À la racine de la Terre : une poétique — Entretien avec Régis Poulet

Régis Poulet est enseignant et chercheur, géologue, docteur ès lettres, et naturaliste par passion. Depuis 2013 il préside l’Institut international de géopoétique, mais il est également poète et auteur d’essais transdisciplinaires.  Il a accepté d'évoquer avec nous la Géopoétique, et sa pratique de l'écriture, en lien avec cette posture herméneutique et existentielle.

Recours au poème : Comme nous tous, nos lectrices et lecteurs sont confrontés à une crise climatique et civilisationnelle qui n’en finit plus de faire naître des inquiétudes, des alarmes et, en réaction, des essais de réponse. Depuis quelques années, fleurissent des néologismes qui se présentent comme des réponses à nos problèmes. Pour nous en tenir à ceux qui semblent les plus proches des préoccupations de notre revue, et sans vouloir donner dans l’exhaustivité, nous pouvons mentionner la géopoésie et la géopoétique. Pouvez-vous expliquer aux lecteurs de Recours au poème ce qui distingue l’une de l’autre ?
Régis Poulet : En préambule à cet entretien, que je vous remercie de m’accorder, je voudrais préciser que la géopoétique ne se présente pas comme une solution à nos problèmes. Ceux-ci surgissent toujours, selon les mots de Kenneth White, dans un espace étriqué et disparaissent dans un espace plus large. La géopoétique n’est pas dans le problématique, elle ouvre un espace mental, existentiel, élargi.

Kenneth White, Panorama géopoétique, Entretiens avec Régis Poulet.

Parmi les pistes que vous avez évoquées, vous avez fait un choix draconien qui nous ramène à trois racines. Si vous le permettez, j’ajouterai, pour la discussion, une quatrième racine fréquemment rencontrée, en mentionnant l’écopoétique comme autre néologisme. Ainsi nous trouvons-nous avec éco-, géo-, -poésie et -poétique. La question des racines n’est pas négligeable, puisqu’elle nous permet, au-delà de la radicalité — notion souvent mal comprise et dévoyée — de toucher au fondamental. Il est très difficile de dire ce qui est fondamental, si ce n’est la capacité à penser sereinement à partir de la base, lorsque tout ce qui est accessoire a été éliminé, lorsqu’on a procédé à un large désencombrement. Ce travail, Kenneth White, l’inventeur de la théorie-pratique géopoétique, l’a mené dès les années 1950 à partir d’une expérience fondatrice sur la côte ouest de l’Écosse où il a grandi. Il s’agit d’une part du nomadisme intellectuel, et d’autre part, plus tard, de la géopoétique — les deux formant un continuum.
Ainsi Kenneth White a-t-il développé et approfondi la figure du nomade intellectuel, cet esprit qui passe d’époque en époque, de culture en culture, à la recherche, dans l’histoire de l’humanité, d’éléments de culture qui pourraient permettre de faire émerger une culture complète — prenant ici ce qui manque là, et inversement, et ainsi de suite…
Recours au poème : À quelles nécessités répond l’invention de ce concept ?
Régis Poulet : La Crise de l’esprit proclamée par Paul Valéry au début du XXe siècle a notamment marqué la fin des prétentions de l’Occident à montrer la voie au reste de l’humanité, le terme de ce que White a appelé « l’Autoroute de l’Occident », à savoir une pensée héritée de Descartes et une science héritée de Newton donnant à la vieille métaphysique les moyens modernes de ses antiques ambitions : diviser le monde en sujets et objets, donner à l’homme les moyens techniques d’une mainmise sur le monde. Au-delà de sa fréquentation des Avant-gardes avec des auteurs tels qu’André Breton ou Antonin Artaud, Kenneth White s’est rendu compte que d’autres voies, aux marges, existaient et que d’autres voix s’étaient fait entendre, aux limites des seuils de perception de la culture dominante en Occident : c’est ainsi de Victor Segalen (que White a fait sortir de l’oubli en 19791), de Henry David Thoreau, et aussi de la littérature celte ancienne. Mais le nomade intellectuel qu’il devenait s’est tourné vers d’autres cultures, en Asie notamment, avec les philosophes taoïstes (au temps où l’intelligentsia maoïsait), les penseurs jusqu’au-boutistes indiens tels que Nagarjuna (un Pyrrhon du Gange), des poètes en apparence aussi dissemblables que l’auteur tibétain des Cent Mille chantsMilarepa et le maître japonais du haïku Basho. Ce nomadisme-là nous a permis de passer outre l’opposition entre Orient et Occident qui structurait la pensée européenne depuis des siècles2. Poursuivant son nomadisme chez les Amérindiens et leurs cousins Tchoutches et Aïnous, White a mis en évidence une culture circumpolaire héritée du Paléolithique autour de la figure du chamane et, incidemment, une vaste aire culturelle euramérasiatique notamment caractérisée — c’était l’objet de sa recherche et c’est la réponse à votre question — par un rapport plus riche au monde3. Disons qu’entre Rimbaud affirmant que « la vraie vie est absente » et la proclamation par des scientifiques (en 2021) du passage à l’Anthropocène vers le mitan du XXe siècle, Kenneth White avait senti l’impérieuse nécessité de construire, patiemment, méthodiquement mais avec des fulgurances poétiques, une pensée qui permette une profonde réconciliation du monde et de l’humanité — sur des bases qui seraient universelles et non plus seulement occidentales — même si c’est depuis là que parle White. Il a écrit une thèse d’état sur ce sujet, dont il a tiré plus tard L’Esprit nomade (1987).
Le nomadisme intellectuel fournit à la théorie et à la pratique géopoétiques des bases universelles ou plutôt, pourrait-on dire, ubiquistes. Non pas selon une transcendance qui s’étendrait au-dessus de toute l’humanité, mais selon une immanence faisant qu’elle serait vraie à partir de chaque lieu vers les autres lieux.

Régis Poulet, Le vol du Harfang des neiges —
des grottes peintes à la géopoétique.

Recours au poème : J’en reviens à ma question initiale sur géopoésie et géopoétique. Je cite le livre de Jean Malaurie, De la pierre à l’âme : « … je me laisse emporter par la géopoésie des formes, et je m’abandonne à l’écoute intérieure. Et les éléments que j’ose appeler les esprits purs de l’univers ne tardent pas à être au rendez-vous. » En quoi la géopoétique diffère-t-elle de la géopoésie évoquée par Jean Malaurie ?
Régis Poulet : Je n’oubliais nullement votre question initiale, ni mon recours aux racines pour l’expliciter. Avant de plonger vers elles, je propose de me situer au niveau des contingences de la vie. À quelques mois d’écart, Kenneth White et Jean Malaurie ont publié leur autobiographie : respectivement Entre deux mondes (Le Mot et le reste, 2021) et De la pierre à l’âme (Plon, 2022), dans la collection « Terre humaine » que Malaurie a créée en 1954. Si vous avez lu celle de Jean Malaurie, vous ne pouvez savoir que les deux hommes se connaissent parce qu’il n’y est aucunement question de Kenneth White. Au contraire de Malaurie, White évoque sa relation avec « le bientôt célèbre géographe et anthropologue arctique »4, au début des années 50, et ses trop humains aléas. La première fois que White prononça en public le terme de ‘géopoétique’, c’était le 26 février 1979, lors d’un montage poétique intitulé « Le monde blanc — itinéraires et textes ». Jean Malaurie y assistait, en tant que spécialiste du monde inuit. Celui-ci reprit d’ailleurs le mot, dans la revue Diamant noir (printemps 1983), pour évoquer la relation entre un groupe d’hommes, leur créativité et son habitat naturel. White considère que c’est la première fois, à sa connaissance, que le discours scientifique et le discours poétique se rencontraient en lien avec le terme de géopoétique. Mais White lui-même indique déjà chercher à « penser la géopoétique dans un contexte plus large, plus mondial »5.
Ainsi en 1979 Malaurie entendit-il parler de géopoétique et reprit-il lui-même le mot en 1983 dans le contexte inuit, avant de mentionner récemment le concept sous la forme de géopoésie, en des termes qui montrent que sa conception en est restée à celle de Diamant noir sur les terres blanches des Inuits : le vocabulaire (« écoute intérieure », « esprits purs de l’univers »), et l’attitude (« je me laisse emporter », « je m’abandonne ») font écho à l’animisme de ce peuple arctique et ne rompent pas avec un certain spiritualisme.
Entre 1979 et aujourd’hui, par comparaison, Kenneth White a élaboré sous le nom de géopoétique toute une théorie-pratique, sur laquelle nous aurons, je pense, l’occasion de nous pencher plus longuement.
Venons-en à la question des racines…
Procédons par cercles concentriques de plus en plus larges. L’idée générale de ces quatre néologismes est de réconcilier ce qui est de l’ordre du monde naturel et ce qui est de l’ordre de la pensée. D’un côté poésie versus poétique, de l’autre éco- versus géo- — si l’on considère qu’il faille rester, bien entendu, dans l’alternative, et que deux éléments ne peuvent être vrais en même temps. Là, on sortirait de la logique bivalente qui fonde la philosophie depuis Aristote, ce qui est possible.

De la poésie, on a donné de nombreuses définitions, mais toutes se rapportent à un art du langage. Le mot même de ‘poésie’ vient du latin poesis, qui l’applique exclusivement à l’art littéraire. De l’épique au lyrique, la poésie a rencontré tous les registres, abordant même, plus rarement, à partir de la Renaissance, la connaissance scientifique.

Le mot ‘poétique’, quant à lui, renvoie à quelque chose de plus large et de plus profond, qui tient à une étymologie lointainement partagée avec ‘poésie’, celle de poiein (« faire, créer »), dont seul ‘poétique’ a conservé la valeur, qu’on retrouve dans nous poetikos, l’expression employée par Aristote pour désigner « l’esprit créateur ». Sans restriction de genre ou de domaine, ‘poétique’ réfère à la notion de ‘création’.

Les deux autres racines, éco- et géo-, sont souvent en concurrence lorsqu’il s’agit de nommer de nouvelles approches : ainsi ai-je cité écopoétique, mais il existe aussi écocritique, etc. Cela tient bien évidemment à la prise de conscience — très récente pour beaucoup d’entre nous — des enjeux environnementaux. L’écologie, qui sert de référence à ces disciplines qui ambitionnent de tenir compte des problématiques environnementales dans la création, est une science essentielle et déjà ancienne (elle a été inventée par Ernst Haeckel au XIXe siècle). Comme le rappelait Kenneth White, la géopoétique n’est pas en concurrence avec l’écologie :

« Disons d’abord, rapidement, que l’écologie, bien comprise, est incluse dans la géopoétique. C’est, en termes géologiques, une des couches de la géopoétique. Voilà pour la perspective verticale. Pour ce qui est de la perspective horizontale, la géopoétique se situe à quelques stades en avant de l’écologie. »6

La racine éco- (du grec oïkos) a pour sens la maison, la famille. En plus d’être actuellement utilisée dans tous les contextes possibles, cette racine marque surtout un lien historique avec la domestication intervenue au moins depuis le Néolithique, et avec elle, un étrécissement de la vision du monde, de la perception de sa richesse et de la qualité de vie.
Par comparaison, la racine géo- a un lien direct et fort à la matérialité de la Terre. Si nous nous intéressons au sens de « géê » (γέη) en grec ancien, nous constatons que son champ lexical est large, comme dans d’autres langues indo-européennes (élément ; monde ; pays ; sol producteur ; minerai ; poussière), mais aussi qu’il provient du verbe « engendrer » « gígnomai » (γίγνομαι) — comme « natura » et « phusis » qui dérivent de verbes synonymes. Ces trois racines ont des liens très profonds où se dit la capacité native des êtres et des choses de ‘faire’, de ‘créer’ — ce qui est étymologiquement le sens de ‘poétique’.
A l’échelle de l’histoire humaine, qui n’est certes pas seulement celle des idées et encore moins celle des sociétés, la racine géo- porte ainsi une plus grande force non seulement transformatrice mais surtout fondatrice que n’en recèle la ‘maison’. 

Régis Poulet, Planktos (Postface de Kenneth White) / Nancy, Isolato éditeur, 96 pages /19 euros / ISBN : 978-2-35448-045-5, 2018.

La raison en est assez simple : alors que la maison (éco-) est liée à son entour, dont elle peut avoir une vision panoramique, la terre (géo-) n’est pas perceptible en sa totalité, même depuis l’espace, à cause de sa rotondité. Fonder une nouvelle étape du chemin de l’humanité sur le géo- permet de lier l’individu non seulement au sol qui le porte, non seulement au paysage qui s’étend horizontalement et verticalement jusqu’à faire le tour du globe, mais aussi au cosmos dont la Terre est une partie.
Recours au poème : Kenneth White rappelle dans la préface du Plateau de l’Albatros, paru en 1994 chez Grasset et sous-titré Introduction à la géopoétique, que dans son essai L’Esprit nomade, publié en 1987, une section intitulée Éléments de géopoétique proposait une définition : « …il ne s’agit ni d’une ‘variété’ culturelle de plus, ni d’une école littéraire, ni de la poésie considérée comme un art intime. Il s’agit d’un mouvement qui concerne la manière même dont l’homme fonde son existence sur la terre. Il n’est pas question de construire un système, mais d’accomplir, pas à pas, une exploration, une investigation, en se situant, pour ce qui est du point de départ, quelque part entre la poésie, la philosophie, la science. » La physique quantique rejoint la géopoétique, car elle considère que l’Énergie de l’Univers est présente dans chaque élément vivant ou non, et dans le vide qui ne l’est, donc, pas. La géopoétique est-elle un moyen d’exprimer ces découvertes, d’en imprégner nos vies, et la manière dont nous existons et créons ?
Régis Poulet : La matrice de la géopoétique, je l’ai évoqué, remonte aux années d’enfance et d’adolescence de Kenneth White sur la côte ouest de l’Écosse, entre l’arrière-pays d’une lande marquée par le retrait des glaciers, et la façade atlantique ouverte sur le grand large. Tout un univers de saisissements pour une intelligence et des sens en éveil. Au fil de ses études en Europe, début de ses années de nomadisme intellectuel, il a commencé à voir de plus en plus clairement comment construire une pensée non seulement en accord avec la Terre, mais qui y trouve de quoi faire émerger un monde. Le concept de géopoétique lui est venu lors d’un voyage au Labrador, comme il le raconte dans La Route bleue (1983). Dans L’Esprit nomade, comme vous le rappelez, la dernière section est consacrée à la géopoétique. White n’a eu de cesse, depuis, d’explorer ce champ du Grand travail émergeant comme une pensée nouvelle et vivifiante, notamment avec Le Plateau de l’Albatros (1994) — qui reste une introduction à la géopoétique — jusqu’à Au large de l’Histoire (Le Mot et le reste, 2015) ou Les leçons du vent (Isolato, 2019).
Le mot clef, en effet, est celui de mouvement. La théorie-pratique géopoétique est une exploration qui débute dans un espace où confluent poésie, philosophie et sciences et qui s’aventure dans des terra incognita, dans les espaces blancs de l’esprit, aux frontières du vide…
Avant la physique quantique, qui est une grande théorie moderne, d’autres esprits ont affirmé l’omniprésence de l’énergie, même dans le vide. Pour cela, il faut se tourner vers des pensées comme le bouddhisme, qui n’est pas une pensée de l’Être, ou vers le taoïsme — qui a influencé le bouddhisme indien à son arrivée en Chine. La géopoétique a des affinités avec ces pensées lorsqu’elles sont à la fois très attentives à la réalité du monde, capables d’une grande subtilité et ouvertes sur leur dehors. C’est pour cela que la géopoétique n’est pas et ne sera jamais un système. Un entretien de 2014 avec Kenneth White s’intitule Une cosmologie de l’énergie7 — l’on n’enferme pas l’énergie dans un système, il lui faut circuler — d’où le mouvement géopoétique.
Pour en venir à la question de l’expression, qui est essentielle et qui retrouve celle de la poétique, Kenneth White a eu plusieurs formules. Comme je l’ai laissé entendre tout à l’heure, la géopoétique ne se limite pas à la poésie, ni même à l’expression littéraire. Il existe un art géopoétique8, une musique géopoétique9, une architecture géopoétique10, mais c’est bien sûr l’expression littéraire qui illustre le mieux ce qu’est la géopoétique, grâce à l’œuvre de Kenneth White. Elle se déploie dans trois genres dont il a l’habitude de présenter l’articulation ainsi : l’œuvre est une flèche dont les pennes, qui donnent la direction, sont les essais, dont la tige, qui chemine à travers les territoires, sont les waybooks et dont la pointe, qui touche au vif de l’existence, est la poésie. Je commenterai quelques formules qui exposent ce qu’est l’écriture géopoétique et qui pourront intéresser vos lecteurs.
« Ni le moi, ni le mot, mais le monde. »
Par cette formule, Kenneth White insiste sur une poésie qui n’est ni un art intime, ni un pur jeu verbal, mais qui est tournée vers le dehors, vers le monde qui nous porte — attitude poétique et philosophique.
« Information, enformation, exformation. »
De l’ouverture au monde résulte (et réciproquement) la connaissance du monde, tout particulièrement par les sciences. Les sciences privilégiées par la géopoétique sont celles qui s’intéressent à la nature de la Terre, comme la géographie et la géologie, mais la connaissance du vivant et de ses relations — qu’on peut appeler écologie dans le premier sens du terme — est capitale aussi (tous les lecteurs de Kenneth White auront en tête les multiples signes d’une présence animale et végétale dans son œuvre). Cette information, longue à collecter, ne doit pas être un
fardeau. Nietzsche opposait deux types d’érudits : le chameau, qui souffre sous le poids de son savoir, et le tigre, auquel son gai savoir permet de bondir avec une souple énergie. Ainsi, toute l’information doit être assimilée pour former une vision du monde, une enformation, une ‘intériorisation’ sans subjectivisme, sans état d’âme, sans émotivité, sans moralisme. Après quoi le géopoéticien11 s’attache à l’expression des formes du monde et de son rapport au monde : l’exformation. On se trouve alors, précise White, sur « un terrain des limites, des lisières, des confins, des marges […] l’exformation consiste à ouvrir le texte, violemment ou discrètement selon les occasions, au chaos et au vide »12.
« Landscape, mindscape, wordscape. »
Cette formule propose une approche plus visuelle du travail géopoétique, à partir de la présence dans le lieu. Il faut connaître le lieu, le territoire où l’on vit ou que l’on traverse. Par l’effet des rapports complexes entre le lieu et la parole13 se forme un ‘paysage mental’ pour l’expression duquel il ne reste plus qu’à trouver les mots (et les silences) appropriés.
« Eros, cosmos, logos. »
Avec cette dernière formule, White dit que la présence au monde est non seulement faite d’information, de situation dans un monde ouvert, mais aussi, pour le plaisir de vivre, d’un rapport érotique au monde — par quoi il faut comprendre une faculté à percevoir et à s’éjouir des saisissements du monde naturel sous tous ses aspects. Le monde peut alors devenir un cosmos. Souvent ce mot évoque les espaces extraterrestres. Il n’est pas question de les nier, mais notre monde est (pour longtemps encore) la Terre, qu’il nous faut réapprendre à habiter. Ce plaisir nous vient quand nous sommes capables de jouir de la beauté (c’est un des sens de cosmos) d’un monde qui est un ordre chaotique : « Si monde signifie le modèle fixe de perception et d’existence auquel le non-poète s’adapte plus ou moins pathologiquement, le poète vit et pense dans un chaos-cosmos, un chaosmos, toujours inachevé, qui est le produit de sa rencontre immédiate avec la terre et avec les choses de la terre, perçues non comme des objets, mais comme des présences. »14
Eros, c’est l’expérience esthétique du monde, des points de vue physique et mental, c’est une ouverture à la belle totalité du cosmos — dont la racine signifie « l’univers » et « la beauté ». Erosreprésente aussi l’énergie vitale.
Cosmos, c’est à la fois la belle totalité et le lieu où elle s’expérimente : Géê, la Terre — belle totalité en elle-même ; mais cosmos est aussi pour White le lieu où peut naître un monde. C’est ce que vise la géopoétique par l’expression d’une logique érotique, par une parole dense et intense issue de la phusis (la nature) : la création d’un monde humain en harmonie joyeuse avec le monde naturel.
Logos, c’est la manifestation de la puissance de la phusis dans l’esprit et son expression15.

