Nil Didier, présentée par Marc Delouze, Poèmes

Un livre des naissances

Un noyau emmuré dans un fruit oublié des oiseaux, par ce vers extrait du poème inaugural, me vient l’envie de définir ces textes comme tombés d’un nid dont on ignorait l’existence. Ce pourrait être le Livre des Naissances. Naissance d’une poète : Nil a de très peu passé la trentaine. N’a jamais publié. Pas encore entendue. Déjà étonnement audible ! Naissance du poème, qui impose d’emblée sa scansion singulière. Avec force et légèreté. Naissance dans la langue d’une autre langue, qui dit la naissance d’avant la langue, puis de l’inquiétante étrangeté d’avoir à se frayer un chemin entre, sans distinction, / les instants perlés et les instants sombres.  Naissance, par effraction dans le temps, d’une graine qui nous dépasse, irruption dans le monde du vivant d’un « ce-qui-fut » dans le « ce-qui-advient ». On le sent, je le sais : la langue de Nil est grosse de poèmes (que j’espère avoir le temps de découvrir). En voici la première promesse.

Marc Delouze, Fécamp, 4 novembre 2022

L’année de ses trois ans, l’enfant comprit qu’elle déposerait un jour l’anse de son chemin. L’idée de
la mort fut celle de la solitude intacte, éblouissante ; l’ivoire marin qu’elle avait ramassé sur le visage
d’une passante quelques jours auparavant. Un noyau emmuré dans un fruit oublié des oiseaux.

*

 

J’ai ouvert une ligne en son centre ;
y coulait quelques gouttes de liquide amniotique
dont tu avais laissé un petit réservoir
pour l’avenir d’un langage qui s’ignorait.

*

 

S’étendait sous ses pieds le damier des décennies semblables à des cales de bateaux.
Il y avait demeuré entre deux mondes, imperceptiblement logé sous le niveau du fleuve mais tenu
à respirer l’oxygène ballotant la petite embarcation que sa mère avait lancée sur le courant le jour
de sa naissance.
Nous pouvons croire à tout ce qui nous serre le cœur : la somme des rives perdues, la somme des
rives invisibles.

 

*

 

L’enfant joue à remonter le courant à cloche pied.
Il crie : jadis j’avais deux pattes, maintenant une arme unique.

 

*

 

De tes bois tu crains la poussée puis la chute des velours.
Tes os te connaissent mieux que nous ; ils conservent la roue des syllabes qui résonnait sur les
pavés de ton enfance.
Une clarté, une clarté, une épaule, une sève.
Un treuil.

 

*

 

Je pouvais croire, en observant ce rêve au microscope, qu’il avait parcouru plusieurs fois le tour de la chambre.
Ses cellules se serraient les unes contre les autres.
En tournant la molette, le noyau enveloppé dans les bras de chacune d’entre elles devint plus précis.
M’apparue une première bâtisse au milieu des champs, inusable soliste vu du ciel.

 

*

 

L’audace fiance sa fourrure au sol, la colonne fumante
et, d’un mouvement inattendu,
rompt subitement l’étreinte.
J’ai rêvé de cette citerne d’élan, de ce solstice de bouche.
Aide-moi à faire pousser l’œil jaune, l’iris bondissant 

*

 

Nos vies amphibies cognent dans notre poitrine.
Toute vitesse éponge ce qui devrait former un lac.

 

*

 

Le sommeil fêlé laisse entrer la nuit dans la chambre et déplie des heures insulaires bordées de
signes.
Enfant, j’ai appris rapidement à faire la planche.

 

*

 

Sur le glacier noir, le guide avançait quelques mètres devant nous.
Un craquement débouchait sur un craquement.
Un chat entrait sur un parquet ancien ;
chaque latte sur laquelle il s’engageait échangeait avec lui un son contre un contact.
Ni peur de poursuivre
Ni destin modifié
Un son contre un contact.
Je jetai un œil derrière moi et pris sa suite.
Mon père avait son visage d’enfant sur son visage d’homme, son regard de chimpanzé sur son
regard d’homme.
Ni peur de poursuivre
Ni gerçure de l’être
Un son contre un contact.

 

*

 

 

La seconde qui précède le souvenir dresse une falaise lisse ; celle qui lui succède nous consent des
cavités où jouer, par temps de pluie, des parties d’escalade.

 

*

 

Il prit trois longues inspirations.
Trois fois tu apparus dans sa gorge, descendant en rappel, le regard franc. Trois fois son torse se
couvrit de fruits.

 

*

 

Nous serions soulagés de confier aux fourmis nos symptômes,
qu’elles traversent les étendues successives à notre place,
les hiéroglyphes emmaillotés sur leur dos robuste.
Soulagés qu’elles les introduisent dans la terre,
les tirent au fond de leurs galeries ; que d’autres individus les absorbent dans leur propre
labyrinthe.
Alors, nous pourrions attendre, filet à la main,
des choses petites,
partiellement desséchées,
partiellement vivantes ;
deux ou trois idées dégrafées du cours de nos pensées.

 

*

 

 

Au commencement de la nuit, nous saisissons nos rames. Le goût de la farine nous avait laissé
penser que la chasse aux épaves était ouverte. Mais c’est le futur que nous suivons.

 

 

*

 

L’hiver cicatrise.
Je trouve en ton œil une marmite fumante.

 

*

 

J’observe le glacis du souvenir d’enfance,
mince film formé entre nos pattes tandis que nous butinions,
sans distinction,
les instants perlés et les instants sombres.
Au-delà de notre conscience.

 

*

 

Et l’ossature attire les chemins le long desquels remonter contre le vent.

Présentation de l’auteur




Reha Yünlüel, à travers les images…

Reha Yünlüel réalise. Il donne vie, il capture sans emprisonner, des visages, dans la série de vidéos de poètes filmés pour son Anthologie audiovisuelle des poètes vivants accessible sur sa chaîne YouTube, et des paroles, puisqu’il recueille aussi des mots avec lesquels il écrit de la poésie. Son dernier recueil, Rehaïkus , est paru en août aux éditions du petit Véhicule.

Diplomé de la faculté de droit de l'Université d'Istanbul et avocat, il a travaillé en tant que chargé de cours à l'Université de Marmara. Puis il est venu vivre en France, à Strasbourg, où il devient tour à tour et simultanément éditeur adjoint de la revue littéraire et culturelle Imece, fondateur du groupe de discussion sur la poésie şiirpostasi avec Ergin Şehirli, poète (son premier recueil, L'Oiseau tombant de la cathédrale est publié chez Virtuel yayinlari à Istanbul en 2000), fondateur  et éditeur de la revue d’art et de langue bachibouzouck.com,  et artiste car il à plusieurs expositions de photographies et réalise des documentaires et des court-métrages. Reha Yünlüel façonne le monde, s’en empare, le regarde et le transmets.

Il a accepté de répondre à nos questions au festival des Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée cet été, en 2022.

 

∗∗∗

 

Photo des Une  © Yakup Naziff Yünlüel.




Poésie is not dead : Réanimation poétique jusqu’à nouvel ordre ! Entretien avec François M.

François M. est le créateur du collectif Poésie is not dead, fondé en 2007, qui est défini comme « un concept et un collectif polymorphe et protéiforme qui se veut être un rhizome entre la poésie contemporaine et les autres arts ». Poésie is not dead propose des actions autour de la poésie pour la « dé-livrer » des espaces institutionnels, où elle est très souvent « enfermée », et réservée à un public restreint, choisi. Les actions menées par ce collectif visent donc à porter le poème dans des espaces du quotidien, pour toucher un public non averti. François M.  a accepté de nous dire comment il apporte la poésie dans l'espace public, et surtout pourquoi, qu’est-ce qui a motivé sa démarche, et qu’est-ce qui fait que depuis des années il continue.

François M., qu’est-ce que Poésie is not dead ?
Poésie is not dead est un collectif, un espace de rencontre qui n’est pas le fait d'une personne ou d'un groupe, comme on a pu voir par le passé avec les mouvements d’ »Avant-Gardes » comme les Lettristes, les Dadaïstes, les Situationnistes, etc. C'est un groupe qui se modifie selon l'objectif que l'on souhaite donner à une création A ce titre, je m’inscris dans la notion d’Intermédia développé par Dick Higgins, co-fondateur de Fluxus et à la suite de mes amis du groupe Akenaton (Philippe Castellin et Jean Torregrosa). Les personnes qui sont alors susceptibles de le mener à bien varient. Pour une création donnée avec un point central/initial le « poème/poème », je m’entoure de « spécialistes », des poètes contemporains, des comédiens, des sculpteurs, des musiciens expérimentaux, dont la présence répond à l’œuvre que je souhaite créer… Donc, à ce titre, Poésie is not dead est un collectif, un « passe partout » dans des territoires du langage poétique à explorer. Je suis « un artiste d’artistes » comme disait Robert Filliou.

Quand ce collectif est né en 2007, je me suis rendu compte que nous étions enfermés dans des chapelles. Quand j'allais à des lectures de poésie j'avais l'impression d'être dans un petit milieu. Les gens se connaissaient, c'était sympathique par ailleurs, mais je ne me reconnaissais pas dans ces rencontres, dans cette manière de créer et de diffuser la « poésie ». J’ai été amené à évoquer cette question avec plusieurs jeunes éditeurs, notamment  à l'époque des amis qui géraient feu les éditions « Le Grand Incendie » et qui publiaient une revue qui s'appelait Pyro.

La Rimbaudmobile au Festival du Général Instin (6 juin 2014).

Autour de ces éditeurs et de ces jeunes poètes il y avait aussi des musiciens expérimentaux, des vidéastes. Nous avons alors créé ensemble avec Christophe Acker, Anne-Sophie Terrillon et Jean-Marc Wadel (T.V.La.S.Un.Or.) et Thomas Fernier (deux vidéastes et musiciens expérimentaux/improvisateurs et moi qui était un peu comme un « chef d'orchestre ») « Poésie is not dead ».
Il y a dans cette volonté « de sortir du cadre » une forte influence de nos goûts musicaux et artistiques imprégnés par le Rock, Punk et Post Punk. Nous invitions à l’époque des poètes pour diffuser de la poésie dans des lieux très divers, des lieux institutionnels ou pas. Nous avons commencé dans ma ville d'origine qui est Charleville-Mézières, au Musée Rimbaud, et à la médiathèque Voyelles. Puis, vivant à Paris, j’ai continué à développer des choses dans la capitale tout en continuant sur Charleville, puisque ma famille y vit toujours. J’ai ensuite étendu mes actions en dehors de Paris, et même de la France : à Marseille, à Bruxelles, et au Québec avec lequel j’ai un lien tout particulier. J’y ai fait une partie de mes études, mais j’y ai aussi rencontré le poète Jean-Paul Daoust. C’est lui qui m’a suggéré de créer un festival à Charleville-Mézières. C'était en 2006. En rentrant de Montréal je l’ai fait. Ce Festival intitulé « Les Ailleurs » a été l’occasion de créer des lectures performées de poésie contemporaine accompagnées de ces deux musiciens expérimentaux, et de créer et projeter des vidéos expérimentales pendant ces lectures. Les poètes rentraient dans cet univers assez « lynchéen » et ça crée une symbiose entre les différents arts. Nous avons vécu des moments  exceptionnels où nous avons pu susciter une très forte émotion autour de la poésie.

L'espace public est pour moi fondamental, j'ai toujours voulu sortir la poésie des institutions (officielles et alternatives). J'ai travaillé avec le Musée Rimbaud, avec qui je travaille toujours d’ailleurs (j’ai fait récemment une exposition de poétesses intermédia  autour de leur travail de poésies visuelle, action et sonore). A Paris, beaucoup de lieux comme la Bibliothèque Historique de la ville de Paris, La Galerie Satellite, Les Voûtes, des squats, et d’autres, me permettent de montrer, de faire écouter et d’offrir la poésie au public…

"Les confidents" : inauguration des 20 chaises-poèmes du jardin du Palais-Royal, 4 mars 2016.

Tu investis donc les espaces publics avec la poésie, que ce soit avec des images ou avec du son ? Quel type d’événement organises-tu ? Tu parlais des projections de poésie sur les murs de Paris pendant le confinement ? Mais quels autres types de manifestations organises-tu ?
J'ai la chance d'habiter un atelier en rez-de-chaussée avec en face un grand mur blanc. Pendant les confinements, tous les soirs, je projetais de la poésie contemporaine sur ce mur, donc tous les voisins regardaient. C’était un rendez-vous de quelques minutes à 19h56.
Nous avons également créé des œuvres plastiques écrites avec le sculpteur et ami québécois Michel Goulet, les chaises et bancs poèmes du jardin du Palais Royal qui sont là en permanence et permettent d’ancrer le poème dans l'espace public... Des poèmes sont inscrits sur le dossier des bancs-poèmes ou des chaises-poèmes, installés dans le jardin du Palais-Royal. Pour les bancs-poèmes, qui sont fixés au sol, nous avons inauguré à cette occasion deux allées que nous avons nommées l’allée « Cocteau », ou « Colette ».  Su cr chacun des banc il y a en recto un poème ou une citation de Cocteau  ou de Colette  et en verso une vers d’un poète/poétesse moderne. Chacun de ces poètes propose au public des univers bien particuliers/singuliers (de Bernard Heidsieck à Paul Celan dans l’allée Cocteau et de Marceline Desbordes-Valmore à Danielle Collobert dans l'allée Colette) qu’il est important de donner à voir et à entendre à un public non averti. En effet, dans le dispositif des chaises-poèmes en vis-à-vis rappellent les fameux confidents où on s'assoit à deux , propose en plus des vers gravés sur le dossier, un boîtier sonore central avec un sytème technologique de pointe permet de brancher des écouteurs et entendre de la poésie que nous changeons régulièrement. Donc à la fois de « poésie sonore » et à la fois de la « poésie visuelle ».
Je fais également aussi beaucoup de « poèmes peints » dans l’espace public avec des citations de poètes (John Giorno, Tristan Tzara, Rimbaud, etc.), avec une typographie qui est proche d'un artiste que j'aime beaucoup, qui est Jacques Villeglé.  Je suis assez proche de son fameux alphabet sociologique que j'ai retravaillé personnellement pour écrire des citations de poèmes que j’ai inscrits sur les murs, sur les rideaux de fer des magasins, sur le macadam  (avec la création d’une marelle poétique)! Ces inscriptions sont semi-permanentes car la mairie de Paris ne les efface pas toujours !!!!
Sans oublier la Rimbaudmobile créée il y a plus de 10 ans. C'est une voiture, une Citroën ami 8 de 1972 que j'ai récupérée dans le village de la ferme de la famille Rimbaud (à Riche), là où il écrit Une saison en enfer. Il y avait là cette voiture qui pourrissait sous une grange. Je l’ai achetée puis je l'ai faite réparer. 

Rimbaud Live(s) : Ma Bohème, "les cahiers de Douai", sur Disorder de Joy Division, Vidéo filmée à l'occasion des courts métrages "Les Cahiers de Douai". Idée du scénario et "comédien" : François M pour Poêsie is not dead Vidéo et Montage : Johann Kruzina Production : Smac Freddy Pannecocke Musique : Joy Division / Disorder Vêtements customisés Rimbaud et Poêsie is not dead par le street Artist Pedrô! et la brodeuse Anna La Fontaine. 2021.

J’ai installé sur le toit de cette Rimbaud mobile un mégaphone destiné initialement aux pompiers. Nous avons pu faire des road trips de poésie-action, nous avons diffusé de la poésie avec ce mégaphone qui porte à 3 km. Ensuite nous nous arrêtions pour faire une performance sur une place publique. J'espère reprendre ces actions prochainement parce que c’est très drôle ça touche énormément les gens ! Ils ouvrent les magasins, les portes, sont surpris !
Et qu'est-ce que ça fait d'offrir ainsi de la poésie aux gens qui passent, quel est l’effet produit ?
Petit, je n’ai pas eu la chance moi d'avoir accès à la poésie, aux livres… C'est un peu une revanche. Quand on prend le métro ou le train, et dans la rue, on constate que les gens sont absorbés par l’écran de leur téléphone.  L'idée c'est de les interpeler, de créer ce fameux « contre-flux » des situationnistes : les gens sont pris par leur quotidien, rythmé par le fameux « métro-boulot-dodo » (qui est un poème à l'origine). L'idée c'est de créer « une parenthèse poétique » dans ce cet espace qui nous enferme, et qui nous empêche de réfléchir, de voir la beauté du quotidien. Alors quand vous projetez un poème sur un mur les gens s'arrêtent. Ils sont complètement surpris, et même si ça ne peut pas toucher tout le monde, ça touche tout de même un large public. « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » disait Filliou.

