Michel Dugué, Veille

Etre en état de veille. N’est-ce pas, fondamentalement, le rôle d’un poète ? Michel Dugué regarde la nature qui l’habite, revisite des pans de son enfance, nous dit ce qu’il y a « ici » et maintenant quand il scrute le monde. Le territoire qu’il nous dévoile est aussi, d’une certaine manière, celui de beaucoup d’entre nous. Comment ne pourrait-il pas nous toucher profondément avec son nouveau recueil ?

On connaît les attaches de Michel Dugué (il vit dans la région rennaise) avec les lieux qui lui sont familiers en Bretagne. Il en a notamment fait état dans un livre en prose poétique (Mais il y a la mer, Le Réalgar, 2018) où il évoquait son Trégor-Goëlo intime du côté de Plougrescant. On retrouve ici des couleurs et des intonations qui nous ramènent à cette terre d’élection : le cordon de galets, l’estran, les oiseaux criards, les « mouvements musculeux des vagues », les « éclats d’eau brillante / que se disputent les pies », les « entailles de bleu », « la mer – sa présence le soir / flaque brève aperçue / par le carreau de la chambre ». Michel Dugué ne joue jamais « couleur locale ». Surtout pas ! Ce qu’il veut, à travers toutes ces notations fugitives, c’est élargir la focale, creuser le mystère de ces grèves ou de ces sentiers qu’il arpente sans répit. « Chaque chose travaille à son éternité », écrit-il, lui « installé ici / à demeure, dirait-on ».

Toutes les manifestations de la nature que son œil recueille sont, le plus souvent, pétries de questionnements. « Croire à la rumeur de l’eau / mais non ! Ce serait plutôt / le bruit lointain d’une machine ». On croit entendre Philippe Jaccottet s’interrogeant sur la signification d’un son lointain de cloche (La clarté Notre-Dame, Gallimard, 2020) ou, à la lumière de septembre, se posant la question : « Dans ce nid brumeux de lumière / qu’est-ce qui est couvé, / quel œuf ? » (La seconde semaison, Gallimard, 2004). Loin de la Drôme chère à Jaccottet voyant le brouillard gagner les flancs du Ventoux, Michel Dugué, pérégrinant sur les rivages costarmoricains, peut écrire : « Il y a dans l’air / des écharpes de brume. / On dirait des fumées / après le feu éteint ».

    Michel Dugué, Veille, Folle avoine, 62 pages, 12 euros.

Il y a un autre feu qui couve dans les pages de ce livre, c’est celui de l’enfance. Michel Dugué en rameute des « parcelles ». Visions fugitives, d’abord, comme sorties d’un rêve : « une mare d’eau », « le lavoir », « un vieil outil laissé dans l’herbe », une vieille femme « de noir vêtue avec une coiffe blanche » … Le poète ne cultive pas pour autant une quelconque nostalgie. « Monde d’hier / ce n’était pas un royaume ». Mais dans ce monde d’hier triomphait malgré tout une forme d’innocence. « Est-il possible que cela fut / d’être aussi légers ? », note-t-il. « Nous mêlions tout/éclats de rires et de larmes ». Michel Dugué (il est né en 1946) voit la vie qui défile. « C’était il y a longtemps / sans les mots pour dire / l’étonnement d’être là ».

Présentation de l’auteur




Julien Bucci, Main de poèmes

passer au rouge

je marchais

je marchais hors de moi

en dehors de mes pas

matins et soirs

mon ombre me sortait

pour aller et venir

elle me sortait

pour faire le beau

il me fallait la suivre

où qu’elle aille

quand je m’arrêtais un instant

pour humer l’air autour

juste un instant

pour effleurer les branches

mon ombre hurlait de rage

elle détalait à toute allure

en tirant sur la laisse

je repartais dans l’instant

hors de souffle

mon ombre était loin

vacillante

et je ne marchais pas

je courais

je courais derrière elle

je rentrais tous les soirs en sueur

en sautant dans le train

mon corps était jeté

projeté dans l’espace

je ne discernais plus

les arbres dans le paysage

les troncs fondaient dans l’herbe

l’herbe et les feuilles se confondaient

d’un coup j’ai été arrêté

on a dû m’arrêter

tout est allé trop vite

on m’a prescrit

un arrêt

on m’a dit

arrêtez

j’ai regagné mon lit

j’ai éteint la lumière

mon ombre s’est couchée sur moi

nous nous sommes arrêtés

tous les deux

l’un dans l’autre

et nous avons fermé les yeux

en écoutant l’eucalyptus

 

tu parles trop

tu parles d'un flot

sans arrêt

ta parole éclate

elle jaillit se

libère elle

n'arrête pas

de couler

ta parole est

avide

fluide

désinvolte

tu ferais mieux de la fermer tu

ferais mieux d'arrêter de

parler

tu parles trop

beaucoup trop tu

parles tellement

vite tu parles tu

parles beaucoup

trop vite

ma parole

ta parole

déborde elle

dégueule

tu devrais la tenir

te contenir la langue

avant même de parler

calme-toi

coupe-toi

la parole

en petits morceaux

prends le temps de mâcher

tes mots sont de plus en plus gros

tes phrases sont épaisses

tu as la langue grasse

ta parole a grossi

tu te négliges

tu exagères

en face elles te regardent

ahuries

sidérées

elles n'ont jamais vu

un homme-fontaine

prendre son pied

en prenant la parole

 

mots de ventre

êtes-vous à jeun ?

avez-vous fumé ?

pris une douche ?

des allergies ?

je réponds

coche à tout

je passe au niveau supérieur

à jeun ?

fumé ?

douche ?

allergies ?

de mains

en mains

je passe

oui

non

oui

non

j'avance

je fournis les réponses

j'arrive au bloc

dernier palier

oui

non

pardon ?

l'anesthésiste

est le premier

à me parler

en creux

de bonnes vacances ?

oui je réponds

oui veut dire va

tout va j'ai bien passé

je ne veux rien dire

de suspect

j'attends qu'on m'ankylose

patient que je puisse enfin

ne rien dire

rien prononcer

rien cocher

rien répondre

j'entame le décompte

1

mes yeux se ferment

2

ma bouche

3

je peux enfin

répondre à rien

ne plus être contraint

aux bruits de fond aux mots

qui heurtent

embrouillent

chocs métalliques

les cris crissements

farces et attrapes

4

ils peuvent me parler

dans le vide

dans le vide ils peuvent

parler

de tout

de rien

des bruits qui courent

je n'entends rien

5

s'ils veulent savoir ce que j'ai à dire

ils peuvent explorer tout mon corps

ils ont mon consentement

bientôt ils iront voir à l'intérieur

ils entendront ma parole massée

ce que mon ventre leur dira

ils verront le magma de ma langue levure

pousser s'accroître

et me coloniser

ils entendront les cris primaux

de ma parole

ils comprendront

pourquoi je parle peu

à voix basse économe

ils pourront saisir ma colère

ma triste sourde

et mon désir parfois

de n'en rien dire

 

c’est tout

un poème n'est pas

une épée

un fusil

une bombe

une kalach

un missile

ni va-t-en-guerre

ni va-t-en-paix

un poème n'est pas

engagé

pacifiste

belliqueux

diplomate

un poème ne peut

décapiter

mitrailler

se faire exploser

défendre

pourfendre

pas même décimer

une ligne

ennemie

un poème ne peut empêcher

la folie

la blessure

le chaos

il ne peut rien faire

ni faire la guerre

ni faire la paix

il ne peut pas

il ne peut rien

du tout

un poème voudrait agir

parler

il se terre

il attend

le retour du silence

un poème revient sur le champ

de bataille

avec les femmes et les enfants

il peut alors reconnaître les corps

trouver et répéter leurs noms

et les pleurer

avec les femmes et les enfants

et quelques hommes qui sont restés

dévastés

un poème peut seulement

amplifier le silence

et prendre soin

de la mémoire des morts

et des vivants

les survivants

un poème peut pleurer

les morts

c'est tout

c'est tout ce qu'il peut faire

 

