Daniel Brochard, Lettre d’un ex-directeur de revue de poésie à un jeune poète, Mot à maux, Manifeste pour une poésie sociale

Directeur de la revue Mot à maux qu’il a créée en 2005 et dont le dernier numéro est paru en mars 2022, Daniel Brochard rédigea, lors de l’interruption temporaire de cette dernière, en mars 2010, sa Lettre d’un ex-directeur de revue à un jeune poète dont le titre n’est pas sans évoquer la référence à la correspondance des Lettres à un jeune poète que le vénéré Rainer-Maria Rilke adressa à un jeune homme qui lui demande s’il doit consacrer sa vie à la poésie, devenant son véritable « guide spirituel », échange au cours duquel l’initiateur revient inlassablement sur les questions qui se posent à l’artiste, à toute personne qui tente, du moins, le chemin de la création, comme cela était le cas également pour l’initié. Mais tandis que Rainer-Maria Rilke invite à se tourner vers « l’intériorité », Daniel Brochard dresse un état des lieux assez amer du milieu contemporain face auquel l’intention « poétique » se trouve souvent vouée au dérisoire quand il ne s’agit pas des oubliettes aux heures où l’écran de télévision reste le réceptacle courtisé de notre idiotie commune : « On est tous comme des cons devant la télé, la boîte carcérale à faire reluire la connerie universelle. Ah, non, n’allez pas faire de vagues !

Nous serons artistes dans cent ans, en attendant il convient de la fermer. Il faut rester en ligne dans les salons, pas sur le front des mots (trop dangereux). Ben oui, la poésie que dalle, la poésie c’est vraiment très bizarre. »

Vouée aux gémonies, la poésie ? Pourtant, le regretté Daniel Brochard fit, quant à lui, le pari de tenir « sur le front des mots », selon sa propre expression, en dirigeant pendant pas moins d’une vingtaine de numéros, sa revue littéraire Mot à maux dont le jeu des termes du titre même de ce rendez-vous indiquait le possible salut des « maux » de tous transformés en « mot » de chacun… En ouvrant ainsi les pages de son périodique à l’aventure collective, l’ « ex-directeur » révélait ainsi une volonté ferme et portée plus avant dans sa propre inventivité, singulière, d’écrivain de ne pas cantonner la poésie à une « case » qui serait par exemple celle de l’épanchement personnel, mais à interroger la portée de cette dernière au cœur de la société humaine, sans oublier de noter que la gloire de la postérité sur certains artistes majeurs ne balaie pas d’un trait de lumière l’emprise quotidienne de l’obscure nécessité que fut la condition de ces mêmes artistes, pour mieux faire allusion au « suicidé de la société » selon la formule définitive d’Antonin Artaud : « La société sacralise des Van Gogh qui, vivants, étaient miséreux. » écrit encore l’héritier dans sa missive au présent..




Daniel Brochard, Manifeste pour une poésie sociale.

Quoi d’étonnant alors au choix ultime de rédiger son Manifeste pour une poésie sociale ? Articulant sans cesse sa pensée sur le fil d’une relation entre l’individu et le collectif, l’emploi du pronom singulier « je » en interrogation du pronom pluriel « nous », la réflexion de l’essayiste semble alors rejoindre l’axiome camusien de L’Homme révolté : « Je me révolte donc nous sommes. » Incitations dès lors à la rébellion tant solitaire que solidaire, passés le Préambule et son Projet pour une action en poésie, ses éclats philosophiques furtifs, ses brefs discours incisifs secouent la torpeur du lecteur pour mieux l’inscrire dans l’intime d’un combat où de la « maladie » intérieure à la crise de notre société, c’est l’union des sensibilités et la conjugaison des forces créatives à l’ouvrage qu’invoque l’écrivain laissant tomber son propre masque, dès l’aveu du premier paragraphe de son essai : « La poésie est un combat. Loin de moi l’envie d’agiter le drapeau blanc, ma conscience de révolté m’interdit de baisser les bras. Et pourtant, je le devrais ( ? ) quand on voit la complexité de l’opération. » Loin du silence feutré de certains salons littéraires, la vie, l’œuvre, l’engagement de Daniel Brochard se tissent, se croisent et résonnent dans l’interpellation du cri d’humanité de son épilogue comme une passation de témoin : « Soyez l’architecte du renouveau ! À vous de former cette assemblée afin que la poésie devienne indispensable. »




Présentation de l’auteur




Paul Mathieu, D’abord un peu de jour

Un recueil de poèmes qui frappe par sa qualité de papier, et d’impression, avant de surprendre par le contenu poétique, une longue et intéressante méditation, dans une écriture qui doit tout à l’oralité « prosodique ». L’auteur s’y donne sur le ton du « on », s’y anonymise, afin d’être tout près du quotidien, et de détecter dans son cheminement des éclairs de poésie, pareils à ces lueurs dont les flaques d’eau, après une averse qui aurait rénové notre sensation du paysage, balisent une tranquille promenade.




Il s’ensuit pour le lecteur une sensation où fusionnent sérénité et intimité. Aux détours du discours poétisant, surgissent à foison de simples trouvailles d’expression, qui chaque fois incitent à la réflexion, au constat songeur : « Tiens, Paul Mathieu me fait apercevoir ceci, je n’y aurais pas pensé... » Si bien que l’on avance de page en page comme vers un but profilé, toujours à venir, mais qui durant le trajet nous dispense des « échantillons » riches de profondeur secrète, comme pour régulièrement rénover le regard, en dénouer le rien de lassitude qui pourrait s’amorcer.

De là vient que ce livre se lit en continu, un peu comme un roman. On entre dans une sorte de poème unique, fait d’un peu de jour en effet, que je comparerais volontiers, sans les confondre du tout certes, avec « Dans le leurre du seuil » d’Yves Bonnefoy. Ce sont des livres-poèmes qui nous accueillent dans leur monde, nous y retiennent, nous en instruisent par mille façons de sentir et de scruter les détails ordinaires de la vie, de la « condition humains » dirais-je pompeusement, et l’on ne tient pas vraiment à en ressortir, tant on est heureux de lire comme si l’on ne l’avait encore jamais vu de près, un quotidien que nous connaissons tous.




Paul Mathieu – D’abord un peu de jour – Ed. Estuaires – Hors-série n° 8 – 94 pp.

