait expérimenté, l’acte d’écrire nous crée nous-mêmes en même temps qu’il met à jour une œuvre. D’où l’émergence, dans le mouvement de l’écriture, de ces idées qui surgissent malgré nous : « Tous les mots ne passent pas par la langue. Certains, primitifs, sont agglomérés derrière le cerveau. Et à force de les oublier, ils surgissent au détour d’une idée, avec des revendications qu’on ne peut plus assumer seul », ce qu’il précisera dans Ressacs en rappelant « cet arrière-pays où les mots se forment ». Or, la poésie n’est justement réelle que dans l’action même. Le rêve, le projet, la simple idée s’évaporent sitôt projetés. La poésie, elle, est au contraire dans l’action : « La poésie n’est pas une promesse, elle concrétise la singularité, la diversité, et permet de les unir dans un élan d’échange. » En cela, nous devinons qu’avec Jean-Claude Goiri, nous avons affaire à un auteur qui connaît le prix à payer que constitue tout acte authentique de création. Il ne s’agit pas d’écrire, peindre ou autre pour, comme disent les médiocres, passer le temps ou s’occuper. C’est un « divertissement » au sens pascalien qui réclame que les veines s’écoulent sur la page, que l’on écrive « avec son sang » comme le dit le Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Nous en trouvons l’illustration dans La Part Ductile de l’Être, avec le récit intitulé « La boîte à tête » : L’art est une entreprise vitale qui tout à la fois prolonge et renverse le réel, et condamne nécessairement l’artiste authentique au bannissement. L’artiste, une fois terminé son œuvre, le contemple : « Je le posai sur un tronc, m’éloignai un peu, et avec la distance, je me rendis compte que c’était tout à fait moi dans la splendeur de ma solitude. » Cette émergence symbolisée de lui-même – seule possibilité d’échange universelle par-delà l’inévitable incommunicabilité – n’est transmissible que pour ceux qui peuvent se mettre à l’écoute. Mais c’est une entreprise pénible, donc rare : « Hé bien toi, tu vois un cube noir, alors qu’en réalité, c’est moi, c’est tout moi parce que j’y ai mis tous mes doigts, toutes mes tripes, toute mon âme, j’y ai mis tout mon corps, j’y ai mis tout mon regard, c’est moi, c’est moi !! Tu comprends ? Ce n’est pas un mensonge, c’est un prolongement de moi-même et peut-être même de toi, c’est le prolongement nécessaire pour t’atteindre, pour t’intégrer en moi et inversement ». L’acte créateur, pour être véritablement, n’est jamais gratuit. Il est enchâssement universel.

 Ainsi, quiconque plonge dans la durée dans l’œuvre de Jean-Claude Goiri connaîtra la joie de découvrir un univers intérieur fascinant, source d’éveil, en même temps que le style d’un poète réellement authentique.

Note

  1. Ces quatre livres sont les suivants : Ce qui berce, ce qui bruisse, paru en mai 2016 dans la revue ficelle chez Rougier V. éd., avec des gravures de Claire Illouz ; La Part Ductile de l’Être, Nouvelles et récits, Éditions Douro, 2022, avec des illustrations de l’auteur et de Jacques Cauda ; Gestuelle, Z4 Éditions, 2018 et enfin Ressacs, Z4 Éditions, 2018, avec Ysabelle Voscaroudis.

Peinture de couverture  © Nathalie Oso.

Présentation de l’auteur




Gwen Garnier-Duguy, Le Scribe en marche, Lire Marc Alyn

Gwen Garnier-Duguy consacre à Marc Alyn un essai très attendu, intitulé Le Scribe en marche. Même si quelques éléments biographiques apparaissent ça et là, comme les séjours du poète à Venise ou, plus tard, dans les ruines de Byblos, l’essai s’intéresse plutôt à suivre une trajectoire, la marche poétique, celle que l’on gravit ou que l’on descend, comme la nouvelle octave d’une incantation.