malhomme

tu es un homme

tu le seras

on me l'a dit en boucle

mon garçon

mon bonhomme

mon grand

mon tout petit

mon homme

à force de l'entendre je me suis fait à l'idée

je suis et je dois être 

un homme

alors je suis

nommé

être un homme je n'ai pas compris

jamais bien su ce que ça voulait dire

j'ai toujours été en-dessous

sous la moyenne de l'homme

je ne sais pas réparer ma voiture 

siffler dans mes doigts je ne sais 

pas jouer au foot pas 

retenir mes larmes

on m'a dit 

sois un homme 

on m'a tendu une boîte d’allumettes 

il faut un homme pour allumer le feu 

être un homme ça serait aussi simple que

ramasser du bois et rôtir la pitance

encore faut-il aimer la viande

et ne pas avoir peur du feu

mais non

je fais tout de travers

homme imparfait

malhomme

pas un garçon manqué

ni une femme

je suis

un homme raté

malhomme

l'imperfection au masculin

et je dois être aussi

une femme ratée

j'ai tout raté en somme

je devais avoir 11 ans

j'avais les cheveux longs 

je suis entré dans une boulangerie

bonjour mademoiselle

ça m'a surpris mais pas déplu

cette sortie

je n'ai pas démenti

chaque organe 

pierre

fleur

papier

caillou

feuille

ciseau

corps

un nom

toute chose est ainsi

nommée

nous sommes ainsi pressés.es 

rangés.es classés.s

entre deux planches 

on nous a désigné.es

on nous a consigné.es

je suis votre garçon

votre petit aplati

je suis votre bonhomme

l'homme le bon

je suis l'homme de la guerre

l’homme du feu

mâle homme

j'ai tenu dans l'herbier

le nom de l'homme

j'ai été l'homme de la famille

l'homme de ma mère j'ai été 

l'homme de la situation 

l'homme d'une femme j’ai été

tous ces hommes

l'homme qui sied

l'homme qui va

l'homme qui convient

rassure

l'homme qui ne change pas

je suis cet être mal nommé

dans un corps destiné

avec mes plis mes rides

avec mes os qui ont cassé

je viens de l'homme

et je m'en vais

me voilà hors de vous

vous m'appelez encore

je réponds à voix basse

avec ce mot qui me fait sortir 

de moi-même

et je vous lance des signes

ma main trace des traits longs

aucun trait ne se coupe

je croise à peine les cases

aucun carré ne me contient

même les mots

aucun mot ne convient

pour contenir le tout

je me dessine à main levée

a traits fins et longs traits

dans l’air

Présentation de l’auteur




Alain Snyers, Galerie des mensonges faits main et autres poèmes

Version voix unique pour lecture

Je mens …
Je mens, tu mens, nous mentons …
Tu mens, ils mentent, … je mens …
Vous mentez, elle ment,
Mens-tu ? Ment-il ? Mentez-vous ?
Mentons-nous ?
Vous mentez …
Vous me mentez,
Ils mentent, mentent-elles ?
Je te mens, tu me mens, il vous ment …
Vous nous mentez, mentirez-vous ?
Mentons-nous ? Il ment, elle ment,
Mentirait‘il ?
Je nous mens, je vous mens,
Il vous ment,
Elle leur ment,
Vous leur mentez …
Vous êtes menteur …
Tu es menteur …
Tu es menteuse …
Mensonge,
Menteur, menteuse …
Tu mens, tu me mens,
Mensonge,
Je te mens, je vous mens,
Mensonges,
Mensonges
d’ici et de là
mensonges
tout est mensonge !

Mensonge insensé,
Mensonge affirmé,  affamé,
Mensonge frelaté, édulcoré,
Mensonge frelaté, falsifié,
Mensonge falsifié,
Mensonge mastiqué, buriné,  burlesque,
Mensonge burlesque,
Mensonge carabiné, carabistouille, karaoké,
Mensonge capricieux,
Mensonge pernicieux, litigieux, épineux,
Mensonge gommeux, gominé,
Mensonge erroné, goudronné, assaisonné,
Mensonge astiqué,
Mensonge cravaté,
Mensonge gratté, gratiné,
Mensonge gratiné à souhait,
Mensonge raffiné à l’extrême,
Mensonge tartiné à l’excès,
Mensonge piraté à perdre haleine,
Mensonge tordu, dodu, dissolu, obtus, cocu,
Mensonge dissolu, mordu, bossu, tondu,
Mensonge absolu,
Mensonge nu,
Mensonge vendu, vendu, vendu,
Mensonge vent debout, ventriloque, ventilateur,
Mensonge vente à crédit, vente à l’emporte - pièce, pièce du boucher,
Mensonge bouché,
Mensonge débauché, débranché, débonnaire,
Mensonge vulgaire, vulgaire,
Mensonge vulnérable,
Mensonge véritable, vénérable,
Mensonge intolérable, invraisemblable, impitoyable,
Mensonge immuable, imperméable et implacable,
Mensonge impardonnable,
Mensonge important, imposant et méprisant,
Mensonge sans intérêt, sans vergogne, sans gêne
Mensonge sans gloriole, sans gaudriole ni cabriole
Mensonge agricole, chignole, branquignol, roubignole et farandole,
Mensonge carmagnole d’un rossignol guignol pot de colle,
Mensonge d’école,
Mensonge dés à coudre,
Mensonge débraillé,
Mensonge délicieusement vicieux, vicieux,
Mensonge délicieusement pouilleux, pouilleux,
Mensonge délicieusement globuleux, globuleux,
Mensonge délicieusement crapuleux, crapuleux,
Mensonge poussiéreux,
Mensonge terreux, ténébreux, tellurique,
Mensonge panoramique, panoptique, stroboscopique,
Mensonge maléfique, hypnotique, phobique, diabolique,
Mensonge cathodique à ferveur simulée,
Mensonge chaotique à filament chauffé,
Mensonge pneumatique à forte valeur ajoutée,
Mensonge lubrique à tempérament glacé,
Mensonge glacé d’un embarras gaufré,
Mensonge gaufré d’une angoisse délabrée,
Mensonge délabré d’une chasse pipée,
Mensonge pipé d’une classe givrée,
Mensonge givré d’une carcasse aspirée,
Mensonge aspiré d’une aspiration vidée,
Mensonge vidé d’une pression frelatée,
Mensonge frelaté,   relaté,
Mensonge falsifié, faisandé,
Mensonge fagoté,
Mensonge frit … frit, frit …
Mensonge fricassé,
Mensonge cassé !

MENSONGE !
TOUT EST MENSONGE !

Mensonge fait main,
Mensonge à portée de main,
Mensonge à portée de main pour faisander sans façon un mensonge pompeusement assaisonné d’une frivolité ostentatoire aux schémas dérogatoires d’un giratoire mensonger suprêmement superfétatoire.
Mensonge chronique de pure tradition falsificatrice issu de l’authentique mensonge boulimique de la véritable supercherie emphatique de l’unique mensonge véritablement ironique.
Mensonge subtilement perfide d’une fourbe manœuvre trompeuse guidée par la sournoise expression de l’insidieuse équivoque mensongeuse.
Mensonge de menteurs bonimenteurs dignes d’escamoteurs falsificateurs à toute heure d’un dire imposteur pleinement mensongé.
Mensonges à tous les étages ….

Ils ont menti, ils mentent, ils mentent tous …
J’ai menti, je vous ai menti

TOUT EST MENSONGE !

Je mens ….

∗∗∗

L’ENVERS DU VERT

Une couleur retournée

VERT-NID

VERT-OLÉ

VERT-SOT

VERT-TUE

VERT- RUE

VERT-SOIR

VERT-LENT

VERT-TIGE

VERT-MINE

VERT-GLAS

VERT-SŒUR

VERT-ROUX

VERT-ROND

VERT -SANG

VERT-BALLE

VERT-MI-SEL

VERT-BALISE

VERT-GLACÉ

VERT-MOULU

VERT-ROUILLÉ

VERS-LA-SORTIE

∗∗∗

LE JARDINIER AVENTURIER

Unique phrase XXL de 901 mots

(dépassant le record de Marcel Proust -858 mots).