J’avais d’abord pensé introduire des citations à l’appui de ces remarques, admiratives mais quelque peu abstraites et générales. Finalement je ne le ferai pas. Ce serait comme tailler un fragment dans l’élan continu d’une guirlande dont chaque instant n’a sa véritable valeur qu’en tant que suite de ce qui le précède et intuition de ce qui va le suivre. Toute découpe, si l’on me comprend, serait banalisante et ramènerait à une prose quelconque ce qui est une poésie qui n’a rien d’ordinaire. Lorsqu’on avance dans ce genre de cérémonial pensif, comment avoir l’idée d’en stopper un moment la mélodie liturgique, pour en extraire des phases (et des phrases) qui seraient privées de la cohorte indispensable d’échos, qui seule nous donne de ressentir la dimension de la nef invisible qu’elle faitt exister, qu’elle élève autour du on (le « jeu » du « je » caché du poète) à mesure de notre progression de lecteur. Paul Mathieu, par ce « on », s’est organisé pour être à la fois proche, modeste, accessible, tout en ne lâchant jamais la main de ce/celle que jadis on appelait la Muse, figure que j’aime bien, aussi démodée qu’elle paraisse. Ce n’est pas au commentateur à démolir cette fine chorégraphie langagière, ce « pur travail de fins éclairs », comme dirait Valéry, sous prétexte d’en faire l’éloge. Le mieux que je puisse faire est de tenter de communiquer ma joie d’avoir lu ce poète, dont à ma grande honte je ne connais(sais) rien, pas même la personne, et qui de surcroît, collabore aux destinées de la revue Traversées, auxquelles je m’intéresse également. Merci Paul, pour ce beau livre dont tous ceux qui prêtent d’habitude un peu l’oreille à mes avis, j’en suis certain, se délecteront !


Présentation de l’auteur




Olivier Bastide, Ponctuation forcenée de l’ordre des choses

Voilà un titre qui sous-entend une crise, un accès furieux qui dépasse la mesure, il sous-entend qu’il faille poser des jalons, des bornes, des sortes de parenthèses et de crochets, des virgules et des points au long d’un itinéraire, ou bien pour ranger à leur place les éléments d’une vie, ou bien encore ce qui encombre une vie… La quatrième de couverture ajoute une dimension : il s’agit également des « retrouvailles avec des larmes que je n’ai pas versées» confesse l’auteur.  

Dédié « À nos pères », le livre commence avec le constat de la multiplicité des langues et de la « beauté des mots métissés ». Alors comme logiquement nous voilà partis explorer Nos quatre points cardinaux, ce qui est le titre d’une première série de poèmes.

Le lecteur est embarqué sur un parcours labyrinthique entre naissance et mort, avec aux postes d’octroi, en forme d’hommage et de reconnaissance, le paiement acquitté par l’auteur aux ancêtres, à la famille. Le ton n’est pas exactement à la confidence mais se dégage un accent de vérité, sans complaisance, pour les grandeurs et misères d’une vie.

Sous le titre Esthétique du massacre se décline une série de « car il est bon de dire… » Autoréflexivité permanente, déversoir maîtrisé de pensées, de sensations et d’émotions, avec en point de mire : la lune.

Elle  est  l’œil objectif du cosmos,
son  invariant ,   l’abord  brut  de
toute infamie. L’innocent comme
le  coupable  trouvent  asile en sa
bienveillance  ;  le  juge,  étranger
au  cours  des  choses, reste dans
l’ombre.

 Olivier Bastide, Ponctuation forcenée de l’ordre des choses, éditions TARMAC 2022, 63 pages, 15 euros.

Rage, absurdité, humeur noire… le quotidien s’invite au beau milieu de considérations philosophico-biographiques. Du grand Tout aux petits riens, l’amplitude des allers-retours et des méditations est à l’échelle cosmique et tente de balayer à 360 degrés cet espace de conscience, de contrastes et de diversité. Bon sens et sagesse, sensibilité et dérision, aspirations spirituelles et considérations prosaïques se succèdent. L’humour, ou quelques sourires devinés s’invitent au détour des phrases, des propositions. Le style reste sobre, ce qui renforce l’impact des questions soulevées. Elles flirtent avec les grands thèmes de la philosophie et dans un coin de notre tête résonne le célèbre « qu’est-ce que l’homme »  suivi du non moins célèbre Ecce homo.

La série intitulée Géométriques commence par Bataille à Hastings, là où, en 1066, Guillaume le conquérant commence à prendre possession du trône d’Angleterre. Olivier Bastide lui prend sinon possession, du moins une forme de contrôle de son  tumulte intérieur parce que la bataille engagée est de ne pas mourir. Puisque géométrie, la figure de l’angle est la façon habile de rendre hommage à René Char et une manière de se placer sous sa figure tutélaire. Et qu’est-ce qu’un angle sinon une façon de ponctuer l’espace….

Sous le titre A l’éveil nu, Olivier Bastide n’a pas embrassé l’aube d’été mais a « touché la peau du matin. » On suppose aussi que l’auteur est allé à l’Isle-sur-la Sorgue au cimetière, là où se trouve la sépulture familiale des Arnaud-Char-Magne, les prénoms du frère et d’une sœur, aînés de René Char, Julia et Albert, étant cités. Propos sérieux qui évitent de se prendre au sérieux, il y a dans les poèmes de cette partie comme plus de gravité, une envie, furieuse et oui, forcenée, de comprendre ce qui pourtant tient du mystère ou de l’infini, et qui mène à des accents existentialistes tant le questionnement d’Olivier Bastide pose le problème de l’existence individuelle déterminée par une subjectivité, laquelle détermine la liberté et les choix d’un individu. Quelques anecdotes sont rapportées, comme un test de lucidité, surtout ne pas se raconter d’histoires, ne pas être dupe et faire pleinement face à notre condition humaine avec le plus noble de notre humanité qui implique de se choisir une éthique. Et en cela se donner des raisons d’agir quand la vie elle-même apparaît comme n’ayant pas de sens. D’ailleurs n’est-ce pas de cette manière que valeur est donnée à la vie ?

Plus loin dans le livre et s’approchant de la fin du parcours, sous le titre Temps et contretemps, rythmes et météorologie, internes ou du dehors, sont soit à peine ébauchés, soit décrits, sous forme aphoristique le plus souvent :

Le soleil doit embraser jusqu’à
La  plus  infime parcelle d’être,
sans  cela  reste  en  germe  le
malheur.

Quand    s’ instaure   la    saine
accalmie ,      l’immobile     non
immuable, l’expansion de soi a
pour seule limite la foi.

