Lili Frikh, Tu t’appelles comment et autres poèmes

Textes tirés de l'album Tu t'appelles comment fait en collaboration avec Brieuc Le Meur.

 

 

Lili ?
Oui
C’est toi qui écris ?
Non
Alors c’est moi ?
Non plus

 Alors c’est qui ?
                                                                                                                      tu m’entends là ?
Personne en particulier quelqu’un en général
Tu t’appelles comment

Quand tu dis Je alors tu dis quoi ?

Je
non plus
Je
Je ça dit pas
Je ça fait dire

Lili à Montpelier en 2015 - Brieuc Le Meur

on avait dit Chiens

c’est les Chiens    qu’on est obligé de rencontrer
pour voir autre chose
voir autre chose
c’est toujours
c’est toujours les bêtes qui accompagnent les hommes
c’est jamais les hommes qui accompagnent les hommes
c’est toujours les bêtes les monstres
qui sont là

 où personne ne va chercher personne

ma vie, la vie

c’est ma disposition d’esprit quand je suis libre
quand je prends des trains et des avions
j’fais ça
je décide
que la vie c’est ça
et ça et ça et ça et ça tu vois
et
je suis comme ça au départ
et je trouve la vie
comme ça
une
je trouve la vie comme ça
ma vie
la vie

c’est la dedans que je suis le plus
le mieux le plus libre
capable justement de parler
en dehors de tous les clichés un homme et une femme ça baise ben non
pas toujours   
ça peut mieux faire

 

Présentation de l’auteur




Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive

Habitant le qui-vive ou devenir le corps traversant

D’une manière plus radicale encore que dans Et je suis sur la terre1, son premier recueil, Sabine Dewulf avance en sentinelle sur la crête vertigineuse d’un corps qu’elle ne reconnaît pas, qui n’est pas sien, qu’elle perçoit comme factice : « Où s’est perdu mon corps ? », écrit-elle p. 18, « Dans la frayeur sans rives. ».

Dans l’impérieux qui-vive poétique de ce deuxième recueil, elle pose la question même de l’incarnation et nous fait vivre une expérience au cours de laquelle le « saut de pensée hors de la forme » (p. 18) opère une séparation d’avec la membrane close du corps pour la considérer comme étrangère et douloureuse. Enceinte est le nœud à trancher, et porter, la chimère. Habitant le qui-vive procède en réalité d’une décorporation toute poétique, tendant vers un rapport au monde neuf, irrigué par un verbe incisif qui rêve de rondeur.

Corps est étêté. Tête est entêtée, bouleversée, portant son monde où ?   « au-dessus //  en-dessous // de la ligne d’épaules ? (p. 24). Cousant son chef-d’œuvre sur le fil de guet, la poétesse, recroquevillée en un « visage-langue » (p. 18), marchant sur elle-même, interrogeant « en l’ogre du miroir » (p. 23) sa présence suspecte, bataille à la recherche d’une corporalité nouvelle qui se définirait par une spatialité et une temporalité ouvertes, agrandies et plurielles. On ne dirait pas « je ne sais qui je suis », mais « je ne sais où je suis ». Or, pour rejoindre la vraie demeure de l’être au monde, il faudrait d’abord atterrir : « Laisse-toi redescendre » (p. 18). L’être vrai est toujours stabilis terrae chez Sabine Dewulf, sur le mode attributif, non sur le mode transitif indirect.

Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive, recueil paru aux Editions de L’Herbe qui tremble, mai 2022.

Il se dit tel dès l’exergue du recueil par le vers emprunté à La Fable du monde2 de Jules Supervielle, poète cher à la poétesse : « Je suis déjà la plaine au-delà du hasard ». Il se dit tel au terme d’une dramaturgie en trois actes qui doit aussi se lire comme parcours nécessaire hors du labyrinthe, son point central. Au terme de la catastrophe intime, on se réjouit de lire enfin ce vers où le réel est ressaisi : « Je suis fauteuil, assise en moi. » (p. 84).