      Désirant trouver l’authentique pierre philosophale pour ses nouveaux semis printaniers, le chef-jardinier carnivore officiellement en charge du parterre du paradoxe fleuri et de l’ineptie pertinente, abandonna temporairement sa brouette herbivore à l’orée du bois doré réputé pour ses incroyables mystères aussi attractifs que pernicieux pour oser y pénétrer dans la plus grande discrétion à la quête d’un jardin secret détenteur de vénérables cachotteries de jardinerie et d’alchimie illusionniste aptes à résoudre dans la lumière finement filtrée d’un sous-bois funeste l’énigme de secrets de polichinelle qu’une courageuse expédition clandestine pouvait permettre de découvrir le long d’un risqué cheminement pédestre au cœur des filaments filandreux d’une futé cafardeuse composée de majestueux arbres généalogiques qu’il dû contourner pour accéder au tronc commun de sa branche professionnelle, le jardinage, nourrie par l’influence souterraine de ses racines familiales ce qui, dans la progression de sa recherche intéressée, l’aida à se rapprocher des feuilles de calcul et de route pour le conduire le plus rapidement possible vers les profondeurs réfractaires et ténébreuses du labyrinthe forestier en lui évitant ainsi d’avoir à s’asseoir sur une branche qu’il aurait sciée par mégarde au détriment de son objectif qu’il poursuivit avec conviction et persévérance au contact d’un chêne déchaîné et d’un frêne effréné alignés en rang d’oignons en face d’un emphatique bosquet de peupliers pliés et dépliés dans une prétentieuse arrogance qui nullement ne l’impressionna ni entrava pas sa marche ambitieuse au ras des pâquerettes qu’il évita soigneusement de piétiner pour ne pas à avoir à se justifier et à raconter de bancales salades qui auraient fait rougir des tomates espiègles et qui l’aurait écartées de sa haute quête philosophale dont, malgré l’agressive exubérance d’un luxuriant parterre orthocentré d’une généreuse nappe séculaire d’une impressionnante infinité et variété de champignons lichénisés particulièrement revêches et pestilentiels, il maintenait le cap avec une sincère force inébranlable et une méritoire opiniâtreté, gardant ses objectifs initiaux l’amenant à naturellement secouer le cocotier afin de séparer le bon grain de l’ivraie et de mettre du beurre demi-sel dans les épinards sauvages de cette auguste forêt dans laquelle des indices indicibles lui permirent néanmoins d’accéder directement et infailliblement au pot aux roses dominant une majestueuse clairière claironnante abondamment envahie de mousses aux mille parfums qui, avec exubérance, recouvraient sans retenue une triomphale concentration hasardeuse de pierres aussi peu précieuses que muettes qu’un brutal coup de bambou frappé sur l’écorce bavarde de l’arbre à palabres voisin réveilla d’un silence somnolent et minéral ce qui illumina avec joie et franche pétulance la face subitement devenue écarlate du téméraire jardinier carnivore, qui fébrilement, le cœur battant et la bouche entre-ouverte, se pencha sur cette large étendue de caillasses discrétionnaires afin d’y repérer et surtout d’y trouver le caillou recherché pour ses vertus philosophales qui, suite à un long processus discursif et déductif issu d’une très fine analyse préalablement préparée et appuyée sur un solide corpus de témoignages plutôt fiables, apparût dans une absolue nudité et vérité ce qui permis au chercheur de la pierre magique de l’identifier sans hésitation parmi l’hétéroclite amas minéral du site, et il le mit dans sa poche droite de sa blouse vert bouteille de jardinier professionnel, en le dissimulant sous une écorce corsée et prit sans attendre un chemin retour plus direct vers l’extérieur ce qui l’obligea à escalader un perfide merisier zygomorphe à doubles radicelles falciformes pour accéder à la sensuelle et panoramique canopée afin d’atteindre par un saut démesuré les cimes bourgeonnantes du chêne champêtre monogyne noueux à glands spinuleux à doubles coques ramollies et du majestueux bouleau à temps partiel campanulé aux écorces cordiformes à figures géométriques avant de se laisser brutalement glisser le long du tronc commun mi-figue mi-raisin sur un tapis de fines herbes prétendues médicinales et de piques d’asperges qui lacérèrent dramatiquement sa veste de jardinier carnivore ce qui ne l’empêcha pas de poursuivre sa marche à grandes foulées enjambant sans scrupule la carcasse abandonnée d’un jeune hêtre mésophyte rupicole membraneux semi-lactescent à feuilles d’or et d’avancer sans se retourner ni lever la tête vers un bouquet litigieux de pommes de discorde se balançant aux branches basses d’un jeune pin perdu lancéolé à aiguilles caduques palmées cachant de sa superbe un groupe de tilleuls pauciflores paniculés piriforme à rosettes rostrées méthodiquement bouturés en crossette traditionnelle qu’il évita tout en serrant dans sa main le caillou tant désiré qu’il craignait de lâcher dans ce vertigineux dédale de fibres végétales et optiques qui ne favorisait pas une sortie aisée de ce parcours d’embûches de Noël et de flaques d’eaux croupies qu’il traversa péniblement à gué afin de rejoindre en toute sécurité le grand châtaignier arachnéen héliophile aux folioles ramifiées repéré comme borne limitrophe du bois doré à la feuille dont qu’il put enfin sortir et être à la lumière et voir enfin la précieuse pierre qu'il avait réussi à se procurer au prix d’épreuves téméraires au centre de la forêt et de subitement réaliser que ce caillou ressemblait comme deux gouttes d’eau à tous ceux qui jonchaient déjà sur l’allée centrale du parterre du paradoxe fleuri et de l’ineptie pertinente de son jardin, alors, dépité, il regarda alternativement sa brouette herbivore et la pierre qui perdit à ses yeux toute sa magnificence, secrets de polichinelle et charges existentialistes à connotations philoso-minérales la renvoyant subitement dans le champ de la banalité du galet ordinaire et du mal entendu ce qui l’incita sans scrupule à jeter la pierre dans le jardin du voisin.

Alain Snyers - 2021.

∗∗∗

LA DISPARITION DE LA DISPARITION
Variante lipogrammatique à partir de La disparition de Georges Perec

 

Étant donné le début du roman La disparition (1969) où l’auteur a appliqué un lipogramme1 en « e » :

« Anton Voyl n’arrivait pas à dormir. Il alluma. Son Jaz marquait minuit vingt. Il poussa un profond soupir, s’assit dans son lit, s’appuyant sur son polochon. Il prit un roman, il l’ouvrit, il lut ; mais il n’y saisissait qu’un imbroglio confus, il butait à tout instant sur un mot dont il ignorait la signification.

Il abandonna son roman sur un lit. Il alla à son lavabo ; il mouilla un gant qu’il passa sur son front, sur son cou.

Son pouls battait trop fort. Il avait chaud. Il ouvrit son vasistas, scruta la nuit. Il faisait doux. Un bruit indistinct montait du faubourg.

Un carillon, plus lourd qu’un glas, plus sourd qu’un tocsin, plus profond qu’un bourdon, non loin sonna trois coups. Du canal Saint-Martin, un clapotis plaintif signalait un chaland qui passait.

….. ».

Variante A : lipogramme augmenté en b, c, d, f, g, h, , j, k, l, m, n, p, q, r, s, t, v, w, x, y et z. Les lettres supprimées sont remplacées par un signe visuel, ou lors de lectures publiques, par un geste de la main.

« A--o- -o-- -’a--i-ai- -a- à -o--i-. I- a--u-a. -o- -a- -a--uai- -i-ui- -i---. I- -ou--a u- -ro-o-- -ou-i-, -’a--i- -a-- -o- -i-, -’a--u-a-- -u- -o- -o-o--o-. -- --i- u- -o-a-, -- -’ou----, -- -u- ; -a-- -- -’- -a-----a-- --’u- ----o---o -o--u-, -- -u-a-- à -ou- i---a-- -u- u- -o- -o-- i- i--o-ai- -a -i--i-i-a-io-.
I- a---o--a -o- -o-a- -u- u- -i-. I- a--a à -o- -a-a-o ; i- -oui--a u- -a-- -u’i- -a--a -u- -o- --o--, -u- -o- -o-.
-o- -ou-- -a--ai- --o- -o--. I- a-ai- -au-. I- ou--i- -o- -a-i-a-,---u-a -a -ui-. I- -ai-ai- -ou-. U- --ui- i--i--i--- -o--ai- -u -au-ou--.
U- -a-i--o-, --u- -ou-- -u’u- --as, --u- -ou-- -u’u- -o--i-, --u- --o-o-- -u’u- -ou--o-, -o- -oi- -o--a --oi- -ou--. -u -a-a- -ai----a--i-, u- --a-o-i- --ai--i- -i--a-ai- u- --a-a-- -ui -a--ai-.
…. ».

Variante B : traitement lipogrammatique de la version A par un lipogramme en a, i, o et u.