Au bout du parcours, on trouve la mort, (à moins que ce ne soit la mort qui vous trouve). Dans poème pour Giulio, le beau-père de l’auteur décédé, se dégage une réflexion au sujet de ce qui nous attend : Enfer, Purgatoire, Paradis ? Car n’est-ce pas la question ultime ? Celle vers laquelle chacun s’achemine, et le poème en tant que témoin de la marche ne saurait éluder la question. Olivier Bastide s’empare du thème, joue à les imaginer à partir des représentations qu’on en a faites au cours des siècles, (Dante en particulier à qui l’auteur ne peut pas ne pas avoir pensé et qui de fait le convoque en filigrane), il joue à les  placer tous les trois sur notre terre, car qui dit qu’Enfer, Purgatoire ou Paradis sont obligatoirement du côté des morts ? Olivier Bastide dit ce qu’il en connaît, du côté des vivants, puisqu’être humain ayant traversé des expériences, et puis il doute :

Car dieu n’existe peut-être pas.
Car ce sacré Bien, ce sacré Mal
non plus peut-être…

Peut-être en effet ne sont-ils pas séparés, peut-être simplement sont-ils les deux extrémités d’une même qualité dont font preuve, dont sont capables les humains… Aucune réponse ne sera donnée. Mais une conclusion en forme d’au-revoir, sinon d’adieu, qu’on entend avec les roulements du tambour et la voix d’un monsieur loyal sorti un instant de la piste du cirque :

Mesdames et  Messieurs, le sujet
n’est-il plutôt   bien trop profane
pour  l’expurger   post-mortem …
Ces   derniers   mots  ne  sont  en
rien  une  interrogation,  plus un
constat  de  fin  de  poème,  une
lecture  quelque  peu  distanciée
de notre humaine comédie.

Si le but de la vie, ainsi que certains philosophes le pensent, c’est apprendre à mourir, on peut dire, après lecture de ce livre, qu’Olivier Bastide s’y prépare avec application, parfois sereine, parfois détachée, parfois amusée, parfois rageuse. Sans tricher. Et c’est là tout le charme de ce livre qui nous provoque gentiment, du moins qui nous interpelle.

Présentation de l’auteur




Marc-Henri Arfeux, Verger du cercle dévoré

Verger du cercle dévoré est un recueil sur la perte d’une mère, de la mère. Elle s’en est allée, brisant le cercle maternel, laissant l’enfant dévoré par le vide.  

Le poète Marc-Henri Arfeux suit les pas d’une présence qui s’estompe jusqu’à disparaître, puis s’éclaire de l’absence, « à la chaleur de l’invisible ». 




En une longue et sublime promenade poétique, il revisite chacun des endroits du « jamais plus ».  L’être aimée est en toute chose, pourtant nulle part accessible : « tes pas ne rencontrant que cendre/Au lieu qui fut baiser sous les talons/De la douceur » (p.7). Les poèmes du verger disent la cruauté des lieux lorsqu’ils sont désertés par celle qui seule « détenait la clé de l’amandier (p.8). 

Tout, désormais, dira ce vide. « Celle qui portait colombes/Et beau lilas d’enfance/Est maintenant la transparente/ Au grand azur cerné. » (p.7)

C’est l’hiver en ce verger. Il fait si noir au centre du jour et autour de la disparue, un noir qui œuvre à la disparition lente de l’enfance dans le passage des ombres, la lumière ne s’offrant qu’avec pudeur. Lumière inerte, spectrale qui, dans la pâleur obligée « referme le jardin sur la brûlure de l’amandier » (p. 27). 

La nuit est un cyprès
Qui tremble de silence,
Veillant poussière et nuit.

Seule une poupée lunaire
S‘adosse à son attente,
Les yeux tournés vers les étoiles. (p 8)


Marc-Henri Arfeux,Verger du cercle dévoré, éditions Alcyone, 2021, 40 pages, 14,00 €.




Il faut alors endurer le retour douloureux des matins coupants. Et le froid, plus vif que de coutume. Mais encore traverser l’écho de plus en plus fragile des rires, croiser les regards dérobés par le vent glacial, défigurés par une trop grande douleur qui consume le cœur, dévore l’esprit entre amour et colère, le livrant, sans retenue, à l'étreinte du silence. 

Où chercher, où se tourner pour conserver le visage de la mère, le dessiner dans les formes végétales, à la hauteur du chèvrefeuille et du rosier, l’entendre au vol des oiseaux.  « Sans fin tu cherches autour de l’arbre/Dont l’écorce est un seuil. » (p.8).

Marc Henri Arfeux nous conduit dans ce labyrinthe de l’absence, où s’éloignent lentement les traits du vivant, les champs de couleur et l’innocence de l’éternité : « Le vide est ce visage/Par acte de lointain,/Chemin de seuil se souvenant/Que la question se nomme absence » (p. 18)

Son écriture, fluide, presque évanescente dans la première partie du recueil, laisse s’écouler l’impalpable. Une écriture de givre, de neige qui pose un masque de brume sur la terre du verger et recouvre les cieux à la manière d’un linceul. Un inéluctable aveuglement « Au blanc naissant de l’ébloui » (p.17) brouille et déréalise le regard : « Blancheur des nuits/Infiniment sableuses/A dénombrer les nombres,/Tandis que sur la chaise,/La robe évanouie. » (p.5). 

Mais au cœur même de ce profond silence le temps poursuit son œuvre secrète. La nuit noire qui ouvre « les puits à la folie » (p.6) lève progressivement ses ombres, dévoile ses espaces infinies, ses présences irréelles. Et voici que l’âme de la défunte vient en visite dans le verger. De l’absence intolérable, « aveugle vide ouvert » naît la vision d’une mère magnifiée qui « manie les étoiles »  et fait chanter l’énigme du temps

Elle a les yeux d’abîme
Où naissent de grand oiseaux,
Les rougeoyants de l’ombre,
Avec leuts becs tenant l’épine ;

Et de sa bouche abonde incessamment
Le lait de cendre prophétique
Tandis que de ses doigts bagués d’oubli, 
Elle manie les étoiles. (p. 21)

A son flanc, « le long poignard d’étoile/Continue de chanter pour l’arbre mince,/L’enfance/Et les chemins d’attente,/ (p.32), de proférer quelques paroles comme des murmures lointains enfouis dans la sève des végétations. De cette magnificence, elle absorbe le trop grand désespoir, libère les éléments de tant de perceptions sèches et dénoue les tissages serrés du chagrin pour mieux le dépasser, peut-être même le consoler. A la source même de la perte, la vie revient en toute douceur tandis que la nuit dévoile ses espaces : « La nuit t’a dit : / Regarde ce noyau/Dans le désert d’un fruit. » (p.11)

Dans cette lente déambulation au cœur d’un réel abrupt, « Le jardin rouvre les seuils » (p. 35). Les lourds rideaux de pourpre se lèvent très lentement, donnant à la lumière du verger une tout autre tonalité, de nouvelles perspectives d’intimité. La matière poétique incarne avec profondeur ces mouvements de déplacements et de transfiguration entre l’insoutenable écrasement de l’impalpable et le rapprochement des objets, entre le dehors nu des matins d’hiver, brutaux, et la maison du soir dont la chaleur sensible recompose, entre les pierres du cercle maternel dévoré, un chemin de clarté. Jusqu’à définir les contours fragiles d’un espace qu’il devient possible d’habiter : « La nuit, tendue de cloisons fines,/Se fait maison de la clarté/Tremblante et nue/Dans la maison. » (p.36)

Nous le suivons ce long chemin frayé par les mots du poète, à la fois mouvement grandiose de ce qui revient et peuple la mémoire « de vastes chambres », et conscience d’une insurmontable perte : « Tu restes avec la pierre, /Buvant le vin funèbre/que tu partages/ Avec l’absinthe et le serpent. » (p. 27). 