Exposition Elle(s) : Poétesses Intermédia en France de 1959 à 2023, présentation des oeuvres exposées au Musée Arthur Rimbaud du 21 octobre au 27 Novembre 2022. AVEC : SUZANNE BERNARD, ILSE GARNIER, COZETTE DE CHARMOY, FRANCOISE MAIREY, AUDE JESSEMIN, MICHÈLE MÉTAIL, ESTHER FERRER, MAGGY MAURITZ, LILIANE GIRAUDON, CÉCILE RICHARD, CHIARA MULAS, EDITH AZAM, HORTENSE GAUTHIER, AC HELLO, MARIE BAUTHIAS, NATACHA GUILLER, CAMILLE D’ARC, GUYLAINE MONNIER, AZIYADÉ BAUDOUIN-TALEC, SÉGOLÈNE THUILLART ET ELSA ESCAFFRE UNE PROPOSITION DE POÉSIE IS NOT DEAD UNE EXPOSITION DE POÈMES CONCRETS, SPATIAUX, VISUELS, SONORES, ACTIONS ET NUMÉRIQUES

Quel est le pouvoir de la poésie ?
Je ne sais pas si la poésie a un pouvoir. Je crois que ce n'est pas son objectif premier. Avant tout elle doit créer de la beauté et de l'émotion, mais une émotion forte. Elle doit en quelque sorte percer la carapace dans laquelle nous sommes construits, toutes et tous, de par notre histoire personnelle et la société qui nous met dans des moules. Il faut essayer de casser ce cadre, dans lequel on est enfermés. Je ne pense pas non plus que la poésie ait une fonction politique. Elle doit avant tout créer de l'émotion, et j'ai pu constater que l’émotion peut changer vraiment la manière dont on appréhende le monde. Je ne prétends pas qu’elle change la vie des gens, mais la manière dont ils perçoivent la vie, oui. La poésie a été pour moi un élément déterminant. Au départ ce n’était pas le but recherché parce que nous voulions avant tout nous amuser, car nous nous inscrivons dans le mouvement post Fluxus notamment. Je suis très influencé par Robert Filliou. Et l’idée ce n’est pas d'imposer un message politique où de définir ce que doit faire, dire ou être la poésie. Je trouve que la poésie doit être apolitique bien au contraire. Mais elle doit avoir une un côté subversif par rapport au langage qui est souvent un outil de manipulation.

Poésie is not dead présente : Réanimation poétique jusqu'à nouvel ordre !!!!!! Dès le premier confinement en mars 2020, Poésie is not dead projette en vidéo et en son, les voix des poètes, après le couvre-feu, sur l'immeuble d'en face d'Ut Pictura Poesis (Studio des Poésies Expérimentales), rue de la Folie Méricourt, Paris 11.

Est-ce que ce n’est pas justement éminemment apolitique donc politique de sortir le langage de son emploi quotidien ?
Oui effectivement dès lors qu'on sort le langage de son emploi quotidien, mais dès lors qu’on ne fait pas toujours la même chose, on crée du sens, on questionne, on ouvre des voies. Comme un artiste, il faut toujours se remettre en question et remettre en question les représentations, on est toujours en « work in progress ». Mon ami Joël Hubaut le dit très bien, lorsqu’il constate qu’un texte évolue à chaque fois qu’il est dit.  Donc, le côté apolitique est également certainement politique mais ce n’est pas l'objectif premier, qui est cette nécessité  de casser cette carapace et cet enfermement dans lequel on est, grâce à l'émotion.
Est-ce que l'émotion nous rassemble et témoigne de l’existence d’un collectif humain ?
Oui, l'émotion, la beauté, peuvent effectivement rassembler, et, on le voit bien, elles ont un effet cathartique. Est-ce que la poésie crée un rassemblement de pensée, je ne sais pas, mais ce qui est certain c’est que la poésie crée une émotion, autre, singulière, différente de celle que nous procure nos téléphones cellulaires, le streaming, les plateformes, les réseaux dits "sociaux" ...

Vidéo-poème-action de Jean Torregrosa , membre d'Akenaton à Stefannacia (Corse) en 2019.

Mais est-ce qu’on peut affirmer que la poésie est un genre moins lu, moins fréquenté ?
Déjà est-ce qu'elle est diffusée ? Il y a aujourd'hui beaucoup de maisons d'édition, je crois qu'on n'a jamais autant publié, mais elle est peu diffusée parce qu'elle n'est pas économiquement viable. Donc vous avez des éditeurs qui sont soutenus par les instances publiques, par le CNL, par les régions ou autres… Vous allez dans une librairie, pas à Paris parce qu’il y a des librairies qui offrent des choses assez différentes, mais quand je suis à Charleville par exemple, dans la librairie Rimbaud, certes il y a un rayon Rimbaud, mais le rayon de poésie contemporaine fait 30 cm, et vous n’avez que la collection Gallimard !  Dernièrement j'ai repris avec mon ami Xavier Dandoy de Casabianca la revue Doc(k)s qui est la plus vieille revue de poésie expérimentale créée par Julien Blaine en 1976, qui avait été ensuite reprise par Akenaton (Jean Torregrosa et Philippe Castellin). Malheureusement Philippe nous a quittés il y a un peu plus d'un an. C’est une revue qui a été peu diffusée parce que non économiquement viable.
Les poètes sont un peu fautifs aussi car je pense qu’il y a une responsabilité collective : certains cultivent un côté hermétique de la poésie qui s'est mis en place, il y a eu un côté très individualiste… Même parmi les poètes expérimentaux certains restaient dans leur chapelle… Alors je ne sais pas pourquoi… Est-ce que c'est la peur de l’autre, est-ce que c'est le fait qu’ils attendent des subventions publiques… ?

Poèmes à la Criée : Macadam Poèmes/Poésie Action/Sonore & Performances - Rues de paris - Distribution de 1001 livres de Poésie de la bibliothèque de Jean-Pierre Balpe.

Personnellement j'ai mon indépendance, et je n'attends pas d'avoir une subvention pour créer, bien au contraire. Le seul qui nous aide aujourd'hui c'est Vincent Gimeno Pons avec le Marché de la Poésie. Il a toujours été présent. En dehors de projets très spécifiques comme l’exposition des poétesses à Charleville-Mézières au Musée Rimbaud cet automne, je créé et organise des performances, lectures, des éditions (vinyles, vidéos, livres/fanzines, etc) majoritairement sans argent et avec nos propres moyens, ce qui nous laisse aussi une totale liberté.
Est-ce que la poésie n’est pas, par ailleurs, confisquée, prise en otage, définie par une élite, un certain milieu ?
Oui effectivement je pense que beaucoup de poètes ne se reconnaissent pas dans ce que je propose dans l'espace public. Par exemple, l'ancien directeur de la collection Gallimard Poésie a refusé que nous citions certains poètes, quand nous avons créé en 2016 les chaises-poèmes (Confidents) avec Michel Goulet au jardin du palais Royal nous lui avions très respectueusement écrit pour demander le droit de citer Henri Michaux et Antonin Artaud. Il avait refusé alors que nous avions l'accord, notamment, des ayants droit, prétendant que ces chaises poèmes ne l’intéressaient pas. Réaction bizarre ! Nous avons ensuite compris pourquoi : ces chaises poèmes ont eu un grand retentissement et comme il n’était pas impliqué dès le début…L’Ego comme dit notre ami Ben Vautier.

Plus généralement on voit aujourd’hui un fossé qui s’est creusé entre des poètes ex soixante-huitards et les plus jeunes. Les plus âgés veulent vraiment garder le pouvoir : ce sont eux « la poésie », et surtout ce sont eux qui ont le pouvoir et la légitimité pour la définir. Proposer de la poésie dans l'espace public ce n’est pas assez noble pour certains qui préfèrent les « Maison de la Poésie »  ou les Musées.  Dire des poèmes pour le quidam de la rue ça ne les intéresse pas…
Dernièrement, le premier novembre, nous nous sommes beaucoup amusés, nous avons développé une performance dans les rues de Paris, intitulée « Poèmes à la Criée ». Comme effectivement la poésie ne se vend pas, j’ai récupéré la bibliothèque de poésie de Jean-Pierre Balpe, qui est un ami poète autrefois directeur du BIPVAL (Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne), fortement impliqué dans la revue Action poétique avec Henri Deluy et dont le dernier numéro est sorti en 2012, la revue datait de 1950 !!! Jean-Pierre avait plus de 1001 livres de poésie qu’il voulait donner.
Comme les bibliothèques n’en voulaient pas, et que personne ne voulait prendre tous les livres en même temps, j'ai appelé Jean-Pierre et je lui dis je viens chercher les livres avec comme objectif de créer une action avec ces livres, compte tenu de leur histoire singulière et cette histoire abracadabrantesque de les donner . J'ai pris ma camionnette et effectivement j’ai emporté les 1001 volumes, pour les donner. Et nous avons donc organisé cette action/déambulation poétique avec une quinzaine de Poètes et autres artistes (Julien Blaine, Ma Desheng, Patrice Cazelles, Guylaine Monnier,  Natacha Guiller, Etienne Brunet, Mickaël Berdugo, collectif Famapoil, etc) dans les rues de Paris, nous avons commencé Place Colette et la journée s’est terminée devant Shakespeare and Co avec différents arrêts (Ponts des Arts, Place de Furstenberg, Place St Sulpice, Hotel Beat, etc)  J’avais trois caddies de supermarché que j'avais récupérés et customisés, ils étaient tout doré et nous avons donné déjà 600 livres. Les gens étaient très heureux et vraiment réceptifs, français comme touristes étrangers, pendant que les actions/performances des poètes et artistes …. Il reste quatre-cents livres et nous allons organiser une autre action quand le temps le permettra. Donc si la poésie était mieux diffusée les gens en liraient plus.
En plus de ces actions, j’effectue depuis plus de deux ans aussi des interviews-actions de poètes, pour garder trace et une mémoire de la poésie contemporaine (Serge Pey, Julien Blaine, Philippe Castellin et Akenaton, Joël Hubaut, Esther Ferrer, Liliane Giraudon, Michel Giroud, par exemple), ainsi que des vidéos de lectures performance auxquelles j’assiste, tout ceci diffusé sur ma chaine YouTube…

Poésie is not dead - Jardins du Palais Royal.

Est-ce que les plus jeunes lisent ou écoutent de la poésie ?
Mais qu’est-ce que la poésie ? On ne peut pas la définir, mais pour parler de mon expérience, les jeunes qui ont eu accès à la rencontre humaine avec des poètes vivants ont été touchés, et ces rencontres ont été importantes.
A Charleville j’organisais des résidences à la maison Rimbaud pendant 3 semaines, avec un certain nombre de poètes qui venaient et allaient à la rencontre avec des collégiens ou des lycéens. Là dans cette rencontre avec ce qu’est la poésie, le langage, le texte, quelque chose s’éveillait chez ces jeunes. Le langage est toujours source d’interrogation pour eux. Donc il faut aller vers le jeune public, ils sont en attente ! Il faut diffuser la poésie et ne pas rester dans « l’entre-soi ».
Par exemple sur ma chaîne YouTube John Giorno a fait 18000 vues ! Ce qui est énorme pour la Poésie. Autre exemple : Bernard Heidsieck a fait la première partie d’un groupe de Rock à L’Élysée Montmartre, avec Vaduz ! Le public l’a applaudi. Donc arrêtons de nous flageller !!!
Donc il faut prendre des risques et sortir de sa zone de confort. La poésie demande à être criée, hurlée, parlée, pollinisée… Il faut aller à la rencontre des jeunes, du public…
Est-ce que pour les jeunes le Rap et la Slam n’est pas ce nouveau territoire poétique des jeunes ?
Si, bien sûr, ils peuvent être une entrée , un vecteur. Natacha Guiller par exemple, une des nouvelles voix de la poésie contemporaine, elle a commencé par le Slam ! Les nouvelles générations en creusant découvrent aussi l’oralité, les sonorités, la plasticité du poème également via les écoles d’art ! Quand on voit et et on entend des poètes contemporains comme Charles Pennequin ou Edith Azam, on ne peut être que surpris et les nouvelles générations y sont très sensibles… Il y a un « vrai » message derrière cette « poésie » qui surprend de prime abord. L’essentiel est que « la poésie n’est pas morte and poetry never dies » !!!  

Présentation de l’auteur




Carmen Penn Ar Run, Il y eut des jours… et autres poèmes

Il y eut des jours qui ne furent pas des jours
il y eut des nuits qui ne furent pas des nuits
car les jours s’évanouirent dans le vide
tandis que la nuit intensifiait leur chute
sacrifiant tout au silence.

L’âme, elle-même, louvoyait dans la vase
et les rêves stagnaient sans jamais parvenir
à atteindre le noyau terrestre où l’étoile
de cristal appelait de ses douze bras
la consonance humaine.

J’attendais l’algorithme du jour véritable
   la simplicité d’une barque affrétée par le ciel 
mais rien de désirable ne vint calmer
l’arythmie de mon horizon où seul le chant
de la mer sous le déploiement des vagues.
avec ma solitude se risquait à l'amble.

Je ramassais des galets polis à la perfection
ils étaient menus comme les cris que ma respiration
suspendait à la verticale de mes aspirations
    des dents de lait, pensai-je !

Dans ma folie d’écrire
les mots ne lèvent pas des cailloux
ni ne secouent la boîte des dents, petites
sur les consciences
tout n’est que mur de feuilles
et l’arbre est caduc - bientôt
il perdra son rideau vert -
peut-être verrons-nous, cet hiver
son œil pâle se fendre de milliers de fenêtres
pour peu qu'on ose considérer les vides.

Chaque feuille du décor
est à saisir telle que branche l’offre
qu’elle soit parfaitement configurée
ou que ses contours soient grignotés.
Le crayon de bois est plus tranchant
qu’un canif, il entaille l’écorce de l’âme
feuillage pour y graver des initiales - des jours !
Il consigne les existences
dans la persistance de la beauté

                            **

Celle qui a perdu la mer 

Je suis celle qui a perdu la mer et creuse le sillon.
Je suis celle qui contemple les nues et tisse des arcs-en-ciel.
Par l’alchimie du verbe je ressuscite mes sœurs,
les filles de Nérée,
et les séraphins transfusent leur ardeur.
C’est d’un même chant que s’élèvent nos voix
afin que vibre sur la Planète une imposition plus légère
     une lumière rayonnante et joyeuse
conçue                                         en terre plénière. 

                           ** 

Soir de novembre aux Sables d’Or

Glacial - le vent giflant sur la plage d’or -
et le sable grinçait        sous l’ivoire des dents
Souffle coupé et chardons bleus
au fond des gorges             ouvertes

La lune allumait les vagues déferlantes 
- une ligne de démarcation frétillante
entre la mollesse de la grève et la mer létale -
Dans la turbulence   la feinte de l’air      dure

L’homme plus fragile qu’un oyat de la dune
en terre noire ne peut aligner ses pas
ni choisir la voie qui résiste au vent
Il marche dos offert   à la pression de la bise

On entendait la plainte des amants naufragés
Vent et chant funèbre hurlaient leur tristesse

                                ** 

Psychose

Elle avait déchiré le voile et elle souffrait,
infiniment. Ses maux griffés dans le silence
d’une chambre de jeune fille troublaient son âme

Elle ne possédait de la vie que mille voix
qui la  hantaient, la laissant là sur le carreau
brisée, parmi les tesselles de ses rêves.

Seule, elle écrivait :

« Citadelle enflammée au bout du mirage...
Et l'avenir se retourne
Sur les pas de l'homme qui marche... »

N’oubliez pas l’enfant que le lait de l’existence
n’a pas nourri. Sa vie était de famine
et sa mort certaine. L’esprit avait fui la citadelle.

N’emmenez pas l’enfant, elle n’est pas oubliée,
elle dort dans la mémoire des vivants qui l’aiment,
son absence est un éveil que les pleurs trahissent.

Seule, elle dansait :

« Noé a brûlé son Arche
Et la jungle s'est faite reine
Au milieu des catacombes... »

Les songes qui l’habillent sont des parchemins
où s’égarent les élans de joie dans les suintements 
d’un monde déchiré de sauvagerie qui lui est interdit.

Étrangère à la jungle elle se pare de grâce,
s’excuse de ne pouvoir annoter à l’encre
du réel les signes qui chavirent son arbre de vie

Seule, elle pensait :

« Les ordures fleurissent par tous les temps
Et la dent arrache les pétales.
Pour manger l'âme hostie ! »

À la lisière de l’éternité je tends
des feutres de couleurs, dans l’espoir que fleurisse
une  thérapie douce, avant l’extinction des étoiles fragiles.

                                    **

Fenêtres ouvertes une nuit d’été

La pelouse compte sur ses doigts d'herbe
les étoiles que les rêves d'août étourdissent

Les fenêtres laissent courir dans la maison
l'énigme du sommeil. L'arbre s'en brouille

Les sons, les couleurs migrent dans la nuit
la vie serpente d'un nid d'hirondelle au cosmos

La transhumance résonne dans l'immobilisme

                                **

Les corbeaux

Les gouttes d’eau
sur les ailes des corbeaux
sont autant de boules de cristal
que la flèche des regrets amène
depuis nos nuits cataleptiques

On laboure le ciel
et s’envole l’âme des arbres
                            en paradis
On déracine le calvaire
ainsi se plantent les maisons
dans l’immobile
d’un espace bétonné d’ennui

et les vieilles routes s’oublient
au bout d’une impasse
tandis que la vie             cherche
sa voie autour des ronds points

Les gouttes d’eau labourent le ciel
et du miroir de son granit
le calvaire reflète un champ
que les corbeaux colonisent

                          **

Automne en friche

Elle a retourné la terre de ses sentiments
il ne reste plus rien de ses tourments
pas la moindre résurgence n’offre son accroche
à la lumière blanche du jour naissant.

Maintenant son jardin est devenu plage
où roule la joie, s’encoquille l’espérance
qu’il suffit de ravir – trésor à collectionner
puis à livrer aux caresses intemporelles.

Même celles du temps gris, celles du temps lourd
du temps à prendre comme il vient, comme il s’en va
comme on détresse ses angoisses, comme on agite
un mouchoir de rêve pour disperser ses larmes.

Sur la plage n’être que roseau sans racine
laisser nos pieds explorer les passions fertiles
les frissons remonter le long de notre tige
      une colonne où file l’énergie, aérienne.

Au-delà des nuages elle cueille la lumière
elle danse sur sa parcelle défrichée.
Où qu’elle s’aventure se coule un tapis
de sable blond comme l’or de l’automne.

Ne pas croire cette gymnastique facile
les coups de vent viennent amplifier la lame
au fond de laquelle trépide le dé de l’espoir.
Elle danse, simple graminée, sœur des oyats.