« ----- ---- -’-------- --- - ------. -- ------. --- --- -------- ------ -----. -- ------ -- ------- ------,- ’----- ---- --- ---, -’-------- --- --- --------. -- ---- -- -----, -- -’------, -- --- ; ---- -- -’- ---------- --’-- --------- ------, -- ------ - ---- ------- --- -- --- ---- -- -------- -- -------------.
-- ---------- --- ----- --- -- ---. -- ---- - --- ------ ; -- ------- -- ---- --’-- ----- --- --- -----, --- --- ---.
--- ----- ------ ---- ----. -- ----- -----. -- ------ --- --------, ------ -- ----. -- ------- ----. -- ----- ---------- ------- -- --------.
-- --------, ---- ----- --’-- ----, ---- ----- --’-- ------, ---- ------- --’-- -------, --- ---- ----- ----- -----. -- ----- ------------, -- -------- -------- --------- -- ------- --- -------.
….. ».

Au final : une lecture silencieuse ou gestuelle.

[1] Lipogramme : contrainte Oulipienne consistant à bannir une lettre d’un texte.

∗∗∗

LES COULEURS DÉTRAQUÉES, versus bleu
Hissez les bleus !

 

Si le blanc était bleu, le bulletin blanc serait bleu, le Mont-Blanc, serait le Mont-Bleu et les cols blancs, les cols bleus ! Blanche-neige n’aurait plus rien de blanc !
Alors, le petit blanc du bar deviendrait le petit bleu, bleu comme le drapeau blanc.
La carte blanche serait la carte bleue, une carte cousue non plus de fils blancs mais de fils bleus désormais connus comme le loup bleu !
La page bleue serait bleue comme neige et l’arme à balle à bleu deviendrait une arme bleue en fer-bleu.
Depuis son mariage bleu, le blanc-bec est devenu le bleu-bec qui a donné son bleu-seing pour renverser une sauce bleue sur la page bleue lors de sa dernière nuit bleue en tentant de montrer patte bleue.
En voyant la vie en bleu, le rose du poteau se changera en bleu alors le nouveau poteau bleu passera aisément inaperçu malgré les appels du téléphone devenu bleu, bleu comme l’eau de rose !  
Si le jaune était bleu, les œufs auraient un bleu d’œuf et ne manqueraient sûrement pas de provoquer un rire bleu et peut être même une fièvre bleue !
Audacieusement, le gilet bleu osera dépasser la ligne bleue qui n’est pourtant pas celle des Vosges !
Ne pouvant se mettre au vert, mais au bleu, la volée de bois bleus sera bleue de rage et de jalousie tandis que le feu passera au bleu.
Une agile main bleue agitera un chiffon bleu pour remplacer le rouge par le bleu.
La lanterne deviendrait bleue, le peau-rouge sera le peau-bleu et le rouge-gorge, le bleu-gorge et finira dans le bleu si il suit la ligne bleue.
L’ancien révolutionnaire rouge devenu bleu, à cause d’un carton bleu, se fâchera tout bleu pour sortir du bleu et tirera sans hésiter à boulets bleus sur la liste bleue d’un gros bleu, bleu de colère.
Bleu bien sûr comme le bleu à lèvres qui voit bleu tout en étant bleu de honte !
Le bleu-c’est-bleu remplace désormais le noir-c’est-noir de la chanson,
Par le travail au bleu, les idées bleues des gueules bleues du marché bleu broieront du bleu par une magie bleue qui, sans humour bleu, remplira la caisse bleue de la chambre bleue.
Par une nuit bleue, la bête bleue, à l’œil au beurre bleu, se fera prendre dans un trou bleu par une terrible marée bleue.
          Et si le bleu est vraiment bleu !
La fleur bleue reste bleue,
Le bas bleu reste bleu,
Le cordon bleu reste bleu,
La zone bleue reste bleue,
Le col bleu reste bleu,
La colère bleue reste bleue,
Le bleu de travail reste bleu,
Le petit bleu reste bleu,
La grande bleue reste bleue,
          Donc le bleu reste bleu !
Le bleu clair reste clair,
Le bleu marine reste marine,
Le bleu horizon reste horizon,
Le bleu pétrole reste pétrole,
Le bleu de roi reste royal,
Le bleu canard reste canard,
Le bleu ciel reste ciel,
Le bleu profond reste profond,
          Profond et audacieux  
Comme tous les incroyables bleus !
L’outremer et son bleu coquin post-outremer,
Le cobalt et son bleu hydro cobalté doré,
Le céladon et son bleu néo-céladon gominé,
L’azur et son bleu croquignolet azuréen,
Le cæruleum et son bleu proto-cæruleum délavé,
Le Prusse et son bleu pur prussien saturé,
Le turquoise et son bleu primo-turquo-pastel,
Le cyan et son bleu maxi cyan caramélisé,
          Et bien sûr,
Le bleu décoratif imitation bleu,
Le bleu archaïque velouté,
Le bleu impérial lustré,
Le bleu asymétrique saturé,
Le bleu corail cramoisi,
Le bleu achromatique nacré,
Le bleu primaire secondaire,
Le bleu écarlate décoloré,
Le bleu moyen supérieur,
Le bleu vicieux satiné,
Le bleu bitumeux gluant,
Le bleu au plomb sauvage,
          Et encore,
Le bleu de Naples attrape-tout,
Le bleu Véronèse ambré,
Le bleu Magenta nomade,
Le bleu orangé écarlate,
Le bleu vieil acajou jauni,
Le bleu émeraude safrané,
Le bleu fuchsia hédoniste dilué,
Le bleu dalmatien survitaminé,
Le bleu Garance brûlé,
Le bleu terre d’ombre rustique,
Le bleu cadmium intermittent,
Le bleu indien semi-mat,
Le bleu arc-en-ciel glacé, givré, figé,
Copié, plié, séché, volé, collé, bouffé,
Le bleu cuivré, argenté, doré,
Et le bleu est doré !
Et le bleu est adoré !

∗∗∗

L’APPEL DADA / CABARET DADA, 06 février 2016

Artistes, êtes-vous là ? oui
      Pacifistes, êtes-vous là ?
Poètes, êtes-vous là ?
      Amis des arts, êtes-vous là ?
Touristes, êtes-vous là ?
      Zurichois, êtes-vous là ?
Voltairiens, êtes-vous là ?
      Créateurs, êtes-vous là ?
Provocateurs, êtes-vous là ?
      Rénovateurs, êtes-vous là ?
Conspirateurs, êtes-vous là ?
      Dénonciateurs, êtes-vous là ?
Débroussailleurs, êtes-vous là ?
      Navigateurs, êtes-vous là ?
Spoliateurs, êtes-vous là ?
      Liquidateurs, êtes-vous là ?
Imitateurs, êtes-vous là ?
      Renifleurs, êtes-vous là ?  oui  - Reniflez tous !
Vaporisateurs, êtes-vous là ?
      Rémouleurs, êtes-vous là ?
Déménageurs, êtes-vous là ?
      Copulateurs, êtes-vous là ?
Ravitailleurs, êtes-vous là ?
      Rouspéteurs, êtes-vous là ?   oui   Rouspétez !
Cache-radiateurs, êtes-vous là ?
      Retardateurs, êtes-vous là ?
Décapsuleurs, êtes-vous là ?  oui - Décapsulez -vous !
      Accumulateurs, êtes-vous là ?
Ensorceleurs, êtes-vous là ?
      Ventilateurs, êtes-vous là ?  oui  - Ventilez-vous !
Sanibroyeurs, êtes-vous là ?
      Antidouleurs, êtes-vous là ?
Inspirateurs, êtes-vous là ? oui  - Inspirez fortement !
      Horodateurs, êtes-vous là ?
Boursicoteurs, êtes-vous là ?
      Quadrimoteurs, êtes-vous là ?  oui  - On doit vous entendre, les quadrimoteurs !
Ambassadeurs, êtes-vous là ?
      Aspirateurs, êtes-vous là ?  oui - Aspirez !
Acuponcteurs, êtes-vous là ?
      Bonimenteurs, êtes-vous là ?
Tripoteurs, êtes-vous là ?  oui - Tripotez votre voisin !
      Manipulateurs, êtes-vous là ?
Camionneurs, êtes-vous là ?
      Postillonneurs, êtes-vous là ?  oui - Postillonnez !
Perturbateurs, êtes-vous là ?
      Blagueurs, êtes-vous là ?
Pleurnicheurs, êtes-vous là ?  oui - Pleurnichez !
      Spectateurs, êtes-vous là ?
Emmerdeurs, êtes-vous là ?
      Dadaïstes, êtes-vous là ?

Présentation de l’auteur




Jane Angué, Cinq poèmes

Chartres, campagne 1982 : amphore

Écorchant la peau boursoufflée
des siècles, nous mettons à nu
muscles et nerfs noueux,
écartés à coup de pioche.
J’incise, sondant les chairs froides,

fouillant les os de ta cité,
les os de tes langues anciennes,
les os de ton nom, ton voyage ;
ensemble, mêlés à la moelle friable
nous nous trouvons.