Marc Alyn est désigné comme le Scribe (ce titre est revendiqué dans le recueil Le Scribe Errant). Plutôt que voleur de feu prométhéen, le poète est d’abord celui qui agence les signes, « administrateur d’un territoire poétique », à la recherche du Verbe et des archétypes de « l’archi mémoire » conservés dans les sites disparus de l’Orient. Cette démarche renvoie à des savoirs cachés comme l’alchimie ou la psychologie des profondeurs chère à Jung. La poésie de Marc Alyn nous convie à un voyage intérieur, où Gwen Garnier-Duguy, lui aussi poète, auteur d’un recueil d’inspiration alchimique intitulé Livre d’Or (éditions de l’Atelier du grand Tétras) se retrouve pleinement. Dans la poésie de Marc Alyn, les éléments naturels sont abordés comme des éléments de langage. « La mer est une écriture », et ce jusqu’aux formes singulières de coquillages, qui en tracent, comme le bestiaire (lézard, scarabée ou huppe), la calligraphie, la « Cursive » mystérieuse. De la même manière est établie l’unité profonde du poème et du poète dans un « tissage énonciatif », comme le disent magnifiquement ces vers de La parole planète :

Dans les ténèbres les rouleaux lovés sur leur secret
virent les hautes calligraphies lumineuses
dont le songe inspiré fait tourner la planète

 Gwen Garnier-Duguy, Le Scribe en marche, Lire Marc Alyn, La rumeur libre, mars 2025.

La Nature coule donc dans le sang du poète. La poésie, comme l’alchimie, dissout et coagule le monde à la manière d’un langage. On retiendra aussi les pages marquantes où Gwen Garnier-Duguy commente le passage par la Nuit des peurs, de la mort, « nuit de l’âme » dont parlent les mystiques,  Graal immortel du poète. La nuit initiatique est donc labyrinthe où l’on doit se garder de triompher du Minotaure, sans veiller à « l’harmonisation des forces en présence nous animant ».

À partir de cette nuit d’épreuves, Gwen Garnier-Duguy explore l’ambivalence du symbole alchimique du Feu chez Marc Alyn. Le symbole s’inverse même dans la « brûlure du feu tragique » : le feu brûlé alchimiquement cesse d’être destructeur et anime mystiquement le poète, par un effet comparable à la conversion des terreurs de la nuit métaphysique, nuit de « l’Histoire sans étoiles », en Nuit mystique. La « nuit produit sa flamme », et le poète, doit « faire feu », il devient Tireur isolé, tireur d’élite, Sniper et sans peur, pour assurer sa marche et vaincre les pièges de l’Histoire

En se coulant dans « l’aventure intime et mystérieuse » de Marc Alyn, Gwen Garnier-Duguy ne cherche pas à en épuiser le sens, mais lui donne un éclairage très personnel, qui en explore les symboles profonds, en prenant le temps de les expliquer à un lecteur non averti, l’invitant à la redécouverte d’une œuvre qui ne cesse pas d’exercer son pouvoir de fascination.

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Pierre Maubé, Soir venant

Pierre Maubé, Soir venant, Les Lieux-Dits, coll. Cahiers du Loup bleu, 2025, 7 euros. Dessin de Pierre Rosin.

Sous le signe de l'imparfait et de l'enfance aux "hirondelles", le poète Maubé engrange les souvenirs même s'il sait, même s'il sent que "l'ombre venant", "la maison se craquelle", "la poussière danse avec les souvenirs" et le père n'est plus là.

Et pourtant, "les prés de l'enfance", "rejoindre le temps/ blanc" innervent une espèce de retour sinon de joie confuse.

Selon deux entrées "Veillées" et "Légendaires", entre poèmes et chansons, le narrateur recrée une atmosphère d'antan, avec "la tour la plus haute" ou les "huit enfants de Rosemonde" : "on ne sait rien" scande les pourtours de la vie, et "la pluie" emporte tout.

L'écriture de Maubé aime les poèmes courts, l'anaphore qui réitère les mouvements du coeur (et l'on pressent que l'enfance y est pour beaucoup), les apostrophes aux éléments.

Bien sûr, la métaphore de l'eau "d'amertume" ou de "détresse" nous conduit à interroger le temps qui fuit, le bonheur qui s'émousse, la vie et ses sourds questionnements. La tension de certains vers (ces conditionnels, ces injonctions) révèle que tout n'est pas perdu au royaume de la poésie.

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Hannah Sullivan, Etait-ce pour cela, Joël Vernet, Copeaux du dehors

Hannah Sullivan piétonne de l’existence

Depuis qu’elle a trouvé pour elle le sens de la poésie Hannah Sullivan écrit pour attraper l’absence, mais l’absence glisse entre mes doigts. Face au réel elle cherche   une lumière qui ne veut pas d’ombre, mais  celle-ci reste source  d’ un battement d’ailes dans la cage d’un cœur aussi blessé d’une femme. D’où la fièvre de cette poéte anglaise paradoxale et déjà couronnée pour son premier livre (Three poems) par le T.S. Eliot Prize en 2021.