Recours au poème : En quoi la poésie s’inscrit-elle dans le projet politique que propose la géopoétique ?
Régis Poulet : Kenneth White a grandi dans un milieu très politisé, avec un père cheminot et socialiste, où les discussions allaient bon train. Plus tard, au début des années 60, de retour pour enseigner à l’université de Glasgow, il fonda le Jargon Group, dont le but revendiqué était une révolution culturelle — la révolution culturelle de Mao fut proclamée quelques années plus tard, en 1966 — ou plus exactement une refondation de la culture. Trotskistes et nationalistes affluèrent et repartirent aussi vite, constatant que le propos de White était plus culturel que politique. Il en va de même de la géopoétique. On aurait cependant tort de considérer que White n’a pas de vision politique, seulement, elle ne s’exprime pas dans des problématiques mais dans un espace plus large, celui de la géopoétique, où les problèmes disparaissent. Il a récemment développé ce propos dans un bref essai intitulé Lettre ouverte du Golfe de Gascogne, qui est une critique du pragmatisme politique, sous l’angle suivant : « C’est parce que la ‘Grande éducation’ était considérée comme trop difficile, et parce que, dans les faits, on n’en pratiquait souvent que la caricature qu’on a mis à sa place le socioculturel »16.
Recours au poème : Vous dirigez l’Institut international de géopoétique. Quels auteur.e.s accueillez-vous, et quel est le travail collégial mené afin de faire connaître la géopoétique ? Quels sont vos projets ?
Régis Poulet : L’Institut international de géopoétique, fondé en 1989 par Kenneth White, entre dans sa trente-quatrième année d’existence. J’ai le plaisir et l’honneur de le présider depuis dix ans. Trois décennies, pour un mouvement de cette nature — comparable au surréalisme ou au situationnisme — c’est énorme. Cela tient à la puissance de l’idée géopoétique qui sous-tend l’œuvre entière de Kenneth White, et cela tient à sa personnalité à la fois généreuse et exigeante, solitaire et cordiale autour desquelles se sont rassemblés, pour un court ou un long cheminement, de nombreux compagnons de route. Ces femmes et ces hommes sont d’horizons divers, intellectuellement, géographiquement, sociologiquement. Mais tous ont senti la combinaison rare d’un écrivain qui parcourt le monde, l’aime, le voit disparaître sous l’immonde, qui tire de ses réflexions des analyses radicales et vivifiantes, et enfin, bien sûr, d’un poète qui ouvre la voie vers une réconciliation avec le monde. Parmi ces compagnons de route, un certain nombre sont des auteur.e.s inspirés par l’œuvre de White, en divers lieux du monde. Chacun suit sa voie propre sur le chemin de la géopoétique, à la façon des alpinistes du Mont Analogue de René Daumal, sans perdre de vue le sommet.
En 1996, sept ans après la fondation de l’Institut, est intervenue la seconde étape du développement stratégique de l’Institut : l’archipélisation. Je cite White dans Entre deux mondes : « Il s’agissait de la création de centres autonomes connectés. L’Institut, auquel tous ces centres étaient affiliés, resterait la source essentielle d’énergie intellectuelle, la référence première et la principale instance administrative, mais ces centres demeureraient indépendants. Je le fis pour plusieurs raisons : éviter les lourdeurs d’une administration centralisée, dynamiser le réseau, avoir des groupes travaillant en contact direct avec des contextes spécifiques, dans l’esprit [d’une] localisation ouverte. […] J’étais parfaitement conscient des dangers de cette archipélisation : dilution du concept, dispersion de l’idée, développement d’ambitions personnelles pour exploiter les avantages que l’idée et le mouvement de la géopoétique avaient procurés, au détriment de la cohésion et de la concordance. »17
En 2016, face au constat de l’impossibilité de contrôler ne serait-ce que l’utilisation du mot ‘géopoétique’, aussi bien dans que hors de l’archipel, nous avons décidé de laisser voguer l’idée et de procéder à l’océanisation de l’Institut, lequel est devenu la référence, le phare si vous voulez, de la géopoétique radicale, celle qui a le potentiel pour refonder un monde.
Tous les membres de l’Institut sont d’abord des lecteurs de Kenneth White, avec lesquels il a d’ailleurs souvent eu des échanges épistolaires. C’est une tâche que je mène également de mon côté, en répondant à des questions, en orientant vers des lectures. N’oublions pas non plus que tout livre est une lettre adressée à des inconnu.e.s. Certains répondent, d’autres non, mais le mouvement géopoétique se construit à auteur d’individus, par la lecture et la réflexion. Pour ce qui concerne le bureau de l’Institut, nous sommes une petite équipe soudée qui travaille surtout autour de l’organisation et des projets.
Lorsque j’ai pris la succession de Kenneth White à la présidence de l’Institut, mon premier objectif a été de rendre la géopoétique — ou tout au moins ses textes fondamentaux — plus largement accessible. C’est la raison pour laquelle notre site web est en huit langues. Cela nous a permis de faire connaître la géopoétique au-delà des mondes francophone et anglophone, où sont publiés la plupart des livres de Kenneth White. Ces dernières années, un pays a tout particulièrement manifesté son intérêt pour la géopoétique : le Brésil. J’ai participé en septembre dernier, à Salvador de Bahia, au premier « Séminaire international de géopoétique » organisé au Brésil ; fin 2022, Kenneth White et moi avons mené avec une universitaire un entretien pour une revue brésilienne. Un nouveau centre géopoétique brésilien a depuis manifesté le désir d’être en contact avec l’Institut. Notre volonté est de faire connaître encore plus largement la géopoétique.
Le développement de la géopoétique est étroitement lié à certains lieux que les White — Kenneth et Marie-Claude, sa traductrice, également photographe — ont fréquentés : Valgorge, en Ardèche, et Trébeurden, dans les Côtes-d’Armor. Valgorge est la commune où se situe la maison des Lettres de Gourgounel (197918), petite ferme que les White ont habitée temporairement à partir de 1961. C’est à Gourgounel (nom du lieu-dit) que la géopoétique s’est élaborée dans l’esprit de Kenneth White. Quant à Trébeurden, c’est La Maison des marées (2005) ou L’Ermitage des brumes (2005), c’est l’Atelier atlantique où vivent et travaillent les White depuis les années 80 et où la théorie géopoétique s’est développée. Nos projets s’inscrivent dans ces deux lieux. En 2019, nous avons inauguré une « Maison géopoétique Kenneth White » à Valgorge, inauguration surtout symbolique puisqu’un vaste événement viral a tout mis à l’arrêt, et nous sommes en train de relancer ce projet. A Trébeurden, les choses sont déjà bien avancées puisque nous organisons les 15 et 16 juillet 2023 les premières « Rencontres géopoétiques Kenneth White » sur la superbe Côte de Granit Rose. Le programme sera publié au printemps sur le site de l’Institut, dans les « Nouvelles géopoétiques », mais les grandes lignes en sont déjà connues : nous proposerons des conférences (notamment de Kenneth White), des lectures, des expositions, des films et un concert. Cet événement est ouvert à toutes et tous et nous espérons que vos lectrices et lecteurs seront présents en nombre.

Le nomadisme intellectuel de Kenneth White en Orient International, Conference on Kenneth White RSE-Funded Research Network in Existential Philosophy and Literature Franco-Scottish Literary Exchanges: Translation, Diaspora and Nomad Thought, 1er décembre 2018.

A paraître en 2023 : Régis Poulet, Gondawana, Nancy, Isolato.

Notes

[1] Grâce à son étude Segalen, théorie et pratique du voyage (Alfred Eibel, 1979).

[2] Pour celles et ceux qui voudraient aller plus loin, j’ai longuement étudié ces aspects dans ma thèse de littérature comparée au titre d’inspiration nietzschéenne L’Orient : généalogie d’une illusion (PU du Septentrion, Lille, 2002). Quelques chapitres y sont consacrés à Kenneth White. Plus tard, je suis revenu sur ce sujet, notamment pour la revue Europe (numéro de juin-juillet 2010) : « Orient et Occident : la révolution tranquille de Kenneth White » qu’on peut lire sur le site de l’Institut international de géopoétique ; et lors de divers colloques (notamment « Du mandala à l’atopie — l’expérience urbaine extrême de Kenneth White »).

[3] Je précise également que White a exploré la plupart des lieux géographiques qu’il évoque, mais certains lieux de l’esprit n’existent plus que ou n’ont jamais existé ailleurs que dans des œuvres lues ou vues.

[4] Kenneth White, Entre deux mondes, Le Mot et le reste, 2021, pp. 191-192.

[5] Kenneth White, L’Esprit nomade, Grasset, Le Livre de Poche, 1983, p. 396.

[6] Kenneth White, Panorama géopoétique, entretiens avec Régis Poulet, ERR, 2014, p. 24.

[7] Kenneth White, Une cosmologie de l’énergie, entretiens avec Laurent Brunet, Revue Lisières, 2014, n°27.

[8] Voir les collaborations de Kenneth White, notamment pour la réalisation de plus de cent livres d’artistes ; voir également les écrits sur l’art de White, comme son magnifique Hokusaï ou l’horizon sensible — prélude à une esthétique du monde (Terrain vague, 1990 ; L’Atelier contemporain, 2021).

[9] C’est un sujet sur lequel je travaille.

[10] Le Centre chilien d’études géopoétiques est tout particulièrement axé sur l’architecture.

[11] ‘Géopoéticien’ (sur le modèle du logicien qui suit le logos du monde) s’impose sur ‘géopoète’ de la même façon que ‘géopoétique’ s’impose sur ‘géopoésie’. Deux citations pour documenter cela : « C'est ici que le nomade intellectuel se mue en géopoéticien — je dis géopoéticien, comme on dirait logicien ou mathématicien, afin d'indiquer à la fois une sortie des ornières et des marécages de ce que l'on nomme ordinairement « poésie » de nos jours, et un champ de langage général où pourraient se retrouver ces langages séparés que sont ceux de la science, de la philosophie et de la poésie », Kenneth White, extrait du discours inaugural de la 25ème Biennale de Poésie, Liège, 2007. « C'est une des raisons pour lesquelles je tiens à dire « géopoéticien », et non pas « géopoète », mot qui laisserait la porte ouverte à toute une poésie vaguement géographique (préférable certes à tant de fantaisies personnelles, mais ne menant pas très loin), mais, surtout, mot restrictif, qui cantonnerait la géopoétique dans la poésie alors que son champ d'application est beaucoup plus étendu », Autre Sud, n°45, Juin 2009, p. 37.

[12] Postface de Kenneth White à mon recueil Planktos (Isolato, 2018).

[13] Je cite ici le titre d’un essai de Kenneth White qui permet d’aborder la question (Le Lieu et la Parole — entretiens 1987-1997, Éditions du Scorff, 1997). Celles et ceux qui voudraient prolonger la réflexion liront avec profit : Kenneth White & Jeff Malpas, The Fundamental Field — Thought, Poetics, World (Edinburgh University Press, 2021).

[14] Kenneth White, La Figure du dehors (1ere éd. Grasset, 1982), Marseille, Le Mot et le reste, 2014, p. 53.

[15] C’est ce que fait White dans le poème « La logique de la baie de Lannion », où la « logique » en question est celle du Logos des Présocratiques — ou Primordiaux comme il les nomme (in Les Rives du silence, Mercure de France, 1997).

[16] Kenneth White, Lettre ouverte du Golfe de Gascogne — quelques propos insolites sur la société, la culture et la vie de l’esprit, Éditions Zortziko, Faire/Face n°1, 2021, p. 45.

[17] Op. cit., p. 448.

[18] La première publication, en anglais, est cependant antérieure de treize ans : Letters from Gourgounel (Jonathan Cape, 1966).

Présentation de l’auteur




Emmanuel Échivard, Avec l’ombre

Avec l’ombre est résolument le journal d’un voyage dont la direction est annoncée dans la citation de René Char qu’Emmanuel Échivard appose en exergue de son œuvre :

Il faut s’établir à l’extérieur de soi, au bord des larmes et dans l’orbite des famines, si nous voulons que quelque chose hors du commun se produise, qui n’était que pour nous.

 Le point de départ de ce voyage « au bord des larmes et dans l’orbite des famines » est un lieu précis (une maison et son jardin) où subsiste une relation fantasmatique entre une figure féminine aux multiples visages (jardin, figure maternelle, femme aimée, enfance, ville, etc.) qui n’est définie que par le pronom « elle », et un « tu » tantôt féminin, tantôt masculin, à tel point indéfini qu’il devient universel. Cette relation occupe entièrement la première partie du recueil, À travers l’ombre. C’est ici que le poète rend compte de la véritable lutte que le « tu » engage avec « elle », une lutte qui comporte notamment de lourdes défaites : « Tu es / enterré vivant. // Elle, elle se tient au cœur. […] Elle te retient au sol. » (p. 26) Ce voyage à travers l’ombre d’une mémoire peuplée de « ronces » (p. 25 et 78) peut avoir également la douceur trompeuse de la nostalgie (« Loin de ton / jardin, tu te perds », p. 22) et de sa parole (« Déposés sur la table de la cuisine, il y a autour de / toi des mots de tous les jours, des mots simples, / sans adjectif, mais qui te font tenir debout. // Ne quitte pas ton lieu, disent-ils », p. 72), qui ne peut que tuer dans l’œuf toute velléité de fuite. Pour avancer, le « tu » doit accepter de perdre quelque chose : « Il faudrait accueillir la disparition des couleurs, / rester fixé au gris du mur, y lire les fissures, s’y / reconnaître, y faire naître sa joie. » (p. 31)

Délesté de la « gravité du monde » qu’« elle » incarne, le « tu », nouvel Ulysse, peut se « laisse[r] enfin porter » vers un « nouvel équilibre » (p. 60), qui consiste à aller à la rencontre de l’autre. 