À genou dans la poussière grasse
de cendre et tuile, j’extrais les tessons,
laissant dans la gangue le négatif,
pièce manquante
empreinte de ton cachet.

Vidant seaux et brouettes,
funambules glissant sur les planches
qui ploient, nous quittons novembre,
raclant la boue sur nos bottes,
sortant du puits du passé.

Calés dans le bac de sable, tes flancs
fracturés, courbes en arc brisé.
Temps attendant, sous les gargouilles,
arcs-boutants soutenant l’air d’hiver,
cathédrale scellant ton histoire,

la pluie nous regarde derrière la vitre
posés devant le jardin
de l’évêché ; sortis du puits du passé 
déconstruits, je te reconstruis,
ton argile la couleur de ma main.

Corps à Corps

À cor et à cri
son étiolé en sourdine

chasse en chassé-croisé
regard à la lisière

d’entente malentendue
ce corps à corps déphasé

pas de deux cerclant disharmonie
sondant consonance à demi-mot

crachant sang d’encre
courant à corps perdu

vers voix à court de verbe
ancrés encore au cœur

corps accords
criant créant écrit

Arrière-goût

Il y avait trois gâteaux.
Nous nous parlions encore.

Du bout des doigt
il me tendit un morceau,

l’approcha de ma bouche pour goûter.
Je l’ai pris du bout des lèvres

et j’acquiesçai.
Pour éviter les miettes

sur la jupe que je portais,
il posa une tranche

avec une attention surprenante
sur une serviette en papier.

De sa main à la mienne,
je l’ai mise sur mes genoux

et je ramassai,
comme chaque mot

qu’il avait prononcé,
miette

après miette
du bout d’un doigt mouillé.

Bicéphale

Ce silence solipse se glisse
le long des pas en cadence

dans un couloir qui résonne
soliloque polyphonique

pensée unique cantonnée
aux cantiques des poètes

refrains réciproques réfrénés
des cordes acoustiques.

Ce silence se hisse
sur la pointe des pieds

histoire ancienne adoucie
faire un clin d’œil

au creux de l’oreille
précède l’ambivalence

et nous suit, pause ;
à contrepoint nous sourit.

Arabesques

Six heures s’étirant, le cercle s’allonge, orteils en alerte
tâtent le carrelage et une nouvelle fronde se déroule

par la fenêtre ouverte, un cercle se scinde, cintre une copie
de la matrice. L’air de la nuit se rétracte, brouillard rose-ambré

fait entrer ce jour ; un toi de plus ouvrant la porte
sans te retourner, cette volute s’arrête mort-née en attendant

la boucle suivante qui s’apprête, ondulant encore, par chemins
d’arabesques poussant sans racine pour s’achever mi- courbe,

déferlements de traits en pointillé, chaque jour
coupés quand la porte se ferme, aucun lien pour réunir

les écarts, aucun entier à tenir. Quand tu pars, c’est le tout.
Tasse de café, cigarette, les mots s’évaporent en fumée

et vapeur, les anneaux roulent, s’enlacent, se dissolvent
pour reprendre, prendre fin et fin, miroirs enguirlandés,

ombilicales spirales sectionnées avant conspiration
et retournement ; conversations inachevées, creuses,

glissant à la surface patinée, polie par usage désabusé,
éternel comment ça va ? Et on va sans voir.

Je ne puis faire pousser les feuilles, celles que nous sommes,
répétitions de flux tronqués, continuum d’interruptions,

éclipses diurnes, rythmés par sonneries qui coupent
la question, coupent court à l’approximation, malentendus.

Dernière heure, dernière minute, jusqu’au temps à venir,
piège en arabesque, enfer inextricable, virevoltant,

viendra, reviendra par déroutement, main tendue, déliée.
Par ce présent de commencements, en avant, me déployer.

Présentation de l’auteur




Thibault Loiselle, Poèmes

Lost Highway

Voilà le ciel si noir 
qu‘il laisse le chant 
des cigales nu et 
mort. Voilà le ciel – 
figures de cire étranglées, 
couleurs léthales comme 
des poignards plantés 
aux yeux de la nuit.

Voilà à quel point le ciel 
est aveugle quand on l’allume 
avec des phares.

Sais-tu qui nous sommes ?

Deux lobes brillants 
dans la nuit des temps :
une averse de bandes blanches 
qui éjaculent le pare-brise, 
les feux une plaque d’acier
qui rampe le noir comme 
une armée de mygales.

Tu m’as saisi les yeux 
dans la bluette – 
comme si tu pensais 
pouvoir prendre plus 
qu’une ombre. Tu m’as 
saisi les yeux, baissé la vitre,
puis tu as tendu le revolver 
vers la mer. Clic. Une comète 
qui éclate sur ma rétine. Puis 
la détonation qui me remplit
comme un encens 
dans une conque.

J’ai la rage de n’avoir que 
ces yeux pleins de chair pour l’orage mais
la joie de pouvoir te les confier, 
le temps qu’un éclair prend 
pour balafrer la nuit
et se rabattre dans son ventre. Le revolver 
encore chaud de ta paume 
qui noie mes mains
dans la moiteur d’astres ensablés.
Puis je rate ma cible. Je rate 
ma cible
 pour trouver

l’étoile enfouie.

Sais-tu qui nous fûmes ?

Les couleurs pures de paix 
qui fusillent la nuit lorsqu’elle
s‘assoupit. Tu laisses le sable
galoper ta peau nue. Comme 
d’habitude tu es froid comme neige
mais tes gestes ont la chaleur 
de celui qui sait la récolter
au creux de sa main,
la voir fondre
sous sa langue en prononçant un voeu, tout bas :

soit aimé – soit le pas 
sans raison que l’oeil fait
pour dévêtir le ciel.

 

(S)ilence & (M)urmures

Ailleurs si 
j’écris. Avant
si je compte

jusqu’à trois,
tu reprendras
ta peau de nuit

et la coudra sur
mon nom pour
ne pas le perdre

si la tienne
brûle à vif. Car 
le nom dépend 

d’heures que
je n’ai pas, où
tu n’es pas

sans être à
personne
d’autre. Car

on croit que 
c’est croire 
jusqu’à ce
qu’une nuit
pleine de
 
lanières bleues
s’emmêlent. 
On croit que c’est
une peau jusqu’à

ce qu’elle se tende
assez
pour en faire
une carte.

Hérétiques

Ou encore : je n’ai été chrétien qu’au jour où le septième ciel

était presque assez haut pour que retomber en vaille la peine.
Car je n’ai jamais su mieux aimer la terre qu’à tes pieds

sur la pédale d’accélérateur, le monde une pluie de phares

qui mouillent la nuit jusqu’à ce que les mains noires du cèdre 
grelottent ton visage. L’intime de ta danse semblable à une couleuvre

lorsqu’elle se dénude au soleil pour atterrir dans le rêve

le plus blanc. Est-ce qu’il se brisera dans la foudre, ou 
durera-t-il comme une pluie d’été ? C’est ce que les

mots implorent en s’effaçant – la ligne noire et funambule
sur laquelle je cours. Après tout je ne crains plus de passer pour faible.

Ce que je crains, c’est que ma faiblesse s’arrête de faire des

entailles sur ma peau. Après tout, l’origine n’était qu’une poussière 
avec la précision d’une flèche. Après tout, l’origine n’est qu’une poussière

face au soleil qui la fait durer en la criblant - en l’aimant.

Présentation de l’auteur




Maëlan Le Bourdonnec, Embarcadères

nue Maude à la fenêtre

de toi je garde l’attente pluvieuse. le genévrier mouillé. la chair en-dessous

je suis revenu dans la cuisine où la vaisselle d’hier est restée.

rémanence. en dehors pourtant de toute photographie,

même très nue

la maison que nous habitons a des parfums – ce que l’on accroche aux murs – il y a de
nombreux bocaux de sauce tomate. la poussière et la cueillette en été cela se produisait par ta
main

à la fenêtre se joue la peinture de ton corps attendu. de nombreuses géographies défilent sur le
téléviseur

assoupie, cueillie, élucidé ton visage qui se couvre un peu de la lumière d’autres pays, semant
en nos gorges d’autres langues.                          

la mienne est serrée.

de toi. de toute toi,

                             et de toi sur le rebord

[j’ai connu la mer et ce qui mène à la mer. ses voiliers
emportés. les premiers pins. le pique-nique éprouvé par
le vent. car Maude est une « impeinte », une oubliée du
chanvre et de ses paroles ne reste qu’une enfance. qu’un
joli timbre de carte postale à la devise inconnue]

il n’y aurait plus de quais ni d’embarcadères.

même très enfuie de moi tu es tout près

indue

comme un roman dont on retarderait la fin                                                             jusqu’à la mer.