De cette dernière demeure dont la profondeur est saisissante remontent encore quelques échos de voix, « un sourire d’indéfini » et des éclats de corps. L’aimée fait retour au cœur même de son absence, puis s’éloigne toujours plus apaisée, plus lumineuse, et, « dans sa robe ombrée de jeune hiver », elle « fait naître un pur avril » (p.33)

Marc-Henri Arfeux déplie en une lenteur poétique lumineuse autant qu’initiatique ce cheminement du deuil, dans la complicité du « très haut silence » et des recoins muets de la maison. Il en médite l’irréversible blessure, le met en musique et en espace, et ainsi le revêt d’images sensibles, intenses qui scandent la traversée de l’épreuve et lui donnent substance : Le deuil est ce chant de l’oiseau « Vibrant vivant d’un arc/Où le jardin du cœur./ (p.37), l’éclosion de l’amandier qui « refleurit dans le lointain/ Du presque adieu,/ (p.38). Et plus encore, il est l’ouverture de l’amande, « Et le verger devient/Ce double fruit d’espace » (p.39) dont l’absence est le noyau. 

Dehors n’est pas, 
Dehors n’est plus,
La seule a retrouvé présence
A la chaleur de l’invisible
Offert aux yeux par une absence. (p.36)




Présentation de l’auteur




Dominique Sampiero reconvertit l’espace intime de la dissidence !

« CE QUI EST TROP CLAIR en poésie relève d’un défaut technique. »  D’emblée que faut-il entendre ou comprendre par cette apostrophe singulière presque vindicative, lancée volontairement sur la page par l’éminent critique Alain Borer dans sa préface vertigineuse du dernier recueil de Dominique Sampiero intitulé superbement, INVENTAIRE DU VIDE COMME NEIGE ET FLEURS NON REPERTORIEES dont le titre circulaire autant que dynamique laisse entrevoir une nouvelle tonalité dans l’œuvre déjà considérable de l’écrivain-poète.

« CE QUI EST TROP CLAIR » en effet n’exerce pas la fascination, sauf d’une luminosité transcendante mais de toute évidence hypothétique  – et qui laisse entrevoir parfois une véritable fragilité verbale dont l’inspiration est souvent fautive et grandement  fugitive, qui vient corroborer l’idée, (dans un autre sens cette fois-ci) qu’il existe en amont une « poésie au ras des pâquerettes », une fleur pourtant fort jolie et avenante, ce que je confirme d’ailleurs par l’expérience critique, qui est la mienne depuis de nombreuses années. Mais Alain Borer dont on connaît les subtilités linguistiques autant que les tours de passe passe, et qui ne s’attache guère aux présupposés rétablit aussi –là – une part de vérité ! « Dominique Sampiero écrit en état d’ivresse ». Là encore la formule pourrait se révéler accablante si elle n’était pas sous-tendue ou superposée à un imaginaire fécond et fécondé par quelques astres cachés ; magiques ? Pour celles et ceux qui connaissent un tant soit peu l’œuvre de Dominique Sampiero, de nombreux écueils devront être évités. On pourra toujours affirmer que l’œuvre de Sampiero, mais de manière tout de même un peu facile, puise aux confins d’un certain lyrisme tardif tant la valeur ajoutée de la syntaxe poétique, partiellement vécue comme une incursion/conversion, délimite l’idée d’une poésie réfractaire à toute sortes « d’endormissement » et qui n’est nullement « le jeu rédhibitoire », d’une humanité « souillée » par le destin, dont le poète se fait fort depuis des lustres de recouvrir les traces. 

Dominique Sampiero, Inventaire du vide comme neige et fleurs non répertoriées, Editions Corlevour144pages, 18 euros.

Nul travestissement en vérité, Dominique Sampiero est un poète « cash ». « Il transgresse savamment mais innocemment. Le langage est un vaisseau et le poète son pirate, son pire acte. » (P.8) De quoi en effet tomber à la renverse ! Tant l’intrusion du critique engage à la plus grande prudence de lecture. « Que je sois vivant ou mort, je suis en face d’un réel qui organise mes absences passées et à venir ». (P.9) Je reprendrais cette formule plus tard tant elle me parait essentielle dans la compréhension du présent ouvrage.

Chez Sampiero, vouloir vivre est une contradiction différée !