Emmanuel Edchivard, Avec l'ombre, Cheyne, 2019, 96 pages, 17 €.

C’est en présence « des compagnes de disette » (p. 52) que le « tu » peut se rendre compte du fait que sa quête n’est pas solitaire (« qui cherchez-vous ? », ibid.). Fort de ce constat, le « tu » aperçoit enfin son salut : « Au bout de l’impasse, une étroite venelle part à / l’aventure. » (p. 56) Fort de ce constat, il peut « habiter [s]a solitude » (p. 29), en paix avec l’ombre qui le hantait, car elle a enfin un nom (à chacun le sien), elle a fructifié : « Elle se donne. // Dis son nom ! / Ou plutôt // appelle-la. // On goûte une mûre / au milieu des ronces. » (p. 78)

C’est d’ici – nous sommes dans la deuxième partie, au titre ouvertement proustien, À l’ombre des jours fastes – que l’on peut quitter la « basilique » (p. 84) de la mémoire avec ses plaies et ses blessures, que l’on peut habiter « une maison de brique » (ibid.) avec l’autre (« ton amie » est le nouveau personnage de cette deuxième partie). C’est à cette condition-là que l’on peut accueillir le « nouveau rythme » (p. 92) qu’incarne l’autre, tout en étant prêt à composer avec la nouvelle ombre, la nouvelle « faille [qui] s’est ouverte » (p. 89).

Être relationnel par définition, l’être humain se doit de composer avec l’ombre pour atteindre ce « hors du commun » dont parlait Char dans la citation initiale. C’est toute la leçon de cette dramaturgie de la présence au monde que nous livre Emmanuel Échivard.  

 

Présentation de l’auteur




Sélima Atallah, Petit fossile moulé dans la torpeur d’été

la peau rouge tiraille après une journée à la mer
le corps est vidé malgré les siestes qui se sont succédées sur les fwet ensablées. face à la chaleur de l’air aucune chance de survie sans le secours de la mer. de l’eau qui coule du matin au soir
humidifie la peau et irrigue les artères
entre les deux rives reliées en trainées de carbone annuelles
le jeu des différences
des montagnes si arides qu’elles semblent désertiques d’un côté plus tellement blanches mais encore vertes de l’autres

à l’aéroport de Tunis déjà la familiarité qui attendrit et irrite et le chaos habituel du tapis de bagages et sinon tout cela se ressemble comme toujours

 

suffocation à la table où les nœuds se serrent sous les amas de livres
les mots s’enchaînent et effleurent la gueule de bois
devenue si habituelle
qu’elle advient sans même boire
noyant
la matière sous un gris de brume

l’air est moite
le visage luisant comme celui d’un×e autre qu’on ne reconnait plus
la nesma
déspérément attendue
se refuse sans cesse
disparait dès qu’elle affleure

l’espoir de la voir assécher la sueur nourrit le manque d’elle

 

la peau pique et tiraille
brunit de part en part
et les traces du maillot comme une fringue blafarde
la sueur propre suinte des pores dilatés
tandis que le soleil brochette les organes 

c’est du feu et pourtant il détend et rassure
enlevant tout le poids d’une année à Paris
c’est le seul endroit
où le corps maladroit
trouve un peu de quiétude
sans l’ennui de la vie qui n’a jamais sa place
sans le rêve d’en être qui se heurte aux hauts murs
ils creusent à l’intérieur
pleins de la haine du vide
rien ne reste du rêve de gravir les empires

ils sont creux des mensonges
des non-dits qu’on répète
des trous assimilés
comme pleins de vertus
et dans l’entre deux rives
la traversée carbone
affiche le mythe dans une clarté d’aumône

lézard sur le sable la peau se fait souffrance
et l’on se sent vivant enfin pour un instant
on dirait que maintenant la mort est trop loin
et le corps trop là même s’il se liquéfie
il fait beaucoup trop chaud
la chair semble fondre
mais elle n’importe plus
le corps n’est plus qu’une partie du décor
l’amant enlacé
au sol de Pompei

et puis les commentaires
litanie incessante
mouch normal el s5ana
3omri ma rit
yesser
yesser s5ana
trop
trop chaud
intolérable

de pièces en pièces
clims et ventilos
tempèrent les demeures et réchauffent les villes
et les douches vrombissent et vident les nappes vides

alors à chaque goulée qui coule dans le gosier
se dire que peut-être dans quelques années
il n’y aura plus rien
juste de l’air sec
qui charbonnera le corps
petit fossile moulé dans la torpeur d’été

quand le champs de ruine
spolié comme une charogne
deviendra champs de cendre
infertile et mortel
que fera-t-on
des corps des indigènes 

7170 Tunisien×nes sont arrivé×es illégalement en Italie entre janvier et juillet 2022
39285 toutes nationalités confondues
plus d’un million de Tunisien..nes vivent déjà à l’étranger
presque un dixième de la population totale du pays

combien serons-nous dans les cales de fortune
quand il fera trop chaud et qu’il n’y aura plus d’eau
que fera-t-on du corps des enfants
du corps de mes parents et de mes grands-parents
de tous les corps qui n’auront pas pu traverser
bdounet ajdedi wes7abi
chnowa dhanbhom
condamné×es car né×es du mauvais côté
celui où les papiers closent le monde

je pourrais me sauver
nemchi wen5alihom
mais que feront ces corps
enchaîné×es à leur rive
tous ces corps
dont la vie ne vaut rien

sillonner le monde n’est qu’à la portée
des corps dont les aïeux
ont cru
pouvoir
le posséder

c’est déjà beaucoup de se lever tous les matins
de se lever et de prendre la route du travail
de l’école
de la vie qui continue
qui continuera peut-être sans vous

le café sifflé en vitesse
et les clopes qui grillent les poumons
champs de feu les poumons
labourés tous les ans à coup de cendres infertiles

tous les jours prendre la route qui ne mène à rien d’autre
qu’au creux du rien qui vous a vu naître
car vous n’êtes rien
jamais vous n’avez été plus
qu’un mythe
un mirage

en vous il n’y a rien de vrai
rien qui tient

en vous il y a le mensonge
en vous il y a l’autre
dans vos mots
dans vos fringues
dans votre crâne rasé
l’autre
la haine de l’autre
la haine de soi
la haine de la terreur qui vous écrase
et l’amour du joug qui s’abat

vous n’êtes rien sans le joug
sans l’idée que votre rive ne suffit pas
sans l’idée que vos ancêtres sauvages doivent tout à l’autre
qu’en fait l’envahisseur vous a fait du bien
et que ce n’est pas si mal
de ne pas parler la langue de ses ancêtres

qu’est-elle d’ailleurs cette langue folle faite de navires sanglants
cette langue qui se transforme de tout ce qu’elle emprunte
qui n’est pas officielle
mais qui vous habite
et habite le pays d’où vous venez et ses rues et ses tablées
cette langue dont on dit qu’elle n’existe pas
qui est un mythe
un mirage politique
comme vous

on vous a toujours dit que vous étiez mieux autre
car
votre corps n’est rien

un masque blanc parlant dans un français bourgeois 
propre et cultivé poli comme un galet
il est l’incarnation
du bougnoule intégré

mais le corps reste brun et se heurte à la loi
sa naissance fait de lui un être qui demande
et à qui on peut
à tout moment
dire

non

votre corps n’est rien
il pourrait mourir au fond de la mer morte
devenir humus
et fumer les abysses
de ses rêves échoués

votre corps n’est rien
votre corps marche mort
de rive en rive il erre
sans pouvoir s’arrêter

il pourrait nager
longtemps acharné
et il arriverait
du bon côté de l’eau
un uniforme blanc l’accueillerait alors
et le renverrait
à sa rive fardeau

elle est belle pourtant
elle pourrait être rêve
si on ne l’avait pas
vidée de son histoire
condamnée à devenir
un pays où les lois
mettent les corps en bas
de l’échelle des droits

les lois sont le mythe
les corps sont réels
mais le mythe met des corps
au-dessus d’autres corps

la terre est à tous×tes
et pourtant les corps meurent
car des lois leur refusent
le droit à la survie

un noyé se débat pour toucher le rivage
un brûlé court fou jusqu’à trouver de l’eau
et quand les bombes tombent
les corps fuient les débris
mais les frontières sont là
pour interdire la fuite
des murs coupent la terre qui devrait être libre
des corps uniformes vérifient les papiers
et les corps sans voix sont renvoyés là-bas
là où la mort de loin ne touche pas pareil

un×e migrant×e mort×e est un×e grand×e brûlé×e abandonné×e aux flammes jusqu’aux râles d’agonies qui trouent ses poumons âcres

ce n’est pas la vie
ce n’est pas normal
c’est là où la justice devient illégale
c’est comme va le monde dans son ordre insensé 
mais c’est de la folie
un délire partagé
où les murs tuent
qui s’engagerait en mer                                               
qui irait à la mort
si sa terre n’était pas qu’un champ de ruine gâché
qui partirait sans croire que les sien×nes ne valent rien 
que lui-même ne vaut rien
un corps ensauvagé
pleins des trous de l’histoire aux mensonges vérifiés
pleins du creux de ne pas être
un corps qui vive libre

mon corps ne compte pas
les corps des mien×es non plus
je viens d’une rive spoliée où nous vivons sans droits
les traces fondent sur le sable
elles sont trop délicates
et meurent sous les remous
et ainsi va la vie
quelques gouttes d’amour
dans une flaque de mort
corps désirs et rêves
disparus dans la nuit  

bientôt on ne saura plus que vous avez été
bientôt on ne saura plus qu’Autre vous a bercé
que vos rêves sont à lui
vos désirs les siens
et vos luttes mourront
dans le reflux des vagues

bataille chaque jour
mais à la fin toujours
vous êtes l’autre de l’autre
læ barbare droit et fier

sauvage éduqué×e
au sang traître à sa race
au sang traître à son cœur
à la marche du monde
cyborg de l’histoire
bug dans la matrice
marqué du sceau du sang
de la trace du joug
et des mots de l’école
qui remplacent les vôtres

l’école de la France
civilise les élites
les lave de la honte
qui coule dans leurs veines
car il manque à leur sang
les gouttes qui donnent le monde

dans mon sang il y a
les traces de l’Afrique
les traces de l’Asie
l’Arabie la Turquie coulent toutes dans mes veines
mais ma bouche
ma bouche
ne parle que la France
ma bouche se croit française
a honte de ne pas l’être
déteste cette honte
et rage contre la France
elle rage contre elle-même
quand remonte la honte
et elle s’insulte alors
avec les mots de l’autre

ma bouche ne connait
que les mots de l’autre
cel×lui qui ne veut pas de moi
qui ne veut pas que je dise
qu’iel ne veut pas de moi
qui veut que je l’ouvre
en quête de becquée
que je la ferme servile
prosterné×e à ses pieds

alors si tête haute je refuse le joug
je me lève le matin avec la peur au ventre
je me lève le matin je regarde ma chambre
le poster de Magritte acheté à Bruxelles
la femme à moitié nue
à moitié corps nuages
et je rêve au jour où on me condamnera
à rentrer au pays
qui ne me suffit pas

quand je ne pourrai plus voir de tableaux de corps nus
quand Bruxelles ne sera qu’un lointain souvenir
emporté par les files d’attentes des consulats
par les visas accordés seulement pour quelques mois
qu’on arrête de demander après trop de refus
parce que ça fait mal
parce que ça coûte cher
parce qu’on n’a pas besoin de Bruxelles pour survivre
parce qu’on n’a pas besoin des quais de Seine bondés les soirs chauds d’été

ça pue les quais de Seine
ça pue le métro
qui s’enchaine au boulot et au dodo
devient une purée de rêves déçus
qui suinte la haine de soi et les relents de bière
je hais les quais de seine
Paris Plage me dégoûte
c’est la chose la plus triste
la plus éloignée d’une plage que j’ai jamais vue
mais je sais que le jour où mon corps ne pourra plus y être
je me rappellerai de la chaleur du sol
qui fera bientôt fondre les semelles en plastiques
dans l’air fermé comme une fournaise dantesque
où flotte le pollen à toutes les saisons
et les effluves de pisse et de weed des rues sales

les rues où j’ai rêvé qu’un jour moi aussi
je serai

enfant de la France

parce que
je le suis
déjà
même si elle ne me reconnait pas

et chaque fois
chaque fois que j’ouvre les yeux dans mon lit parisien
chaque fois que je vois toutes les années passées dans ma ville
dans la seule ville où je me sens être en vie
je me rappelle que tout ça
ne tient qu’au fil du titre de séjour
du changement de statut
de l’APS barbare qui efface l’histoire 

ma vie ne tient qu’au fil
des mots bureaucratiques et administratifs
qui font de vous
un chiffre
une donnée
une ligne qu’on pourrait à tout instant
biffer

que ferai-je
des livres qui s’amoncellent en monticules dans mon appartement du 14ème arrondissement

combien de cartons peut-on porter les mains menottées au fond d’un vol charter

dans mon ventre un poing
un poing creusé
car je ne sais pas
je ne comprends pas
je ne sais pas pourquoi
je n’ai pas le droit

car je ne comprends pas
pourquoi
l’autre m’a marqué×e
sans vouloir m’adopter

qu’en dites-vous cher×es parents de mon dos courbé et de ma tête roide
étaient-ce vos rêves pour moi
quand comme toutes les élites
vous m’avez confié×e à l’école de la France

Présentation de l’auteur




Marie-Josée Christien, Choix de textes

Affolement du sang (extraits)

Je voudrais dire la vie
et je dis la douleur

Quelque chose en moi
s’est éteint.

*

Chaque fois au bord
de me taire
dans la nausée des heures

le vide ouvert
sous les mots
où tout se pétrifie

il n’y a rien
à attendre
que l’attente.

*

A Claire Fourier
(en écho à son  roman Les silences de la guerre)

Se taire
n’est pas convoquer
le silence

c’est l’usurper.

*

La vie incertaine
noue nos illusions
à nos ombres

Tout ce qui fut
n’est que sable
qui fuit
du creux de nos mains.

*

Sans bruit sans trace
chaque mot pèse
de son poids de vie

lancine
ruisselle
dans le corps

comme fou
dans la chaleur
du sang en cru.

*

Ce n’est qu’un chemin
pris par mon sang
un long évanouissement

le peu qu’il me reste
quand les mots se font rudes

je n’ai plus
pour me réchauffer
que le vertige
des points de suspension
accaparés par l’attente.

Extraits de Affolement du sang (Al Manar, 2019)

∗∗∗

Les extraits du temps

La fenêtre s’ouvre
un écran immense où se tord la nuit
des lambeaux s’échappent
Le reflet du monde va s’éteindre
bien plus loin

La suite des jours est incertaine
l’air se met à vibrer
quand le sanglot de la nuit cesse
le temps est soudain clair
comme une goutte d’eau

Et le calme du ciel
épuise le courage
qui soulevait nos mains.

*

Les forces du chagrin
ont atteint leur limite
et mon désir glisse sur la ronde
du temps
mon cœur obscur
jeté aux crevasses du doute
l’œil inquiet qui regarde
de temps en temps
par-dessus l’épaule du soir
si rien ne vient
à la rencontre des regards détournés

Tout est tiède dans l’air
Tout est froid dans le cœur
c’est un mélange de mort et de lumières
où les pétales sans odeur
claquent contre les murs où somnole la fièvre.

*

Le froid resserre l’étau
des passions clandestines
dans les dentelles tamisées
je dirai le chagrin
qui tissait ma lumière

C’est l’ardeur de vivre
qui dirige
la peur de perdre
de jouer son sort
au moindre bruit

Je n’espère rien du néant
Je n’oublie pas le présent
auquel il me faut tenir tête.

In Les extraits du temps (Les Editions Sauvages), Prix des Bretons de Paris 2009

∗∗∗

Marais secrets

C’est ici
une vieille terre
aux noires écorchures
qui s’effacent dans la brume

un territoire de traces fossiles
d’une forêt immémoriale

le souffle acide
d’un pays caché.

*

L’œil rivé
à chaque pas
qui s’enfonce
dans la tourbe spongieuse

on marche
comme on prie

dans l’apesanteur des sèves
et l’escapade des genêts.

*

Le cœur bat
plus calmement
dans l’immobilité
des marais silencieux
toute pensée est plus lente.

*

Les roseaux
se mesurent à la patience

la vie insiste
persiste

silencieusement.

*

Têtes basses
les joncs battus
de vent glacé
sont les rescapés opiniâtres
d’un continent englouti

en dormition.

*

Des saules tortueux
dessinent
des idéogrammes
dont on aurait oublié
le sens.

*

Le marais
se fige
comme une immense flaque
dans le paysage sans couleur
résistant vaillamment
aux ruissellements.

*

C’est une eau immobile
que rien
ne distrait

la litanie de nos pas
n’atteint pas ses secrets.

Extraits de Marais secrets, Les Editions Sauvages, 2022

 

∗∗∗

A propos de poésie 

     Ce que je cherche dans la lecture d’un poème ? Le tremblement qui le traverse.

     La poésie est ce qui fait sens avec nos sens, avec ferveur.

     Le poème est à destination de l’œil et de l’oreille.