Présentation de l’auteur




Un Sicilien très français : Andrea Genovese

Andrea Genovese est originaire de Messine, mais vit depuis 1981 en France. Poète, romancier, dramaturge, critique littéraire, d'art et de théâtre, cet auteur dont l'arc est doté de multiples cordes a publié aussi bien en italien qu'en son dialecte sicilien et en français. Il a entamé un cycle poétique, tant en français qu'en italien, intitulé Idylles, dont deux recueils voient le jour dans notre pays cette année aux éditions  Cap de l’Étang : Idylles de Sète et Idylles de Toulouse.

J'avoue d'emblée ma nette préférence pour le premier. Un lyrisme discret traverse le livre, notamment dans la première partie, Flâneries estivales.

Géométrie mouvante
des bassins
dans leur plate splendeur
et truchement d'azur
voiliers enfermés
dans des bouteilles
pour qu'ils n'aillent nulle part
tout en rêvant d'océans




Andrea Genovese, Idylles de Sète, Cap de l’Étang Éditions, 2022, 88 pages, 19 €.




Le recueil évoque la ville, beaucoup le port, les canaux, la mer, les pêcheurs. Il est par ailleurs jalonné de photographies (beaucoup de reproductions de cartes postales anciennes en noir et blanc).

À la porte de l'azur
vibre le mât rouillé
du chalutier
le temps s'effrite dans l'attente
d'un chant de sirène
tandis que le goéland
descend en ronde
vers les écarts de poissons
dispersés à la mer

Sorte de photographie, aussi, le texte, dans une énonciation qui s'approche de la célébration. Avec parfois – réminiscence ou clin d’œil ? – des mots empruntés à des auteurs anciens. Ici, Musset :

 

Pâle étoile du soir / puis Genovese continue avec ses propres mots : énigmatique / à notre alphabet / inattingible

 

On notera l'emploi d'un mot plus rare que « inatteignable ».




La deuxième partie, intitulée Gradation du brisant de Sète, se divise en quatre poèmes : Matin, Midi, Soir, Nuit

On y retrouve les contours du chant : Un mât transperce / l'horizon dans la paresse de la mer. 

Ou encore : Aux aguets dans la dentelle rosée / de l'horizon le vaisseau des souvenirs / dérive au tintement des cordes. / C'est juste un frémissement de harpe / mais il pénètre comme une lame de couteau.  

La troisième partie a pour titre : Erotika Biblion et il ne fait nul doute qu'il réfère à l'ouvrage du même nom de Mirabeau, dont j'extrais ce passage :

Il suit de là et de bien d’autres causes, que je ne prétends point énumérer, que nos passions, ou plutôt nos désirs et nos goûts (car nous n’avons guère de passions), l’emportent, et de beaucoup, sur toute vertu morale. 
Parmi ces désirs, le plus violent sans doute est celui qui porte un sexe vers l’autre.


Andrea Genovese, Idylles de Toulouse, Cap de l’Étang Éditions, 2022, 150 pages, 21 €.




Le texte de Genovese, lui, comporte dix-huit poèmes, dont le titre commence invariablement par Vénus. Par exemple, le premier : 

Vénus du pont-levis

Sort de la gare
les cuisses dorées
et descend joyeuse
vers le canal.

On hume le parfum
des muqueuses
sous la jupe chantante.

Des oiseaux
défont les barrières
les écluses s'ouvrent
arrosant les bateaux.

Douce éclosion
quête rotatoire
d'un poème
sexuellement transmissible.

Femmes observées, femmes rêvées ou du souvenir, sous un angle délibérément luxurieux.

Suit Naufrage dans l'escalier, constitué de cinq poèmes proches de la prose (si ce n'était les retours à la ligne).

L'escalier qui monte du vieux port à la ville haute
raide en quelque point escarpé creusé dans la roche
étale un paysage défini par les couleurs vives
des canaux et de la mer. La plate étendue au large
n'a pas de rides même pas troublées par le passage
d'un cargo minuscule comme un jouet d'enfant.

Ils sont teintés d'une amertume (souvent la chute du poème) :

...D'un coup je m'aperçois
que ma tête tourne que les marches et mes pieds
ont disparu et avec eux la souvenance même
du pourquoi j'ai laissé les mots dérailler ma vie.

Et aussi :

Ni la parole ni la pureté géométrique n'assurent
aucune transcendance. Le grand voyage de l'esprit
demeure une opaque épopée de cellules cérébrales
baignant dans la soupe d'un rituel à jamais fixé.

Un exercice de style comprend le seul poème éponyme, très bref que je reproduis ici :

Poème liminaire volé par un goéland
et laissé tombé du bec en fin de parcours

Touche d'humour puisqu'il se situe à la fin de l'ouvrage, jouxtant une photographie de l'oiseau en question, fréquent à Sète.

Curieusement, le dernier poème (dédié à une certaine Gwenaëlle) est rimé, à quelques exceptions près, proposant quelques vers d'une grande beauté :

Oui je sais que dans le vaste domaine
des songes solitaire est la route
la quête d'un abord souvent vaine
le défi de l'amour une déroute.

                      ∗

La nuit a été chaude et orageuse
traversée de zébrures d'éclairs
où chevauchait la Grande Fileuse
arborant sa faux et sa colère.

                      ∗

Je vois d'un coup surgir le mirage
d'une pluie fine cadeau de la muse.
Qu'importe qu'il n'y ait pas d'équipage.
Ton sourire arc-en-ciel est le but du voyage.

Je conseille donc ce recueil, ce qui n'est pas le cas du suivant et je vais m'en expliquer. Tout d'abord, il y a cette obsession pour le sexe féminin et ce qui s'y rapporte. Non, je ne suis pas prude, mais ces occurrences sont un peu trop nombreuses à mon goût.

Au bord des lèvres / le buisson flambant / abîme néant // Cette mouille de sirène / m'enchaîne / au mât de l'aubaine // Je tombe à genoux / courir de ma bouche / la fleur de sa ruche // Nous enivre / de cyprine écrémée... (page 19), Dans l'ivresse nous avions / goûté à la cyprine dégoulinante (page 28), en effeuillant les pétales d'une vulve grasse juteuse (page 33), les bacchantes furieuses / nous poursuivent avec leurs clitoris (page 44), en soliloque / avec la cyprine / que son utérus / sécrète (page 68), Toutefois un poème se structure autour d'images qui s'échappent l'une de l'autre d'un gouffre qui a la forme d'un énorme sexe de femme. (page71), sa chatte fleurissait (page 72), sur  ton  joli     petit  conin (page83), plaisirs omnivores / joyeusement se consumant dans l'orgie / d'un univers de cyprine (page 104).

Pour ne pas être totalement injuste, quelques rares bons moments de lecture pour moi, ainsi in Sur le chemin de Compostelle I (Haïkus, si on veut) : Sur le vieux pont / une cariatide / galope sans brides ou ce  court poème, Le long des quais : Pluie / visitation du soir / le jour se défile / inaccompli

Mais que dire de ces mots dans La ligne ondulée du Capitole : tu en as marre je le sais de cette Hexagonie / sado-pédophiliaque / dirigée de tout temps par de bonnes femmes / putains royales ou républicaines / mais tu vas te faire accuser de machisme en le disant / et ils font vite à y ajouter l'antisémitisme et l'homophobie / ces espèces de connards châtrés / qui ont encagé la liberté de penser / aux trombones des trois religions monommerdistes / et ces grands coquins de la soi-disant laïcité / qui se grattent le nombril / tandis qu'ils devraient prêcher l'intolérance je te l'accorde / contre toutes ces chiffonnades de Livres Sacrés / que tu gardes dans ton WC prêts à l'usage

Guido Cavalcanti, ami de Dante, poète toscan du XIIIème siècle, fait l'objet de plusieurs textes de la part de Genovese. Ou plus exactement, Mandetta, qui à l'instar de la Beatrix de Dante, serait la muse de Cavalcanti. Genovese part en quête de cette femme que Cavalcanti aurait rencontrée à Toulouse. Les historiographes de la littérature pourraient s'intéresser à ces pages quelque peu austères, y compris dans leur forme poétique.