Ainsi le ton est-il donné, d’un « Homme Habité », qui se fiche pas mal « du vouloir vivre », à l’inverse de courir après une mort qu’il connaît trop bien. Car le poète semble éprouver la vie comme une mort presque certaine ou bien alors d’écrire fortuitement et discrètement que la mort elle-même est plus réelle que la vie. Non qu’il faille croire que toute mort, détruit toutes formes d’illusions secondaires et passagères, mais plutôt qu’elle trouve la vie ridicule parfois et soudainement obsolète, dès lors que l’on côtoie allègrement ses « propres cadavres ambulants ». « Le Réel est une croyance – jusqu’au jour où il cogne ». (P.9) Et lorsqu’il se met à cogner (dur), c’est tout un monde, le monde, qui s’étiole et se fracture... Aussi envers et contre tout, le poète n’est jamais dupe, « son Réel », ne ressemble à aucun autre, il est LUI – et même « si le vaste reste simple » ; pourquoi en serait-il être autrement d’ailleurs ? Nul besoin de clôture factice et inutile afin de trouver le bon refuge à la survie. « L’inachevé respire entre les cailloux d’un repos imaginaire ». (P.13) Belle contradiction une fois de plus, qui se veut à la fois remède et poison, re-commencement et pourrissement. Or Dominique Sampiero a appris a dompter les éléments, au « cœur » d’une sagesse impénétrable, celle qui ne trompe pas sur le sens du monde, probable et improbable, ouvert et fermé, mais jamais vraiment tout-à-fait-amical. Ici on ne se souvient que des cailloux, érigés maladroitement en « pierre tombale », mais méfions-nous là encore de ce qui ressemble à une sombre invitation ! « Ici on se souvient des voyages sous le ciel et du corps archaïque du désir ». (P.15) Car chez LUI, le corps reste un absolu à conquérir ; par le désir alors ? Fut-il volontairement archaïque. Eh bien pas sûr justement ! Pour Sampiero, le désir n’est pas nécessairement une juste révélation de l’entendement Hégélien, oserais-je dire, mais plutôt le contraire admissible d’un faux consentement « qui se pose sur les mains ». A ce stade on pourra toujours penser que « Par ce ralenti de l’invisible et du cri, le ciel et la boue se marouflent l’un contre l’autre puis, médités à l’envers, se souvient de quelque chose sans arriver à le nommer ». (‘P19), car si l’approche encombrée de l’Autre ne semble pas très loin, les références sont nombreuses dans ce recueil de la présence humaine même intelligemment camouflée, le dehors dans le dedans semble vouloir faire exception. « Le chant est resté figé sur place, ahuri de lucidité.» (P.20) et plus loin encore, « J’ai vécu un mot qui a crevé mon espace d’un trou noir. Que je sois vivant ou mort, je suis en face d’un réel qui organise mes absences passées et à venir ». (P.21) On peut alors considérer sans guère de contre-sens que le fameux trou noir considère le Réel comme une accidentation intentionnelle de la pensée toujours solitaire et sans pour autant prétendre à une vacuité magistrale, Ainsi il semble presque évident, « qu’une brèche dans l’écart se fissure pour apparaître ».  Nous y sommes arrivés finalement ! « La fissure », est bien le « lieu de la mémoire » du poète – mais un tiers lieu.  Une friche qui ne demande qu’à être habitée, réhabilitée sans contrainte. Les espaces naturels ont besoin d’une grande liberté pour exprimer leurs désaccords.  « Figure insoupçonnée, invérifiable, dont nous sommes harcelés par l’intuition ». (P.25) Et cette intuition là n’a rien de vraiment solvable, car elle agit en surimpression. Elle, ne fait que glisser lentement, afin de donner naissance au risque. Et la réponse est donnée de manière presque brutale, « Quel démon mal foutu nous fait croire que les cailloux de l’invisible nous lapident à chaque fois que nous doutons ? » (P.26) 

Toute grâce même révélée demeure abstraite et insondable !

Et Sampiero, connaît bien tous ces démons, il en a fait l’inventaire laborieux tout au long de son œuvre, à tel point que l’on peut croire naïvement que le poète ne doute de plus rien comme « une grâce du psaume blanc » (P.27)  écrit-il comme une sorte d’avertissement et de pleine certitude. Qu’est-ce donc que cette grâce là, dont le sens originel n’est pas complètement révélé et encore moins en adéquation avec le ciel ? La grâce pour Sampiero est un artéfact ou tout bonnement une vitre sans tain, « sans rédemption ». « Mettre debout un champ ne prouve rien d’autre que le passage qu’il ouvre dans son format », (P.28) « On l’éventre jusqu’au suintement, on attend de voir perler le goutte à goutte de l’instant » (P.29). Ou bien encore, « En lacérant le papier, on se libère de tous les livres écrits en trop »  (P.29) - un sacrifice en quelque sorte « sans le regard de Dieu ». Ici la conscience s’avère fulgurante, car elle finit par cogner dur dans l’imaginaire du poète. Elle ne le lâche pas ! Le poète devient la proie de sa propre hantise compulsive et rongeuse de l’intérieur comme de l’extérieur, il peut à peine la nommer, encore moins la dissoudre dans l’oubli. « Comme d’une phrase capable de nous guérir de la carnation » (P.30), « ce tutoiement en forme de miroir, vers l’inconnu, cette deuxième peau que l’infini a déposée ici pour nous, en attendant d’en savoir plus définitivement » (P.34). Comme « une grâce réfractaire aux évangiles » (P.34). Sampiero lui n’a jamais connu la grâce, elle ne lui a jamais été promise ou accordée, au même titre que ce tutoiement presque indicible, dans lequel le poète aimerait se réconforter, ou du-moins se conforter un peu face au monde qui lui échappe encore et encore ! Un monde qui parfois prend l’apparence de la traitrise, car il n’a rien à offrir de clairement apparent, « Ni ange, ni dieu, juste une couleur cherchant un centre, le révélant à l’intérieur de celui qui la scrute. » (P.35). Or cette couleur, n’est pas clairement donnée, elle fait défaut à l’adhérence du poète à son monde, une couleur finalement qui se cherche dans un trou noir, sans être capable à un moment donné de la quête d’exprimer « sa pleine puissance », car de l’existant, elle ne sait rien d’autre que « la sortie du corps avant le corps » (P.37), le  corps impossible à expulser, qui va du dehors au-dedans et du dedans au dehors, presque inconsciemment ; rivé à toute forme d’enfermement.

Cette fois-ci le tour est joué presque malencontreusement !

Aussi toute la complexité du présent recueil vient du fait qu’il ne révèle rien d’autre qu’un existant inachevé, que le poète a lui-même souhaité pour se dédouaner de son ivresse perpétuelle et inassouvie. Une drôle  de mise en scène de l’inconscient poétique, où la métaphore joue inévitablement un double jeu. Une métaphore presque sournoise, qui a elle-même choisi son format, sans se soucier du réceptacle. « Si nous. Si seuls » (P.40) affirme encore le poète qui a fini par renoncer. « Nous sommes infirmes, et infinis. Nous boitons entre le néant et le ciel, le monstre et le saint, la flaque et l’étoile » (P.41). Or le boiteux, n’est-il celui pas cet être maudit dans le monde d’avant et dans celui  d ‘après, et qui porte en lui le revers de l’existence malchanceuse, comme un sombre artifice, auquel le poète ne peut pas donner de nom. Et même si l’œuvre nous épuise et nous façonne » (P.42) nous permet –elle finalement de rester debout, dans la plus « élégante  dignité » ? On peut en effet en douter….

Présentation de l’auteur




Pierre Perrin, Des jours de pleine terre — Poésie, 1969–2022

Le journal intime d’un homme en colère.

Difficile de donner une vision d’ensemble d’un massif poétique s’érigeant de 1969 jusqu’en 2022. De multiples sujets y sont abordés, pour certains intimes, et qui connaît Pierre Perrin reconnaîtra facilement des épisodes racontés sous un autre angle dans son ouvrage autobiographique Une mère Le cri retenu, pour d’autres appartenant à l’actualité la plus contemporaine, comme la guerre en Ukraine, ou « sur un cliché qui a ému le monde », le corps de cet enfant migrant gisant sur une grève.

Mais ce qui unifie le tout, c’est un regard, une révolte, une façon de dire « non » à l’ordre des choses et du monde, et en cela, ce texte est « poétique » au sens étymologique du mot, parce qu’il crée, non pas un monde, mais ce désir d’un monde autre.