     La poésie n’a pas pour but d’expliquer le monde mais de le vivre intensément, et par là espérer
le comprendre.

     Le  poème fait sens, mais n’a pas de message à délivrer.

     La poésie ne demande pas d’être déchiffrée ni comprise, mais éprouvée.

     La poésie réside en ce va-et-vient continu entre l’intériorité et l’extériorité. C’est pourquoi elle
mêle si bien en elle voix personnelle et voix collective.

     La poésie affronte toutes les questions qui bousculent les certitudes. Elle porte ainsi en elle
l’essence de la vie.

     Ceux qui associent la poésie à la rêverie et à l’imaginaire en sont bien éloignés.  Que dire de
ceux qui en parlent comme d’une détente ou d’un loisir !

     La poésie a pour domaine le réel et bien au-delà.

     Si un poème ne tient que par quelques artifices, il n’a aucune raison d’être.

     La poésie a une lecture polysémique, mais malgré tout, que de contresens quand le lecteur se
met à imaginer ce que l’auteur a voulu dire.

     Un poème ne peut pas être lourd de sens. Sous sa gravité apparente, il y a au contraire tant de
directions à explorer qu’il ne peut être réduit à la certitude d’un seul sens.

      Je n’aime pas le mot recueil  pour désigner tout ouvrage de poésie. Il sous-entend que l’auteur
a recueilli  ses poèmes dans l’ordre chronologique de leur écriture. Or, dans la plupart des ouvrages
poétiques authentiques, il n’en est rien : leur architecture est organisée, composée, structurée.

     La malédiction de la poésie est d’avoir été enfermée dans la littérature, et avec elle, dans la
sphère culturelle.

     La musique pour la voix du poème est un écrin qui la protège et la met en lumière.

     N’est pas automatiquement poète celui ou celle qui a écrit quelques livres de poésie.  C’est
avant tout aux lecteurs et aux critiques d’en juger.

     La poésie n’a pas à divulguer. Au contraire, elle a à préserver, à garder secret pour ceux qui
sauront découvrir.

     La langue n’est pas le sujet du poème. Elle est seulement le matériau qui le sublime.

     La poésie n’est pas un supplément d’âme. Elle est l’âme même.

     Ne pas confondre vivre en poésie et vivre de la poésie.

     La poésie est un état de veille.

     Le poème est ce qui résiste de plus humain de nous.

     Un vrai poète se reconnaît à sa capacité de sortir de lui-même et de dépasser l’horizon de sa
propre parole, à son généreux désir  de partage.

     Les poètes belges me semblent d’une fantaisie pure, absolue. Celle des poètes bretons est plus
mélancolique, plus grave.

     Une poésie qui ne s’adresse pas aux êtres humains, qui se complait dans l’incommunicabilité,
est inutile, infondée. Sinon, on pourrait se satisfaire de poèmes écrits par une intelligence artificielle.

     J’aime les auteurs qui me parlent à l’oreille, qui me chuchotent d’âme à âme.

     L’écriture d’un poème commence toujours par l’émotion et doit également se clore dans
l’émotion. Le long processus de sa genèse doit rester invisible et indétectable au lecteur.

     Et si la poésie était la langue du silence ?

 

Extraits de Petites notes d’amertume (Les Editions Sauvages, 2014)
et de Eclats d’obscur et de lumière (Les Editions Sauvages, 2021)

∗∗∗

Généalogie de la matière

In memoriam Michel Baglin

« La vie, c’est la matière à son niveau le plus structuré.»
Hubert Reeves

Nous ne connaîtrons les réseaux
du cosmos
qu’en perçant les mystères
de notre corps

tous les itinéraires
tous les appels
nous mèneront alors
là où nous verrons
ce qu’avant nous
on ne voyait pas.

*

Au peintre  Francis Rollet,

La blancheur des galaxies
passe par la lumière
des ténèbres
croise
les laminaires célestes

dans une enveloppe de silence.  

*

A Jean-Pierre Luminet, astrophysicien et poète

La nuit en silence
ramène
l’éternité
à un trou noir

guettant la moindre lumière
où se profile
le souffle
d’une froide illumination stellaire.

*

 L’œil magnétique

 A Aurélien Barrau, astrophysicien et poète
Au photographe du ciel Laurent Laveder

Soutenu
par l’arche
des ganivelles

en silence

le regard
se projette
au cœur de la galaxie

magnétique

la pensée
voit
l’extrême mouvement
des astres.  

Extraits de  Généalogie de la matière, en cours d’écriture

Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie Native American : Kenzie Allen, « Celle-Qui-Va-Seule-en-Jouant-de-la-Musique », ou la prise de responsabilité.

(Les poèmes sont reproduits grâce à l’aimable autorisation de l’auteure, qu’elle en soit remerciée).

 

« Je vois la poésie, et l’écriture, comme une responsabilité. La responsabilité envers ce que vous produisez dans le monde et envers les gens du monde. » Ainsi s’exprime Kenzie Allen, toute jeune artiste aux multiples talents, membre de la nation Oneida (Oneida du Wisconsin, elle appartient au clan de la Tortue), donc membre de la grande confédération Haudenosaunee (gens de la longue-maison) connue comme la confédération Iroquoise (formée, en plus de la nation Oneida, des nations Seneca, Cayuga, Mohawk, Onongada, et Tuscarora). Elle partage son temps entre Toronto où elle enseigne, la Norvège où elle a vécu plus jeune, et la réserve Oneida à Green Bay dans le Wisconsin. Elle s’est faite remarquée en remportant le prix de la découverte (92NY discovery prize), puis le prix James Welch qui récompense un poète Indien, le littoral Press Poetry Prize, et enfin le 49th Parallel Award de poésie. Elle a concentré ses recherches universitaires sur la poésie visuelle et documentaire, la cartographie littéraire, et enfin la mise en œuvre de la souveraineté des nations Indiennes par le biais d’un travail créatif.

Son dernier projet de poésie incorpore l’histoire et les histoires intergénérationnelles liées aux mouvements migratoires diasporiques et aux déplacements forcés, incorpore les traditions des Indiens Haudenosaunees et des extraits d’archives comme ceux du pensionnat pour Indiens de Carlisle. Elle aime user de procédés multimodaux. Elle a obtenu une maîtrise d’écriture créative, un doctorat d’anglais, et une licence d’anthropologie. Elle est aussi photographe à ses heures.

Son idée de la poésie documentaire est liée à son ambition de poète, quelqu’un-e qui doit jouer les rôles d’interlocuteur culturel. Il-elle doit être un-e interprète débordé-e par son imagination, et doit s’engager, il-elle est un-e militant-e. Kenzie dit trouver de la joie dans le fait d’être une descendante des Indiens Oneidas, elle dit trouver la poésie dans la communauté. Elle dit que la poésie et la musique constituent sa force. Sa grand-mère était une chanteuse d’opéra, et son nom Oneida signifie Celle-Qui-Va-Seule-en-Jouant-de-la-Musique.

La musique, la musicalité, sont ce qui relie et se réfère au langage quel que soit le medium utilisé. Elle affirme aussi que la poésie vit dans une expérience de communauté, que le pouvoir qu’elle acquiert se fait par l’intermédiaire des connexions créées dans une communauté, que les lectures de poésie sont des incarnations du souffle et des rythmes du poème, qui la laissent médusée et qui ont un fort impact sur elle. Elle dit aussi que la poésie est un autre moyen de comprendre, un autre outil de compréhension, que dans l’espace d’un respir la poésie vous fait traverser différents paysages, qu’elle est le contraire de la compartimentation : « What I love about poetry is the wholeness it affords » (ce que j’aime à propos de la poésie, c’est la complétude qu’elle offre. »

Le premier titre du poème qui va suivre était : Plus d’Indien calme, que des éclairs. Publié dans le magazine the Paris Review,  le titre a été modifié en :

 

Calmes comme des éclairs

Et reçue de toi je l’ai conservée comme une mise à mort,
mon nom, mon héritage, ma rancœur
et le petit trou derrière l’épaule

où je peux être blessée. La longue-maison
en allumettes que j’ai taillée, les ormeaux
la remplissant attachés avec des cheveux, des tasses Utes

à café peintes et des tortues en fer un feu de paille
d’identité, un œil en amande surveillant
entre les bibliothèques blanches

et les photographies de villes, vergers,
tombeaux, une vieille planche à repasser
abandonnée dans la rue devant notre ancien logement,

des bougies que j’ai allumées à Lisbonne pour toutes les femmes
que j’avais aimées. Des animaux qui ne sont plus
avec nous. Des animaux qui ne sont plus

à nous. Une telle étendue de paysage dont je ne
peux pas m’occuper, farouche comme un visage d’enfant,
émietté sous la sécheresse,

bordé de sel. J’ai conservé le nénuphar,
comment les médecines étaient données
au Clan de l’Ours, la Donneuse de nom,

comment ses paroles m’avaient
rendue plus sombre. La bague en turquoise
et comment les esprits sont satisfaits

que l’on donne cela qui avait été
tellement admiré, la sweetgrass*
dans mon tiroir à chaussettes, l’exact volume

d’air que mes poumons et mon ventre
peuvent contenir alors que j’essaie d’en respirer
et d’en avaler sa douceur. Chaque perle, chaque boucle

de chaque collier trésor—
j’ai gardé les piquants de porc-épic
dans ma gorge, je laisse l’eau me noyer

chaque nuit dans mon canoé
fond-de rivière, je suis funambule
depuis  mon arrivée sur terre,

depuis qu’ils ont fait monter le sol
et fabriqué une île ceux qui n’ont pas
péri dans le plongeon. Depuis que l’île a rampé

jusqu’à devenir continent, j’ai été
coquille et mémoire, calendrier et foyer.

 

Sweetgrass : Hierochloe odorata, aussi connue sous les noms de foin d'odeur, avoine odorante, hiérochloé odorant ou herbe aux bisons, est une plante herbacée vivace de la famille des Poacées, originaire de l'hémisphère Nord

 

Quiet as Thunderbolts

And I kept it from you like a kill,
my name, my legacy, my shoulder
chip and the small hollow beneath

where I can be wounded. The Longhouse
I whittled to matchsticks, abalone
filling up with hair ties, Ute painted

coffee mugs and iron turtles a pan-flash
of identity, an almond eye watching
from between the white bookcases

and photographs of cities, orchards,
graves.
A lonely ironing board
left to the street outside our old place,

candles I lit in Lisbon for all the women
I have loved. Animals who are no longer
with us.
Animals who are no longer

ours. So much landscape I can’t
tend to, wide as a child’s face
and crumbled in drought,

rimmed in salt. I kept the Water
Lily, how Bear Clan was given
the medicines, Namegiver,

how she made me darker
with her words.
The turquoise ring
and how it pleases the Spirits

to give that which has been
so admired.
The sweetgrass
in my sock drawer, the exact volume

of air I can fit in my lungs and belly
as I try to swallow and breathe
its sweetness.
Every bead, every

loop of every treasure necklace—
I kept porcupine quills
in my throat, I let the water drown me

every night in my river-bottom
canoe.
I’ve been sleepwalking
since I got to this earth,

since they brought up the soil
and made an island, those who did not perish
in the dive.
Since the island crawled

into a continent, I’ve been
shell and memory, calendar and hearth.

 

Ce poème montre combien l’identité Indienne prend de plus en plus de place dans la conscience de Kenzie. La fin du poème célèbre cet héritage Indien en faisant allusion au mythe de la création, en montrant la fierté ressentie mais aussi les épreuves que subissent les Indiens encore aujourd’hui. Kenzie dit que sa famille a subi les conséquences de la politique d’assimilation mais elle n’a jamais renoncé à sa part d’héritage Indien, et elle a été transmise aux enfants.

The 92nd Street Y, New York., lecture par Kenzie Allen.

Kenzie se rappelle que durant son enfance, elle se trouvait assaillie par les stéréotypes négatifs plaqués sur les Indiens, et clamer son identité Indienne était un acte de courage. D’où ce “I kept it from you like a kill” (cette identité conservée comme une mise à mort). Ce poème est une façon de dire stop, arrêtons les clichés, cessons de prétendre savoir ce que c’est d’être Indien, façon de témoigner et d’affirmer que l’indianité n’est pas une valeur figée, qu’il n’y a pas une indianité unique. Et que quel que soit l’endroit sur terre où elle voyage, Kenzie emporte la sweetgrass afin d’avoir toujours avec elle l’odeur de la réserve Oneida dans l’état du Wisconsin, car où qu’elle soit elle est Oneida. Le titre quant à lui encourage les Indiens à être fiers et à assumer leur héritage, leur identité Indienne. Elle les encourage à ne pas ressembler au cliché de l’Indien imperturbable au visage fermé, ils doivent désormais envoyer des éclairs, ils doivent rayonner.

Un poème publié récemment (septembre 2022) dans le prestigieux magazine POETRY, intitulé End of the Trail-Fin de la piste, évoque l’auteure et sa mère dans la maison de la grand-mère après son décès. La réflexion sur ce qui dure, ce qui cesse ou ce qui s’évanouit, la réflexion sur la possibilité de chacun de prendre le relais sous l’œil des anciens afin que l’histoire à la fois commence et se perpétue, mènent à la compréhension et au consentement de l’auteure : elle assume l’héritage, avec enthousiasme et conviction, elle prend les rênes désormais.

Fin de la piste

Simple reproduction, vous pourriez la transporter,
Vous pourriez la porter dans vos bras ;

Suffisamment petite—                     mais je tombe en ruine,
                                                              je m’érode, à ses pieds.

 

J’ai grandi sur ce sol, dans la maison de ma grand-mère.
Sur chaque surface une statue. Sur chaque mur

des chefs enturbannés, des femmes avec des bébés sur le dos
recueillant de l’eau,

des hommes à cheval qui montrent le chemin
dans une neige épaisse. Comme si notre maison était un musée,

comme si le musée te voyait enfin
             dans tous les sens,

et pourquoi pas—collecter aussi les Russels, Millers et Wyeths.
Ce que chacun de nous savait de nous

dans ce qui restait.

Je demande qui a récupéré les Remingtons, les copies,

quand elle est morte.

Juste un autre Indien
affalé sur son cheval.

comme si je pouvais

                                              dans plus que la mémoire

détenir l’objet en l’air,
une urne, tremblante,

 une photographie que vous ne pouvez pas vraiment faire sortir
 

comme cette Bible qui a reposé à côté d’elle
de très nombreuses années, a survécu à une guerre nouvelle ;

a survécu aux bombes ;
mais les bombes ont apporté l’inondation,

et maintenant le livre des martyrs est taché ;
ne parle qu’au travers des marges

sur les bords. Tout le monde faisait ça
à l’époque—me dit-on,

tu tiens l’objet en l’air. Vous questionnez.
Aucune histoire ne sort.

En ces années de tranquillité,
rien que les archives ;

pas de photos d’enfance, pas de langage
camouflé dans le coin de la page—

il reprend seulement son souffle,
il leur survivra tous,

il est, après tout,
fait de pierre.

Fin ou infini ?
J’voudrais pouvoir vous l’dire—

Cette silhouette particulière,
un bronze verdissant au fil des ans—

 

la plaque est si petite.
Aucune explication ne convient.

Pas de sol plus ferme
sculpté dans les coins.

 

Dans le grand fauteuil en cuir qui était son trône,
elle montrait du doigt chaque cadre penché, dis-moi :

 L’Indien en Sa Solitude
est de travers

Le Dernier des bisons,
Dernier des Mohicans

Tous ces derniers
dureront plus que nous deux.

N’oublie jamais,
même si tu le pouvais, 

qui tu es.
Leurs yeux surveillent

depuis les murs, depuis les tombes.
Ce n’est pas la fin.

Parfois les histoires t’attendent
pour commencer.

À qui cela appartient-il à présent,

demandé-je à ma mère, qui sait le chemin
que chaque poinçon de bijouterie a suivi,

le Wedgwood, Frankoma*, toutes les petites statues,
mais elle ne sait pas où c’est parti,

les rênes délicat en cuivre que je peux encore sentir
se courber sous mes mains,

les pistolets parfaitement
forgés, la torsion des vertèbres

du cheval, les sabots
qui labourent

en un mouvement brillant


pareil au métal qui pourrait bien bondir
de la plinthe.

Charles Marion Russell est l’un des plus grands peintres de l'ouest américain avec quelque chose comme 2 000 tableaux représentant les cow-boys, les Amérindiens et les paysages du Far West de la fin du XIXᵉ siècle.
Jacob Miller (1810 -1874) est connu pour ces tableaux représentant des trappeurs et des Indiens d’Amérique engagés dans le commerce des fourrures.
Andrew Wyeth est un célèbre artiste américain spécialisé dans les peintures réalistes de personnes et de paysages
Frederic Sackrider Remington (1861-1909) fut un peintre américain, dessinateur et sculpteur qui représenta l’ouest américain.
Wedgwood : fabrique de poterie et de faïence
Frankoma : poterie

 

End of the Trail    

Mere reproduction, you could carry it with you,
you could carry it in your arms;

small enough—                                            but I crumble,
                                                                  erode, at its feet.