En conclusion et n'oubliant pas que tout jugement en la matière est subjectif, je dirais qu'Idylles de Toulouse est tout à fait dispensable, ce qui ne doit pas entacher Idylles de Sète dont j'ai dit le bien que j'en pensais.




Présentation de l’auteur




Marilyne Bertoncini, Il libro di sabbia

Avec ce nouvel ouvrage qui regroupe trois recueils parus en français et publiés ici dans leur version uniquement italienne, Marilyne Bertoncini – qui écrit aussi bien en italien qu’en français – nous offre l’immensité d’un univers de sable, d’eau et de vent traversé de senteurs, de couleurs où tout est mouvance, fluidité et métamorphoses, à l’image des dunes de sable qui illustrent la couverture. Le titre reprend celui-là même d’un livre – et d’une nouvelle – de Borges.

Ce livre entretient-il un lien avec Le livre de sable de l’auteur argentin ? À priori, non. Cependant, force est de constater d’évidentes affinités : y est présente la dimension du mystère de même que celle du fantastique. En effet, chez Marilyne Bertoncini, les paysages d’une enfance flamande se transforment et le sable au « parfum minéral intense » (c’est celui des souvenirs) devient Sabbia, prénom d’une créature onirique et fantasmatique, peut-être légendaire, le plus souvent désigné par Lei (Elle), femme-dune sans visage, âme errante aux yeux de fleurs, à la fois resplendissante et pâle, ceinte d’une couronne d’épine, privée de parole, suffocant, étouffée par le caractère même de sa propre constitution ! Car si la fluidité du sable laisse imaginer une ressemblance avec l’océan : « La duna mima l’oceano » (la dune mime l’océan), elle n’est pas l’océan : le sable est une « écume sèche » : il aspire, il étouffe, il tue !

La sabbia nella sua bocca la soffoca come un bavaglio

Le sable dans sa bouche l’étouffe comme un bâillon

Marilyne Bertoncini, Il libro di sabbia (Le livre de sable), Préface de Giancarlo Baroni, Bertoni editore 2022, 63 pages, 15€.

et plus loin :

L’orco di sabbia ocra divora la sua parola

L’ogre de sable ocre dévore ses paroles

L’autrice, « fille des sables », et fille symbolique de Sabbia, « Sono figlia di Sabbia/ma le parole/sono mie » (Je suis fille de Sable/mais les mots/m’appartiennent) se projette dans ses souvenirs et cette femme de sable qui ne peut parler mais qui vit en elle et s’exprime à travers sa poésie – Io grido/ Io SCRIVO (Je crie/ J’ÉCRIS) – pourrait être l’âme secrète de son passé, car nous allons voir que les temps s’entremêlent et c’est là une autre affinité avec Borges : la conception du temps (ici aussi au cœur de l’écriture), un temps sans début ni fin – n’oublions pas que le recueil commence par ce vers : « Non ho nessun ricordo dell’avvenire, disse Lei (Je n’ai aucun souvenir de l’avenir, dit-Elle). Un temps qui n’est pas linéaire mais labyrinthique faisant fi de toute chronologie : les souvenirs affleurent de manière improbable et désordonnée, comme des fragments de vie reflétés dans des miroirs cassés rapportés par les marées et dans lesquels tout se mélange et fusionne. « Si l'espace est infini, nous sommes dans n'importe quel point de l'espace. Si le temps est infini nous sommes dans n'importe quel point du temps1. »

Dans Le livre de sable de Marilyne Bertoncini, les terrains vagues et jardins ouvriers du Nord surgissent derrière les bruissements d’ombre, le chuchotement des fontaines, se superposent à la douceur envoûtante de fragrances quasi orientales, et au silence qui dévore les statues en ruines d’un jardin peuplé d’âmes mortes au-dessus duquel le ciel entre en fusion et brûle les étoiles. Le paradis jouxte l’enfer.

« Passo i confini assegnati alle cose/dalle parole » (je franchis les limites assignées aux choses/ par les mots) écrit-elle. Il n’y a plus de frontière entre le passé et le présent, l’ombre et la lumière, le réel et l'imaginaire, la vie et la mort, le français et l’italien « Nude nues denudate » lit-on dans le même vers page 19.

Autre figure mythique du recueil : Leila, prénom intimement lié à la fleur de lilas. Les poèmes dédiés à l’une et à l’autre s’entremêlent créant l’effet sinon d’un dialogue, tout du moins d’un écho, au cœur d’un long poème intitulé La notte di Lilla (La nuit de lilas) Leila, au prénom couleur de nuit2, objet d’un amour impossible, absolu et éternel du poète bédouin Majnûn, apparait ici comme la « sœur de cœur » de l’autrice.

      Dolce           sorella
                nella mia lingua
                    segreta

         Douce        sœur
dans ma langue
    secrète

Un aveu ponctué de silences. La poète n’en dira pas plus, à nous de lire la douleur de l’absence dans le blanc de la page, car Le livre de sable est, par définition, un livre insaisissable. Un livre qui peut s’interpréter de différentes manières, sur lequel le lecteur peut projeter ses propres images dans le « labyrinthe des nuits ».

Si, chez Borges, des signes, des illustrations disparaissent mystérieusement des pages à peine lues, et de ce fait, ne sont visibles qu’une seule fois, ici c’est l’éternelle mouvance du sable qui transforme tout, ne garde les traces que de manière éphémère nous rappelant ainsi que toute chose se vit une seule et unique fois.

Ainsi en est-il des souvenirs qui sont à l’image des empreintes de pas dans le sable mou aussitôt recouvertes par les vagues de l'océan. La mémoire elle-même est appelée à disparaître…

la sabbia aspira la mia caviglia
aspira la mia memoria
l’impronta del mio piede si riempie di un minuscolo frammento di specchio
l’onda successiva lo ingoia

le sable aspire ma cheville
aspire ma mémoire
l’empreinte de mon pied s’emplit d’un minuscule éclat de miroir
et la vague suivante l’engloutit

Ce livre de l’impermanence nous parle d’absence, d’infini et de rêve, de visions fugitives que seule la parole peut fixer. Livre de souvenirs où aucun événement n’est dévoilé mais suggéré à travers la finesse des perceptions (couleurs, sons, odeurs) révélatrices d’émotions intactes. Parmi celles-ci, notons une prédilection pour le violet, décliné dans toutes ses nuances (lilas, lavande, lie-de-vin, mauve…) et qui ne doit sans doute rien au hasard. Si la ville de Parme n'est jamais citée, elle est bien présente dans la symbolique des couleurs. Un livre contre l’oubli ? Sans doute.

L’autrice écrit avec justesse et délicatesse une impermanence hantée par la mythologie et les légendes et qui se termine dans une danse macabre où la mort couronnée d’étoiles entraîne aussi bien les rêves des morts que les souvenirs des vivants. Mais où vont-ils ? … RECAPITO…. IMPOSSIBILE… est la réponse donnée dans le dernier vers du recueil, que l’on peut traduire par « inconnus à cette adresse » ou « échec de la distribution ».

Notes

[1] Le livre de sable, Borges, Folio bilingue Gallimard 1990, traduction François Rosset.

[2] Leila (ليلى en arabe) signifie la nuit. L’autrice fait allusion ici à une légende persane.

Présentation de l’auteur




Jacques Robinet, Notes de l’heure offerte

« Seule compte l’heure  offerte qui vient à ma rencontre et cette branche qui tremble encore d’un oiseau envolé » (p.65)

Ces notes sont à la fois méditation et dialogue, dialogue avec le lecteur et dialogue avec Dieu.

Elles sont d’ordre spirituel et poétique, elles sont aussi lettres d’amour, adressées à l’aimé, et aux lecteurs, des lettres qui prolongent toute rencontre par-delà la mort, « heureux ceux qui dans l’amour se sont endormis ».

Un chant à la vie (p.157)

Pour Jacques Robinet, la psychanalyse et l’écriture sont des chemins de liberté, la psychanalyse pour mieux vivre, pour mieux aimer.

Ce journal est traversé d’une lumière, celle qui irradie la poésie de Marie Noël et c’est aussi ce même souffle de paix qui habite leurs mots, il n’est pas étonnant que deux vers de Marie Noël : « Le jardin au milieu du jour / Où l’on entend trembler la paix » résonnent en lui, lui qui : «  cherche à dire : le paisible écoulement, l’effacement consenti, l’acquiescement »(p.97), qui : «  cherche à atteindre dans le poème, l’éclair qui embrase brusquement les mots » (p.67) car, malgré tout ce qui pèse, essayer de tendre à cette vérité de nos vies qui se manifeste et nous allège quand on pose les mots en signe de notre passage, quand l’acte d’écrire se fait louange et  que «  vivre c’est rendre grâce ».