Queques années avant  Hannah Sullivan se trouvait à bord d’un bus qui la conduisait de Londres à Oxford. Le trajet l’a fait passer devant la carcasse calcinée de la tour Grenfell incendiée  - un immeuble de logements sociaux du quartier  de Kensington -  Elle se souvient du soleil matinal, dont les rayons transperçaient le squelette de béton “dans un subit flamboiement” juste avant c’était avant que ses murs furent « pudiquement » cachés par des bâches blanches).

L’auteure a ressenti “l’horreur de cette carcasse physique, et de ce qui se trouvait toujours à l’intérieur”. Elle a écrit quelques lignes que l’on retrouve aujourd’hui "Était-ce pour cela”, recueil de poésie est sur le sens de l'existence et la place de l'homme. A travers une exploration des différents lieux qui ont marqué sa vie, l'écrivaine explore son passé et interroge son présent.

Parfois le  vent dévore les coupoles et les dômes de Londres, les rues se courbent sous l’assaut du néant, la Tamise, monstre reptilien, lèche les quais et des âmes liquides se dissolvent dans ses reflets grisâtres.

Hannah Sullivan surgit des averses, parfois ses paumes jointes en prière de lumière, face à l’éclat fragile d’un regard fauve de la pluie qui noies les âmes, les visages, les noms. Retenant dans ce livre des sortes d’exils où les êtres marchent, les yeux grands ouverts pour contempler l’éclat de petites victoires et de défaites parfois plus large. Mais une telle poésie d’existence est exceptionnelle.

Hannah Sullivan, Etait-ce pour cela, bilingue, trad. Patrick Hersant, La Tablle Ronde, ¨Paris, 2025,  248 page, 21,50 €.

D’autant qu’Hannah Sullivan  nous « oblige » à faire lorsque la fin du monde arrive au sein d’une accumulation minutieuse   : manger des pavés de saumon rôtis, des Smarties, des fruits rouges, des vitamines à coenzymes, des pêches à peine mûres. Mais pour  compléter les nourritures terrestres elle engage lectrices et lecteurs visiter les œuvres de Homère, Yeats, Eliot, Freud, Virginia Woolf bien sûr. Ce qui pour elle juge vaguement les règles de la mode. 

Se succèdent ainsi duffel-coat bleu, robe de cocktail dos nu ou pantalon de grossesse.  Mais restant chez soi tout est possible : regarder YouTube, La Pat' Patrouille, les infos, les chiffres, de vieilles photos pour regarder les uns et les autres, penser emprunter de l'argent, porter le deuil. Tomber amoureux de la charmante bouche d’un homme. Enfin, elle traverse aussi les terrasses et districts du Londres des années 80, les larges rues de Boston où les blocs de glace ressemblent à des Brancusi. Dans chaque lie où rien n'est trop insignifiant ou disgracieux pour retenir son attention.

La créatrice lèche parfois des ruines sans se souvenir de ce qui fut, un frisson d’invisible contre sa peau. De fait, elle n’oublie jamais rien  tout à fait. Elle se  laisse glisser en un pli de brume qui s’efface d’un baiser de sel et elle devient limon même s’il existe une faille, juste là, au bord des lèvres entre le cri et le silence.

Dans un tel livre, les mots arrivent comme des chevaux sans rênes, hésitent, trébuchent, se fracassent contre l’indicible, mais ils sont parfaitement écrits, cherchant à creuser dans l’ombre une empreinte qui refuse de tenir. S’y saisit une  flamme,  un vertige suspendu dans l’air, une brûlure qui refuse de laisser des cendres. 

Hannah Sullivan écrit, écrit encore dans une fièvre qu’aucun châssis ne saurait tenir et une ébauche qu’elle  ne termine jamais pleine d’une absence qui le brûle. Bref elle  tend sa main avalée par la gravité du monde. Il y a dans chaque texte un choc :  l’auteure est là et voit partout jusque dans les flaques qui bouillonnent sous la pluie, dans le hurlement muet des fenêtres ouvertes à l’abîme. Son ombre marche derrière elle, jamais entière, fracturée, éclatée

∗∗∗

Joël Vernet : émerveillements

Quoique fidèle à un de ses titre : L’oubli est une tâche dans le ciel, Vernet rassemble toujours les signes du monde qu’il fait sien même si de l’image de la vie il fait de sa poésie  un  interminable journal inachevé, inachevable ».