Comment faire coïncider l’être et le corps ? Le recueil tisse ainsi l’histoire d’une malédiction intime et de sa levée. Il était une fois une enfant médusée dont le corps ne fut plus ce qu’il paraissait, habitant en intruse « une tête qui cogne » (p. 58), enfermée sous un masque : « Hurlante l’enfantine : on m’a volé le corps // dans ce ventre de fer, //contre moi je m’élance ! » (p. 44).  L’enfant interrogeait chaque jour sa face en le miroir : « Fit-elle naître ton visage ? », mais le miroir toujours mentait. Où était contenu le visage ? L’enfant rencontra un jour une fée du nom d’Ise qui lui posa l’énigme de son Porte-monde3 : « Lequel est Je » ? » (p. 39).  L’énigme était tapisserie figurant un visage aux yeux ronds, à la bouche, bref orifice comme perle de sang ; le visage portait le monde bleu ainsi qu’une coiffe,  à moins que le monde ne portât le visage, l’un cousu à l’autre, faisant corps. Le face à face avec le Porte-monde rompit le charme trompeur du miroir et initia l’écriture d’une mue rédemptrice à coups de fil et d’aiguille. Le visage énigmatique du Porte-monde, œuvre textile de l’artiste Ise que Sabine Dewulf situe à la naissance du recueil, figurant l’étonnement, l’inquiétude porteuse qui questionne, se révèle à la fois Méduse et son  opposé.

Le corps sac : demeurant emmurée – Le corps n’est au départ du recueil qu’une peau enclose sur une confusion pleine d’angoisse, un contour de chair qui a fait loi sur un malentendu : « l’empire du revers » (p. 26), nourri par l’illusion que l’être devait coïncider avec l’étroitesse de ce que Jules Supervielle nomme « le triste contenant » dans son poème « Le Corps »4. S’impose la métaphore du sac, forme informe où logent les mirages et que la poétesse porte comme un poids, forme régie par la mère à qui l’on demande des comptes : « j’ai affronté les yeux d’une mère défaite, // lui ai livré le sac entier de ma déroute. » (p. 17). Le sac, plus loin, se décline en caisse : « Je soupèse une caisse // tout au fond de la cave. » L’enceinte se démultiplie jusqu’à l’image forte du labyrinthe au centre du recueil, dont l’Ariane poétesse cherche « la porte [qui] baille » (p. 42). L’enceinte dépossède d’autant plus de soi que le corps se révèle une image grossièrement construite que la conscience poussant douloureusement ne demande qu’à excéder et à redéfinir. Comme dans Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll, le « corps difficile » (p. 25) est en proie à d’effrayantes métamorphoses, à la chute et à la décapitation. Dans le miroir ogre, la poétesse a rencontré la Reine de cœur à la tête enflée : « ma face (…) // comme une montgolfière // jouissant de son rêve // dans la glace scellé. » (p. 23). En la tête séparée du corps étranger, qui « vole vers le globe // par la lune frôlé » (p. 25), c’est surtout la mémoire qui est enflée par la rumination : « tu pleus du gris sans larmes. » (p. 27). Avec des accents discrètement nervaliens, la poétesse déshéritée affirme : « Je suis l’attristée sans racine, // suspendue à la terre // : sans raison ni tempête. » (p. 26). L’urgence d’une naissance nouvelle se crie littéralement : « Je veux naître ! // (Cri puissant.) » (p. 16). Sortir de la poche est bel et bien la délivrance, renaître en tendant vers un « dehors plus proche que le sang » (p. 22), mais il faut d’abord faire taire la goule, la « gueule mordante »(p. 20).

Pas de lamentation ni de pose chez Sabine Dewulf, dont le verbe et la voix procèdent d’une humilité qui les définit entièrement. Une gravité toute naturelle qui refuse de se dire trop haut quand elle dit, parole neuve, l’emboîtement paradoxal de l’immensité dans la finitude du corps : « Parfois la gorge se resserre. // Ni boule, ni nœud, // ce sont images étrangères. // Juste un passage plus étroit où l’air // poursuit son va-et-vient. » (p. 70). « J’ai giflé l’air aux joues flottantes,//le sang circule. » : on aimerait les citer tous, ces vers magnifiques de pudeur et d’évidence (au sens cartésien). Chaque vers de Sabine Dewulf est « ce pas de justesse » (p. 57) qui progresse vers l’issue, « l’espace bleu » du monde, « la ronde des forêts » (p. 17). Ce pas de justesse, économe de moyen jusqu’à l’épure de l’os rongé et blanc, est la force créatrice même, poésie pure, qui commande à la fois l’appréhension du paysage intérieur et la vision du dehors.