 

I grew up on this ground, in my grandmother’s house.
On every surface, a statue. Every wall

with cloth-turbaned chieftains, women gathering water
with babies on their backs,

men on horses who point the way
deep in snow. Like our home was the museum,

                                           as though the museum saw you
                                                 every which way, at last,

and why not—collect the Russells, Millers, Wyeths*, too.
What any of us knew of us

in the what was left.

I ask who got the Remingtons, the replicas,

when she passed.

Just another Indian
slumped on his horse.

 

As though I could

                                              in more than memory

hold the object aloft,
an urn, trembling,

a photograph you can’t quite make out
 

like that Bible which has lain beside it
so many years, survived a newer war;

survived the bombs;
but the bombs brought on the flood,

and now the book of martyrs is water-stained;
speaking only through the edges’

marginalia. Everyone did that
in those days
—I’m told,

you hold the object aloft. You ask.
No stories issue forth.

In those years of quiet,
nothing but the archives;

no childhood photographs, no language
tucked in the corner of the page—

he is only catching his breath,
he’ll live past them all,

he is, after all,
made of stone.

End or enduring?
Wish I could tell you—

—this particular silhouette,
a bronze greening over years—

the placard is so small.
No explanation fits.

No firmer ground
sculpted in the corners.

In the great leather armchair that was her throne,
she’d point out every tilted frame, tell me:

The Indian in His Solitude
lies crooked.

The Last of the Buffalo,
Last of the Mohicans,

all that last
outlasting us both.

Never forget,
even if you could,

who you are.
Their eyes still watch

from the walls, from the graves.
This is no end.

Sometimes the stories wait for you
to begin.

To whom does it belong now,

I ask my mother, who knows the path
every stitch of jewelry has taken,

the Wedgwood, Frankoma, all the little statues,
but she doesn’t know where it’s gone,

the delicate copper reins I can still feel
bend beneath my hands,

the perfectly wrought
pistols, horse spines

twisting, hooves
churning

in brilliant motion
                                                                                          like the metal might fair leap
                                                                                                     from the plinth.

 

Dans le poème suivant, publié par la revue Apogée, Kenzie dénonce avec une ironie mordante, la façon dont les scientifiques véhiculent et transmettent les stéréotypes à travers les siècles. Leurs conclusions inévitablement servent la doxa en vigueur et placent toujours l’occident du côté des civilisations avancées ; ou encore plaident pour la théorie du passage en Amérique par le détroit de Behring par des populations asiatiques afin d’expliquer l’origine des populations Indiennes, faisant de ces dernières des groupes colonisateurs comme n’importe quels autres, minimisant ainsi l’illégalité de l’invasion européenne.

Bonk! Performance Art Series presents: poet, Kenzie Allen. February 25, 2017, Racine, Wisconsin.

 

Détermination d’affinité raciale

Une arrête nasale galbée, un maxillaire arrondi
et cette pression d’une incisive dentelée,

celle-ci est asiatique (selon toute probabilité). Nous ne pouvons en être certains
quand seul un os reste, mais comparez

la longueur ulnaire, la saillie mandibulaire, ces signes
de l’origine. Mongoloïde, caucasien, morphes alternatifs des orbites
leur douce inclinaison pour que baignées de soleil, elles soient couvertes,

à la façon dont Draw Girls Around The World* expliquait
le réalisme ethnique. Faites-lui des lèvres larges et pleines
donnez-lui de belles hanches et des épaules étroites
définissez son muscle donc. Ils ne disent pas
qu’il démarre du squelette, en fragments de fragments
ou que les 0,02 gramme pourraient être une erreur de l’utilisateur
ou pourraient signifier que vos ancêtres vous ont envoyé en aval de la rivière
dans un panier. Il n’est en rien fait mention de la variabilité
et comment à chaque fois que vous regardez son crâne

il change, comment vous ne pouvez pas vous-même vous enlever la peau
et poser des questions à votre corps.

Draw Girls Around The World : Dessiner les filles du monde entier (serait un manuel imaginaire)

Determination of Racial Affinity

A shapely nasal spline, rounded maxilla
and that flick of a scalloped incisor,

this one is Asian (in all likelihood). We can’t be certain
when only bone remains, but compare

ulnar length, mandibular jut, these caveats
of origin.
Mongoloid, Caucasoid, alternate morphs
for sun-soak, overcast, sweet tilt of the sockets

the way Draw Girls Around The World explained
ethnic realism. Make her lips large and full,
give her beautiful hips and tiny shoulders

define her muscle thus. They don’t say
it starts in the skeleton, in fragments of fragments
and the .002 gram that could be user error

or could mean your ancestors sent you down the river
in a basket, nothing mentions variability
and how every time you look at that skull of hers

it changes, how you can’t pull off your own skin
and ask your body questions.

 

Si les poèmes de Kenzie Allen ont un caractère militant et documentaire ainsi qu’elle le réclame, elle porte cependant une véritable attention à la nature et elle s’est retrouvée à surveiller une forêt en Oregon l’été dernier(état dévasté par les incendies en 2022). Cette responsabilité plus la beauté des paysages, l’observation des oiseaux, des fourmis, etc.,  lui donne le sentiment de vivre une vie pleine de sens. Dans un des poèmes qui lui ont valu de remporter le prix  de la découverte, elle parle d’un daim, dont le nom en Oneida suggère l’idée de paix, il est vu comme « le paisible ». Il regarde son reflet dans les lacs, il craint les loups capables de « dévorer le monde », et se demande ce que c’est que la paix, ou même ce qu’elle a pu être. On sent que par un processus d’identification l’auteure se voit en daim, elle ne veut pas se promener seule en forêt, elle a conscience d’être une proie possible pour les chasseurs ou prédateurs de tous ordres. Un autre poème récompensé est un lipogramme, c’est-à-dire un poème d’où sont exclues certaines lettres. Dans ce poème, Kenzie s’en tient aux seules treize lettres que la langue anglaise et la langue Oneida partagent. Le titre du poème est : Même le mot Oneida ne peut s’écrire en langue Oneida, ce qui est un formidable symbole de la façon dont les cultures Indiennes ont été effacées par la colonisation et les politiques d’assimilation.

Kenzie a participé au premier volume d’une anthologie dont le titre est Embodied (Incarnées). Il s’agit d’un livre de poésie traitée par la bande dessinée, à caractère féministe. Cette anthologie présente des visions du corps aussi bien mystiques que douloureuses, joyeuses ou extatiques ou ancrées… Il s’agit d’une collaboration entre artistes de bandes dessinées et de poètes femmes représentantes de genres différents allant de la cis au trans en passant par non-binaire.

On l’a compris, cette jeune-femme fera son chemin sur des routes pluridisciplinaires qui lui permettront et de montrer ses divers talents, et de coller au rôle de poète tel qu’elle le comprend, en assumant et son identité Oneida et sa responsabilité de citoyenne appartenant à deux nations. Ainsi que l’auteure Sioux Oglala Layli Long Soldier l’a exprimé dans son livre Whereas (traduit en français sous le titre Attendu que aux éditions Isabelle Sauvage), c’est investie de cette double citoyenneté qu’elle doit écrire, se faire des amis, manger, travailler, écouter, observer et qu’elle doit constamment vivre.

Présentation de l’auteur




De la problématique de la mémoire dans la création poétique surréaliste d’André Breton : Mythe ou réalité ?

INTRODUCTION

Le Surréalisme, terme employé pour la première fois par Guillaume Apollinaire dans Les Mamelles de Tirésias1, a été institué en mouvement artistique par André Breton, à partir de 1924. Il s’est construit autour d’un certain nombre de dogmes esthétiques parmi lesquels le déni total de la mémoire. Cette instance psychique, on le sait, convoque les souvenirs, transpose les réminiscences, véhicule des académismes et une éducation apprise et éprouvée.

Cette instance psychique, on le sait, convoque les souvenirs, transpose les réminiscences, véhicule des académismes et une éducation apprise et éprouvée. Autant de choses que le Surréalisme réprouve, les imputant au compte d’un monde qui a échoué dans sa vocation à édifier l’être. L’écrivain surréaliste prétend donc renoncer à la faculté mémorielle, s’il ne la nie pas. Dans ce sens, il ne s’agirait, dans l’acte d’écriture, que de donner sens et valeur au présent et à l’avenir par des formes artistiques hardies d’outrage contre les formes du passé et promptes à « réinventer la vie ». Concrètement, le surréalisme, sous la houlette de Breton, invente des techniques de création ayant pour vocation d’évincer les phénomènes mémoriels de l’art. Ce sont : l’écriture automatique, le sommeil hypnotique, le hasard objectif, etc. On peut, à juste titre, se préoccuper de savoir si la mémoire a été véritablement et définitivement boutée hors des stratégies scripturaires des surréalistes ou si elle s’est insidieusement faufilée entre les lignes de leur art poétique, pourfendant ainsi une disposition doctrinale ; des marques de la survivance mémorielle semblant se trouver incrustées à travers des procédés figuraux et énonciatifs, en plus de quelque présomption afférente à la métrique classique. Pour intégrer l’épineuse problématique de l’hypothétique intervention de la mémoire dans l’écriture surréaliste, nous avons recouru à André Breton, sa figure centrale, du reste.

Portrait d'André Breton © Victor Brauner.

D’où le sujet suivant : « De la problématique de la mémoire dans la création poétique surréaliste d’André Breton : Mythe ou réalité ? »  L’objectif poursuivi est de savoir si André Breton, chef de file du mouvement et fervent négateur de la mémoire, réussit son pari nihiliste à l’égard de cette instance psychique ou si, malgré tout, celle-ci s’impose inconsciemment ou irréversiblement dans l’effusion de son art.

Notre hypothèse est qu’André Breton produirait un art qui s’efforcerait d’ostraciser les ingrédients de la mémoire sans, toutefois, y parvenir dans l’absolu. Du coup, les stratégies antimémorielles et celles relevant de sa survie génèreraient des valeurs esthétiques en passe d’enrichir son art. Et comme matière illustrative d’analyse, l’étude élit les recueils Mont de piété, Clair de Terre, Le Revolver à cheveux blanc, L’air de l’eau. La problématique qui sous-tend l’ensemble de la réflexion est la suivante : comment la mémoire qui, principiellement, est   révoquée hors du champ de l’art surréaliste brétonien, s’y retrouve comme pertinemment diffus ? Quelles sont les stratagèmes poétiques qui permettent de faire fonctionner cette double démarche ? Le Surréalisme de Breton serait-il, en définitive, un dessein d’utopie sur la question précise du phénomène mémoriel ?

Pour dérouler la réflexion, trois herméneutiques seront convoquées. Ce sont : la psychocritique, l’intertextualité et la poétique. La première est la conception méthodologique de Charles Mauron et consiste à quêter les traces de l’inconscient psychique d’un auteur dans son texte, eu égard aux images obsédantes qu’il y sème. Ici, cette critique permettra d’apprécier si le flux continu des images dont use Breton n’a aucun rapport avec la mémoire ou si, au contraire, il en porte la trace. L’intertextualité, elle, se conçoit comme « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, éidétiquement et, le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre » (Gérard Genette, 1982, p.8). Elle servira à étudier la pratique intertextuelle, c’est-à-dire la référence à d’autres textes ou auteurs comme relevant, plus ou moins, d’une implication du mémoriel. La poétique, pour sa part, s’entendrait comme « la recherche des lois (générales) permettant de rendre compte de la totalité des œuvres (particulières). » (Maurice Delcroix et Ferdinand Hallyn, 1987, p.11). En un mot, la poétique, en tant que théorie littéraire usuelle, se résumerait à l’examen des pistes thématiques et formelles des textes de Breton, sous le rapport de leurs complexités techniques, figuralement inventives, et métriques, imputables ou non à l’hypothèse d’un phénomène mémoriel.

Le travail s’articule en trois parties dialectiquement interconnectées. La première intitulée « de la mémoire comme d’un mythe dans la poésie de Breton » consistera à indiquer les signes textuels qui fondent en théorie la proscription de la mémoire dans la création poétique de Breton. La deuxième, « De l’impossible aliénation de la mémoire chez Breton » se consacrera, en revanche, aux indices de la présence obstinée de la mémoire dans l’art du poète-idéologue français. La troisième, quant à elle, intitulée « Dédire et dire la mémoire : les enjeux d’une (im)posture », situera les enjeux du presqu’inédit ‘’Absence/présence’’ du mémoriel dans l’écriture du maître du surréalisme.

André Breton, Clair de Terre, L'Union libre, lecture de poème en ligne. Auguste Vertu.

  1. DE LA MEMOIRE COMME D’UN MYTHE DANS LA POESIE DE BRETON

La mémoire a été l’objet d’un traitement variable dans les différentes instances de la science et de la connaissance, et ce, depuis les travaux inauguraux d’Hermann Ebbinghaus2.Nous ne ferons pas l’inventaire des conceptions assez divergentes sur la question mais, délibérément, nous nous limitons à des approches qui restituent l’entité abordée  sous un angle opérant. Si les Behavioristes3 nient toute idée de mémoire, limitant la vie de l’homme à son comportement et non à une intériorité qui collecte et structure des souvenirs, les tenants de l’approche structurale4 de la mémoire admettent, eux, son existence et la scindent en deux sous-catégories. Ce sont : la mémoire volontaire et la mémoire involontaire. Chacune jouit de spécificités identifiables grâce à un travail définitoire. Selon Gilles Deleuze (1998, p.47) :

La mémoire volontaire va d’un actuel présent à un présent qui « a été », c’est-à-dire à quelque chose qui fut présent et qui ne l’est plus. Le passé de la mémoire volontaire est donc doublement relatif : relatif au présent qu’il a été, mais aussi relatif au présent par rapport auquel il est maintenant passé. Autant dire que cette mémoire ne saisit pas directement le passé : elle le recompose avec des présents.

Cette définition appelle au moins trois conséquences. Primo, la mémoire volontaire dépend concomitamment de la volonté et de la conscience de celui qui se rappelle une information. Secundo, elle est utilitaire car elle aide celui qui se souvient à faire revenir des souvenirs pour un besoin immédiat. Tertio, cette mémoire ne « saisit pas directement le passé » mais « le recompose ». Autrement dit, les souvenirs ne sont pas restituables dans leur entièreté ; ils comportent des vides qui, chez l’artiste, seront comblés, recomposés par le geste de création : fiction, images et ton.

La mémoire involontaire, pour sa part, comme son nom l’indique se passe de l’intelligence et de la volonté du sujet qui se rappelle le passé. Elle est toujours déclenchée par une ou plusieurs sensations provenant des organes de sens. Jacques Zéphir (1990, pp.152-153) dira, à cet effet, que « le point de départ du souvenir involontaire est […] une sensation oubliée qui se réveille, fraiche et active, ce qui soulève de proche en proche, jusqu’au fond de notre inconscient, les souvenirs de notre vie passée ».

La mémoire, telle qu’on vient de la voir, peut être au départ de la mystique de la création. Marcel Proust en est l’apologue avéré. Dans ses livres, en effet, le temps qu’il croit perdu est retrouvé grâce au travail mémoriel. A travers l’expérience de la madeleine, notamment, il montre comment la mémoire involontaire est générateur d’écriture. Pour lui, le plus important dans la vie d’un homme demeure, « le passé dont les choses gardent l’essence et l’avenir où elles nous incitent à le goûter de nouveau. » (Marcel Proust, 1954, p.885).

Breton, au contraire de Proust, s’évertue à effacer la mémoire. Pour y parvenir, il procède de plusieurs manières. Parmi celles-ci, on peut citer l’abstraction de la vie antérieure par l’écriture automatique, le désordre scripturaire, reflet d’une impression de folie, et les actants amnésiques.

André Breton, Sur le route de San Romano, lecture par l'auteur, Poème.

I.1.  La vie antérieure récusée par l’écriture automatique

La vie antérieure, c’est celle qui se souvient du passé, de l’enfance et de l’adolescence comme d’autant de phases contributives à l’édification de l’être. Généralement, les poètes sont réputés pour la densité de leur vie antérieure dont ils communiquent rétrospectivement les contours au lecteur par la magie du langage imagé.

Chez Breton, au contraire, la vie antérieure est dévoyée par la pratique de l’écriture automatique. En tant que performance scripturaire pulsionnelle immédiate et en situation, non régentée par le diktat de la Raison, l’écriture automatique est un prétexte pour   déconnecter l’art du passé. Il s’agit d’un automatisme qui confie et confine la destinée de l’écriture au mouvement du stylo et de la main, sur le support graphique choisi par l’artiste, sans retour ou recours au décor antérieur de l’être et aux expériences qui s’y sont cristallisées. André Breton, (1966, pp.104-105), écrit :

Je répète qu’écrivant ces lignes, je fais momentanément abstraction de tout autre point de vue que poétique […] Je me borne à indiquer une source de mouvements curieux, en grande partie imprévisibles, source qui, si l’on consentait une première fois à suivre la pente – et je gage qu’on l’acceptera- serait, à ébranler des monts et des monts d’ennui, la promesse d’un magnifique torrent. […]

Le poète est clairement en phase de performance ou d’effusion créatrice, dans un strict rapport au présent comme l’attesterait le participe présent (« écrivant ces lignes »). Les métaphores aquatiques (« source », « torrents ») plaident pour une écriture fluide, au flux continu, gage d’identification de l’écriture automatique. Faire « abstraction de tout », en tant qu’enjeu de cette écriture in situ, est l’indicateur d’un nihilisme global qui, sur un plan psychologique, figure une posture de l’oubli ou de la négation de toute antériorité. Ainsi, les souvenirs d’enfance sont-ils volontairement ostracisés (André Breton, 1966, p.115) :

Un musicien se prend dans les cordes de son instrument
Le pavillon Noir du temps d’aucune histoire d’enfance
Aborde un vaisseau qui n’est encore que le fantôme du
sien.