Le réel seul y est suggestif et semblable  aux images qu’en de nombreux voyages sur les terres d’Afrique le poète a saisies mouvantes, fuyantes et presque innommables. Contre la vie immobile chacun de ses textes se veut la synthèse provisoire de ce que voient les yeux là où le sable rejoint les pierres et où un fleuve dessine ses méandres. Il est donc toujours nécessaire de s’attarder pour retarder les adieux.

Errant pas excellence, Vernet fait un art de  sa contemplation infatigable. D’autant que chez lui agit comme un rabot. Ses textes, fragments d’esprit,  deviennent des copeaux enlevés du Dehors pour nourrir sa maison de l’être. Tour se passe ici comme s’il n’a plus de paroles à proférer : »Je peux et sais enfin me taire. Je puise l’encre dans le dernier silence. Désormais, le Dehors est un soleil écrivant tous les livres à ma place. »

Celui-ci est le dernier, et comme souvent il est le fruit et la conséquence de ses voyages. Après la Syrie et l’Afrique ses copeaux  se sont accumulés ici au fil de trois années de flânerie dans les paysages hivernaux des Balkans.

Comme toujours l’écriture retient ce que ses yeux voient. Des phrases de lumière  sont tirées de l’ombre de l’existence et des clameurs du monde. Et ce  livre empêche de croupir. La poésie doit retenir les couchers de soleil, les éclats d’âme et elle fait des autres des  compagnons de voyage. Et par exemple « Quelques larmes sur les joues d’une vieille femme, la lumière argentée qui tinte dans les arbres à cette seconde où un éclat m’apporte tout. ». Il s’agit de partager avec elle la plus haute ferveur et l’insupportable ennui, le pain, les jours, bref un ordinaire. 

Joël Vernet, Copeaux du dehors, llustrations de Vincent Bebert, Fata LMorgana, Fontfroide le Haut, 144 p., 25 €.

Ce livre  est donc une nouvelles suites de retrouvailles, et le celui des regards. S’y repèrent les envie de ciels limpides, de temples, de bordels, de nuits à la belle étoile, de quelques amours furtives aux chambres défaites. La poésie de Vernet y interroge en permanence le réel, balaie les illusions, métamorphose ce que l’œil sait retenir et, éduqué, celui-cu donne à la beauté un  visage : buriné de brèches et de veines lourdes à mesure que le temps passe.

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Catherine Pont-Humbert, Quand les mots ne tiennent qu’à un fil. Une épopée poétique

Quand les mots ne tiennent qu’à un fil semblent n’évoquer que la fragilité et la temporalité du verbe dispersé en particules de vie, Catherine Pont-Humbert nous surprend par un sous-titre qui reprend en mains leur aventure conjointe, Une épopée poétique. Serait-ce le secret de la lumière qui peut être perçu comme corpuscule ou comme onde. 

Ce qui plane pour polliniser l’espace et ce qui crée le vol des migrants. Il y a continuellement ce va-et-vient entre le timbre (tremblement du mot) et l’écriture qui nous emmène dans ses propres voies, aussi inexplicables soient-elles, à travers l’ampleur magnétique de ce que l’on nomme poésie.

Les mots se cognent les uns aux autres… pour écrire l’histoire de nos aïeux. Que voir à travers la percussion surprenante de l’émotion et des éclats de quotidien, la racine séculaire : liberté au bord du chaos jusqu’à la continuité de l’individu qui fait cause commune, mais secrète, avec sa tribu.Une longue séance de mots biffés contient le vide, se heurte aux frontières du dicible. Et c'est là qu'entre en scène la poésie de nulle part, de toutes parts.

J'ai lu avec lenteur et quelques sauts temporels ce beau livre d'équilibriste du mot, du son/sens et des sentes de l'être. Belle et surprenante promenade dans le tremblement et les modulations de la voix. Ce livre qui est aussi porté par le tissage de couverture de Pierrette Bloch, entremêle avec bonheur l’aléatoire de la création artistique et l’objet qui n’est jamais final mais fenêtre sur l’espace. La poésie étant une tentative d'aller vers la vraie vie qui n'est pas la littérature en soi mais la quête, la surprise. La littérature se fait sans le vouloir, au fond ! Elle précède le vrai silence qui vient au bout des mots.

Catherine Pont-Humbert, Quand les mots ne tiennent qu’à un fil. Une épopée poétique, éditions la Tête à l’envers, 2025.

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