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Une maison pour la Poésie 1 : Annie Estèves — Maison de poésie Jean Joubert de Montpellier -

Annie Estèves, fonde à Montpellier avec le poète Jean Joubert et la libraire Fanette Debernard la « Maison de la poésie » en 2005. En 2010, La Maison de la poésie, devenue « Maison de la poésie Jean Joubert », dispose d’un lieu dédié et est soutenue par l’ensemble des collectivités. . Directrice artistique, Annie Estèves organise la programmation de cette entité essentielle au sein de l'agglomération montpelliéraine à laquelle elle offre des  rencontres avec les poètes et les éditeurs, des lectures, des performances, des spectacles, des ateliers et des expositions. A ce travail conséquent mené depuis des années pour défendre et porter la poésie,  Elle est responsable de la  programmation de la manifestation « Le Printemps des poètes » à Montpellier. Elle a accepté de répondre à nos questions, pour inaugurer cette nouvelle rubrique dans laquelle Recours au poème donnera la parole aux Maison de la poésie, qui, dans des agglomérations de diverses importances, sont ce lieu indispensable où la parole poétique vivante et incarnée s'offre à un public de plus en plus important.

Qu’est-ce qu’une Maison de la Poésie ?
Le mot « maison » a bien entendu de nombreuses connotations, nous retenons celles qui sont positives. Une maison pour la poésie est une reconnaissance de la place qu’elle peut occuper dans la cité. Ce n’est pas un lieu d’enfermement, mais un lieu de rayonnement. Un point de ralliement pour tous les amoureux de cet art qui ont envie d’œuvrer à sa diffusion.
Rappelons-nous que ce sont Pierre Seghers et Pierre Emmanuel qui sont à l’origine de cette idée, et qui ont implanté la première à Paris en 1983 sur la terrasse du forum des halles avant qu’elle n’intègre ce lieu merveilleux qu’est le théâtre Molière. Elle avait pour vocation de « promouvoir l’expression de la création poétique sans exclusion de genres, de formes esthétiques ou de pays ».
Auparavant, en 1975, au Centre Culturel de Rencontre de la Chartreuse à Villeneuve-lès-Avignon, Gil Jouanard et Marie Jouannic avaient créé une structure qui préfigurait les maisons de poésie, « La Maison du livre et des mots ».

Jean Joubert et Annie Estèves, association Maison de la poésie.

Celle que nous avons créée à Montpellier est un lieu dédié au partage et à la diffusion de la poésie, ouvert à tous, accessible et gratuit, doté d’une importante bibliothèque qui s’enrichit en permanence. Un haut lieu de l’écoute de la poésie, multilingue.
S’y retrouvent les poètes, les lecteurs de poésie, les éditeurs et revuistes, les amateurs de littérature, pour partager leur passion et la faire partager.
C’est aussi une structure culturelle, un organisme vivant, qui travaille avec de nombreux partenaires : médiathèques, musées, théâtres, galeries d’art, librairies, centres culturels.
Le rayonnement de la poésie et sa conjugaison avec les autres arts font partie intrinsèque du projet.
Tu diriges la Maison de la Poésie Jean Joubert à Montpellier. Peux-tu évoquer sa création, le lieu, et sa mission ?
C’est au cœur de l’Ecole, et au milieu d’adolescents, que la maison de la poésie a été rêvée.
Enseignante, passionnée de poésie, j’avais créé dans l’établissement où j’exerçais, un « atelier de pratique artistique poésie », qui marchait très fort, et j’invitais régulièrement dans mes classes des poètes, des comédiens, des artistes… J’ai fait venir Jean Joubert, poète que je rencontrais souvent dans une librairie du centre- ville de Montpellier, tenue par deux libraires merveilleux, Jean et Fanette Debernard, qui organisaient de fameuses rencontres avec les écrivains : Frédéric Jacques Temple, Jean Joubert, Max Rouquette, Jean Rouaud, Régine Detambel, Christine Angot, Camille Laurens, Marie Rouanet, Yves Rouquette,entre autres, fréquentaient le lieu.

Maison de la Poésie Jean Joubert.

Jean Joubert, qui se rendait dans quantité d’établissements scolaires, a été frappé par la connaissance et le goût de la poésie contemporaine chez mes élèves. Devenu parrain de l’atelier, il a entretenu avec ses membres une correspondance assidue et nous rendait visite fréquemment, par amitié. Hélas en 2003, Jean Debernard nous a quittés, la librairie Molière a fermé. Toute une époque disparaissait. C’est ainsi, au cours de nos discussions, avec Fanette Debernard, Jean Joubert, Frédéric Jacques Temple, que j’ai lancé l’idée de fonder, à Montpellier, un lieu dédié à la poésie. C’était un peu comme reprendre le flambeau des fameuses rencontres de la librairie Molière, et le prolongement du travail qui s’accomplissait dans les classes, où nous avions l’ambition de former des lecteurs.
Jean Joubert s’est laissé facilement convaincre, car il avait la passion de la transmission, et l’énergie d’un militant.
Jean, Fanette et moi, avec l’aide attentive de Frédéric Jacques Temple, avons construit le projet de créer un lieu dans lequel la poésie,  à cette  époque accusée d’élitisme, vivrait en permanence.
Une autre personne a joué un rôle très important : Jean-Pierre Siméon. Alors directeur artistique du Printemps des Poètes, il m’a invitée à venir le voir pour lui présenter le projet. Sans hésiter, il m’a accordé sa confiance et a tout fait pour que notre projet réussisse, notamment en constituant et en présidant un comité de parrainage pour convaincre les institutions et les collectivités.
Avoir eu l’estime, l’amitié et le soutien de ces personnes-là m’a donné la force pour entreprendre cette aventure.
Jean a mis sa notoriété, le respect, l’admiration et la bienveillance qu’il  inspirait partout et à tous, au service de cette cause. Les collectivités nous ont fait confiance, en nous accordant des subventions pour démarrer nos activités en 2006 : la ville de Montpellier, la Région, le département de l’Hérault, simultanément, nous ont aidés. Nous avons d’abord été nomades, mais accueillis chaleureusement dans les théâtres, notamment le Théâtre Jean Vilar, alors dirigé par Luc Braemer,  le conservatoire d’art dramatique, les médiathèques, les maisons de la culture, les musées.

Maison de la Poésie Jean Joubert, Printemps des Poètes 2021. Nul chemin dans la peau que saignante étreinte. Concert littéraire Jean D'Amérique et Lucas Prêleur Partie 3 : pour Alep et d'autres ruines.

La première soirée que nous avons organisée, lors du Printemps des poètes 2006, a été un coup de maître qui nous a fait connaître tout de suite : « Lectures de Frédéric Jacques Temple par Denis Lavant », au conservatoire d’art dramatique dirigé alors par Ariel Garcia Valdès. Dans la salle – comble-  se côtoyaient le jeune public enthousiaste des étudiants comédiens et le public, plus âgé, amateur de soirées littéraires. Quel beau mélange !
Puis, en 2010, grâce à Jean Joubert et à la volonté de Michaël Delafosse, alors adjoint à la Culture, aujourd’hui maire de Montpellier et Président de la Métropole, la Ville de Montpellier a mis un lieu à la disposition de notre structure. Un événement, un geste très fort, car rares sont les communes qui disposent d’un tel lieu. Jean Joubert a été très fier de voir ainsi la poésie prendre place durablement au cœur de la cité dans un lieu dédié.
Ce lieu, Le moulin de l’Evêque, situé en entrée de ville, appartient au patrimoine historique de la ville. Il a une capacité d’accueil de public de 50 personnes, un parking voitures à proximité, est desservi par 2 lignes de tramway, est tout proche de la médiathèque centrale Emile- Zola. C’est un très bel outil. Nous y développons notre programmation annuelle, et organisons des activités régulières : atelier d’écriture, permanences poésie, bibliothèque, activités d’encouragement à la création…
En 2012, lorsque le label « Ville en poésie » a été créé par le Printemps des Poètes, Montpellier a été la première ville à l’obtenir, pour avoir créé ce lieu, pour l’intérêt et le soutien que la Ville manifeste pour la poésie, et qui prend en compte la longue histoire d’amour entre Montpellier et les poètes : Valéry Larbaud, Paul Valéry, Francis Ponge, Max Rouquette, Frédéric Jacques Temple, entre autres, en ont fait « la ville des poètes », et cela continue aujourd’hui, car de grands poètes y vivent, et Montpellier foisonne d’associations et de lieux ouverts à la poésie.
Une ville qui accorde une place à la poésie, qui la reconnaît comme une composante à part entière du paysage culturel, c’est une chance.
Jean Joubert a été le président charismatique de notre structure, pendant dix ans. Il est décédé en 2015. Nous avons perdu un grand poète, un ami proche, un allié. Il reste notre figure tutélaire. La Ville a décidé, pour lui rendre hommage, de donner au lieu le nom de Jean Joubert, et notre association a alors pris le même titre.

Printemps des Poètes 2021. Habiter poétiquement le monde à la Maison de la Poésie Jean Joubert. Lectures par Maud Curassier - Partie 4 : Le monde contemporain - Laurence Vielle, JMG Le Clézio Philippe Jaccottet.

Les missions que nous nous sommes données sont multiples. Elles sont énoncées dans l’objet de notre association, rappelé dans notre bulletin d’adhésion : « Avec la volonté de diversifier et de mêler les publics, par un travail notamment en direction des jeunes, l’association propose, avec une ferme exigence de qualité, d’accueillir tous les mouvements, toutes les tendances et toutes les formes de poésie, pour « élargir le cercle du partage » et atteindre une vaste audience intergénérationnelle. Poètes connus du grand public ou découverts par les éditeurs et les revues seront bienvenus. Rencontres, lectures, mises en espace, spectacles, interventions, auront un point commun : la qualité des intervenants, pour que chaque moment de poésie soit exceptionnel. »
Nous avons une devise : « Exigence et diversité ». L’exigence, c’est le respect, pour tous ceux qui aiment la poésie ; la diversité, c’est l’ouverture au monde, aux langues, aux pratiques.
Comment fais-tu pour que ce lieu vive ? Est-ce que la Région ou la commune aident à sa pérennité ?
Les collectivités soutiennent unanimement nos actions, depuis le début.
Partenaires d’Occitanie livre & lecture, l’agence régionale pour le livre, et soutenus par le Centre national du livre, nous avons signé la charte des auteurs. Nous faisons venir des auteurs et nous les rémunérons ; pour cela, et pour la bonne marche du lieu, nous sollicitons les collectivités.
La Ville de Montpellier est notre soutien principal, puisque outre le lieu mis à notre disposition, nous sommes liés par des conventions de partenariat, pour la programmation annuelle, et pour celle du Printemps des poètes, avec les subventions afférentes. La Métropole intervient pour nos projets avec certains partenaires, comme le musée Fabre, ou le réseau des médiathèques. La Région Occitanie nous aide pour notre fonctionnement annuel et l’ensemble de nos actions. Le Département de l’Hérault intervient ponctuellement. Le  Centre National du Livre nous apporte une aide importante pour le Printemps des Poètes.

Maison de la Poésie Jean Joubert, Printemps des Poètes 2021, En mémoire de Frédéric Jacques Temple, lectures par ses amis poètes. James sacré lit "A celui qui marchait dans le soleil, à Taos" de James Sacré et "Westbound" suite extraite de Foghorn, de Frédéric Jacques Temple (Anthologie personnelle, Actes Sud)

C’est toute une équipe qui fait vivre le lieu !
Le fonctionnement de la structure est basé sur le bénévolat : nous n’avons pas de personne salariée, toutes les tâches sont accomplies par l’équipe de seize personnes qui composent le C.A. de l’association. Une équipe de passionnés et passionnées, en grande majorité des poètes, qui fait en sorte que la machine tourne à un niveau professionnel.
Chacun s’engage et s’implique : direction artistique,  gestion, atelier d’écriture, permanences poésie, catalogage et mise en valeur de la bibliothèque…Tout cela avec dévouement et humilité. Nous avons créé en 2017 un dispositif d’encouragement à la création, qui marche très fort, intitulé « Nouvelles Voix d’ici », piloté par un comité de lecture qui comprend 6 poètes. Des auteurs non encore publiés soumettent leurs écrits à ce comité. A chaque session, 4 sont sélectionnés et nous leur offrons la possibilité d’une lecture publique à la Maison de la Poésie, la chance de rencontrer un public, et peut –être, un lectorat.
Il existe aujourd’hui un collectif de Maisons de la poésie. Pourquoi a-t-il été créé ? Par qui ? A quelle nécessité répond cette entité ?
La Fédération européenne des Maisons de poésie, devenue Fédération des Maisons de poésie/ MAIPO/ réseau international,  a été créée en 2006
Elle réunit des structures françaises et francophones associatives ou professionnelles.

Printemps des Poètes 2021, En mémoire de Frédéric Jacques Temple, Jean-Baptiste Para lit le poème "Sud-Express" ( "Sud, Foghorn", Anthologie personnelle Actes Sud et La chasse infinie et autres poèmes, Poésie/ Gallimard).

Elle a pour mission « d’assurer l’existence, la préservation, le développement et le rayonnement culturel des maisons de poésie, par la mutualisation des informations, l’échange, l’aide à la diffusion, l’organisation de manifestations et toutes initiatives favorisant la promotion et la diffusion de la poésie dans tous les pays, en privilégiant les écritures contemporaines. Elle favorise l’émergence de nouvelles structures. »
Les structures membres, une vingtaine actuellement, se retrouvent, chaque année, au Marché de la Poésie à Paris. Nous pouvons faire le point, échanger, mettre en place des projets communs. C’est une tâche difficile car les situations sont très disparates, mais nous sommes animés par l’amitié et par le même désir de faire avancer les choses, c'est-à-dire, contribuer à changer l’image de la poésie aux yeux du grand public, la faire exister dans les médias, convaincre les institutions de la nécessité et de l’intérêt de créer des lieux dédiés.
Des réunions sont organisées au sein des structures membres, et nous avons été structure invitante pour des journées de travail  en 2013. C’est très important d’échanger, c’est le maître-mot de notre fédération. Un événement comme « Les poètes n’hibernent pas », basé sur une invitation réciproque entre une ou plusieurs maisons de poésie, est par exemple très fédérateur, et très inspirant.
La « rentrée littéraire en poésie » permet aussi un éclairage sur les productions éditoriales dans chaque région, et une meilleure visibilité de la création, et  de l‘action des éditeurs.

Maison de la Poésie Jean Joubert Printemps des poètes 2021, Aimantation de la voie de Jean-Marie de Crozals et Sylvie Fabre G. (éditions les Lieux dits) Lecture musicale avec Claire Menguy, violoncelle - Partie 2 : Passante dans la montagne, Sylvie Fabre G. Claire Menguy.

Quel genre de public accueilles-tu ? Est-ce que les plus jeunes viennent écouter de la poésie ?
Comme je l’ai dit, nous tenons beaucoup à la présence des jeunes, puisque le travail de formation des lecteurs a été à l’origine de l’idée d’une maison de poésie. Le public s’est diversifié au fil du temps, avec l’explosion de la poésie scénique et la forte présence des femmes poètes. Les générations se rencontrent, il y a un public jeune, connaisseur et novateur, emmené par les poètes de sa génération. Le travail mené en direction du jeune public : rencontres dans les établissements scolaires, accueil de classes au sein de la Maison de la poésie, porte ses fruits. Nous travaillons également avec l’Université Paul Valéry et la présence des étudiants est précieuse.
Et, fait très important, nous avons construit un partenariat avec le Cours Florent à Montpellier. De jeunes comédiens en formation viennent donner des lectures publiques et participer à des rencontres. C’est un apport considérable. Le travail de la lecture de poésie est un aspect particulièrement rare et difficile du travail de comédien et c’est encourageant d’en voir certains se passionner pour cela.
La Maison de la Poésie  a une longue histoire avec d’exceptionnels interprètes de la poésie avec lesquels nous avons travaillé dès le début et travaillons régulièrement : Denis Lavant, Robin Renucci, Jacques Bonnaffé…Ce sont d’immenses lecteurs et de fortes personnalités : quel bonheur d’entendre Denis Lavant dire Frédéric Jacques Temple, ou Jacques Bonnaffé partager la lecture avec James Sacré ou Valérie Rouzeau, Arthur H. construire une lecture avec James Noël, Robin Renucci lire Rilke devant des lycéens. Quelle générosité de leur part d’accepter de soutenir notre projet. Car la notoriété de ces artistes, forcément, amène un public à découvrir la poésie et à se débarrasser de ses préjugés.
Est-ce que les Maisons de la poésie contribuent à faire connaître des poètes, à diffuser et à faire lire de la poésie ?
C’est un de leurs objectifs ! Nous travaillons avec les libraires et les éditeurs. Le livre est toujours présent, toujours proposé lors des rencontres que nous organisons. Ecouter un poète, et pouvoir, tout de suite, se procurer son livre, cela fait partie du jeu, de la satisfaction immédiate d’une curiosité ou d’un intérêt ; la poésie circule, elle est vivante, il faut montrer la production. C’est aussi pour cela que nous avons créé l’événement « Rentrée littéraire en poésie », partagé maintenant par la MAIPO. Nous invitons fréquemment des éditeurs à venir présenter leur maison d’édition, entourés de plusieurs de « leurs » poètes.