Le déterminant « aucune » ainsi que le lexique du deuil (« noir », « fantôme ») participe d’une volonté d’effacer toutes les traces de l’enfance, indice vectoriel du passé qui vit en l’adulte. C’est aussi sous la forme d’une attaque en règle contre le conte qu’André Breton ruine la chaine du temps et se montre sans concession pour le passé.

Par définition, le conte est un récit imaginaire dont les évènements sont sensés s’être déroulés à une époque plus ou moins lointaine. Selon toute vraisemblance, l’évocation du conte est une sublimation du passé lointain, avec son corollaire baudelairien de royaume de l’enfance, ancrage du souvenir que le poète du surréalisme s’impose d’oblitérer : « Si, l’esprit désembrumé de ces contes qui, enfants, faisaient nos délices tout en commençant dans nos cœurs à creuser la déception ». La métaphore adjectivale (« l’esprit désembrumé de ces contes ») est un propos à charge qui place le conte, genre apologue du passé, sous l’axe d’un inhibiteur toxique de l’esprit. Ici, « délices » et « déceptions » jouent le même rôle syntaxique de complément d’objet direct. Ceci pour mieux mettre en parallèle la dualité nocive d’un genre qui séduit mais déçoit autant que le passé dont il est le laudateur   ou le thuriféraire consacré.    

I.2. Actants et impression d’amnésie

L’amnésie est une perte de la mémoire consécutive à un traumatisme ou à une maladie quelconque. L’amnésique, celui qui souffre de cette maladie, est ignorant de lui-même et de son histoire. Breton génère des actants - personnage, narrateur - qui subissent à volonté cet état pathologique. Dans l’extrait suivant, le personnage mis en scène fini par perdre la mémoire :

       L’histoire dira
Que M. de Nozières était un homme prévoyant
Non seulement parce qu’il avait économisé cent
Soixante-cinq mille francs
Mais surtout parce qu’il avait choisi pour sa fille un
Prénom dans la première partie duquel on peut
démêler psychanalytiquement son programme
La bibliothèque de chevet je veux dire la table de nuit
N’a plus après cela qu’une valeur d’illustration

Mon père oublie quelque fois que je suis sa fille
L’éperdu (André Breton, 1966, p.152).

La trajectoire existentielle globale du personnage nommé M.Nozières appelle une certaine dualité sur la question de la mémoire. D’une part, on identifie des évènements reflétant une forte concentration de l’activité mémorielle et, d’autre part, on assiste à la faillite de celle-ci au profit de l’amnésie. La phase de concentration du mémorielle s’exprime par des expressions connotant la logique mathématique (« économisez cent soixante-cinq mille francs »), le libre-arbitre («il avait choisi pour sa fille un prénom »), le sens de l’anticipation (« un homme prévoyant », « son programme »), l’archivage/conservation du savoir « bibliothèque »). L’amnésie, elle, intervient, par la suite, et tient, pour sa part, dans un énoncé qui balaie ou annihile tout évènement antérieur :

Mon père oublie quelquefois que je suis sa fille
  L’éperdu

Ici, le raturage de la mémoire procède de ce que le personnage oublie même ce qui ne devrait pas l’être : l’existence de son propre enfant. Ce black-out semble total car il ruine un relationnel normalement immuable, en l’occurrence, le lien parental.

La faillite de la mémoire peut être considérée, en outre, à la lumière de la lexie « l’éperdu » qui, insolitement, se substitue au   nom du personnage. Cette lexie contient, en effet, des sèmes tels que /déboussolé/ désemparé/ sans repères /sans passé/. Ces sèmes vident le personnage de toute assise mentale appuyé sur une capacité à se souvenir. La substitution de l’étiquette de politesse et de noblesse -Monsieur- par un simple substantif péjoratif - l’éperdu- dévoile également une intention satirique. Cet aristocrate amnésique incarne un vieux monde résolument déboussolé et sans repères.

On pourrait également prendre cause de l’effet hyperbolique généré par la nature notoirement excessive de l’oubli pour dire qu’il existe une forme d’inclination médicale du propos et de l’intention de Breton. En effet, c’est bien, et contre toute attente, le prénom de sa propre fille que le personnage a vu s’effacer de sa mémoire. Cette lacune mémorielle induit la maladie de Parkinson. Décrite en 1817 par James Parkinson, cette pathologie neurologique dégénérative chronique,affecte le système nerveux central et provoque des troubles progressifs dont le plus indisposant est la perte des capacités cognitives de type mémoriel. C’est dans le prolongement de l’impression d’amnésie parkinsonnienne qu’on peut situer cet autre extrait : 

On ne sait rien ; le trèfle à quatre feuilles s’entrouvre aux rayons de la
lune, il n’y a plus qu’à entrer pour les constatations dans la maison
vide (André Breton, 1966, p.53).

La maison vide, ici, est une métaphore adjectivale renvoyant à la dégénérescence   mentale, au trou de mémoire qui fait que « l’on ne sait rien ».

André Breton, Je reviens, Auguste Vertu.

I.3. Une impression d’asile psychiatrique par le désordre scripturaire

En considérant la mémoire comme une structure, Richard Atkinson et Richard Shiffrin5 devinaient son fondement résolument ordonné, sa marche logique et procédurale dans le traitement des informations. Autrement dit, logique, ordre et cohérence, sont des indices de la mémoire. Ces indicateurs structuralisants qui s’illustrent comme estampe du mémoriel sont bafoués chez Breton. Pour y parvenir, il fait parler des fous, c’est-à-dire des malades qui, par définition, ont perdu tout contact avec la logique ou la conscience des évidences matérialistes. Habitué à arpenter les allées des asiles de fous – il est médecin psychiatre -, Breton calque son écriture sur la décrépitude mentale de ceux-là qu’il côtoie quotidiennement dans le cadre professionnel. L’écriture bretonienne appelle ainsi une sorte de désordre qui sonne le glas de la logique, surtout, lorsque le discours poétique est assuré par un narrateur dont le propos ressemble à celui d’un aliéné mental. Dans le poème « Vigilance » (1966, pp.137-138), on croirait entendre parler un fou :

A ce moment sur la pointe des pieds dans mon sommeil
Je me dirige vers la chambre où je suis étendu
Et j’y mets le feu
Pour que rien ne subsiste de ce consentement qu’on m’a arraché
Les meubles font alors place à des animaux de même
Taille qui me regardent fraternellement ...j’entre invisible dans l’arche.

Le somnambulisme, en tant qu’acte de mobilité inconsciente durant le sommeil, insinue, à partir de la première phrase, un désordre psychologique. Tout autant que les incohérences du discours du locuteur (« je ») illustrent une forme de trouble mental à l’image de l’instant où il se « dirige vers la chambre où il est étendu ». Logiquement, aucune personne ne peut être, à la fois, en mouvement (« je me dirige ») et en position statique (« je suis étendu »). On est en face vraisemblablement d’un propos de délirant. Le locuteur est même sujet d’hallucinations comme en dénotent les métamorphoses subites des objets en êtres vivants (« Les meubles font alors place à des animaux de même/ Taille qui me regardent fraternellement… »).  La métamorphose s’effectue, ici, à l’aide de l’expression « font place à » qui est, tout à la fois, un élément tropique. Autrement dit, les êtres changent d’aspects, passent d’un règne à un autre grâce au changement de sens des mots. Dans l’esprit du poète, les sèmes / animé /, /vivant/, /mobile/, /féroce / de « animaux » contaminent les sèmes /inanimé /, /inerte /, /immobile /non féroce/ de « les meubles ». On est pris dans le tourbillon d’un renversement de la logique, preuve que les bases rationnelles de l’esprit du poète sont sabordées. Le bouleversement de l’ordre va plus loin puisque les animaux vont, à leur tour, se métamorphoser en êtres humains par le truchement de la personnification formée à l’aide de l’adverbe « fraternellement ».

La ruine de la mémoire et, par ricochet, sa relégation au simple rang de vue de l’esprit dans l’écriture de Breton, se fonde sur des apparats formels, discursifs, figuraux et psychologiques, indéniables. En ce sens, on peut dire que ce poète s’accorde à la ligne de conduite officielle du mouvement qu’il a créé. Mais, est-ce toujours le cas ? La réponse à cette question exige l’évaluation d’autres paramètres de l’art de Breton. Ceux-ci, nous allons le voir, vont édulcorer l’idée de départ. Autrement dit, le mémoriel pourrait être une pratique dans l’approche scripturaire et psychologique des textes de Breton.

 

II. DE L’IMPOSSIBLE ALIENATION DE LA MEMOIRE CHEZ BRETON

En marge des attitudes niant la mémoire, il existe sur le terrain de l’investigation langagière bretonnienne, un tracé mémoriel qui s’enclenche fortement par une matérialité que supportent, sans coup férir, les pratiques intertextuelles, les toponymes et l’intrusion de la métrique classique.

II.1. Les pratiques intertextuelles chez Breton : des indices du mémoriel

Toute pratique intertextuelle résulte du souvenir volontaire ou involontaire d’un texte ou d’un auteur antérieurement lu par le scripteur du texte à apprécier. Il s’agit, donc, de la reprise, de la réadaptation ou de l’extrapolation d’un matériau énonciatif et esthétique déjà utilisé.  Les phénomènes intertextuels observés chez Breton sont les marques probantes de collusion entre son art et le mémoriel.  Sa poésie porte, en effet, les traces des noms et des œuvres dont il se souvient. Les dédicaces, les références onomastiques et des bribes de textes d’autres auteurs insérés dans ses textes à lui, en seraient les repères.

Gérard Genette (1987, p.120) définit la dédicace comme « l’hommage d’une œuvre à une personne, à un groupe réel ou idéal, ou à quelque entité d’un autre ordre ». L’hommage dédicatoire procède d’un type de rapport humain direct ou indirect, sensible ou intellectuel institué entre celui qui écrit –  le dédicateur- et celui à qui il rend hommage –le dédicataire. Breton est coutumier des dédicaces, et ses dédicataires sont de plusieurs ordres. On y retrouve ses collaborateurs au sein du mouvement surréaliste: « SAINT-POL-ROUX » (p .35),« Georges de Chirico » (p.37), « Benjamin Péret » (p.47), « Francis Picabia » (p.58) « Paul Eluard » (p. 63), « Robert Desnos » (p.66), « Man Ray » (p.69), Louis Aragon (p. 67).A travers eux, le poète enseigne subrepticement l’histoire de son mouvement. Ces noms auxquels il se souvient et à qui il rend hommage rappellent, en effet, que le surréalisme fut pan artistique : Chirico et Picabia sont peintres, Man Ray est photographe tandis qu’Aragon, Eluard, Péret, Desnos et Saint-Pol-Roux sont des poètes.

Breton joue aussi du souvenir, et donc de la mémoire, par la convocation de l’onomastique d’auteurs célèbres des XVII, XIX et XXe siècles dans ses dédicaces. S’y retrouvent : « RIMBAUD » (p.26), « Paul Valéry » (p.28), « Baudelaire » (p.38), « Germain Nouveau » (p .38), « Barbey d’Aurevilly » (p .38), « Pierre Reverdy » (p .38), « Lautréamont » (p .147), « Le marquis de Sade » (p.165). En les sortant de l’ornière du passé ou de la contemporanéité pour les régurgiter dans la trame de son texte, Breton pose un acte de mémoire qui n’est pas anodin.  Il permet, selon toute vraisemblance, à son lecteur, de visiter l’iconographie des figures majeures qui ont influencé le surréalisme. C’est un aveu à peine voilé de ce que le Surréalisme n’est pas né ex nihilo. Cette école ingère, digère et régénère des axiomes théoriques, des pratiques, des postures marginales déjà promus par des francs-tireurs de l’art et des idées. Il y a, donc, dans tout le processus inventif surréaliste, un recours et une reconstruction d’un existant formel et thématique plus ou moins antérieur. Breton ne peut donc pas nier être une personne à l’abri de l’impact de la mémoire, et dans les actes posés au quotidien, et dans l’instance de création.

Une autre variante du style dédicatoire chez Breton est le dédicataire-personnage d’œuvres. Ici, l’hommage est rendu à des "êtres de papiers". Ainsi a-t-on le texte « POUR LAFCADIO » (p.27). Personnage de Les Caves du Vatican6 d’André Gide, Lafcadio assassine gratuitement un passager du train en le projetant hors d’un wagon. Le meurtre de cet inconnu relève philosophiquement de l’acte gratuit et du libre-arbitre. Partisan, lui-même, de cette approche gratuite des choses, Breton salue, en Lafcadio, un modèle. La majuscule dans la graphie de son nom serait une preuve typographique de cet hommage voulu grandiloquent. Par ailleurs, en se rappelant l’action de ce personnage de roman, Breton synthétise intelligemment poésie, fiction romanesque et philosophie.

Le greffage même de ce personnage de roman dans un texte poétique, par son incongruité et son caractère inattendu, parait être une métaphorisation de la technique du collage. Breton le confesse à la fin du poème « Pour LAFCADIO », il écrit (1966, p.27) :

Mieux vaut laisser dire
Qu’André Breton

 receveur de contribution
de Contributions Indirectes
s’adonne au collage
en attendant la retraite  

L’expression « André Breton…s’adonne au collage » indique très clairement le parti pris du poète pour le collage. L’anadiplose, (« receveur de Contributions/de contributions Indirectes », renforce l’impression de collage car, dans cette figure de construction, c’est le dernier mot d’un vers qui est repris et, donc, en quelque sorte, collé au début du vers suivant. On va voir, à présent que le rappel, dans son écriture, des noms d’endroits notoires, est la preuve d’une inclination mnésique.

II.2. Toponyme et phénomènes mnésiques

La cartographie des lieux de la ville de Paris imprègne les écrits du poète étudié. Ses textes contiennent ainsi des indices référentiels chargés des réminiscences de ses expériences déambulatoires dans la capitale française. Si les lieux et les situations sont réalistes à la base, il n’en demeure pas moins qu’ils sont transmutés par la pulsion figurale et poétique. Soit l’extrait suivant :

J’étais assis dans le métropolitain en face d’une femme que je n’avais pas autrement remarquée, lorsqu’à l’arrêt du train elle se leva et dit en me regardant : « vie végétative », j’hésitai un instant, on était à la station trocadero, puis je me levai, décidé à la suivre. (André Breton, 1966, p. 39).

« Le métropolitain » est une abréviation de "chemin de fer métropolitain" et désigne le métro de Paris. Une allitération en /a/ est visible dans le passage ci-après : « J’étais assis dans le métropolitain en face d’une femme que je n’avais pas autrement remarquée, lorsqu’à l’arrêt du train elle se leva et dit en me regardant. Cette figure microstructurale produit un effet rythmique suivi. Ce long enchainement sonore peut faire penser à la forme de l’engin mécanique dans lequel se déroule la scène. Le geste uniforme de se lever (« elle se leva » /, « je me levai ») crée un effet harmonieux qui rompt le face-à-face tendu entre les deux passagers du métropolitain. Le Trocadéro, quant à lui, désigne un endroit du XVIe arrondissement parisien où se dressait un château imposant du même nom.

On peut citer aussi cet extrait :

Au bas de l’escalier, nous étions avenue des Champs-Elysées, montant vers l’Etoile où d’après Aragon, nous devions à tout prix arriver avant huit heures. Nous portions chacun un cadre vide. Sous l’Arc de Triomphe, je ne songeais qu’à me débarrasser du mien.

Le passage ci-dessus foisonne de références toponymiques qui prouvent que Breton puise son inspiration dans sa culture urbaine. Ici, il se balade sur les « Champs-Elysées » comme en attestent les expressions de mouvement telles que « montant », « vers », « arriver ». Les « Champs-Elysées », réputée être la plus belle avenue du monde, est localisée à Paris. De même, « L’Arc de triomphe » est un monument parisien renommé. Nous avons-là des référents incontournables de la culture française, en général, et de son architecture, en particulier. Au total, le poète désigne des endroits notoires de Paris. Il les connait et les reconnait, s’en souvient comme spontanément et les faire vivre et revivre machinalement par le biais d’un dessein textuel presqu’intuitif.  C’est également par l’usage de la prosodie qu’on prend acte de ce qu’il est porteur de stigmates de sa culture, de l’enseigne d’un ressouvenir systématique.