Une poésie non pas tout à fait sans musique mais sans mélodie, une poésie percussive. Un peu comme Nietzsche philosophait à coups de marteau. On y chercherait en vain la rythmique classique des vers, même si elle se présente versifiée de façon apparemment classique, la plupart du temps

À Jean-Jacques aussi, précoce à ce point attardé que,
Lisant Horace à cinq ans dans le texte, à cinquante,
Embarrassé de sa pisse, il reste le copiste qui s’interdit
De mendier une pension. Moi non plus. (P.119)

Alain Nouvel Pierre Perrin Des jours de pleine terre Poésie 1969-2022 Publié aux éditions Al Manar ISBN 978-2-36426-306-2.

Les mots-valises, comme « Occidécadentaux » ou « islamopithèques » entraînent très explicitement vers la satire et il y a, de fait, quelque chose de profondément satirique dans cette poésie, même si aucune opinion politique n’y est clairement affirmée. Une peur de la décadence, peut-être celle de la mort, après Paul Valéry qui a dit « Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles » ?...

Pierre Perrin pose des questions brutales rugueuses, polémiques : « Quelle consolation apporte à un cadavre l’âme ? » ou encore, parlant de Facebook qu’il connaît bien :

                             (…)Qui outrepasserait l’écran ? 
Chacun est facebooking, harassé. Éteignez l’écran, il
Se rallume. Toujours ailleurs, chacun gère son complot,
Son ragot, son garrot, son fagot, son rigoletto, ses totaux
Rauques. Totaux de clics ? Un cliquetis de dents, dehors (…) (p. 118)

A ces critiques acerbes répondent « trois épures une fresque », dédiées à René Guy Cadou, Jacques Réda et Jean Pérol. Trois presque sonnets pour des maître vénérés. Plus tard, « Gisant debout », un hommage à René Char, « « sans doute dernier grand poète français du XXème siècle » … Il y a, par ailleurs, tant de faux prophètes et de faux poètes !

Mais la colère de Pierre Perrin vient de plus loin que ces impostures contemporaines,

Entre naître et n’être rien, le cri, le silence
(…) Rien, qu’est-ce que vivre, sinon s’approprier seul
L’infini particulier d’une éclipse de mort ?
(…) Écrire à la craie devrait suffire sur une ardoise où lire
La tendresse (P. 129)

Cette colère, de façon très étonnante, peut se métamorphoser en tendresse comme on vient de le voir, ou encore en appel désespéré « Au vainqueur » : « S’il te plaît, n’achève pas qui s’enfonce dans la nuit. » ou en cette résignation devant la force des choses : « Nature reste reine chez elle, qui tout emporte. » ou en cet amour pour l’Enfant : « Je me coucherai pour le bonheur de te savoir rester debout. »

Dans cette somme poétique, on retrouve un goût certain pour la parataxe, un style qui se veut classique, sans gras, à l’os. « Sur le chemin des syllabes, rocailleux, abrupt », un usage surabondant du présent de vérité générale, celui même des Maximes et Proverbes des Moralistes français : « En sacrifiant à la réussite, aux sournois exercices du pouvoir, chacun écrase les idées de traverse. La raison châtre les illusions. Des remords restent dans la gorge. Les nouveaux prêtres d’aujourd’hui ne délivrent personne. Le consumérisme pollue. La poésie n’est pas remboursée. ».

Mais derrière cet apparent classicisme, le baroque de métaphores parfois provocantes, étranges, hyperboliques :

                                                chaque séparation
Pire que si chacun s’était dépecé vivant sans un mot
                                                        ∗
                                                qui regrette
D’avoir battu ses paupières mieux qu’un briquet
Sur cet envol des jours
                                                        ∗
L’église fermée, la morale reste ouverte pire qu’un rasoir
                                                        ∗
Le blé qui tire vers le soleil
Éjacule sous la dent 

Et derrière cette apparente dureté, une générosité qui se réserverait pour d’autres causes. « L’Équilibre », par exemple : « un jour le vent se lève, la voix chante et le poète se découvre aussi à l’aise dans sa langue que l’on peut l’être dans sa peau. (…) Le poète à maturité ne se demande pas d’où lui arrive la voix ; il travaille de son mieux la merveille et l’épouvante, le dégradé entre les deux et il respire ; il fend l’air de son existence. »

Présentation de l’auteur




Marie-Josée Christien et Yann Champeau, Marais secrets

Marais secrets

Le marais est une belle matière poétique. Monde entre deux mondes (la terre et l’eau), il confine par définition au mystère au point d’être considéré, notamment du côté des Monts d’Arrée, en Bretagne, comme l’une des portes de l’enfer. Les poèmes de Marie-Josée Christien et les photographies de Yann Champeau se font brillamment l’écho, dans un superbe album à quatre mains, de ce halo de mystère qui entoure les marais.


On connaissait les poèmes de Xavier Grall sur les marais de Yeun Elez (où « crient les landes à minuit ») ou ceux de Gérard Le Gouic dans son livre Les marais et les jours parlant de ces marais qui s’étendent « à perte de mémoire ». Il faudra désormais ajouter à ce panthéon poétique des marais les textes de Marie-Josée Christien et les images de Yann Champeau. C’est l’image qui est première dans cet album. Le poème vient s’adosser à la photographie, la décrypter et susciter un écho sous formes d’aphorismes, de courtes pensées, voire de méditations. « Le marais/ est-il le seuil/de la vie/ou de la mort ? », interroge la poète.

Dans le viseur du photographe, il y a toutes les facettes du marais, celles scintillantes des reflets d’un soleil couchant, celles sombres et inquiétantes de tourbières encombrées de branches mortes. Dans cet univers de sphaignes, de bruyères, d’aulnes et d’osiers, de joncs ou de genêts, le colvert et la corneille s’ébrouent à l’aise. 

Marie-Josée Christien et Yann Champeau, Marais secrets, Les Editions Sauvages, 120 pages, 29 euros.

Dans ses poèmes, Marie-Josée Christien nomme tous ces mots caractérisant le marais que Yann Champeau transfigure dans d’éblouissantes et parfois énigmatiques photographies. Du grand art comme cela était déjà le cas dans Constante de l’arbre (Les Editions Sauvages, 2020) et Quand la nuit voit le jour (Tertium éditions, 2015), deux précédents livres des deux auteurs.