Il faut dire aussi que nous sommes ouverts à toutes les formes. La lecture - rencontre reste la base, mais nous accueillons des performances, des lectures- concert, des lectures dansées, des spectacles, des formes qui proposent d’aborder la poésie autrement. Favoriser l’émergence de nouveaux auteurs est un acte important.
Nous invitons de jeunes auteurs pour lesquels nous avons un « coup de cœur », et que nous contribuons à faire connaître. Le dispositif « Nouvelles voix d’ici » a le même sens : c’est une opportunité offerte à de nouvelles plumes sélectionnées. Certaines font leur chemin, sont éditées.
En plus des lectures que tu organises, des poètes que tu invites, tu proposes des contenus audiovisuels. Peux-tu évoquer ces dispositifs particuliers ?
C’est une des rares conséquences positives de la période des confinements et de la fermeture des lieux culturels pendant la période des restrictions de la pandémie. Nous avons continué d’accueillir des poètes, « sans public présent ».
Nous avons fait appel à un cinéaste professionnel, Gérard Corporon, qui a réalisé de petits films, - on ne peut pas simplement parler de « captation » - dans de très bonnes conditions techniques. Jean D’Amérique avec Lucas Prêleur, James Sacré avec l’artiste Raphaël Segura, Sylvie Fabre et Jean-Marie de Crozals avec Claire Menguy, Estelle Fenzy et Alain Andreucci avec Claire Menguy également, le spectacle « Delta (s) » de Pierre et Fabrice Soletti, figurent ainsi sur ces vidéos.

Printemps des Poètes 2021. Lectures de poèmes de l'anthologie-manifeste habiter poétiquement le monde par la comédienne Maud Curassier, à la Maison de la Poésie jean Joubert - Partie 2 : Le monde post-romantique, Henry David Thoreau, Nerval, Emilie Dickinson.

Avec le musée Fabre, nous avons travaillé de la même manière, en réalisant les lectures concerts en video au sein du musée sans public, « Pour saluer Frédéric Bazille » par exemple, ou des podcasts « Saison contemporaine : Bloch, Bordarier, Arnal.
A quelle nécessité répond cette diffusion des événements que tu organises ?
Cela nous permet de constituer de précieuses archives. Nous avons reçu au fil des ans quantité de poètes merveilleux.
Hélas nous n’avons pas d’enregistrement, ni visuel ni sonore, des rencontres avec Yves Bonnefoy, Michel Butor, Franck Venaille, Yves Rouquette, Bernard Noël, Luis Mizon…Quel dommage.
Alors que la création de notre chaîne YouTube nous permet de voir et revoir les poètes que nous avons reçus, « sans public », lorsque les lieux culturels étaient fermés au public, pendant la période de confinement.
C’est vrai que le caractère unique et éphèmère de nos rencontres, s’il les rend précieuses, est également frustrant. C’est pourquoi la publication de textes sur notre blog, lors de l’hommage à Frédéric Jacques Temple au  Printemps des poètes 2021, qui a abouti à une publication en volume par les éditions Domens et Méridianes,  nous a également fait réfléchir à ce besoin de laisser des traces ou de donner un caractère pérenne à nos actions.

Et demain, la Maison de poésie Jean Joubert ? Que sera 2023 ?
Continuer, évoluer, innover !
Il y a des axes que nous allons garder, qui structurent la programmation annuelle, par exemple les grands événements littéraires : Les Nuits de la lecture, le Printemps des Poètes, la Comédie du Livre/ 10 jours en mai, ceux que nous avons créés avec la MAIPO : La rentrée littéraire en poésie, Les poètes n’hibernent pas. Egalement notre soutien et notre participation aux festivals de poésie : Voix vives de la méditerranée à Sète, festival de poésie sauvage à la Salvetat sur Agoût, festival Sources poétiques en Lozère. Il y a une présence permanente de nos actions dans le paysage culturel.

Printemps des Poètes 2021. Maison de la Poésie Jean Joubert. Lecture musicale de "Aimantation de la voie", de Jean-Marie de Crozals et Sylvie Fabre G. (éditions les Lieux dits) - 1ère partie : L'huis nu Jean-Marie de Crozals Claire Menguy, violoncelle.

Le partenariat que nous avons construit avec les musées, notamment le musée Fabre, et intitulé « La poésie au cœur des arts », est également très important : lectures concerts, déambulations poétiques au sein des expositions temporaires ou des collections permanentes. Ces formes rencontrent beaucoup de succès, et c’est un autre aspect de notre travail de sensibilisation à la poésie.
Nous allons reprendre le partenariat avec le musée Paul Valéry à Sète.
Construire des passerelles entre les arts, peinture, musique, arts visuels, est passionnant. Nous accueillons souvent des expositions sur nos cimaises.
Nous aurons également une présence forte dans le réseau des médiathèques de la métropole.
Nous sommes engagés dans le soutien à la candidature« Montpellier capitale de la culture 2028 » et cela donne de la force à notre dynamique.
Un grand projet qui nous tient à cœur se met en place, « les poètes traduisent les poètes ». Il irriguera l’ensemble de notre programmation 2023. Nous avons la chance d’avoir pour parrain de ce projet Jean-Baptiste Para, et de grands rendez-vous sont prévus. Nous mesurons l’importance de nos « alliés substantiels », et c’est exaltant.
Le mot « projet » fait partie de notre vie et de cet élan renouvelé qui nous anime.
La poésie est en perpétuelle transformation, les jeunes s’en emparent, et c’est formidable d’être au cœur de ces évolutions tout en garantissant l’héritage.
« Poésie, la vie future à l’intérieur de l’homme requalifié ».
René Char est toujours là pour y veiller.

L’équipe de la Maison de la Poésie Jean Joubert

Bureau :
Annie Estèves (présidente), Jacques Guigou, François Szabo,  Jean-Louis Kéranguéven, Pierre Manuel.

Responsables des activités :
Permanences poésie : François Szabo.
Atelier d’écriture : Patricio Sanchez.
Bibliothèque : Chantal Enocq, Anne-Marie Jeanjean,  Marie-Agnès Salehzada.
Nouvelles Voix d’Ici : James Sacré, Marie-Agnès Salehzada, Jacques Guigou, Christian Malaplate, Jean-Louis Kéranguéven, Olga Pinilla-Burguière.

Autres membres du C.A.
Caizergues Pierre, Debernard Fanette, Glück Michaël, Helme Danielle, Musiol Claire, Parra-Senault Manuelle.

JEAN JOUBERT

Poète, romancier, auteur de nouvelles, auteur de littérature jeunesse, cofondateur et Président pendant 11 ans de la Maison de la Poésie à Montpellier, Jean Joubert est  né à Chalette-sur-Loing (Loiret), en 1928 et décédé en 2015 à Montpellier. Son quatrième roman, L’Homme de sable (Grasset), fiction inspirée par la construction de la Ville de La Grande Motte, a obtenu le prix Renaudot en 1975.

Jean Joubert a reçu le Prix Antonin-Artaud pour Les lignes de la main (Seghers, 1955), le Prix Mallarmé en 1978 pour Les poèmes 1955-1975 (Grasset), le Prix Kowalski de la Ville de Lyon  pour L’Alphabet des ombres(Editions Bruno Doucey 2014). Son roman Les enfants de Noé (L’école des loisirs), a obtenu le Prix de la Fondation de France du  meilleur roman pour la jeunesse en 1978. Un recueil posthume, Longtemps j’ai courtisé la nuit, a été publié par les éditions Bruno Doucey en 2016. Cet ouvrage réunit le premier recueil publié par Jean Joubert en 1955 chez Seghers, Les lignes de la main, et un ensemble de textes épars envoyés à ses amis au fil des jours.

Jean Joubert.

Présentation de l’auteur




Entretien avec Guillaume Richez sur Géométrie du cri

Auteur de deux romans et de nouvelles, Guillaume Richez publie un livre de poésie qui s’ouvre sur une citation manifeste présente également en ouverture de son blog littéraire généraliste (Les Imposteurs) : « Je veux écrire je veux que mon écriture n’ait pas de sens je veux que mon écriture soit stupide. Mais le langage que j’utilise n’est pas ce que je désire et fabrique. C’est ce qui m’est donné. Le langage est toujours une communauté. Le langage est ce que je sais et c’est mon cri. » (Kathy Acker, Don Quichotte, traduit par Laurence Viallet – Éditions Laurence Viallet, 2010).

Guillaume Richez a accepté de répondre à quelques questions sur ce livre glaçant et brûlant, Géométrie du cri, et sur son expérience de l’écriture.

Isabelle Lévesque : Après deux romans et une imposante activité de critique, Géométrie du cri constitue ton premier livre en poésie. L’as-tu conçu comme un manifeste ?
Guillaume Richez : J’aime cette idée que Géométrie du cri puisse être lu comme un manifeste. Mais de quoi serait-il le manifeste exactement ? Cette impression de lecture est peut-être produite par les formes relativement brutes du poème. Je veux dire que j’ai, — et cela sans doute volontairement —, cherché à rendre visible l’expérience d’écriture elle-même, comme une horloge ou une montre dont le mécanisme est visible par transparence. Le poème est écrit dans cet effet de transparence. Voir le langage est devenu pour moi une obsession. Barthes parlait de maladie à ce propos mais il n’y a pourtant là rien de pathologique me semble-t-il.

Guillaume Richez, Géométrie du cri, Lanskine, 2022 – 106 pages, 15 €.

Je n’ai donc pas pensé Géométrie du cri comme un manifeste quand je travaillais sur ce texte. Pour tout dire, ce livre n’est même pas né d’une intention d’écrire. Je ne me suis jamais assis à ma table en me disant que j’allais écrire un livre de poésie. Tu mentionnes mes deux romans, le premier était une œuvre de commande, le second une sorte de défi que je m’étais lancé à moi-même. Aucun de ces deux livres n’était personnel, — et je ne dis pas cela du point de vue biographique —, mais dans leur écriture même. J’étais alors dans quelque chose qui relevait de l’imitation. Quand j’ai pris conscience de la vacuité du procédé, je me suis alors fixé pour règle de ne plus écrire si ce que j’écrivais pouvait être produit par n’importe qui d’autre. Il s’est donc écoulé une période assez longue durant laquelle je n’ai plus écrit, plus rien à part mes critiques publiées dans mon blog Les Imposteurs.
Néanmoins, j’avais un petit cahier rouge inutilisé dans un tiroir de mon bureau. J’ai toujours écrit mes textes au stylo. J’éprouve un plaisir très concret à remplir des pages vierges. C’est un plaisir simple, aussi simple que le plaisir que l’on prend à nager. Je veux dire que cela vient du corps. Que l’écriture vient du corps. Et parfois aussi d’éléments matériels tels que le stylo que l’on utilise et le papier sur lequel on écrit. Le format de la feuille, du cahier ou du carnet a une incidence directe sur la forme du texte sur lequel on travaille, un peu comme la qualité du bois que travaille un ébéniste. Nous travaillons avec des outils. C’est aussi simple que cela. Et nous aimons pouvoir toucher l’objet produit. Je crois me souvenir que c’est dans Les Mots que Sartre parle du plaisir de pouvoir toucher son livre dans une librairie. Johan Grzelczyk (qui a publié deux excellents ouvrages, Données du réel et Données complémentaires, aux éditions Ni fait ni à faire) m’a écrit pour me dire que Géométrie du cri était un livre qui venait du corps. On ne pouvait pas me faire plus plaisir.
Pour en revenir à l’origine de Géométrie du cri et à ce cahier rouge, j’ai d’abord commencé à travailler un récit. J’écrivais sans me donner de contraintes, et sans la discipline à laquelle j’avais dû m’astreindre lorsque j’écrivais mes deux romans. Je ne savais pas où cela me conduirait mais je savais ce que je ne voulais plus, à savoir, notamment, effectuer des recherches documentaires. Je voulais que tout vienne de moi, sans pour autant me situer dans l’autofiction, car il s’agissait alors d’une fiction. Après quelques mois je me suis rendu compte que plusieurs passages du texte se démarquaient nettement du reste. Ces fragments, qui n’avaient aucun lien apparent avec la partie strictement narrative, étaient bien plus intéressants que le récit lui-même. Je les ai donc extraits du cahier rouge pour les reproduire dans un carnet 13 x 21 cm (j’avais trois carnets offerts par ma plus jeune sœur et dont je ne m’étais jamais servi).
J’avais très peu de matériau au départ mais j’ai commencé à écrire en suivant cet axe de travail. Je dis axe même si le terme est impropre car rien n’était véritablement organisé à ce moment-là. J’écrivais quand cela venait dans l’un des carnets 11 x 17 cm qui m’accompagnent toujours lorsque je lis et dans lequel je prends des notes sur les livres en cours de lecture. Quand j’avais assez de matière, je retranscrivais les nouveaux fragments dans le carnet de plus grand format. J’ai ainsi rempli trois carnets de 80 pages chacun.

« J’avais trois carnets offerts par ma plus jeune sœur et dont je ne m’étais jamais servi. »

J’ai commencé à travailler le texte sur mon ordinateur lorsque le premier carnet était rempli. Un travail important a été effectué durant cette nouvelle phase d’écriture puisque je passais de fragments bruts à ce qui allait devenir poème. De nombreux fragments n’ont pas été retranscrits et sont restés en l’état dans les carnets. De même que beaucoup de textes du tapuscrit (il y a en fait plusieurs tapuscrits préparatoires qui suivent la chronologie des carnets 1, 2 et 3) ne se retrouvent pas dans le livre tel qu’il existe aujourd’hui.
I.L. :  Tu as placé en épigraphe un extrait du Don Quichotte de Kathy Acker qui prévient : « [L]e langage que j’utilise n’est pas ce que je désire et fabrique. C’est ce qui m’est donné. Le langage est toujours une communauté. Le langage est ce que je sais et c’est mon cri. » As-tu toi-même pratiqué ces techniques utilisées par la romancière américaine : citations, pastiches, cut-ups, emprunts divers ? T’es-tu fixé des contraintes pour ton écriture ?
G.R. :  C’est une citation qui s’est imposée à la fin du dernier cycle de relecture, lorsque je relisais l’ultime version du texte. Je l’ai également reproduite sur la page d’accueil des Imposteurs. Je l’aime beaucoup parce qu’il y a quelque chose de délicieusement provocant dans cette citation. J’avais envie d’en faire une sorte de bannière. C’est important ce par quoi l’on entre dans un livre. C’est presque un avertissement adressé aux lectrices et aux lecteurs. C’est réfléchi. De même que le choix de l’œuvre photographique d’Aurélie Scouarnec en couverture : un chemin qui se perd dans l’obscurité. Il faut accepter de suivre ce sentier pour entrer dans le livre. La photographie d’Aurélie est saisissante.

Pour être tout à fait exact, je ne suis pas certain que la citation soit extraite du Don Quichotte de Kathy Acker. Elle provient plus probablement d’une adaptation pour la scène de son livre. Je l’ai trouvée dans le livre d’Anna Kawala, Les Aventures d’Orphée Foëne à Dos Romeiros, paru chez Série discrète. Je l’ai recherchée dans Don Quichotte, que j’avais lu quelques années auparavant, mais sans la retrouver.
Pour répondre à tes questions, non je n’ai pas utilisé ces différentes techniques (citation, pastiche, cut-up) ni ne me suis fixé de contraintes. La règle était justement qu’il ne devait pas y avoir de règles ni de discipline d’écriture. J’ai déjà eu l’occasion de le dire, mais ce livre s’est vraiment écrit tout seul, pendant plusieurs mois, dans un état de bien-être profond. Je n’ai jamais rien forcé.
Il y a cependant eu deux étapes importantes dans le processus d’écriture. La première lorsque, à mi-parcours, j’ai décidé que si je devais (pouvais) aller jusqu’au bout, je voulais que ce soit un livre de poésie et non un recueil de poèmes. La différence m’importe beaucoup. La deuxième étape, c’est quand j’ai eu le titre. Je ne sais plus comment il m’est venu mais il s’est immédiatement imposé à moi. L’écriture du livre s’est structurée à partir de ces deux axes.
Je dis que ce livre a été écrit dans un état de bien-être absolu, et c’est le souvenir (très vif) que j’en ai gardé, sans doute parce qu’il venait après des années d’écriture avec contraintes. Mais bien-être ne veut pas dire que cette période, comprise entre janvier 2020 et août 2021, n’a pas été exempte de doutes. Écrire un livre de poésie représentait pour moi un objectif ambitieux qui me semblait parfois inatteignable. J’ai donc douté, évidemment. C’est là que Laure Gauthier a joué un rôle essentiel dans le processus. J’ai mené avec elle pour Les Imposteurs un très long entretien commencé en mars 2020 et qui s’est terminé en juin de la même année. Durant l’été 2020, je lui ai envoyé quelques poèmes extraits du texte en cours d’écriture. J’avais toute confiance en son jugement. Laure est également publiée chez LansKine et je pensais déjà adresser mon manuscrit à Catherine Tourné. Laure m’a encouragé à poursuivre. Ses encouragements ont été déterminants pour la suite.   
I.L. :  Certaines phrases, ou certains membres de phrases comme : « la pensée de viande crue de toi si morte la simultanéité du calibre et de la bouche » ou « criblé du silence minéral des parkings souterrains » viennent-ils de thrillers comme ceux que tu as écrits, Opération Khéops (J’ai Lu, 2012) et Blackstone (Fleur Sauvage, 2017) ? Ou as-tu simplement installé une ambiance froide et violente dans le poème ?
G.R. :  Non, il ne s’agit pas de citations qui proviendraient de ces deux romans (dont je n’ai pas gardé un très bon souvenir). Néanmoins, tu n’es pas la première personne à me parler de violence pour ce livre. Il y a très certainement quelque chose qui est à l’œuvre quand j’écris, quelque chose qui attire l’écriture comme une aimant, vers un pôle inconscient. Il est assez évident que l’écriture est pour moi liée à la mort. Mais je ne dis pas cela comme j’ai pu l’entendre de la part de certains écrivains qui se complaisent dans des sentences assez grandiloquentes qui relèvent du poncif (L’Écrivain et la Mort. Avec majuscules, évidemment). Quand je parle du lien avec la mort, je parle de l’impulsion première qui m’a poussée à écrire mon premier texte il y a plus de vingt ans. C’est à la suite d’un drame personnel, dont je ne souhaite pas parler, que j’ai commencé à écrire. Mes premiers textes sont inédits et n’ont d’ailleurs pas beaucoup d’intérêt, pas plus que les deux romans que tu évoques. Mais l’impulsion première était là. Et cela laisse sans doute des traces indélébiles.
I.L. :  Des personnages, un décor, des morts violentes… Peut-on parler de récit-poème, ou de poème-récit à propos de Géométrie du cri ?
G.R. :  Ton intuition est juste. Je dirais plutôt « récit par poèmes ». C’est une expression que je reprends (en la modifiant) à la poétesse québécoise Vanessa Bell qui me parlait, à propos d’un livre de Michaël Trahan, de « roman par poèmes ». La trame de Géométrie du cri est ténue mais il y a bien un fil narratif, tu as raison. Une histoire s’y déploie, poème après poème. Étrangement, si j’ai complètement abandonné le récit qui était à l’origine de l’écriture de ce livre, voilà que je suis revenu presque malgré moi à une forme narrative. Cependant, la narration est bien plus intéressante dans cette version car le lieu du drame est le langage lui-même. Tout ce qui se passe dans Géométrie du cri se passe dans le langage.