II.3. Réminiscence de l’esthétique classique : métrique et rythme

Chez Breton, le passé et le souvenir demeurent vivaces grâce à la reconduction et à la reproduction de procédés essentiels de la poésie classique. Les techniques versificatrices dont il use prouvent que l’argument esthétique de la table rase et de l’oubli des antécédents culturels, n’opèrent pas toujours. Son esthétique est arrimée, bien des fois, à l’art ancien et officiel. Attardons-nous, à présent, sur la métrique et la rythmique.

La métrique est l’art de la construction des mètres ou vers. Elle résulte essentiellement de techniques dont l’apogée théorique et pratique se situe à l’âge classique. Qu’ils soient longs (alexandrin, hendécasyllabe, décasyllabe) ou courts (octosyllabe, heptasyllabe, hexasyllabe, pentasyllabe, tétrasyllabe, dissyllabe, trisyllabe...), les mètres ont une charge rythmique. Breton convoque et use de ces techniques comme d’un capital ancien dont il faut tirer profit pour structurer la forme poétique. Le texte « PIECE FAUSSE » (André Breton, 1966 ; p.47) est tributaire de l’actualisation d’un héritage métrique. Y abondent plusieurs mètres courts :

André Breton, L'air de l'eau, Auguste Vertu.

                                           Du/ va/s(e) en/ cris/tal/ de /Bo/hêm(e) = octosyllabe

                                           Du/ va/s(e) en/ cris=tétrasyllabe

                                            Du/ va/s(e) en/ cris=tétrasyllabe

                                             Du/ va/s(e) en = trisyllabe

                                              En/ cris/tal=trisyllabe

                                              Du/ va/s(e) en/ cris/tal/ de/ Bo/hêm(e)=octosyllabe

                                              Bo/hêm(e)=dissyllabe

                                              Bo/hêm(e)=dissyllabe

                                              En/ cris/tal/ de/ Bo/hêm(e)=hexasyllabe

                                              Bo/hêm(e )=dissyllabe

                                              Bo/hêm(e )=dissyllabe

                                              Bo/hêm(e )=dissyllabe

                                                            (…)

Le poète varie son souffle par l’usage d’une métrique hétérogène. Le rythme est rapide et léger ; l’impression qui se dégage est ludique et joyeuse.  Ces impressions sont renforcées par l’apocope de « cristal » aux vers 2 et 3. Il y a apocope car le mot « cristal » devient « cris » par troncation de sa seconde syllabe « tal ». L’effet de bondissement léger et joyeux se renforce davantage avec la répétition de « Bohème » aux vers 10, 11 et 12. En conditionnant les vers courts à suggérer une atmosphère guillerette, le poète se met au diapason de ce qui est admis de tradition sur ces vers à savoir qu’ils conviennent « parfaitement à certaines poésies légères. » (Maurice Grammont, 1965, p. 46). La même idée est reprise par l’aphorisme qui dit : « A mètre court (…) sujet léger » (Brigitte Bercoff, 1999, p.62).

III. DEDIRE ET DIRE LA MEMOIRE : ENJEUX D’UNE IM(POSTURE )

A ce stade de notre analyse, il apparait clair que la complexité du mémoriel   est de mise chez Breton. D’une part, il cède à l’appel des sirènes surréalistes de l’inflation nihiliste du mémoriel et se l’impose comme démarche esthétique. D’autre part, les actes et agissements de sa mémoire affleurent et édulcorent sa posture première. On pourrait supputer sur ce que recèle la négation/existence de la mémoire chez cet écrivain. 

 III.1.  Valeurs du rejet du mémoriel : catharsis, visions médicales et renouvellement de l’art

Au XXe siècle7, la conscience humaine, envisagée à l’échelle collective ou individuelle, est entachée par la vision terrible de l’horreur de la guerre, de la shoah et des pogroms. Tout rapport avec le souvenir, tout report du souvenir parait traumatisant. C’est pour oublier ces meurtrissures, ou pour ne plus les couver dans les strates de son être, que Breton rejette la mémoire. L’oubli ou le nihilisme, par rapport à toute construction mentale antérieure, sert à aseptiser son esprit des débris, des peurs et des blessures qui enfreignent le renouvellement courageux et la régénérescence humaine. La mémoire, pour le contexte et pour Breton, est juste un boulet qui tire vers le bas les élans optimistes de l’être. Elle distille une sorte de puanteur et de déconfiture morale. Sa dénégation ressemblerait, donc, à une catharsis conjuratoire.

Par rapport à la création artistique même, le déni du mémoriel ressemble à   une astuce pour éviter de signer un pacte avec la tradition. Il s’agit, en mimant l’amnésie et la folie, de se donner les moyens de se désaffilier des héritages prosodiques et métriques. Breton ne veut pas que son art soit une récitation presqu’irraisonnée des théories, genres et formes classiques. Il veut concevoir l’inspiration comme un bouillonnement intérieur immaculé où les arguments du passé, de la vie antérieure cessent d’exercer leur tyrannie sur les sens. L’esprit du poète se veut une page blanche où s’inscrira la disponibilité de nouvelles techniques (re)créatives. L’oubli, c’est-à-dire la faille et la faillite de la mémoire, est, au regard de ce qui précède, l’acte psychologique révolutionnaire de mise à mort du classicisme.

L’amnésie et la folie esthétisées chez Breton8 procèdent, sous un autre angle,  de l’intrusion des  sciences médicales dans l’esthétique littéraire. Monsieur de Nozière qui oublie, contre toute attente, le nom de sa propre fille,répond d’une symptomatologie parkinsonienne. De même, le narrateur du poème « Vigilance » (pp.136-137) rentre dans les schémas d’un délire somnambulique à se promener en dormant, et de la pyromanie à mettre le feu à son logis.

III.2. Valeurs des survivances du mémoriel: les inusables déterminismes et le choc des valeurs de l’être en Breton 

Breton est habité, malgré lui, par le souvenir, le passé et l’histoire (littéraire). Il y a, dans les instances de sa psychologie créatrice, une disposition de retour en arrière, à l’invocation et à l’actualisation d’un arrière-pays peuplé par une culture, des idées et des impressions. La mémoire n’est donc pas totalement occultée. Elle fait plus que résister et impacte le jaillissement et la saveur de sa poésie. Quoiqu’haï, le mémoriel s’invite et se dévoile. Les techniques censées l’annihiler n’y parviennent pas totalement. En s’incrustant de la sorte, la mémoire s’illustre dans toute sa complexité et pose une équation de désaveu sur l’axiome surréaliste de "réinventer la vie". Breton est soumis à l’énergie de la pratique mémorielle et du déterminisme mental. Son art semble, en effet, incapable de se forger à partir d’un nihilisme absolu. Il tend à s’inspirer toujours d’un existant formel ou thématique. Même lorsque le nihilisme est voulu, entretenu, planifié et théorisé, il subsiste toujours les traces d’un passé vu ou entrevu, des réminiscences de choses vues, de pratiques formelles avérées. En clair, « aucun homme ne peut donc se séparer de son passé. Ce passé fait partie de lui ; exactement comme nul ne peut dire que son sang soit, chaque jour, un sang nouveau. » (Pierre Daco, 1965, p.165).

En outre, on peut considérer que le mémoriel résume toute la force d’un conflit des valeurs entre le poète-Breton, l’homme-Breton et le psychiatre-Breton. La ferveur et la flamme de la révolution poétique pousse le poète à nier la mémoire et à inventer toute une gamme de techniques scripturaires pour l’anéantir. Mais, l’homme est bien obligé d’admettre que ladite instance est incontournable dans le fonctionnement de l’être, encore plus, dans l’activité de création. Cette complexité constatable, en bien des points de son art, érige la mémoire en un objet d’étrange curiosité que le psychiatre se délecte à étudier avec toute la rigueur scientifique. La complexité découlant du traitement de la mémoire chez Breton, est salutaire car elle est un point d’ancrage à une réflexion sur le renouvellement des instances du psychisme humain et de la création poétique au XXe siècle.

CONCLUSION

La mémoire est une instance psychique complexe dont André Breton fait un usage artistique, pour le moins, original, aux fins d’optimiser la charge esthétique de son art. Dans la doctrine poétique surréaliste bretonnienne, en effet, il est officiellement question de museler la mémoire par des automatismes scripturaires, l’accumulation de procédés calqués sur l’amnésie, la folie et des actants sans passé. Toutefois, l’extinction souhaitée du mémoriel ne s’en trouve pas véritablement de mise, à l’aune de sa création littéraire. Le recours à des intertextes, le rappel des noms de lieux réels ainsi que l’usage d’une métrique classique induisent l’implication de la mémoire dans son art. L’une et l’autre des postures sont porteuses de sens. Si, d’un certain point, l’ostracisation de la mémoire, procédant d’une volonté d’oublier les traumatismes d’une époque violente, de façon telle à initier des canons singuliers pour une inspiration ou une pratique poétique nouvelle, paraît salutaire, de l’autre, la survivance observable du mémoriel révèle que, dans l’être intérieur de Breton, l’homme, le poète et le psychiatre, cohabitent aisément, sans heurt, donc. Pris dans la déferlante audacieuse de son mouvement, il s’est efforcé d’anéantir la mémoire. S’il n’est pas parvenu à ses fins, c’est bien parce que la mémoire reste un allié de tout poète même lorsque celui-ci le voue aux gémonies. Non efficience et efficience du mémoriel chez Breton analysée, ici, à l’aide des herméneutiques convoquées restitue, très clairement, la complexité du travail de création poétique.  

Bibliographie

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BRETON (André), Mont de piété, Clair de Terre, Le Revolver à cheveux blanc, L’air de l’eau, Paris, Gallimard, 1966.

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DELCROIX (Maurice) et HALLYN (Fernand), Introduction aux études littéraires, Paris, Duculot, 1987.

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ZEPHIR (Jacques), « Nature et fonction de la mémoire dans à la Recherche du temps perdu » in Philosophie, Volume 2, Paris, 1990.

 

Notes

[1] Guillaume Apollinaire qualifie ce texte de « drame surréaliste » et l’achève en 1917.

[2]Hermann Ebbinghaus (1850-1909).  Philosophe allemand souvent considéré comme le père de la psychologie expérimentale de l’apprentissage.

[3] Le behaviorisme désigne une école d’études de la psychologie créé aux Etats-Unis par John Broadus Watson. Considérant que la mémoire est soumise à une absence totale de modélisation, le behaviorisme conteste toute étude introspective et expérimentale de la mémoire.

[4] Ce sont Richard C. Atkinson, Richard Schiffrin, Neal Cohen, Larry Squire … Leurs travaux divergent sur plusieurs points mais ont en commun de postuler, d’une part, à une existence de la mémoire en tant qu’objet d’étude et, d’autre part, de sa probable structuration.

[5] Richard C. Atkinson et Richard Shiffrin sont deux éminents professeurs américains de psychologie. Ils ont proposé un modèle de mémoire en 1968.

[6]André Gide, Les Caves du Vatican (1914).

[7] C’est aussi le siècle de Breton et de son mouvement, le Surréalisme.

[8] N’oublions que Breton est médecin psychiatre de formation.

Présentation de l’auteur




Magda Carneci, Poème trans-neuronal (fragments)

4.

Finie la lamentation historique   la pitié de soi-même
   finis les abîmes infra et subconscients

 je sublime leurs mers de vase dans des hyper produits noétiques.

J’ai dépassé la culture des larves de papillons vantards
   derrière moi, une jachère pleine d’espèces expirées
   bloquées dans leur carapace de chitine conceptuelle.

 J’ai dépassé l’atavique marée instinctive-lacrymale 
   je suis sur l’autre rive   ici c’est propre  il fait un peu frais

 je suis enfin arrivée à moi-même 
   une haute tour au-dessus de la nature.

Je suis dans la sainte des saintes, au milieu du cerveau
   dans le programme ultra central

je patauge telle une navette spatiale ivre, béate
   dans mon propre vide neural.

Maintenant c’est le grand jeu qui-vainc-qui 
   l’écume de myéline veut un monde surréel

le tourbillon des synapses attend une nouvelle drogue
   une protéine illimitante

Je le remplirai de nouvelles constellations.

5.

Finie la mélancolie organique, maladive
   je suis un cyborg rebelle   un mutant pertinens

je cherche dans mes poches quelques vieux archétypes 
  ils sont moisis, ils sentent la momie.

Du peu de sable ptolémaïque resté dans les profondeurs 
de mes mitochondries
je modèle la marionnette à mille têtes des civilisations épuisées

je la piquerai d’antennes à fréquence supersonique
je la déchiquèterai avec les appareils analytiques

je la disséquerai avec les scies culturelles
je la nettoierai de toutes les clés ésotériques

j’en sortirai lentement avec la pincette les démons et les monstres
   et je les avalerai.

L’avorton vertueux de cette poupée morte
   je l’enterrerai entre les seins, au-dessus de mon plexus solaire

alors je verrai des cohortes de dieux et de bêtes sauvages
   sortir de la forêt sombre de mon pubis 

se jeter dans l’océan géométrique de ma pensée augmentée
   pulser comme un cristal vivant en expansion extraterrestre.

J’aurai mal au ventre à cause du vide créé
   je me trouverai mal à cause de la planète entière

mais de ma tête jaillira jusqu’aux astres
le laser de l’illumination.

6.

Au milieu de la ville transcirculaire
    je lis un article de journal sur les taches solaires

dans la chaleur de midi je me réjouis du soleil
   je m’imagine pour un instant comme une tache sur le disque solaire

et brusquement, je ne sais pas comment, je suis dans le soleil.

    Je suis dans ma tête et je suis pourtant dans le soleil 
    mon esprit s’est expansé avec le mot terrible soleil
    mon esprit s’est uni à l’idée aveuglante du soleil
    mon esprit s’est transposé dans le vécu ardent du soleil
    mon esprit est devenu soleil   vrai SOLEIL 
    et j’illumine.

Je suis soleil et pourtant je ne suis que pensée
   je traverse l’assourdissant magma en éruption.

Je suis pure pensée et pourtant je suis aussi pur soleil
   il y a ici un point mystérieux qui coïncide dans les deux.

Il a la présence intense à soi de la lumière
   et sa versatilité aveuglante.

De ce point je saute d’un niveau de réalité à l’autre
  par une petite torsion intérieure.

Les mondes s’interpénètrent dans le point, ils y coïncident
Avec ce point je me fixe souplement dans le centre de l’univers

qui est aussi le centre contemplateur de mon être
   devenu lui-aussi un soleil minuscule.

Puis je reviens instantanément sur Terre.

7.

Non, non, non,
    j’en ai fini avec la grotte de l’âme

elle pue le vieux et la peur rupestre
   je suis restée enfermée trop longtemps dans son cloaque 
je veux m’envoler maintenant.

Je mets le feu au sanglier caché dedans
   je l’entends gémir, je l’entends crier

cela sent le sacrifice, j’aime cette odeur
   je détruis des autels pourris et de la myrrhe parfumée 
s’écoule de ma bouche
   j’entends des éclats cosmiques de terreur et de rire.

Partez de moi
   bêtes d’eau et de terre

vous qui traînez, creusez, mordez, vous carnassiers
   je vous dépose tous au musée d’archéologie obsolète. 

Laissez la voie libre, arrive l’avalanche de l’esprit délivré
   un noyau incandescent aux dimensions multi-spirales 

un polyèdre étincelant de lumière éveillée.

8.

Écoulez-vous dans la Lune, cauchemars et fantasmes
   vous n’avez qu’à nourrir le subconscient d’autres systèmes solaires.

Me voilà :
   j’arrache mes racines mortuaires

je me sépare de mes étages inférieurs délabrés
   je suis purifiée maintenant, je suis libre

je détache mes dernières dendrites de la face de la Terre
   je brûle les étages de ma fusée corporelle 

je suis étincelante, je suis cosmique 
   je me remplis de dynamite stellaire.

Le cerveau est ma carte et ma catapulte
   par lui je me prépare à décoller

du sous-sol de mon imaginaire, de ma matrice terrestre. 

Présentation de l’auteur




Du soleil en pleine figure : Christian Bobin, ou L’insolente clairvoyance d’une mystique de la joie

L’annonce de son départ m’est venue par surprise, dans un vacarme assourdissant de gravité. Par surprise surtout. Comme un coup de couteau des mots, dans le dos.

J’ai reçu un SMS et mon téléphone m’est tombé des mains.

J’ai revu aussitôt son visage, vingt ans plus tôt, ébloui de l’intérieur, transparent, quand c’est moi qui lui ouvre la porte de son petit appartement du Creusot.

Il m’avait dit au téléphone, je ne serai pas là, mais entre, je laisserai ouvert.

Et je suis entré. Sur la table de la cuisine, une bouteille de Four Roses, mon bourbon préféré avec ses mots : sers-toi.

Au fond, son bureau d’une légèreté et d’un dépouillement total. Tellement touchant par sa simplicité.

Jonas, Christian Bobin, Lecture par l'auteur RTS, « Initiales », 23 décembre 2012.

Une table en bois clair aux jambes légères comme celle d’un insecte géant. Par la fenêtre, les fameux bras du tilleul dont il parlait souvent. Comme d’un ami qui cherchait à s’inviter. Quelques livres sur une étagère, très peu finalement. Quand Christian aimait un livre, il l’offrait à quelqu’un.