Les marais décrits ici sont anonymes même si, subrepticement, nous sommes conduits vers des lieux emblématiques de la Bretagne sans qu’ils soient jamais nommés. « Sur le mont lointain/une vigie se dresse/flèche de lumière/entre terre et nuages//comme une présence/qui mendie l’éternité », écrit Marie-Josée Christien les yeux rivés vers le mont Saint-Michel de Brasparts et les pieds dans les marais de Yeun Elez. Mais le plus important demeure la capacité à nous éblouir sur des lieux « ordinaires » qui ne relèvent jamais du cliché de carte postale. « La bruyère s’embrase/la lumière se répand ». Ailleurs, voici un « essaim d’iris », un « monde des molécules » qui « se lit à cœur ouvert » ou encore une tourbière, « retable humide ».

Dire le beau (en images et en poèmes) à partir de réalités frustes, c’est le pari réussi des deux auteurs. Il faut dire que le marais « consent/à de brusques métamorphoses ». On passe ainsi, insensiblement, du plus sombre au plus lumineux, du plus inquiétant au plus rassurant, au point que le marais peut même devenir un lieu de transfiguration ou, pour le moins, à même de répondre à une forme de quête spirituelle. « On marche/comme on prie/dans l’apesanteur des sèves/et l’escapade des genêts », écrit Marie-Josée Christien. Le marais questionne. Il peut conduire le poème à dire l’indicible.




Présentation de l’auteur




Jacques Vandenschrick, Tant suivre les fuyards

Dans son Liminaire, Jacques Vandenschrick donne le ton : « Le soir lourd de menaces, le ciel écrasant, tout inspirerait de rester à l'abri, mais il n'importe, il faut fuir. » Mais de quelle fuite est-il question ?

Fuir soi-même, un peu, ses souvenirs, ses lâchetés, ses traumas...

On peut fuir son propre mensonge, le rêve sournois d'une mère, la détresse de sa désillusion, la vengeance redoutée d'un frère... Il y a loin des hauteurs temporaires au ciel bas des issues. Et pas un seul cheval à voler derrière les vantaux d'un gris ancien qui se délave aux fermes cochères.

On devine dès les premières lignes, sourde, une révolte qui se sait condamnée. Je pense aux mots d'Henri Laborit, dans Éloge de la fuite : Se révolter, c'est courir à sa perte, car la révolte, si elle se réalise en groupe, retrouve aussitôt une échelle hiérarchique de soumission à l'intérieur du groupe, et la révolte, seule, aboutit rapidement à la soumission du révolté... Il ne reste plus que la fuite.

Cette fuite est celle, bien sûr, de tous ceux qui ne peuvent faire autrement et l'on songera d'abord à ces malheureux qui veulent échapper aux guerres, aux massacres. Cependant le livre entier semble traversé d'un souffle biblique qui nous évoquera la persécution du peuple juif et l'épisode de la Fuite en Égypte. Il serait réducteur de s'en tenir à ce seul angle de lecture. J'ai parfois vu aussi ces esclaves noirs s'évadant de leur lieu d'exploitation. C'est sans aucun doute la grande force de ce livre qui, à travers une narration qui ne précise ni lieu ni époque, touche à l'universel. 

Le livre comporte quarante textes en prose poétique. On ne saurait ignorer la symbolique de ce nombre : les quarante ans que le peuple hébreu a passé dans le désert. Temps de l'épreuve.




Jacques Vandenschrick, Tant suivre les fuyards, Cheyne éditeur, 2022, 64 pages, 17 €.


Ô nuits des traversées, des plateaux déserts, quand on entre dans le noir frisson des mondes, dans l'effroi de ce qui s'ouvre sans fond, sous les étoiles comme des cicatrices hautaines. Les livres se sont fermés. Et on ne sait plus ce qu'on cherche. Ni l'insaisissable disant qu'on y apprenait à mourir, ni la mémoire qui, lorsque le temps s'effondrera, ouvrira ses blessures sur ce qui ne peut être perdu.

J'évoquais les migrants, en provenance d'Afrique notamment, dont la route douloureuse passe, entre autres, par la Libye. Certaines descriptions peuvent nous y raccrocher : Les guides marchent devant, cherchant toujours les puits, guettant l'eau dans le chant d'un oiseau...

Et puis ce rapport à l'idée de maître – on connaît les infortunes de ces candidats à une meilleure vie en Europe, réduits en esclavage sur leur trajet, dans des pays de passage : Fuir. Quitter ce maître injuste. Se vouloir loin.

Certes tout n'est pas explicable ou interprétable, c'est le propre de la poésie, la beauté du mystère quand on l'approche.

Du fuyard à la nuque lisse, manque à jamais l'affront du visage...

Et à nous, après tant de jours, ne restent qu'un récit, des mots fermés comme des parois, des citadelles évaporées, des formes où le miracle meurt. Presque rien. Sinon la consolation du vent que les grands oiseaux, en leur vol immobile, sont seuls à pouvoir habiter. Et le souvenir d'une fille aux yeux que le jour fait d'herbe et de givre.

Référence au divin : Supplier qui l'on peut ? Référence aux réfugiés en devenir : Appel à l'impossible vers des pays difficiles, dans ces rochers où vont errant des ombres, d'improbables caravaniers cherchant eux-mêmes la piste ? Se recentrant : Ou dans le fond de soi le plus mystérieux, là où se fait vraiment une écoute ? 

Si la fuite suppose le négatif (de ce que l'on fuit), néanmoins : Ne pas porter le mal plus loin. En chemin, il deviendrait plus noir à regarder. Laisser faire le vent. Il oubliera sans avouer.

Et dans cette acceptation, quasi zen :

Laisser aller la vie boiteuse dans le vent qui toujours vient recoudre les pluies aux pluies. Voir, sur les châteaux du ciel, passer l'escadre des nuages, l'ombre qu'ils font sur notre dette indéchiffrable.

Je précise que cet ouvrage est d'une très belle facture, comme toujours chez Cheyne éditeur.  Il me semble vain de gloser plus avant sur ce livre magnifique. Je laisse la place aux mots du poète :

Les fuyards sont gens de légendes austères.

Et le poème ne peut tout savoir mais non pas ne rien dire...

Présentation de l’auteur




Denis Guillec, Au royaume de ON

 À lire Denis Guillec, je constate que la politique est absente de la poésie… Serait-elle apolitique par nature, rejoignant ainsi, à force de bons sentiments et d’exaltation spirituelle, le camp bourgeois selon lequel il ne faut pas tout mélanger (soit une technique d’aveuglement assurant l’invisibilité de certains actes) … À moins que, avec Jacques Rancière, on estime que le travail de la littérature consiste à changer les sensibilités, plutôt que d’être engagée ? 

Pour ma part je me reproche ce constat : si mes poèmes et romans n’abordent pas cette question, serait-ce par soumission involontaire à un certain establishment littéraire… pourquoi pas, après tout ? Puisque sous un autre nom que celui de Lair il m’est arrivé d’écrire des essais de caractère politique, chez Fayard ou Flammarion ? Denis Guillec me fait donc poser cette question : pourquoi évincer le politique du poétique ?  