Guillaume Richez en Normandie (photo : Elias Richez)

I.L. :  La marque du temps est très spéciale dans Géométrie du cri : entre la première partie, « 18h31 (fig. A) », et la seconde, « 18h32 (fig. B) », il s’est écoulé une minute. Le terme « fig. » indique un état figé dans un dessin. Comme s’il s’agissait de présenter une situation avant l’événement (une mort ? un meurtre ?), puis après. Quelle est donc la place du temps dans ton poème ?
G.R. :  Ce que tu évoques fait partie de ce qui pour moi fait livre. J’ai précisé plus haut que je ne voulais pas que Géométrie du cri soit un recueil de poèmes, c’est-à-dire un ouvrage qui rassemble des textes écrits à une même période ou d’une même teneur formelle, mais bien un livre. Il m’a fallu plusieurs mois pour trouver dans quel ordre les différents poèmes qui forment le livre devaient se succéder. À chaque relecture je déplaçais les textes, plaçant celui-ci avant tel autre, etc. J’ai aussi supprimé des poèmes qui ne trouvaient plus leur place dans l’ensemble ainsi constitué.
La bipartition du texte s’est imposée après l’un des nombreux cycles de relecture et a donné cette structure solide que je recherchais dans mon propre texte. Car la structure était déjà là, enfouie sous plusieurs strates. Je n’avais plus qu’à la trouver. À partir de là, la répartition des poèmes entre la première et la seconde partie est devenue évidente. J’épinglais les poèmes les uns après les autres comme du matériel que l’on extrait d’un chantier de fouilles archéologiques. Je faisais une classification en fonction de la chronologie ainsi reconstituée. Il y avait ce nœud dramatique originel, cet instant, cette minute. C’est une conception du temps presque cinématographique.
I.L. :  Les lecteurs seront peut-être surpris de voir que les références faites à deux figures A et B, qui semblent renvoyer à deux schémas technologiques représentant l’état d’un même système mécanique à une minute d’intervalle ne renvoient à aucun dessin dans le livre. Pourquoi cette absence ?
G.R. :  L’idée de la figure provient, tu l’auras compris, de la géométrie. Mais le livre, ainsi que tu le fais remarquer, ne comporte aucune figure, aucun schéma additionnel, aucune planche d’illustrations, seulement la mention des figures A et B qui ne renvoient donc à rien de visible dans le livre, ce qui ne veut cependant pas dire qu’A et B ne représentent rien dans l’absolu du langage. Il y a donc un effet de disparition. Or la disparition, et le manque qui peut en résulter, sont au cœur du livre.
I.L. :  
« ce sont deux (1 + 1)
qui attendent
deux (1 + 1) qui
attendent »
L’addition « (1+1) » revient régulièrement. Mais on dirait qu’elle doit rester sans somme. Cela révèle-t-il l’impossibilité de faire couple durablement, au moins pour les deux personnages ?
G.R. :  Plutôt que de personnages, je préfère parler de voix. Géométrie du cri est un récit choral, un texte traversé par différentes voix, des flux de conscience. Je ne souhaitais pas créer des personnages comme j’avais pu le faire dans mes romans. C’est un élément de fiction que je trouve pénible parce que bien souvent les commentaires des lectrices et des lecteurs se concentrent sur cet aspect superficiel des livres alors que les personnages et l’histoire ne devraient être rien de plus que des prétextes à l’écriture. C’est du moins ce qu’en dit Echenoz. Et il a raison. Quand on peut se passer de ces prétextes, on peut aller vers une forme d’abstraction, se concentrer sur l’écriture elle-même.
Les lectrices et les lecteurs liront dans Géométrie du cri des additions, des soustractions, des multiplications de choses (« le soir + la pluie + l’arbre (fig. b) ») ou d’êtres (« je suis moi + moi ») qui ne sont pas censés s’additionner, se soustraire ni se multiplier. Et pourtant les calculs fonctionnent. Ils fonctionnent parce que tout se passe ici dans le langage.
Une dernière chose : je me suis aperçu lors de lectures publiques de Géométrie du cri que j’aimais beaucoup lire à voix haute mon texte et notamment cet extrait que tu cites. Cela ne fonctionne pas seulement sur le papier, en lecture « silencieuse », mais, — et peut-être encore mieux —, une fois projeté dans l’espace par une voix. Spatialisé. C’est comme si le son n’était plus que l’articulation d’un rythme.
I.L. :
« sur ta photographie
tous mes sentiments
sont à droite
l’inaudible nous tient lieu de regard
il était 18h32 après nous
qui avons manqué de regards
de voix noire
quel nom aura ton visage
après ma mort »
Si les fragments narratifs sont généralement à la troisième personne, la première intervient également. Cela peut d’ailleurs se complexifier avec une division du je : « (moi + moi) ». Jusqu’à quel point le je du poète peut-il être présent dans le poème ? Quelles sont donc les différentes valeurs de ce je ?

G.R. :  La réponse est dans le livre : « (Le je est une forme abstraite de la géométrie.) » Dans le poème, le « je » ne me représente pas plus que le « il » ou le « elle ». Quand je dis que Géométrie du cri est mon livre le plus personnel, il ne faut pas l’entendre en termes de biographie. Le poème est un autoportrait non-figuratif. C’est ainsi que je prononce mon visage.

 

I.L. :  Certains poèmes sont accompagnés d’une sorte de commentaire entre parenthèses. On lit, par exemple : « (Les nombres sont une éclipse du langage.) » Tu parles aussi de « la violence mathématique ». Le poète se présente  lui-même comme « un géomètre de parking souterrain ».
Tu affirmes que « le poème n’a / pas d’autre sujet que / la syntaxe ». Y a-t-il lutte ou concurrence entre les mathématiques (géométrie et algèbre) et la langue ?
G.R. :  Il y a plusieurs choses dans cette question. La syntaxe, en premier lieu. J’ai écrit « ils parlent avec de la syntaxe et des gants en latex ». C’est un vers important du poème, en prise directe avec l’écriture de Géométrie du cri. À l’origine, il n’y avait que des textes très fragmentaires de deux à huit vers, rarement plus. Le travail d’écriture s’est véritablement fait lorsque j’ai composé les poèmes sur mon ordinateur. Car il s’agit bien d’un travail de composition, de combinaisons, de montage. Je composais et recomposais les textes jusqu’à ce que cela fonctionne. Je veux dire comme un mathématicien en viendrait à conclure que ses calculs fonctionnent. Y a-t-il un modèle préexistant dont nous cherchons à nous approcher ? Un mystère à percer ? Pourquoi le modèle créé s’applique-t-il si parfaitement au réel ? Je pense ici aux modèles mathématiques appliqués aux nuées d’oiseaux et aux bancs de poissons, notamment le modèle de Vicsek.
Quand je parle du poète comme « un géomètre de parking souterrain », il s’agit là d’une allusion toute personnelle à ce que j’éprouve à l’égard de certaines constructions urbaines récentes. Je suis fasciné par certains lieux et bâtiments contemporains que je trouve beaux et majestueux. Il y a notamment, à Marseille, à quelques kilomètres de chez moi, une immense usine qui produit de l’acide amino undécanoïque. Elle s’étend sur 13 hectares. La nuit, de gigantesques néons éclairent les éléments qui composent la structure des différents bâtiments de cet imposant site industriel. Ce sont des milliers de tuyaux, de proportions incroyables, qui se croisent ou se superposent. L’ensemble est monumental. On peut imaginer que celles et ceux qui ont conçus ces bâtiments ne les ont pas pensés comme une œuvre d’art architecturale. Pourtant la monstrueuse beauté de l’ensemble est bien plus saisissante que certaines œuvres architecturales prétentieuses. 
Il y a quelques années, j’ai noté cette citation merveilleuse de J.G. Ballard : « Je crois à mes obsessions personnelles, à la beauté, à l’accident de voiture, à la paix de la forêt engloutie, à l’émoi des plages estivales désertes, à l’élégance des cimetières de voitures, au mystère des parkings à étages, à la poésie des hôtels abandonnés. » Il s’agit d’un extrait de son poème « I want to believe », publié dans la revue Science Fiction en 1984 et traduit par Jean Bonnefoy. Ballard est notamment l’auteur de Crash !, adapté au cinéma par David Cronemberg. Ce roman, très controversé, a pour sujet le corps des personnes victimes d’accident de voiture. Or, le drame au centre de Géométrie du cri est un accident de voiture. Il y avait donc sans doute là, en germe, quelque chose d’inconscient qui m’a ramené à Ballard.
I.L. :  
« cette fraction de moi
qu’est ton cri dans ma gorge »
« il a cette chose
arrachée à des bouches hurlées
des enfants morts-morts »
« il est impossible de crier le ciel »
Au sujet de son tableau Le cri, Edvard Munch écrivait dans son journal : « Je me promenais sur un sentier avec deux amis – le soleil se couchait – tout d'un coup le ciel devint rouge sang. Je m'arrêtai, fatigué, et m'appuyai sur une clôture — il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville – mes amis continuèrent, et j'y restai, tremblant d'anxiété – je sentais un cri infini qui passait à travers l'univers et qui déchirait la nature. »
As-tu pensé à ce tableau (avec les parallèles de la rambarde qui se rejoignent à l’horizon, la verticale qui le ferme à droite) pour ce poème ? Le cri de ta géométrie est-il un cri poussé ou un cri entendu ?
G.R. :  Ce cri, il est à la fois poussé et entendu. Géométrie du cri un récit choral, n’oublie pas, — donc le cri fait partie intégrante de la partition. Il est même très exactement central. Il est à la fois ce qui dissone et ce qui structure. Entre 18h31 et 18h32, il y a un cri. 
Et non, je n’ai pas pensé au tableau de Munch. C’est difficile de regarder Le cri. C’est une œuvre tellement vue et dupliquée que plus personne ne sait la regarder (y compris moi !). Si ta question porte sur les œuvres qui ont pu me nourrir, pour ce livre en particulier, je ne mentionnerais aucune œuvre picturale, uniquement des livres de poésie. J’ai été nourri par plusieurs textes pendant la première phase d’écriture, celle des fragments. Je suis allé vers des écritures qui déplaçaient des choses en moi. Beaucoup d’œuvres de poétesses et de poètes du Québec, des livres publiés chez Le Quartanier et Poètes de Brousse notamment. J’ai cherché ces textes non pas dans une démarche d’imitation (j’avais déjà expérimenté l’imitation, et la vacuité de la démarche m’avait complétement vidé moi-même), mais dans le but de repousser le plus loin possible ce que j’étais capable d’écrire.
I.L. :  Guillevic a écrit un recueil mêlant poésie à géométrie, Euclidiennes (Gallimard, 1967), dans lequel chaque poème accompagne une figure. Il fait dire à l’une d’entre elles : « Nous, figures, nous n’avons / Après tout qu’un vrai mérite, // C’est de simplifier le monde / D’être un rêve qu’il se donne. » Souscris-tu à cette affirmation ?

Soirée de lancement du livre - Librairie L’Ours et la Vieille Grille (Paris) - octobre 2022 (photo D.R.).

G.R. :  La simplification géométrique (« simplifier le monde ») me fait penser au minimalisme, et je pense surtout en disant cela au courant de musique correspondant et à ses figures majeures que sont Steve Reich, Philip Glass, et Arvo Pärt, ainsi qu’au compositeur post-minimaliste Max Richter. J’évoque cela parce que la musique me nourrit beaucoup, cependant, ce que j’ai cherché à faire avec Géométrie du cri ne va pas dans le sens de la simplification et n’a pas de rapport non plus, — ou pas consciemment du moins —, avec l’esthétique minimaliste ou post-minimaliste.
Géométrie du cri est le fruit d’expérimentations personnelles, non théoriques. Je ne suis pas un théoricien. J’adorerais l’être, cela dit. Publier des textes de théorie sur l’esthétique poétique, cela me plairait beaucoup mais ce serait bien prétentieux de ma part ! Je préfère les tâtonnements, les hésitations, les doutes, les coups de dés, les échecs. Toutefois, je dois reconnaître que mon activité critique, bien que réduite ces derniers temps, m’est néanmoins essentielle, car ce que j’écris dans mon blog Les Imposteurs est très étroitement lié à mon activité de poète, activité certes beaucoup plus limitée dans le temps (je ne suis poète que le temps que je consacre à l’écriture poétique).
Et je crois plus à l’abstraction qu’à la simplification. Mais en disant cela je ne voudrais pas pour autant que celles et ceux qui lisent cet entretien croient que j’ai cherché à produire un texte abscons. Je vais à nouveau citer Vanessa Bell qui explique très justement que cela n’a aucune importance si nous ne comprenons même pas la moitié d’un poème. Ce qui importe véritablement dans le poème ce n’est pas sa compréhension mais ce qui se passe quand nous le lisons, ce qu’il fait se mouvoir en nous, les mécanismes qui se mettent en mouvement, le fonctionnement de la langue dans un dispositif. Son fictionnement.
I.L. :
« j’ai oublié le mot qui a brûlé ma main
les doigts encore dans la froideur du poème
 mesurons la quantité exacte de finitude »
Feu et glace brûlent-ils de la même façon dans le poème ? Peut-on tout mesurer ? Le poème est-il aussi ironique que le sort ? Quelle sorte de jeu est la poésie ?
G.R. :  Le froid est l’un des principaux leitmotive dans le poème, la température exacte du poème. C’est parfois le froid du cadavre (la « bouche [qui] ne prononce pas son froid ») ou celui de la morgue. Sans oublier « les longues phrases qui refroidissent dans l’obscurité ».
Dans Géométrie du cri tout peut être mesuré (y compris le cri « bien mesurable ») : « mesure seulement le bleu et sa distance », « mesure la distance entre chaque mot », peut-on y lire. On retrouve dans ces deux vers l’impératif propre aux énoncés des exercices des manuels scolaires de mathématiques. J’aime leur concision parfaite. Ce genre de textes s’avère intéressant car leur fonction conative est a priori très éloignée de la fonction poétique du langage. Et pourtant, cette objectivité glaciale est fascinante. Il suffit d’effectuer un travail d’écriture par recomposition pour donner à ce matériau linguistiquement neutre une portée poétique.
La poésie peut-être un jeu, mais ce n’est pas ce qui est à l’œuvre dans Géométrie du cri. Pour moi la poésie est avant tout action dans le langage. Raison pour laquelle elle est intrinsèquement subversive. Les poétesses et poètes qui comptent le plus en ce moment à mes yeux sont celles et ceux qui sont de véritables activistes du langage.

Présentation de l’auteur




A comme Babel

A comme Babel est un ouvrage tout à fait réjouissant, par la profondeur de sa réflexion à la liberté rhizomique, qui nous mène comme son titre l’indique d’une lettre de l’alphabet, en l’occurrence celle du commencement et de la direction, à la grandeur démesurée que représente Babel, ou plutôt les Babels que sont tous les textes écrits et attendant d’être traduits.

Son auteur, Guillaume Métayer, à la manière des taupes (très bonne ouïe, odorat développé), creuse douze galeries sous des idées conçues superficiellement, retourne entièrement le jardin et nous entraîne à examiner le contenu de chaque vers et motte de mots de très près pour en détecter les moindres mouvements. Sans oublier que son humour à tout casser fait trembler les étagères pleines d’obstinations, de principes et de parti-pris des traducteurs. Il est universitaire, et déplore et moque la détestation nourrie par certains poètes à l’égard de chercheurs comme lui, dont le travail de réflexion excavateur « prolonge le plaisir, l’approfondit, l’intensifie, le rend polygonal, abyssal » (p. 62). Toutefois, il avoue que la pratique, en pratique, quand on a les mains dans la pâte donc, dépasse la théorie car elle vient avant elle, du moins d’après ce que j’ai compris.

Personnellement, je travaille comme traductrice technique depuis mon année de Licence d’anglais (qui remonte à il y a un quart de siècle ou plus) et comme traductrice littéraire depuis quinze ans, ce qui est peu, en termes de livres publiés, c’est pourquoi je me permets de leur rajouter la vingtaine d’années durant laquelle je m’efforçais de traduire mes propres textes littéraires d’une langue à l’autre, pour les proposer à des revues littéraires des divers pays où j’ai vécu (même si j’ai toujours été très mauvaise à cet exercice, aimant sans doute trop mes vers pour bien les traduire, l’amour rendant aveugle, comme on le sait), et la décennie durant laquelle je traduisais des textes pour les étudiants de mes cours de langue et de littérature (et la grande joie que c’était que de commenter ensemble mes renditions imparfaites).