Puis on a sonné. J’ai ouvert à Christian et devant ma tête il a éclaté de rire.

Je venais pour faire la couverture et la une avec ce poète du fameux Matricule des Anges. À l’époque, Christian se faisait rare et se manifestait très peu.

C’était un cadeau qu’il offrait à cette revue poétique qui démarrait. Et d’ailleurs, le numéro s’est bien vendu.

Ce qui est plus abject, c’est que les « Anges » n’en étaient pas en réalité. Ils ont retiré le numéro quelques années plus tard en accusant Bobin de cul béni et de poète chrétien.

C’est terrible comme le petit pouvoir poétique de valoriser ou de critiquer monte vite à la tête des uns et des autres.

Mais je reviens au souvenir de son rire d’ogre énorme qui vous claquait à la figure comme un gros pétard. Ou une boule de neige comme vous voulez.

Je me suis assis une journée entière à ses côtés sur la chaise en paille de ses poèmes, sans être certain de pouvoir repartir un jour, quitter son aimantation grave et résiliente, son écoute large comme une dévastation de tendresse.

La prégnance de Christian était comme. Être assis au frais dans une petite église romane ? Le cul dans l’herbe avec des Calendula et des libellules ? Enfoncé jusqu’au cou dans un beau livre ? Boire une bière avec de la mousse sur les moustaches ?

Le bruit du dimanche, Christian Bobin, Lecture par l'auteur RTS, Initiales, 04.10.2015.

J’étais embarqué dans un voyage sur un bateau empêtrant mes émotions et mes pensées dans les grandes voiles de ses paroles, une sorte de goélette mentale bondissant sous la poupe des bois de vivre. Vers un horizon vaste comme les crinières de la mer déferlant sur les falaises du cap Gris Nez.

J’ai secoué la tête en me disant, non, ça n’existe pas.

J’ai lutté pour me décrocher comme le brochet d’une ligne à leurre, secouant la tête dans tous les sens. Mais d’un mot à l’autre, d’un livre à l’autre, les liens sont devenus de plus en plus nécessaires, puissants.

D’ailleurs pourquoi penser dépendance quand on n’ose pas prononcer, amour ?

Puis j’ai renoncé à renoncer, essayant de contenir ce raz de marée qui transformait chacune de mes lectures en épouvante de joie.

Lui c’était moi, avant moi, après moi, pressenti, deviné, prédit même, avec le sentiment de ne jamais y arriver vraiment. À être lui, à être moi. Où ?

C’était où, cette furieuse envie d’aimer qu’il déclenchait avec chacune de ses histoires, chacun de ses oiseaux, de ses épuisements, de ses personnages, plus vivants que la vie ?

En ressuscitant la Plus que vive, il rendait la beauté d’une morte jamais morte plus effervescente, plus réelle que moi.

En cheminant aux côtés du Très-bas, il m’emportait à suivre de toutes mes forces le mystère de l’homme qui marche, à me fondre à ses pas.

Je n’ai pas lutté. Je me suis mis à croire que j’aurais pu écrire ses mots ou prononcer ses paroles. Ce n’est pas ça, lire ?

À ce moment-là de la crise, on ne sait plus ce que l’on est ni ce que l’on devient. On veut juste disparaître en celui qui allume le brasier. On ne veut plus devenir, enfin.

On est mort et vivant en même temps, si léger, si léger, et on veut s’alléger encore et encore, et par exemple brûler, être réduit en cendres, en poussière, en écrivant ou en lisant un seul poème.

En respirant aussi ou en retenant son souffle. On y arrive. Un mot, une phrase, un livre à la fois.

On retient son souffle même pour ne pas disperser cette poignée d’or cueilli du bout des encres de la prose.

Le réel de la poésie, Christian Bobin lecture par l'auteur RTS, « Initiales », 15.11.2015.

De son écriture manuscrite ronde comme les joues d’un enfant qui s’applique, du tracé clair de ses boucles noires et virevoltantes avec application, sa main parvenait à tirer des grappes étourdissantes.

Puis à nous serrer avec chaleur dans le creux de sa paume, comme s’il nous connaissait par cœur ou nous regardait dans le blanc des yeux.

Chaque livre de lui nous regardait au fond des yeux, au fond du cœur, au fond de l’âme, impossible de résister.

Il devenait visionnaire de nos émotions, de notre transparence, et, en dédicace ou sur une carte, écrivait une phrase capable de nous transpercer de mille flèches, de nous rincer en une seconde, de nous essorer le cœur.

Il inventait nos yeux, nos larmes, le meilleur de nous-même posé comme un chat sur nos genoux. Puis il inventait notre consolation comme une dernière fleur imprévue dans le vase.

On l’imaginait courbé sur sa page comme. Un geai, une rose, un acacia dans le vent ? Le moine d’un siècle lointain concentré à nous distiller les secrets de sa transe ?

Cet homme était mystique comme le sont tous les enfants avant qu’ils ouvrent les yeux et que la nuit bleue dorme dans leurs pupilles.

Cet homme était mystique comme le sont tous les enfants avant qu’ils parlent. Dieu lui apparaissait à chaque coin de rue, à chaque nuage ou coin de ciel. Je suis certain qu’il s’est battu à boules de neige avec.

Vieux fauteuils, Christian Bobin dit par l'auteur RTS, « Initiales » 28 février 2016.

Et puis ce n’était pas Dieu. Juste un rouge-gorge, une poignée de feuilles rouges ou un visage.

À chaque rêve ou à chaque pas dans la nature, il le provoquait en duel dans des proses incendiaires, des aveux d’amour brûlants comme l’enfer.

Cet homme était le contraire d’un poète chrétien, c’était une torche vivante. Un incendiaire. On aurait pu le confondre avec le diable. Je l’entends me murmurer à l’oreille que j’exagère.

Christian est le mystique de la joie dont notre époque avait et a toujours besoin pour se relever. Il nous ouvre au saccage de croire en nous, en l’autre.

Je l’ai vu mettre le feu à des mares, aux feuillages de la Grande vie et même aux vitraux et à toutes les pierres de la cathédrale de Conques.

Tant de beauté et d’amour contenu dans un seul regard, devaient un jour ou l’autre le submerger, l’anéantir ou le renverser dans sa bonté.

C’était un risque, non ? Dites-moi que je me trompe. Plus on brille, plus on attire les ombres ?

Les mystiques oublient, abandonnent, cloitrent leur corps dans la haute tour de leur amour. Ils ne se forcent à rien. Ils ne forcent rien, jamais. Ça se fait tout seul presque à leur insu.

Leur corps en s’irradiant, s’allège jusqu’à son plus haut point d’abandon à la vivacité de l’instant présent.

Bobin ne marchait plus, il jaillissait au-dessus de l’époque.

Bobin ne pleurait plus, il devenait la rosée d’une phrase sur notre bouche.

Bobin ne souffrait plus, il scintillait. Son rire était la grotte de Platon.

Cet incendaire a réinventé l’amour comme les enfants dessinent des soleils, des monstres, des araignées ou des grenouilles, avec la même jubilation, le même naturel, la même obstination sérieuse, tout entier dans leurs méfaits. Et du coup aussitôt innocentés.

Bobin avait une façon de se tenir debout, poitrine en avant, comme offert aux javelots de la lumière, de la douleur des autres et de l’instant présent.

La tension de ses mots mettait de l’électricité joyeuse dans l’air comme lorsque les cheveux se dressent sur le peigne ou le papier restant collé à la paume de la main.

 

Il savait cueillir toute fragilité en coquelicot entre ses doigts d’ogre, et les rendre à la chaleur du soleil, ressuscitée dans la tendresse de leur blessure. 

Depuis la haute tour de sa sensibilité, ni donjon ni château, mais plutôt arche d’une église romane claire, brûlée par la blancheur de son calcaire, regard tendu comme la corde d’un arc qui sait atteindre le centre de la cible sans même tirer une flèche, par les ogives de ses pupilles et de sa peau, lui parvenait la seule lumière qui lui donnait faim et soif, et le désir de vivre :

la lumière de l’altérité. Même éteinte. Sur laquelle il savait souffler doucement pour la raviver. Et transmettre du désir.

Le désir transparent d’éclosion et de migration.

Le doux désir de vivre.

Le désir d’être au monde, vivant, éphémère et éternel.

Mais voilà. Toute conquête a un prix.

À force de douceur, à force de douleurs transformées en lumière, les mystiques se font transpercer d’éclairs qu’ils ne ressentent plus.

Un jour ou l’autre, l’océan des ténèbres traversé pour gagner la longue berge d’écrire, rugit, impose de se faire entendre à nouveau.

Des ombres en profitent lâchement pour rompre les digues, tous les barrages et reprendre la main sur la chair, envahissant nerfs, sang et muscles d’une armée de vautours, de charognards et de crabes dévoreurs de pureté.

Il s’agit de mettre à genoux l’horizon, de lui faire une couronne d’épines avec toutes les phrases volées au soleil du silence.

En rassemblant ses dernières forces, Christian Bobin a compris et décidé qu’il écrirait sa dernière lettre.

Non pour mettre un point final. Mais pour ouvrir une dernière fois les poings, finalement.

Qu’en disant adieu il rejoignait celui qu’il avait toujours été. Et que ce serait une autre lettre de retrouvailles.

Après les lettres pourpres, les lettres d’or, l’homme de neige nous écrit aujourd’hui une lettre de neige, comme un soleil lancé en pleine figure.

Nous n’aurons pas froid. Au contraire. Nous bleuirons, plongés dans les courants des eaux profondes, réchauffés par le centre de la terre où brûlent notre mémoire et notre gravité.

Nous serons à peine orphelins d’un être qui nous a traversés et qu’en essayant de serrer dans nos bras, nous avons éparpillé dans la lumière de l’air.

Nous serons à peine orphelins mais voyez-vous de la même famille, j’en suis certain, celle qu’il a créée dans la sublime insouciance de se donner jusqu’au tréfonds lumineux de soi.

De temps en temps, je prends encore les mains de Christian entre les miennes. Et je les serre fort, très fort. Faites comme moi. Ne vous demandez pas qui réchauffe l’autre.

Dans la petite éternité du livre, le temps n’existe pas. Personne n’a tort, personne n’a raison. Il s’agit juste d’être là.

27 / 01 / 2023
Dominique Sampiero 

Image de Une © DENIS MEYER / HANS LUCAS.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (49) : Anne Goyen

La voix d'Anne Goyen coule de source. Cette source a la limpidité d'une prière parfois, d'un émerveillement candide devant la beauté du monde. Après Arbres,soyez (2013) et Paroles données (2016), ce troisième volume de vers révèle un dépouillement que le titre même suggère d'entrée : Le souffle et la sève.

La voix du poète semble ici passer comme un souffle, nourrie par la sève  qu'elle sent courir des racines jusqu'aux étoiles. Le paysage contemplé ne garde que sa trame la plus fragile, la plus ténue, pour ne laisser apparaître que l'essentiel :

                  Au tomber du soir
                  La pluie a lustré
                  Le paysage
                  Ouvert comme une paume
                  Que lisse le vent. 

Anne Goyen, Le souffle et la sève, Editions Ad Solem, 2023, 96 pages, 15 €.

L'invisible se rend proche dans une parole de vent et d'arbres, de bêtes et d'astres. Anne Goyen en ressent la présence fraternelle. Terre et ciel sont en relations continuelles, leurs ondes circulent autour de nous et en nous-même.

                  J'écoute parler
                  Montagnes et fleurs
                  Rêves et sources
                  D'aube en aube
                  Je renais

                   Quel Dieu discret
                 A mes côtés chemine ?

Musicienne, Anne Goyen l'est restée dans son écriture, sans rien qui pèse ou qui pose, comme disait Verlaine. Ce sont des suggestions en quelques syllabes à chaque poème bref, qui disent beaucoup plus que de savantes et verbeuses constructions formelles. Suggérer pour faire pressentir, pour donner suffisamment d'air à une parole humble qui ne demande qu'à rejoindre l'autre, à s'offrir pour transmettre la bonté du vivant.

                  Entendre murmurer 
                  La parole neuve
                  Dans le dialogue
                  De la terre et du vent
                  Deviner
                  Sous l'écorce saisonnière
                  Le visage en creux
                  Du divin
                  Qui attend l'heure
                  De notre désir.

Le plus pur du livre éclate dans l'accomplissement final, « Rosa mystica ». La pensée franciscaine imprègne ces pages, pour notre plus grand bonheur.

                  Sur la tige
                  Tout grand s'ouvre
                  La fleur

                   Au risque
                  D'en mourir

                  De  joie.

 

Présentation de l’auteur




Ida Jaroschek, À mains nues

Au confluent des sens et de l’énigme, l’écriture au corps à corps que trace Ida Jaroschek dans son recueil, elle l’envisage selon ces formules : « Ces poèmes à mains nues, à voix nue découvrent des mondes, des ciels, des sentiments. C’est bien la nudité qui est ici portée aux nues, la peau qui rejoint l’étendue, les robes qui soulèvent l’azur et le corps qui pèse à même la nuit. » Dans ces derniers, « les grands fauves entrent dans la mer », « les roses prennent aux femmes leur visage », les cargos rouillent dans le port d’Athènes ou croisent au large du port de Ouistreham, et les baisers, les étreintes se mêlent de tout ; l’amour embrase une perspective où la vie plonge vers un inconnu sauvage que le verbe n’a de cesse d’arpenter, à la poursuite de sa piste secrète, à la capture des songes, visions, et énigmes : «  Il déploie alors une poésie empreinte de sensualité et de mystère, une poésie qui cherche sa ligne claire en côtoyant les ombres. »

Cet horizon, cette ligne de crête, cette « ligne claire en côtoyant les ombres », c’est celle qui impulse la main à tracer ces poèmes en distiques comme autant de bords de dessins qui portent l’empreinte humaine, la tension érotique même du corps féminin ouvert tant au ciel qu’à la terre, aux principes célestes qu’à la matière première, sensualité, sensibilité, sensitivité mêlées, pour dire ce rapport charnel à soi-même, aux autres, au monde, au grain de la peau. Gilles Cherbut revient, dans son Avant-propos au recueil, à cet aspect essentiel de sa quête d’écrivaine : « Dans À mains nues, Ida Jaroschek délivre un poème sauvage dont le verbe, néanmoins jardiné, exprime sa connivence avec l’amour, avec la mort, avec l’irréductible énigme qui nous contient, nous englobe et nous féconde. En cela, la poésie d’Ida Jaroschek est « un ondoiement, l’ombre d’une flamme, un grain de terre »… Elle est aussi un grain d’or qui, semé dans l’esprit du lecteur, n’en finit pas de dispenser son étincelante incantation, son insondable sortilège. »

Amor, amour, à mort, finalité du désir dans la finitude de toute existence, la poète n’aura de cesse de chanter sur tous les tons, cette rencontre peau contre peau qui fait le sel de la vie tant dans la simplicité des paroles crues que dans la profondeur d’un verbe hermétique dont les paysages traversés ne s’avèrent que les décors inépuisés de ces corps-à-corps que la poésie met en scène, théâtre d’ombres et de lumières où part maudite et part bénite se tutoient dans l’étreinte amoureuse, possibilité d’accord du « je » à un « tu » se hissant au sommet du « nous deux » dont elle demeure la vigie ardente : « Je veille, / je garde là ton cœur serti de nuit / Mes pensées et mes fauves / tapis assoupis inassouvis / fertilisent des territoires / steppes hallucinées traversées de vents, / de mémoire / où ton geste féconde l’air / rejoint le corps des failles » !

Ida Jaroschek, À mains nues, Éditions Alcyone, Collection Surya, 94 pages, 20 euros.

Lignes de « failles » à devenir autant de lignes de forces de ces courbes féminines où la chair se fait la matière-réceptacle de la matérialité même des contrées foulées qui rythment d’emblée le départ dès les premières pages en invitation au voyage sensoriel : « dense terre noire / au lever des brumes / imprime de cendres la lumière / tout entier dans tes mains / nouées ensemble / tu pars / tu pars navire d’ombre / mon sang » ; psalmodie sanguine jusqu’à l’incantation qui met en route sur les chemins abrupts de cette nature première, in domestiquée, déroutante, avec laquelle la voyageuse ne fait qu’une : « Je suis la séparée, la traversante / corps illimité au prolongement des paysages / au long des crêtes, des failles / nos brèches, des horizons »

Temps et espaces que zèbre le passage des « grands fauves » déclinant, à la rencontre desquels Ida Jaroschek se dirige, intrépide, prête à rejoindre cette possibilité du tutoiement à l’adresse des traces : « Je vois dans les herbes mortes et rases / au sortir de l’hiver des fauves éteints / des oiseaux fantomatiques / hérons blancs alignés dans la brume / Toute à l’oubli du givre / genou brumeux je vais / je vais comme je marche / immobile comme je marche / je vais immobile / et je te rejoindrai sur le chemin des respirants » ; mouvement presque immobile, souffle ténu de l’émotion qui meut, émeut, et que l’écrit destine, selon la dédicace inaugurale : à l’horizon azur indépassable du poème…