C’est que lui, on l’a compris, a choisi le chemin inverse : Au royaume de ON égrène les bonnes raisons d’être démocratiquement libéral, néo ou pas…

Au royaume de ON, on est contre la guerre
           contre le mal
           contre la mort
           pour la paix
           pour le bien
           pour la vie
au Royaume de ON, on a des Valeurs

Denis Guillec, Au royaume de ON, Cactus Inébranlable éditions, 2022, 86 p., 8 €, chez librairiewb.com.

… ainsi, en soixante et onze poèmes, on passe en revue les grands aspects de notre vie : la justice et l’équité, le chômage, l’hygiène et la santé, l’écologie, la providence de l’État, le goût de soi… toujours avec une ironie qui mord là où ça fait mal… tant et si bien que le syntagme « démocratie libérale » devient ce qu’il est : un oxymore. Puisque le libéralisme tue la démocratie (en réduisant la démocratie aux règles de son jeu du laisser-moi-faire capital) … comme la démocratie tuerait le libéralisme si elle retrouvait son étymologie : la force au peuple !

J’ai utilisé le mot de « poème » alors qu’on pourrait arguer du caractère non poétique de ces éructations. Allez, je vous en remets une cuiller :

Au royaume de ON, la politique est morale
             la société est éthique
            l’économie est solidaire
            le commerce est équitable
            l’État est Providence
           la soupe est populaire
au Royaume de ON, on est humanitaire

Bien sûr on ne frôle pas le sublime, on n’entrevoit pas de sentimentales nébuleuses, l’émoi est ici toujours du même tabac : l’ironie. Mais il y a une scansion, un procédé d’énumération qui au cours de la lecture s’élève comme une litanie, un répons que l’on verrait bien en scène, un récitant entonnant les six premiers versets, le chœur chantant le dernier :

au Royaume de ON, on est humanitaire

On est bien dans une construction, un maniement direct du langage de type poétique.

Au fur et à mesure des pages c’est toute une mécanique du discours qui se révèle, celui qui nous agite malgré nous (poètes compris !), celui du story telling libéral qui a gagné nos esprits depuis une trentaine d’années.

Au royaume de ON, l’argent ruisselle sur les sommets de haut en bas
                             on vénère les parvenu
                                      félicite les premiers de cordée
                                     encourage les seconds de cordée
                                     tance les derniers de cordée
                                     méprise les attardés d’en-bas
au Royaume de ON, rien n’est impossible si on le veut

 

Un tel « mécrit » a trouvé sa maison : les éditions du Cactus Inébranlable ont réalisé un joli livret en format à l’italienne. Une maison belge qui gratte et qui pique, paraît-il…  

Présentation de l’auteur




Béatrice Machet, Tourner, Petit précis de rotation

Tourner, Petit précis de rotation, titre du livre de Béatrice Machet, est une allusion au Précis de décomposition de Cioran, précise la quatrième de couverture.  Mouvements, courbes et cercles, traversent en effet chacune de ses pages au fil d’une impressionnante exploration. L’infinitif du verbe tourner y revient tel un leitmotiv figurant un centre irradiant dans les coins et les recoins de la vie et du vivant, sous toutes ses formes.

Il n’est pas de facette du mot, quel que soit le domaine, qui ne soit ici tournée et retournée. Visions de spirales d’étoiles enroulées au faîte de la nuit. Vols d’oiseaux essaimés dans la nuée. Mât sacré du soleil où s’accroche le regard. Film de la pensée qui se déroule en notre for intérieur. Navigation des mers poursuivie tout autour de la terre entre deux pôles. Retours très loin à l’aube d’un passé que l’on visite à rebours. Jusqu’au tour des machines avec lesquelles on fraise on façonne du lisse. Car tourner renvoie aussi au mouvement des poulies et des roues. Tourner, ce sont également de vertigineux slaloms, ou encore les orbites, où se mettent astres et satellites.

Tourner le dos, dit Béatrice Machet, adossant l’humain à la mer, comme le lieu où s’originent les êtres et les choses, présence elle-même d’une infinie mouvance, auprès de l’irrépressible élan qui nous porte, les mains jusqu’au sang.  Ici, on l’a compris, les paysages ne se laissent jamais figer dans ce qui serait l’abstraction d’une simple figure. Ils volent en éclats, pris au scalpel de l’écriture, qui défait, découpe et décortique, jusqu’à la substantifique moelle. Le lecteur est lui-même happé dans sa chair vive par des mots qui scrutent sans répit, et saisissent à l’intérieur de leurs mailles, sensations et significations, décomposent l’instant, entre diastole et systole, diffracté dans les interstices des pulsations du monde. Sens dessus-dessous la tête. Et le voyage se poursuit, cercle tracé, virage pris aux confins d’une géométrie circulaire qui se découpe en filigrane derrière nos existences en ce monde. Elle s’esquisse, se dérobe, réapparaît, semblable puis autre, au fil de mots qui sont autant de chemins tournés et détournés pour la rejoindre, elle et ce qu’elle recouvre d’une face cachée. L’espace ouvre à la terre un envers possible.

Béatrice Machet, Tourner, Petit précis de rotation, Tarmac éditions, 70 pages, 15 euros.

Tourner. Autour des langues et entre. Parcourir d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre, le colimaçon par où remonter les étages de Babel.  Car Les langues encerclent le monde. Et en explorer les infinies girations, c’est tenter de lever les myriades de voiles qui enveloppent sa rotondité.

Béatrice Machet, fine connaisseuse des nombreux poètes amérindiens qu’elle a traduits en français, a-t-elle cherché à faire écho avec les roues et les cercles de vie si présents dans ces cultures ? Quoi qu’il en soit, la quête qu’elle poursuit dans ce livre ramène le lecteur au cœur de la vie et à ses battements primordiaux. Son écriture s’incarne dans la multiplicité des registres du vivant, depuis le plus concret, comme celui d’une simple baratte à beurre, jusqu’au mythe d’Orphée, jouant pour Eurydice. En lisant Tourner, Petit précis de rotation, on se rappelle aussi que l’écriture de Béatrice Machet a pris naissance dans sa pratique de la danse. C’est son rythme qu’elle convoque avec ses arabesques, ses sauts et ses glissés, jusqu’à accomplir une éblouissante fusion.

Une expérience de l’évaporation puis de la condensation. Les bonnes intentions distillées redescendues en pluie. Fine. Pénétrante qui vrille la réalité. Du verbe désirer.  / Cela fera-t-il présence ?  Un livre à lire et à relire, dans le chatoiement des reflets et des ombres qui s’y déploient.

Présentation de l’auteur