Guillaume Métayer présente A comme Babel, Traduction, poétique, préface de Marc de Launay, La rumeur libre Editions, coll. Raisons poétiques 2020 ISBN 978-2-35577-194-1 96 pages 16 €.

Malgré cela, je n’ai jamais rien entendu à tout ce qui concerne les « théories, approches et orientations » de la traduction littéraire, car à part les cours de thèse et version suivis pendant mes études universitaires, qui, j’ai honte de l’avouer aujourd’hui, n’étaient pas mes cours préférés, je n’ai pas fait d’études de traductologie, ayant tout appris sur le tas, chemin faisant, les mains plongées dans le cambouis des mots et pas dans les livres de théorie. Pour cette raison, j’ai toujours décliné les invitations de m’exprimer sur un travail de traduction en cours, me sachant incapable de théoriser ma pratique : je pense savoir traduire, j’ignore comment enseigner l’art de la traduction, ou comment en parler, je ne sais pas quels termes donner aux choses que je fais.

Guillaume Métayer présente A comme Babel, Traduction, poétique, préface de Marc de Launay, La rumeur libre Editions, coll. Raisons poétiques 2020 ISBN 978-2-35577-194-1 96 pages 16 €

Par exemple, A comme Babel m’a appris qu’il existe ce qu’on appelle la traduction « juxtalinéaire », et que moi j’appelle tout simplement premier jet ou première mouture, et qu’elle n’est jamais juxtalinéaire en fait, mais « toujours déjà une esquisse d’interprétation » (p. 36), la preuve étant que nous y revenons souvent, à cette première impression, « presque autant qu’au texte originel », nous dit Guillaume Métayer. Ainsi, je traduis depuis un certain temps mais je ne sais toujours pas parler de ce que je fais, heureusement, il y a des traducteurs comme Guillaume Métayer pour m’aider à mettre des mots sur ce merveilleux travail.

Podcast : A comme Babel. Episode 1, proposé par Guillaume Métayer Avec aujourd'hui : Jean-Baptiste Para.

En lisant A comme Babel, je me suis rendu compte que les descriptions pas à pas de Métayer, agrémentées de commentaires colorés et pleins de spontanéité, correspondaient à ce qui se passait dans ma tête pendant que je traduisais ; bien sûr, comment aurait-il pu en être autrement, nous faisons le même travail et nous confrontons peu ou prou aux mêmes questions (sans compter les anecdotes qui parsèment nos journées). En effet, je me suis demandée, comme Métayer avant moi : dans quelle mesure la première mouture de ma traduction est-elle bonne ? Faut-il se méfier des adverbes en -ment ? Dois-je vraiment traduire la rime ou ai-je raison de la bouder ? Dois-je trouver le moyen d’expliquer, d’interpréter ce vers obscur en le traduisant ? Pourquoi suis-je en train de traduire un si mauvais poème et dois-je le restituer avec ses faiblesses ou succomber à la tentation de le fertiliser un peu ? « Bien plus souvent qu’on ne le dit, le traducteur fait mieux que l’original, ne serait-ce parce qu’il doit, par sa traduction même, légitimer son choix : impossible qu’il ait traduit quelque chose d’aussi plat » (Métayer, p. 87). Que faire de strophes contenant des vers bien trop longs ou bien trop courts par rapport à ceux qui les entourent ? Est-ce que j’ai le droit de traduire comme une cleptomane en me servant dans des phrases connues de la littérature française ? Dois-je traduire l’intégralité des poèmes de ce livre ou seulement ceux que je pense être les meilleurs ?




Podcast : A comme Babel, Episode 2, proposé par Guillaume Métayer, avec Mireille Gansel.

Je suis traductrice parce que je doute, profondément. Traduire égale choisir.

« L’ignorance, le risque d’erreur, la crainte de ne pas comprendre, de ne pas savoir « rendre », c’est le quotidien. […] Plus je traduis, moins je sais ».

Corinna Gepner, Traduire ou perdre pied, La Contre Allée, 2019 (p. 21 et 27).

Heureusement, Guillaume Métayer, avec A comme Babel, calme de façon momentanée mes hésitations, du moins en ce qui concerne l’ultime question, en disant qu’« intégral rime avec inégal » (p. 49), et quand il s’agit non plus de recueil mais des poèmes complets d’un auteur,

traduire l’intégrale […] permet d’observer au plus près l’incroyable évolution de l’écriture poétique […], ses hauts et ses bas, ses silences brutaux, ses prolixités soudaines, ses mille essais, tâtonnements, passages d’un genre, d’un ton à l’autre, d’être confronté à l’énergie inouïe d’un verbe poétique toujours en quête de lui-même. Et pour le traducteur, quelle aubaine ; c’est une occasion unique de sortir sa palette, ses pinceaux, ses fusains, de s’exercer sur tous ces styles contrastés. […] Quelles académies ! Quelle école ! »

Guillaume Métayer, A comme Babel, La rumeur libre, p. 50.

Je rejoins tout à fait Métayer dans cette dernière phrase, la traduction a toujours été pour moi une école, je n’ai de cesse de le répéter : elle est non seulement une école de traduction mais aussi d’écriture, et de vie. J’y ai appris à écrire avec ou sans contrainte, des vers libres et des vers rimés ; à décrire de façon précise et originale les êtres humains, les animaux, le ciel, la mer, les variations climatiques ; à vivre au sein de milieux, de cultures, de lieux et d’époques divers ; à braver les tempêtes, les tentacules de la détresse, de la dépression, du suicide et de la mort ; à jouer au flipper, à grimper dans les arbres, à nager avec des baleines, à piloter un avion, à conduire un camion, à bêcher un jardin, à construire une maison, à décortiquer un homard, à butiner une fleur, à chasser et même à tuer ; à danser et à chanter juste ou faux ; à aimer passionnément hommes, femmes et enfants pour ce qu’ils sont ; à écouter tout ce qui « fait son et sens à la fois » (Métayer a dit cela au sujet de la rime p. 55) ; à être folle et à être philosophe ; à parler d’autres langues ; à mieux lire Shakespeare – que je cite en exemple pour la simple raison que je tombe souvent sur lui quand je traduis des poèmes écrits en anglais – et à mieux lire tout court.




Podcast : A comme Babel, Episode 3, proposé par Guillaume Métayer, avec Marc De Launay.

Bref, traduire m’a appris à lire tous les signes du texte, qui sont aussi des signes de vie, de ce qui le rend vivant, et qui renvoient à la vie elle-même, et au monde en entier, car traduire ou écrire en oubliant de vivre c’est comme essayer de vivre sans respirer : on ne va pas très loin. Traduire m’a rendue curieuse de choses de la vie et du monde qui n’auraient, sans la traduction, jamais croisé mon chemin, et m’a souvent entraînée à aller chercher comment ça marche au-delà des dictionnaires et des encyclopédies, soit comment vivre un peu autrement, un peu en dehors de ce que je suis ou crois être. Traduire c’est lire les signes, du plus petit au plus grand, et « c’est un suprême bonheur ! » (p. 86), comme Guillaume Métayer le sait.

Il parle de « geste » (p. 67) pour désigner les opérations que l’on effectue en traduisant, rappelant ainsi que la traduction est physique autant qu’elle est intellectuelle, une danse ou un corps-à-corps avec le texte, en somme. Et Métayer, en plus d’affirmer poétiquement qu’« un vrai traducteur doit ouvrir le poème comme un fruit, mangue ou grenade, et offrir au lecteur une substantifique interprétation » (p. 68), s’est aussi représenté les résultats de ses choix traductifs dans un espace spatial, « comme un mobile de Calder » fixé au plafond, par exemple (p. 67), ce qui m’a laissée bouche bée d’admiration. Je n’avais jamais vu la traduction sous cet angle-là, même si j’aurais dû, sachant combien elle est indissociable de tout ce qui lui est externe, du monde des vivants et des morts, de la créativité, et du corps : « Traduire est un sport. Traduire, c’est l’écriture à deux », conclut Métayer dans le douzième et dernier chapitre  de son livre (p. 86).

Pour terminer ce petit éloge très (trop ?) subjectif de A comme Babel, un ouvrage à la fois érudit et drôle, convaincant parce qu’autobiographique, je dirai tout simplement que sa lecture m’a permis de comprendre que la théorie ne peut fonctionner sans l’apport d’exemples précis, qui lui sont vitaux, et qu’elle concerne davantage la description et l’illustration des problèmes rencontrés en traduisant que l’imposition et la prescription de certains systèmes ou règles à suivre, et que, tout comme l’universitaire et le théoricien n’ont pas à être pédants ou dogmatiques, la théorie ne l’est pas forcément non plus, selon comment elle est livrée et combien elle est ancrée dans la vie.

Guillaume Métayer, avec A comme Babel, nous a laissé entrer dans sa tête et quand il se la gratte, on fait pareil, quand il rit, on rit, quand il croit au miracle et au dieu de la traduction, on y croit également. La traduction, l’écriture et la lecture à deux, in fine.

Je vous laisse avec ses phrases si belles sur la rime, son amoureuse, sa « plus belle des maîtresses » :

Un vrai travail de métaphore. Et de cigale à la fois. Par ce simple accord elle nous donne à voir les abîmes de sens qui séparent les choses les plus proches à l’oreille, y jette des passerelles inattendues. Elle est un subtil anti-Cratyle (médicament non remboursé). Certes, il lui arrive aussi, tout au contraire, de mettre en lumière l’existence d’étonnantes convergences du son et du sens, et donc de renforcer l’illusion d’un lien naturel entre les noms et leur signification. Elle pointe ainsi ces moments où les mots d’une vieille langue finissent par se ressembler comme les vieux amants. Elle seule, à la manière géniale de tel cerveau d’autiste, sait aussi bien classer et faire ressortir ces connivences profondes.




Présentation de l’auteur




Reha Yünlüel, rehaïku, et autres poèmes

rehaïku V

toplu şiir yazmak
nasıl bir suçtur ?
:
cocuk suçu

 

rehaïku IX

şâir dediğin nedir ki ?

bir ağaçtan bir ağaca
ibret-i âlem için
asılan salıncak

 

rehaïku XX

Röne Şar’a ve Paskal’a

en civcivli yerinde
hançerden keskin
bir fırtınanın,
sapına,
hançerine kadar
saplanmış bir kuşun
senin için
hep üşüdüğünü

rehaïku V

écrire un ball’ade en commun
où est le crime ?
:
des mineurs co-accusés

 

rehaïku IX

mais qu'est le poète ?

une balançoire
qu'on pend entre deux arbres
pour servir d'exemple au monde

 

rehaïku XX

pour René Char et Pascale

tu le verras,
au plus fort de l'orage
plus tranchant qu'un poignard
l'oiseau perce
de sa lame
poignardé à son manche
jusqu'à la garde
et frissonne toujours
pour toi

rehaïku V

Eine Ballade zusammen zu schreiben
wo ist das Verbrechen :

minderjährige Mitangeklagte

 

rehaïku IX

Was ist aber der Dichter ?

eine Schaukel
die man zwischen zwei Bäumen hängt
und als Beispiel für der Welt zu dienen

 

rehaïku XX

für René Char und Pascale

Du wirst es sehen
mitten im stärksten Gewitter
schärfer als ein Dolch
bohrt der Vogel
mit seiner Klinge
an seinem Griff geheftet
und zittert stets
für dich

 

Extraits de Rehaïkus  (avec les illustrations de Firuz Kutal), Editions du Petit Véhicule, Nantes-2022, pp. 10-11, 16-17, 26-27. Traductions : Belkis Sonia Philonenko et Pascale Gisselbrecht avec la complicité du poète ; Übersetzung Marc Chaudeur.

 

∗∗∗

-cauchemar mouvant-

sablier dans la main
nous les statues de sable
passons toutes nus dans ce désert dévorant
qui était une belle plan’te d’antan
à son chevet un vieux cercle vicieux maintenant 
migrant pas à pas grain à grain
sabliers dans le sablier
trou dans le trou
tombons par cette porte noire
sans nous en rendre compte
en ribambelle
telle une étoile filante qui s’abat
dans un cendrier teinté
nous les statues de sable
consciemment inconscientes
vert désormais
est une couleur oubliée
sauf pour la moisissure sauf pour la mort
pas un chat pas un insecte
l’horizon est un sanctuaire
un abîme un immense cimetière
tout calciné
la terre est une belle pierre brulée
par cette crème solaire
jusqu’à en être consumée

savourons la fumée !

 

∗∗∗

Retour à la ligne, poème de Reha Yünlüel  lu par le poète-philiosophe Philippe Tancelin.

∗∗∗

instantanés de vie sans hobby, sans phobie, sans toutou, ("instantanés de vie sans hobby, sans phobie, sans toutou") poème de Reha Yünlüel lu par le poète-philosophe Philippe Tancelin.

Présentation de l’auteur




Constantin Cavafy (1903), Les Fenêtres, Joseph Brodsky (1963), Fenêtres

Introduction et traduction de Chantal Bizzini

LE POÈTE, LES FENÊTRES ET LE MONDE

Cavafy et Brodsky, étonnante alliance de deux poètes aux destins dissemblables, ayant vécu dans des pays éloignés, et écrit en des moments différents1.

Nous entrons, par leurs poèmes, dans un espace où le temps est arrêté. Un intérieur, une intériorité, éloignés du monde par l'absence d'ouvertures ou l'avancée de la boue, de la pluie et de la nuit. Les fenêtres de Cavafy lui demeurent introuvables, celles de Brodsky sont comme d'un camp retranché. La menace d'une tyrannie pèse. Celle de la lumière qui pénètre partout et met tout à jour, ou de la boue, alliée à la pluie et à l'obscurité, qui recouvrent tout dans leur lent glissement.

L'être de Cavafy erre dans l'obscurité à la recherche de fenêtres, dans l'espoir d'une consolation, d'une solution. Puis il renonce à se laisser aveugler par la lumière d'une révélation terrifiante, et accepte le destin d'un Dédale ou d'un Minotaure, enfermé dans son labyrinthe.

Les fenêtres de la maison de Brodsky ouvrent au dehors, sur des assaillants informes. À l'intérieur, les choses prennent vie dans l'obscurité qui vient. Ces choses s'apprêtent à livrer bataille contre la boue envahissante, contre la pluie et la nuit. L'homme n'y participera pas. Ce vieil homme, aveugle déjà, puisqu'il ferme les yeux, voit le monde, si loin qu'il n'est qu'un songe, se refléter sous ses paupières closes.

Constantin Cavafy (1927) © CC/Cavafy Archive Onassis Foundation.

Cavafy et Brodsky créent un monde qui a ses lois propres et dont ils sont à la fois présents et absents. Où se cachent-ils et pourquoi ? Leur peine semble s'atténuer dans une confession proche d'un art poétique. Il s'agirait, peut-être, de transcender les souffrances de la pleine conscience de soi. Conscience qui, comme le dit Walter Pater, apparaît comme une forme de nécessaire incarcération. 

toute la portée de l'observation est rapetissée dans la chambre étroite de l'esprit individuel. L'expérience, déjà réduite à un groupe d'impressions, est encerclée pour chacun de nous de ce mur épais de personnalité, à travers lequel aucune voix réelle n'a percé pour se faire un chemin vers nous, ou nous mener vers ce dont nous ne pouvons que supposer être dénués. Chacune de ces impressions est l'impression que l'individu se fait dans son isolement, chaque esprit gardant comme en prisonnier solitaire son propre rêve d'un monde.

Pater, W., La Renaissance: études d'art et de poésie (1873).2

C'est en cherchant à surmonter l'aliénation décrite dans des poèmes comme "Les Fenêtres"3, que Cavafy s'attachera, par ses vers, à élever l'Alexandrie mythique des Ptolémées. Lorsqu'ainsi sa ville aura acquis une valeur esthétique, il pourra enfin la regarder, l'aimer4. La perte sera compensée alors par la recréation du passé. Nous touchons au tragique à la charnière du poème, lorsque l'espoir se mue en acceptation de la perte, due à la propre incapacité du personnage ou du poète.

Dans son élégie moderne ni subjective, ni autobiographique, Brodsky pose peut-être un post-scriptum à un désastre5. Ayant, lui aussi, perdu le monde, il le garde, comme un trésor de mémoire, et se résigne à un combat qu'il ne livrera pas.

Joseph Brodsky.

Ces deux poètes semblent s'être emmurés loin d'un monde d'après l'Apocalypse, loin d'une civilisation qui s'est détruite elle-même.

∗∗∗

Les Fenêtres, Constantin Cavafy (1903)

"Τα Παράθυρα", Κωνσταντίνος Καβάφης (1903)
(Από τα Ποιήματα 1897-1933)

Σ’ αυτές τες σκοτεινές κάμαρες, που περνώ
μέρες βαριές, επάνω κάτω τριγυρνώ
για νά ’βρω τα παράθυρα. — Όταν ανοίξει
ένα παράθυρο θα ’ναι παρηγορία. —
Μα τα παράθυρα δεν βρίσκονται, ή δεν μπορώ
να τά ’βρω. Και καλύτερα ίσως να μην τα βρω.
Ίσως το φως θα ’ναι μια νέα τυραννία.
Ποιος ξέρει τι καινούρια πράγματα θα δείξει.

"Les Fenêtres", Constantin Cavafy (1903)
(Tiré de Poèmes 1897-1933)

Dans ces pièces obscures, où je passe
des jours oppressants, j’erre sans trêve
pour trouver les fenêtres. – En ouvrir
une me serait consolation. –
Mais les fenêtres sont introuvables, ou bien je ne puis,
moi, les trouver. Et mieux vaut peut-être n’en pas trouver.
La lumière serait une tyrannie nouvelle.
Et qui sait ce qu’elle révélerait d’inconnu.

Photographie de Chantal Bizzini.