Jacques Robinet, Notes de l’heure offerte, La Coopérative, 2022, 176 pages, 21 €.

Un ouvrage qui se fait louange et action de grâce : « Merveille d’être au monde. Il suffit de cette tombée de la nuit habitée par une musique qui est louange.  Comme si quelqu’un s’éveillait et reconnaissait sa demeure.  La joie a pris le relais du jour qui s’en va. » (p.153)

Les mots pour dire les maux ou «  toutes les passions tristes qui empoisonnent la vie ». Dire, pour se désencombrer, s’abandonner.

Un livre essentiel, y chemine un homme qui se livre comme le fit Montaigne. Grâce à l’expérience personnelle, la réflexion s’élargit sur le sens de toute vie, sur la place de l’homme au regard de cette terre habitée brièvement. On y goûte le futile et l’important, le superficiel et l’éternel ; grâce à une observation des éléments, à la lecture des auteurs aimés, grâce aussi aux regards d’artistes connus ou anonymes qui ont su transmettre le beau.

Comme pour Montaigne, des analyses psychologiques comme celle sur la tristesse. Le psychanalyste que fut Jacques Robinet les élargit et les rend universelles. La mort, la sienne qui approche et celle des êtres aimés, la dire et l’écrire pour se réconcilier avec cette peur et traverser de façon lumineuse cette expérience intérieure. Une différence cependant, Montaigne dans ses essais ne recourt pas à la foi et éloigne l’immortalité de l’âme de sa réflexion. Jacques Robinet lui, interprète cette expérience à la lumière de sa foi chrétienne. L’un et l’autre cependant font, de chaque instant vécu, un éloge à la vie devant l’immanence de la mort, pour tenter d’être capable comme le dit Montaigne de la « vivre à propos ».

Le livre illustre admirablement cette réflexion de Montaigne que pour chacun notre vie soit : «  notre grand et glorieux chef d’œuvre ».

Toute expérience, y compris celle de la maladie, peut être source de louange car toute douleur donne de l’épaisseur à chaque rencontre, à chaque objet, à chaque élément de la nature, à tout ce qui nous est donné de vivre, de voir.

C’est tout un art de vivre que décline Jacques Robinet, pour celui qui peut être capable de plonger et son corps et son âme dans l’intemporalité.

Ici, pas d’exaltation, mais beaucoup de modération en toute expérience vécue ; une exception cependant, une tonalité plus exaltée pointe, lorsque l’auteur traite du sentiment amoureux, un lien affectif total, vécu en plénitude.

Parler de soi pour une ouverture au monde et aux autres.

Cette attention à soi est nourrie du plaisir que procurent les mots, la lecture, les voyages, la contemplation de la beauté qui est don de la nature et don fait à certains artistes touchés par la grâce.

Jacques Robinet écrivain, est touché par cette grâce qui fait naître la lumière de l’ombre. Cette grâce qui du silence, du « silence absolu » fait jaillir comme un point d’orgue à la fin du livre, cette prière de demande et d’intercession, quand on s’oublie et qu’il ne reste que l’amour, l’amour seul capable de s’adresser à celui dont on ne peut prononcer le nom, à celui qui n’est que lumière et « Amour offert depuis la création du monde ».

O Vous dont je retiens le nom au bout de ma plume, tant Vous débordez tout ce qui Vous désigne, gardez-le ; Vous qui êtes lumière et seulement amour, gardez-le toujours en Votre paix. Qu’il ne soit jamais séparé de Vous, celui que Vous m’avez confié autrefois, quand nous vivions tous les deux en nuit très profonde, sans savoir que Vous étiez là.  (p.170)

Présentation de l’auteur




Thibault Biscarrat, Cercles intérieurs

On l’a déjà écrit ici sur Recours au poème, Thibault Biscarrat poète, et hormis une première tentative de roman (Dolmancé, Abordo, 2015), reprend et (ré)écrit toujours le même livre. D’ailleurs, il ne s’en cache pas, le revendiquant même : « Un même souffle parcourt tous mes écrits » ; « Il est un dire qui parcourt tous mes écrits » ; « D’un livre l’autre un même souffle parcourt l’alphabet des profondeurs », etc. « L’humanité rêve d’un seul Livre », vraiment ? ou est-ce un souvenir d’enfance de Thibault Biscarrat ? Le poète se souvient des leçons du cinéaste Robert Bresson (dans ses écrits : « Ne change rien, pour que tout soit différent ») : « Une même voix, un même rythme. Et pourtant rien ne demeure similaire. »

Je l’ai déjà dit, mais je le répète, tant cela importe : chaque verset de Biscarrat est rempli de réminiscences textuelles et d’emprunts plus ou moins (in)volontaires : « Mystère de l’amour qui meut le ciel et les autres étoiles » ; « Écho des lumières » ; « L’encre affleure, bleutée » ; « Nous trouverons, un jour, le lieu et la formule » ; « Les voyelles bruissent et avivent les couleurs » ; « Entends […] les sauts d’harmonie inouïs » ; « Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique » ; « Qui fonde ce qui demeure ? » ; « L’aurore aux doigts de rose nous accompagne » ; « Mon aimée, te souviens-tu du massacre des prétendants ? » ; « Voici l’or du temps » ; « Les roses, sans pourquoi, s’offrent à la caresse du vent », etc1. Vous aurez (ou pas) reconnu, et dans l’ordre, des allusions à : Dante, Philippe Sollers, Rimbaud, Lautréamont, Hölderlin, Hésiode, Homère, André Breton, Angelus Silesius. Le dire de Biscarrat veut « traverser tous les siècles, tous les écrits » : « Tout écrit tend vers ce point où tous les ouvrages s’interpellent, se répondent, résonnent. Échos. Intertextes. » Voix fleur écho des lumières…

Ce qui change dans ce volume, par rapport aux derniers publiés par l’auteur, c’est la densité des pages : le poète a (temporairement ?) abandonné le verset, et condense chacun de ses textes sur une page ; cela donne plus de densité à son chant, qui, revendiqué chant courbe, devient volontiers une roue carrée, plus chaotique : « Tous les textes, tous les livres s’entremêlent, résonnent. Une métaphore surgit d’un écrit l’autre ; les mots circulent. »

Thibault Biscarrat, Cercles intérieurs,Conspiration Éditions, 94 p., 9 €.

Le chaos règne, la folie rôde (« Je suis mort sur la croix, […] je fais se mouvoir les constellation ») ; et cela profite à notre poète, qui gagne au désordre : « Je suis le Livre qui jamais ne s’achève, écrit dans toutes les langues et qui s’adresse à tous les hommes. » Son écriture gagne en densité ; Biscarrat se rapproche d’une écriture all over.

L’ambition de Biscarrat est grande : tel un Mallarmé, un Guyotat ou un Blanchot, il veut écrire Le Livre : « Ce livre témoigne. Ce livre est un fragment de tous les livres : ceux que j’ai lus, ceux que j’ai écrits, le Livre à venir. » Qui l’en blâmerait ?

Nous n’avons qu’une seule réserve quant à sa poésie, et bien qu’il s’en défende (« L’être questionne son rapport au réel, au sacré, au langage » ; « Que tout te soit fragment du Livre, réel érigé ») : elle ne se confronte en rien au Réel ; c’est-à-dire qu’elle pourrait tout à fait être écrite au temps de David, sans que rien ne choque ; d’ailleurs, la première partie de ce volume, « La nuit souveraine », est presque un remake, une reprise du Cantique des cantiques, soit un chant d’amour à l’aimée : « Je ferai de notre amour un livre vivant, fragment du Livre éternel et indivis. » Ou bien, plus directement : « Mon aimée, te souviens-tu du Cantique des cantiques, du roi Salomon et de la Sulamite ? » Comme la peinture abstraite ne se confronte en rien à la figuration, la poésie de Thibault ne se confronte qu’au sacré et au langage (ou Verbe) ; nous aimerions maintenant que Biscarrat se confronte à la cochonnerie politique de la Volonté de technique… ou au supermarket… « J’aspire à un nouveau chant, fragment du Livre qui parcourt tous les mythes, tous les écrits » : chiche ?…

Note

  1. J’ai volontairement ignoré toutes allusions à la Bible, tant elles abondent.

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