∗∗∗

Fenêtres, Joseph Brodsky (1963)

 

 

Joseph Brodsky à la fenêtre de son appartement de Leningrad, en 1963.6

"Окна", Иосиф Бродский (1963)

Дом на отшибе сдерживает грязь,
растущую в пространстве одиноком,
с которым он поддерживает связь
посредством дыма и посредством окон
Глядят шкафы на хлюпающий сад,
от страха створки мысленно сужают.
Три лампы настороженно висят.
Но стекла ничего не выражают.
Хоть, может быть, и это вещество
способно на сочувствие к предметам,
они совсем не зеркало того,
что чудится шкафам и табуретам.
И только с наступленьем темноты
они в какой-то мере сообщают
армаде наступающей воды,
что комнаты борьбы не прекращают;
что ей торжествовать причины нет,
хотя бы все крыльцо заняли лужи;
что здесь, в дому, еще сверкает свет,
 хотя темно, совсем темно снаружи...
- но не тогда, когда молчун, старик,
 во сне он видит при погасшем свете
 окрестный мир, который в этот миг
плывет в его опущенные веки.

"Fenêtres", Joseph Brodsky (1963)

La maison à l’écart, résiste à la boue,
estompée dans l’étendue solitaire,
à laquelle elle est liée
par sa fumée, et la vue de sa fenêtre.
Les armoires regardent le jardin détrempé,
de peur, leurs battants, en pensée, rétrécissent.
Les trois lampes suspendues sont sur leur garde.
Mais les vitres n’expriment rien.
Sinon, peut-être, en étant de matière
douée de sympathie pour ces objets,
dont elles ne sont nullement les miroirs,
et qui semblent des armoires, ou des tabourets.
Et ce n’est que lors de l’offensive de l’obscurité
que, pour ainsi dire, elles déclarent
à une armada d’eau en marche,
qu’elles n’abandonnent pas le combat de la chambre ;
qu’elle n’a nulle raison de chanter victoire,
bien que des flaques inondent le perron ;
et qu’ici, dans la maison, brille la lumière,
tandis qu’au dehors il fait sombre, très sombre…
mais s’il est silencieux, le vieil homme,
c’est qu’en songe, il voit, dans la pénombre,
le monde alentour, en cet instant,
flotter sous ses paupières baissées.

Photographie de Chantal Bizzini.

∗∗∗

ANNEXE

Ο ίδιος ο Καβάφης γράφει για τα Παράθυρα, τα εξής : Constantin Cafafy, lui-même, à propos des "Fenêtres", écrit ces mots7 :

«Αι δυσκολίαι της ζωής. Τα καημένα συμβεβηκότα κ’ αι συνήθεια σχηματίζουν ένα σκότος ηθικόν (τες σκοτεινές κάμαρες), το οποίον προσπαθούμε να φωτίσουμε αναζητούντες αίτια και αρχάς (τα παράθυρα). Κι αποτυγχάνομεν, διότι τα αίτια μένουν κρυμμένα ένεκα της παρελεύσεως πολλού χρόνου και της μεσολαβήσεως πολλών περιστάσεων, αι δε αρχαί, εφαρμοζόμεναι εις τα παρόντα πράγματα, εις τα παρελθόντα, κ’ εις τας υποσχέσεις τα οποίας τα παρόντα δημιουργούν δια το μέλλον, φαίνονται πότε αντιφατικαί και πότε ακατάλληλοι. Κάποτε δε δύναταί τις να υποθέση ότι είναι καλύτερο ότι η έρευνα, κυρίως η περί τα αίτια, μένει ανεπιτυχής, διότι επιτυγχάνουσα ήθελεν ίσως δείξει πλείστα σφάλματα και πλείστην, αναγκαστικήν, αλλ’ ανυπόφορον εν τω μεγάλω φωτί, ασχημίαν και απρέπειαν».

“Les difficultés de la vie. De mauvais compromis et de mauvaises habitudes forment une obscurité morale (les pièces obscures), le fait que nous essayions de faire la lumière sur les causes et les commencements (les fenêtres). Et nous échouons, parce que les causes nous restent cachées en raison du temps long qui s’est écoulé et de la nécessaire prise en compte de circonstances multiples, et celles qui sont anciennes, appliquées au présent, au passé et aux promesses du présent pour l'avenir, semblent tantôt contradictoires, tantôt inappropriées. Auparavant, vous ne pouviez supposer qu'il valait mieux que la recherche, et en particulier celle des causes, restât infructueuse, voulant parvenir à montrer d’une part vos erreurs, et, d’autre part, que vous aviez été forcés à les commettre, mais insupportables sont, dans la pleine lumière, la laideur et l'indécence."

Notes

[1] Constantin Cavafy, poète grec, est né le 29 avril 1863 à Alexandrie, en Égypte, et mort le 29 avril 1933, dans la même ville. Joseph Brodsky, poète russe, est né à Léningrad le 24 mai 1940 et mort à New York le 28 janvier 1996.

En 1977, Joseph Brodsky a écrit un texte sur Cavafy intitulé "Du côté de Cavafy". Эссе "On  Cavafy's Side" опубликовано в журнале "The New York  Review  of Books" (February 1977), в русском  переводе  Алексея Лосева -- в  парижском журнале "Эхо" (1978, N° 2).

[2] "the whole scope of observation is dwarfed into the narrow chamber of the individual mind. Experience, already reduced to a group of impressions, is ringed round for each one of us by that thick wall of personality through which no real voice has ever pierced on its way to us, or from us to that which we can only conjecture to be without. Every one of those impressions is the impression of the individual in his isolation, each mind keeping as a solitary prisoner its own dream of a world". (Pater, 1980: 187-188.) PATER, W. 1980. The Renaissance: Studies in Art and Poetry (1873). Berkeley : The University of California Press. Cité par S. D. Kapsalis, dans "Privileged Moments: Cavafy's Autobiographical Inventions", Journal of the Hellenic Diaspora, VOL. X, Nos. 1 & 2 SPRING-SUMMER 1983. Traduction personnelle.

[3] mais également les poèmes "Murailles", et "La Ville".

[4] Peter Bien. "Cavafy's Three-Phase Development Into Detachment", Journal of the Hellenic Diaspora, VOL. X, Nos. 1 & 2 SPRING-SUMMER 1983.

[5] L'automne 1963 et les premiers mois de 1964 furent très durs pour Brodsky. Sa relation avec Marina Basmanova approchait de sa fin. Et, en ce moment de vulnérabilité, il devenait la cible de plusieurs groupes aux intérêts différents : la police idéologique de Nikita Khrouchtchev, la police de Leningrad au zèle ambitieux, ainsi que les réactionnaires de l'Union des Écrivains. Voir Лев Владимирович Лосев. Иосиф Бродский. Опыт литературной биографии. — М.: Мол. гвардия, 2006./Lev Loseff. Joseph Brodsky - A Literary Life, Yale University Press (2011).

[6] Photo de son père A. I. Brodsky.

[7] Voir le document recto-verso : "Handwritten notes on the poem “The Windows” in ink, on both sides of a sheet of paper", ainsi que le manuscrit du poème sur le site : https://cavafy.onassis.org/

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Sabatier (Robert)

Poète et romancier né à Paris en 1923, mort en 2012, connu principalement par le grand public pour la série des romans d’Olivier (Les Allumettes suédoises, Trois sucettes à la menthe, Les Noisettes sauvages, Les Fillettes chantantes, David et Olivier, Olivier et ses amis, Olivier 1940, Les Trompettes guerrières). Apprenti dans l’imprimerie de son oncle puis employé aux Presses universitaires de France, fondateur d’une revue de poésie, directeur littéraire des éditions Albin Michel, il est élu à l’Académie Goncourt en 1971.

Lorsqu’on pense à Robert Sabatier, on pense d’abord aux Allumettes suédoises, à l’enfant de Montmartre et de Saugues, on pense à la rue Labat, lieu de sa naissance, à la rue Bachelet, à la place du Tertre, à ce livre autobiographique qui commence par ces mots : Éblouissante était ma rue. On pense à sa vie de Poulbot dévalant les pentes de Montmartre, aux boutiques et aux petits commerces des années 1930, à l’animation du quartier, aux odeurs, aux marchands ambulants, aux colporteurs, à la musique et aux couleurs. On pense aussi au décès de sa mère, la belle Virginie (Marie), qui tenait une mercerie rue Labat, découverte morte dans son lit au petit matin, alors que le jeune Olivier (Robert) n’avait pas douze ans et dont il évoquera le souvenir dans son roman David et Olivier.

L’enfant touché par l’aile de la mort
Ne parle plus. […]


À son côté, sa mère devient givre
Et lui, croyant à un simple sommeil
Veille sur elle1.

 

Interview de Robert SABATIER, 6 octobre 1971, qui après avoir été refusé au prix Goncourt, vient d'être élu académicien de ce même prix . Images d'archive INA Institut National de l'Audiovisuel.

On pense à cet orphelin qui a perdu ses parents un 1er mai, à quatre ans d’intervalle, et qui ne cessera, par la suite, d’adopter le double regard de l’enfant et de l’adulte, de se voir comme s’il était son propre fils, regrettant presque que la mort n’ait pas voulu de lui plus tôt. Il pensa à son père, à sa mère. Ils étaient morts et lui vivait. Était-ce juste2L’enfant sera moitié et double à la fois, portant sa mère en son corps comme une part de lui-même. J’allais vivre alors qu’un être était mort en moi, que j’étais son cercueil de bois mort3. La série des Olivier a été entourée par nombre d’autres récits : Dessin sur un trottoir, Les Enfants de l’été, Les Années secrètes de la vie d’un homme, Le Cygne noir, Le Sourire aux lèvres, Le Cordonnier de la rue triste, etc. Le romancier à succès a écrasé le poète auquel on pense moins, et c’est regrettable. Pourtant, Robert Sabatier est venu à la littérature par la poésie. Il l’évoque d’ailleurs en ces termes : Ce balancement si frêle du poème / que je porte à la proue extrême de mon art4. Dans L’Oiseau de demain, il affirme même : La poésie est seule certitude. Né au 75, rue Labat, féru de lecture, il apprendra que Verlaine habitait jadis Montmartre, 14, rue Nicolet, juste derrière chez lui. Pour lui, la poésie est l’expression la plus haute de la pensée humaine. […] Le poème doit créer dans les premiers vers le silence dans lequel on l’entendra5.

Robert Sabatier, Le Cordonnier de la rue triste, Editions Albin Michel, 20 décembre 2012.

Dans son roman Les Enfants de l’été, il ira jusqu’à inventer un monde imaginaire où tout se paie avec des billets-poèmes. J’ai rencontré Robert Sabatier à trois reprises. La première fois en 1995, à la Fnac de Clermont-Ferrand où il présentait son dernier roman, puis lors d’un nouveau forum dans cette même ville en 1997. Robert Sabatier avait une prédilection pour Clermont-Ferrand, ayant effectué son service militaire à la caserne d’Assas, au 92e R.I. et fréquenté assidûment, à cette époque, la librairie Combes, rue Saint-Hérem. Il reviendra d’ailleurs à plusieurs reprises dans cette librairie, dès qu’il sera connu du grand public. J’avais apporté l’un de ses recueils de poèmes que je souhaitais lui faire dédicacer. Lorsqu’il a vu se glisser devant lui sa poésie, il a levé lentement les yeux vers moi, légèrement interdit, mais ô combien rayonnant, et a murmuré plus qu’il n’a prononcé ces mots : « Mes poèmes !... » J’imagine qu’on lui demandait rarement de se déplacer pour dédicacer ses recueils poétiques. Tout au plus se trouvaient-ils, comme au Salon du livre de Brive où je le rencontrai une dernière fois en 2005, à côté de ses romans, légèrement en retrait, accompagnant des ouvrages à gros tirage. Et pourtant ! Si Robert Sabatier est incontestablement un grand romancier, n’occultons pas sa plume de versificateur. Il est en effet l’auteur, entre autres, de plus de dix recueils de poèmes, ajoutés à une formidable Histoire de la poésie française en neuf volumes, d’un État princier (essai sur le langage poétique), d’un Dictionnaire de la mort, d’un Livre de la déraison souriante (aphorismes), et d’un Diogène philosophique inclassable. Auteur enfin de mémoires posthumes, qui nous transportent dans son intimité et sa vie publique : Je vous quitte en vous embrasant bien fort, chez Albin Michel. Robert Sabatier à qui j’ai écrit à plusieurs reprises, et qui m’a répondu de son écriture fine, de celle qui interroge, qui m’a fait découvrir la poésie contemporaine, la poésie qui sort du corps, du cœur, la poésie réparatrice. Oui : Écrire moins pour laisser des traces que pour en retrouver6.

J’avoue m’être ennuyée à la lecture de romans tels que Le Cygne noir ou Le Sourire aux lèvres, alors que j’ai été captivée par ses ouvrages autobiographiques (toute la série des Olivier). J’aurai la même impression concernant les livres d’Amélie Nothomb, également éditée chez Albin Michel : on aime quand l’auteur se raconte, on apprécie moins quand il n’est pas véritablement présent dans ses mots. J’ai ainsi été littéralement subjuguée par ses poèmes, parcourus pour la première fois lorsque j’étais étudiante. Si ses romans sont vendus à des millions d’exemplaires et souvent portés à l’écran, ils ne possèdent pas, cependant, l’intensité de ses poèmes. Des décasyllabes en vers blancs, la plupart du temps, qui osent tout bouleverser, même la mort :

Je n’écris pas, je traduis mon silence
pour me trahir et pour me délivrer
de l’âpre mort qui n’est pas l’autre monde7.

Au nombre de ceux-ci : Les Fêtes solaires, Dédicace d’un navire, Les Poisons délectables, Les Châteaux de millions d’années, Icare, L’Oiseau de demain, Lecture, Écriture, Les Masques et le miroir. Plus de huit cents poèmes entièrement repris dans ses Œuvres poétiques complètes, toujours chez Albin Michel, recueil que j’emporterais avec moi si je ne devais sauvegarder que quelques ouvrages précieux de ma bibliothèque. Robert Sabatier n’affirme-t-il pas lui-même qu’ayant des dizaines de traductions de ses romans, celles de ses vers valent pour lui plus que toutes les autres ? Robert Sabatier, auteur à succès, dont les poèmes ont été couronnés par le Grand Prix de l’Académie française, le prix Antonin Artaud, le prix Guillaume Apollinaire et le prix international Guillevic, mais qui interroge pourtant :

Est-il un homme au monde
pour exister sans tous les mots de l’autre8 ?

Ces mots qui seuls le comprendront et à l’intérieur desquels il n’aura de cesse de trouver refuge :

Car je suis chair, et livre est la parure
Où je me cache. Et nul ne trouvera
Le seul secret que je cache en mes pages9.

Et qui affirme :

Depuis longtemps, pour retrouver mes traces,
j’écris, j’écris, je ne sais plus qu’écrire
et je me perds en me cherchant toujours.

Je suis issu de tant de pages blanches
qu’il faut noircir pour défier le Temps,
cet encrier des plumes fugitives10.

Robert Sabatier venu à l’écriture après avoir découvert la lecture auprès de son oncle et de sa tante : Comme les livres naguère, en un instant l’écriture m’appela11. Qui conçoit le mot comme une parturition : Lui qui m’enfante et dont je me crois père12. Qui donne le la dans le titre de son premier recueil, Les Fêtes solaires, paru en 1955 : l’ensemble de ses poèmes sera éternellement placé sous le signe du soleil, le soleil éclatant de l’enfance : Parler soleil. Je ne sais d’autre langue13. Lui-même n’est-il pas un bel enfant solaire ? Tous ses vers évoqueront l’enfance, les arbres et les oiseaux, des oiseaux qui, las de voler, deviennent ses propres paroles. Sa poésie célèbrera les fêtes du soleil. Elle chantera, enfantera d’une lucidité nostalgique. De figues et de grands bols de lait. Mais Robert Sabatier, blessé d’enfance, un oiseau dans les mains14, habitera toujours sa souffrance, une jeunesse meurtrie par la mort :

Mon cœur avait cessé de suivre le soleil
Et se cachait en moi peureux comme un oiseau […]


J’habitais ma blessure et dormais dans ses lèvres15.

Robert Sabatier dont la majeure partie des poèmes est à la première personne du singulier. Qui parle à sa vie, la tutoie, puis s’adresse à lui-même, regardant son reflet dans une psyché, affirmant se confier au miroir, mais n’étant pas Narcisse pour autant. Qui personnifie et dépersonnifie une solitude mélancolique dans laquelle on ne fait que retrouver l’enfant solaire qu’il a été.

Je traverse ma vie
Avec mon nom d’enfant16.

Robert Sabatier qui répète éternellement les mots soleil, écriture, arbres, escaliers, mère, mort, silence, orfèvre, paraphe, aède (Sois l’aède effaré du Pourquoi17), mais surtout le mot oiseau, un mot tellement puissant qu’il en fera même un verbe (Le verbe oiseau contient tant de voyelles18) et le titre de l’un de ses recueils : L’Oiseau de demain !

Robert Sabatier raconte son enfance à Montmartre, 25 avril 1986, INA Culture.

C’est l’oiseau symbole de liberté, les mésanges ou les martinets des Noisettes sauvages qu’il découvre à Saugues, dans le village de ses grands-parents paternels, les hirondelles de sa maison de Saint-Geniès, dans le Vaucluse, ex-Comtat Venaissin, les « oiseaux-fruits » des Enfants de l’été, les « oiseaux-paradoxes » semés un peu partout dans Dessin sur un trottoir, les pigeons ramiers de sa terrasse du 68, boulevard Exelmans, plus tard. Ce sont les oiseaux dans la mythologie, l’âme des disparus, l’oiseau compensation des infirmités. Ce sont des rêves récurrents où par un seul battement des mains devenues ailes, je m’élevais au-dessus de la terre19... Robert Sabatier a lu les auteurs grecs et latins : Ovide et ses Métamorphoses planent sur tous ses textes. Il divinise la nature, dans une sorte de panthéisme où il serait tous les éléments de la création, se métamorphosant, glissant du minéral à la faune et à la flore, étant lui et l’autre, dans un dualisme où la terre et les espèces animales se confondent, le tout dans une élégie fertile où le mot devient également arbre, animal, comme dans un bestiaire ou une fable. Sous sa plume, les animaux, les arbres, les fleurs prennent vie, adoptent des attitudes ou parlent comme s’ils étaient des êtres humains. C’est Léda et la métamorphose de Zeus en cygne. C’est aussi la métamorphose de sa peur de la mort. Si Robert Sabatier use ainsi de mille projections anthropomorphiques, il cherche un langage pour se traduire et rien ne semble jamais y suffire. Ses zoologies le fascinent : il s’imagine un corps à la fois faune et flore. Mais si le poème est psyché, il est surtout masque, celui que Robert (Alain dans Alain et le nègre, Olivier dans la série du roman d’Olivier, l’Escrivain dans Les Enfants de l’été, Julien dans Le Lit de la merveille) ne cesse de mettre puis d’enlever, celui qui se reflète dans son recueil Les Masques et le Miroir. Il est le masque qui cache l’enfant qu’il fut, celui qu’il n’est plus. Je compris que je devais me dédoubler, créer un personnage, l’aimer comme si j’étais son père20. L’enfant qui continue à porter l’adulte qui ne parvient pas à être, et qui lui prête sa plume : Nous sommes nés de la même écriture21. Qui marche sur ses propres traces, assidûment, voyageur des mots à la recherche de lui-même, du temps qui passe. Auprès duquel il trouve refuge. Robert Sabatier vu à travers une vitre : la vitrauphanie de l’enfance. Qui sonde : Existe-t-il en nous un gêne de l’enfance, celui qui nous préserverait à travers tous nos âges22 ? Qui souffre et interroge : Qu’attendez-vous d’un homme qui s’éveille / d’un jeune conte où des enfants sont morts23 ?

Que dira-t-il quand il me reverra,
lui toujours jeune – un mort ne vieillit pas —
et moi si vieux ? Il me prendra la main.
Nous marcherons dans une aube blafarde,
mon jeune père et son si vieil enfant24.

Celle de Marie, sa mère, décédée quatre ans plus tard, et qu’il ne cessera de rechercher (Ollie, la mère et Allen, l’enfant dans La Mort du figuier). Sa mère partout présente. 

Je fus sans mère. Il pleuvait de la boue.
La neige noire étouffait tous mes cris,
mais je rêvais d’aubes phénoménales.

J’ai transformé mon enfance en soleil,
mon écriture en nouvelle mémoire.
Je fus sans mère et j’en eus cent mille autres
par chaque mot qui la ressuscitait25.

Mais également les cicatrices d’une douloureuse séparation, celle de sa première femme et de son jeune fils, qui le conduisit au bord du suicide et dont il souffrira toute sa vie. Robert Sabatier qui essaie de se libérer d’une certaine fatalité :

Et je m’évade où je m’attends moi-même,
Portant les mots de l’enfant que je fus26.

Robert Sabatier est toujours en quête de l’absent. La recherche romancée d’un père disparu, dans Le Cygne noir, se termine par les retrouvailles avec sa mère. Dans Icare, il amorce une chute, celle de l’oiseau qui a trop volé et qui se brûle les ailes. Beaucoup de références mythologiques et de renvois à des philosophes de l’Antiquité : Thalès, Héraclite, Virgile… Comment ne pas penser à ce Diogène qui verra le jour, quelques années plus tard ? Icare, fils de l’architecte athénien Dédale, prisonnier du labyrinthe qu’a construit à l’origine son père pour enfermer le Minotaure, tentera de s’échapper au moyen des ailes en plumes et en cire fabriquées par son père. Ivre de liberté, tel un oiseau, il s’approchera trop du soleil qui fera fondre ses ailes. Icare périra précipité dans la mer. C’est la chute, celle de l’oiseau dont les ailes de cire ont fondu, celle de Babel, le langage de l’enfance qui s’effondre :

Éloigne-toi. L’oiseau n’a plus de sol.
Icare dit ses grâces au soleil27.

La mort de l’enfance lui a enlevé ses oiseaux (Dites, que sont les oiseaux devenus28 ?). Une mort autodestruction, violente, qui a fait tant de dégâts en lui qu’elle en arrive même à tuer ces beaux oiseaux qui le personnifient. Se remémore-t-il le pigeon qu’il avait blessé avec sa fronde, lorsqu’il était enfant, et dont il raconte l’histoire dans le premier chapitre d’Olivier et ses amis ? Il est fatigué de souffrir, de porter son enfance à bout de bras :

Je vous dirai le temps de l’agonie
Toute une enfance29.

Robert Sabatier chantait par la voix de l’oiseau, parlait en lui. Sans ses ailes, il devient infirme. Il n’a plus que la plume du poète pour voler, une plume exutoire : On écrit pour extraire de soi l’enterré vif qui appelle à l’aide30. Il voudrait un corps délivré de l’absence. Il se résigne à vivre sans ailes : Les nids détruits seront ma sépulture31. Le petit Olivier des Allumettes suédoises a perdu sa liberté. Après le décès de sa mère, il est adopté momentanément par son demi-frère, Édouard, de quatorze ans son aîné, puis par un oncle et une tante qui l’emmènent dans leur appartement cossu de Paris. Que Montmartre et la rue Labat lui semblent loin ! Perdues, ses ailes de titi parisien dévalant les pentes du Sacré-Cœur, perdue, cette chère liberté à laquelle il tenait tant ! Et tous ces amis qu’il ne reverra plus, auprès desquels il avait tant appris : Riri, Loulou, Capdeverre, Albertine, la belle Mado… Dans Trois sucettes à la menthe il va devoir réinventer toute son existence, se remettre continuellement en question. On voit ici l’oiseau, intermédiaire entre la terre et le ciel, l’oiseau élément de l’air, symbole céleste de liberté. C’est l’esprit du rêveur : la notion d’indépendance tronquée. Il est las d’être assailli de remords, de ne pas trouver la sortie de son labyrinthe. Il n’est qu’enchevêtrement de pensées inextricables qui ne lui apportent aucune sérénité. Le voici mains nues, mains vides, être écorché, portant son crucifix en son corps : Mon état est celui d’un convalescent. Je guéris de ma rue32. Mais Robert Sabatier, qui se dit alors sans cicatrices, toute plaie étant à jamais ouverte, est aussi le phénix qui renaît perpétuellement de ses cendres. Il apprend à ressortir vivant de ses abîmes, lui-même épargné par le feu qu’il déclenche involontairement dans un cagibi, lorsqu’il a douze ans, avec des allumettes suédoises. L’oiseau d’Icare n’est donc pas totalement mort :

L’oiseau de nuit, l’oiseau dont le plumage
Détruit le feu se glisse contre moi33.

Il peut, dès lors, selon ses propres phrases, lui le poète fait du sel de ses larmes, faire de sa souffrance un palais pour mieux nous recevoir. Oui, cette enfance, ces morts qu’il portait sont devenus colombes, et il ouvre grand la cage. L’oiseau lui a apporté les mots : des heures passées dans les bibliothèques ou dans son lit, lorsqu’il était petit, lisant à la lumière d’une lampe de poche. C’est l’heure d’autres métamorphoses.

L’oiseau : alchimie des métamorphoses de l’âme. Son double est encore présent, dont il ne parvient toujours pas à découvrir l’identité. Est-il frère siamois, ami, sosie ? Est-il fantôme, adversaire ? Robert ? Olivier ? Est-il la nymphe Écho, condamnée à ne répéter que les derniers mots entendus et qui meurt de chagrin après le décès de Narcisse ? Sont-ce des morts infiltrés dans sa vie, indésirables, mais aimés, qui exercent sur lui une sorte de fascination ? La difficulté est d’accoucher un monde vivant d’un monde mort, de l’arracher à la contagion du cadavre34. Il est épuisé : Enfant, dis-moi : ce jeu de cache-cache finira-t-il35 ? Il ne sait plus ce qu’il cherche, il sait seulement qu’il a appris à vivre avec cet autre lui, cet hôte inconnu, et ne veut donc pas qu’on coupe le fil qui les relie :

Je lui pardonne – il est si difficile
de vivre à deux dans un seul corps mortel36.

L’oiseau lui a offert la lecture, l’écriture, deux termes dont il fera les titres de nouveaux recueils. Dans Écriture, il s’interroge sur l’acte d’écrire : pourquoi écrit-il et quel message a-t-il réussi à transmettre ? Quel mot contient tous les autres ? Ne s’est-il pas contredit ? Je n’aimerais pas qu’un poète ne se contredît jamais. Il oublierait nécessairement d’exprimer une part de lui-même. Il resterait incomplet. Il serait à l’image d’un jour qui nierait sa nuit, d’une nuit qui nierait son jour. Sans contradictions, pas d’unification, pas de réconciliation de l’homme à l’homme. Les deux images qui se ressembleront le plus seront des images apparemment contradictoires37. Ne trouvant pas de réponses à ses questions, il demande qu’on l’efface. Les dés sont jetés : il a fait semblant de vivre. Dans Les Masques et le Miroir, paru en 1998, le temps a fui entre ses doigts, la vieillesse et la solitude se sont installées, la plupart de ses camarades ont disparu. On repense à toutes les personnes qui ont parsemé sa route, à commencer par Gaston Bachelard, croisé quand il travaillait aux PUF, puis Jacques Prévert, à la terrasse du Café de Flore. À ses amis Georges Conchon, Hervé Bazin, Maurice Fombeure, Charles Le Quintrec, Alain Bosquet, Supervielle, Luc Bérimont, Miguel-Angel Asturias, Antoine Blondin, Ionesco, Bernard Pivot, René Char. À Lorand Gaspar, ce poète que j’affectionne aussi tout particulièrement, et qu’il rencontra en 1988 à la terrasse du Café des Nattes, à Sidi Bou Saïd (Tunisie), alors qu’il terminait sa monumentale Histoire de la poésie française. Sa seconde épouse, la peintre et auteur Christiane Lesparre, est morte. Sa demeure de Saint-Geniès, dans le Comtat Venaissin, est vendue. Lui qui aimait tant s’installer aux terrasses des cafés, déjeuner dans des petits bistrots ou des brasseries parisiennes, se retrouve seul dans son appartement du boulevard Exelmans.

 

C’est le moment du doute. C’est l’ignorance de ce qui va arriver, de l’après. C’est l’heure du retour sur soi-même, du bilan : C’est lorsque l’on croit se fuir qu’on se précède38. Il avoue n’être jamais parvenu à guérir de son enfance :

Ne pas guérir, ne jamais guérir de son enfance est la seule guérison possible au mal de l’homme39.

C’est l’heure de la quête de Dieu, ce Dieu-là qu’on ne lui a pas appris, mais qu’il a néanmoins découvert dans la Bible ou lors de visites d’églises. L’idée de Dieu le troublait. Parce que son père ne l’avait pas voulu, il n’avait pas reçu l’éducation de l’Église40. Il revoit le chapelet de sa grand-mère, à Saugues, pense à la Vierge Marie, aux anges, à saint François d’Assise, à saint Jean de la Croix, à l’âme, au santonnier des Enfants de l’été : Pourtant je prie et ne sais qui je prie41. Il se nomme Un mécréant qui n’est pas assuré de l’être tout à fait42, se plaisant à raconter qu’il a été baptisé deux fois, la première fois par sa mère, en cachette de son père, la seconde pour son mariage, alors qu’il croyait ne jamais avoir été baptisé. Ce Dieu sur lequel il ne souhaite pas être interrogé, préférant répondre par un silence plutôt que par des explications dérisoires : Et si ma poésie, si peu religieuse, était une manière de prier43 ? Il pense alors à la poésie comme gage d’immortalité, sachant que seule le mort lui apportera la réponse qu’il n’a jamais obtenue :

Je trouverai mon visage, le vrai
au seul moment de la touche finale44.

Comment exprimer ce que les mots de Robert Sabatier ont accompli en moi ? Toute mon écriture a été transformée. Oui, il y a des rencontres, des fusions littéraires qui s’opèrent imperceptiblement, des bouleversements intellectuels et affectifs. Il y a ces vers, qui restent éternellement gravés en moi :

D’un être à l’autre il est long le chemin.
Déjà celui de parvenir à soi-même
Suppose un temps bien plus long que la vie45.

Ces interrogations, ces doutes, ces souffrances, et ces phrases blessées, qui ne sont jamais qu’introspection, besoin de se connaître pour arriver à l’autre.

Tout ce parcours, ces ères, ces conquêtes
pour revenir à son point de départ
dans un chaos de mots à la dérive46.

Robert Sabatier et son éternelle pipe au coin de la bouche, avenant, qui avoue aimer profondément les gens, qu’ils soient amis ou lecteurs. Qui interroge, toujours, qui se cherche dans une enfance brisée (Dis-moi qui tu fuis, je te dirai qui tu es47), dans la joie pourtant du gamin de Paris ou de celui de Saugues, travaillant aux côtés de son grand-père auvergnat. Robert Sabatier dont j’ai lu et relu les poèmes, inlassablement. Avec qui j’ai aimé parcourir les rues de Montmartre, avec le petit Olivier ou, plus tard, lorsqu’il hantait les bouquinistes et les librairies du Quartier Latin ! Dans ces mots qui se répètent, reviennent :

Je gravissais l’escalier de pierre
de livre en livre et je te rejoignais,
toi le plus pur, l’orfèvre de tes mots
sur ce sommet qui dominait le monde48.

Ces respirations :

Je regardais marcher solennelle ma prose
Et j’enviais ses pas, je me voulais lumière
Et plus encore : au moins soleil ou griffe ou glose49.

Robert Sabatier éternel, intemporel, né dans chacun de ses mots. Qui croit s’écrire et qui n’est qu’écriture. Robert Sabatier résilience. 

Des mots, des mots, voilà ce que je laisse.
Ils sont à vous, ils ne sont plus à moi50.

Notes 

[1] Robert SABATIER, Icare, éditions ALBIN MICHEL, 1976.

[2] Robert SABATIER, Trois sucettes à la menthe, éditions ALBIN MICHEL, 1972.

[3] Robert SABATIER, Le Lit de la merveille, éditions ALBIN Michel, 1997.

[4] Robert SABATIER, Dédicace d’un navire, éditions ALBIN MICHEL, 1959.

[5] Robert SABATIER, L’État princier, éditions ALBIN MICHEL, 1961.

[6] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[7] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[8] Robert SABATIER, Écriture, éditions ALBIN MICHEL, 1993.

[9] Robert SABATIER, Les Poisons délectables, éditions ALBIN MICHEL, 1965.

[10] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[11] Robert SABATIER, Le Lit de la merveille, éditions ALBIN Michel, 1997.

[12] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[13] Robert SABATIER, Icare, éditions ALBIN MICHEL, 1976.

[14] Robert SABATIER, Les Fêtes solaires, éditions ALBIN MICHEL, 1955.

[15] Robert SABATIER, Les Fêtes solaires, éditions ALBIN MICHEL, 1955.

[16] Robert SABATIER, L’Oiseau de demain, éditions ALBIN MICHEL, 1981.

[17] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[18] Robert SABATIER, Dédicace d’un navire, éditions ALBIN MICHEL, 1959.

[19] Robert SABATIER, L’État princier, éditions ALBIN MICHEL, 1961.

[20] Robert SABATIER, Je vous quitte en vous embrassant bien fort, éditions ALBIN MICHEL, 2014.

[21] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[22] Robert SABATIER, Le Sourire aux lèvres, éditions ALBIN MICHEL, 2000.

[23] Robert SABATIER, Dédicace d’un navire, éditions ALBIN MICHEL, 1959.

[24] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[25] Robert SABATIER, Écriture, éditions ALBIN MICHEL, 1993.

[26] Robert SABATIER, Les Châteaux de millions d’années, éditions ALBIN MICHEL, 1969.

[27] Robert SABATIER, Icare, éditions ALBIN MICHEL, 1976.

[28] Robert SABATIER, Les Poisons délectables, éditions ALBIN MICHEL, 1965.

[29] Robert SABATIER, Les Poisons délectables, éditions ALBIN MICHEL, 1965.

[30] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[31] Robert SABATIER, L’Oiseau de demain, éditions ALBIN MICHEL, 1981.

[32] Robert SABATIER, Je vous quitte en vous embrassant bien fort, éditions ALBIN MICHEL, 2014.

[33] Robert SABATIER, Les Châteaux de millions d’années, éditions ALBIN MICHEL, 1969.

[34] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[35] Robert SABATIER, 14 poèmes inédits, in Œuvres poétiques complètes, éditions ALBIN MICHEL, 2005.

[36] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[37] Robert SABATIER, L’État princier, éditions ALBIN MICHEL, 1961.

[38] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[39] Robert SABATIER, L’État princier, éditions ALBIN MICHEL, 1961.

[40] Robert SABATIER, Les Trompettes guerrières, éditions ALBIN MICHEL, 2007.

[41] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[42] Robert SABATIER, Je vous quitte en vous embrassant bien fort, éditions ALBIN MICHEL, 2014.

[43] Robert SABATIER, Je vous quitte en vous embrassant bien fort, éditions ALBIN MICHEL, 2014.

[44] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[45] Robert SABATIER, Icare, éditions ALBIN MICHEL, 1976.

[46] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[47] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[48] Robert SABATIER, Écriture, éditions ALBIN MICHEL, 1993.

[49] Robert SABATIER, Les Châteaux de millions d’années, éditions ALBIN MICHEL, 1969.

[50] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

Présentation de l’auteur