Une nouvelle genèse : « Je rêve de mon corps comme ventre de terre »  - Dans ce recueil admirable, Sabine Dewulf écrit sa propre fable du monde. Il ne s’agit pas d’ignorer le corps difficile, le ventre de fer ni de les transpercer de flèches, mais d’en ouvrir les fenêtres, d’y faire passer l’air, de déplacer la ligne surtout qui les circonscrit. C’est l’incertitude de la membrane qui est douloureuse : « Je grave à l’arme d’or // la limite où les fantômes meurent, // où commence le corps. // Ligne close entre l’ombre // et ces doigts qui respirent. » (p. 50). Pourtant, le chaos est inhérent à toute genèse : « la bouche dormante » (p. 20) doit alors énoncer pour tout remettre à sa juste place. L’énonciation se fait très vite performative : « Que le gouffre se comble ! » (p. 19). A l’écoute, à l’affût de la défaillance en elle, la poétesse choisit de nommer pour retrouver la consonance de son être, qui ne se revendique pas, loin de là, personnel : « Aucun nom ne le signe. // Qu’importe, si ces lignes s’enlacent à la chair du monde. » (p. 19). Divers modes de l’énonciation se combinent pour redéfinir les mesures ontologiques et faire advenir le corps rêvé, dont le régime serait ouverture et partage. Le premier poème s’écrit au conditionnel, mode de l’innocence enfantine : « L’air y respirerait, //les eaux enfanteraient douceur, //les mains s’endormiraient // comme feuilles, …» (p. 15). Il dessine la « plaine pleine » et rédemptrice. L’humilité de la terre est appelée, et avec elle l’éloge du bas stable contre la folie des cimes : « m’est apparue la plaine // sous l’abîme cachée, // soudaine inespérée, // si blanche et solide. // Le sol et le lit. » (p. 63). L’impératif s’entend aussi, le plus souvent dans les pieds de poèmes en italiques qui figurent le régime de la « face essentielle » à laquelle aspire la poétesse. C’est l’impératif de la voix spirituelle qui guide le mouvement de libération : « Laisse-toi redescendre » (p. 18), « Laisse l’œil s’agrandir »(p. 19), « Regarde ses doigts de pacotille» (p. 44), « Tiens ton jour allumé » (p. 65). La voix impérative et conciliante du sage qui envisage le vit-sage spacieux. Les pieds de poèmes en italiques, parfois séparés du corps du poème par une ligne matérialisée, veillent constamment à faire redescendre la tête-vessie outrée des fausses croyances. Il n’est pas anodin que ces italiques disparaissent dans la dernière partie du recueil qui est celui de la réconciliation de l’être et du corps. Ces italiques mises seules bout à bout forment d’ailleurs un vrai poème de la joie, une joie à la Matisse, ronde et lumineuse, la simplicité dans ses courbes : « Tout bas l’éclat frissonne. Partout l’espace bleu, la ronde des forêts. Bris de chaînes, // fil des souffles. Cet air nous sommes. » Joie qui ne serait que spatialité et temporalité sereines. Nouvelle corporalité jointe aux éléments terrestres.

Par où l’être peut-il s’échapper pour rejoindre la plaine qui agrandira le corps ? Parfois par un « chas d’aiguille » (p. 68) qui est moins que le jour, car rien n’est jamais acquis. Par les yeux surtout, « seules fêlures de notre peau »5, dit encore Supervielle. Car l’œil sait le passage, l’œil participe de la connaissance, il est « œuf de clarté où circulent // sans trêve les eaux. » (p. 28). L’œil et la main, la main tendue surtout : « Sonne l’heure de l’œil. // Les doigts tâtent dans l’air //flambeaux de feuilles. » (p. 31). Je songe ici particulièrement à ce vers de Paul Eluard, extrait de Poésie ininterrompue (1946) : « Et moi, les mains ouvertes comme des yeux. ». Il semble que l’œil et la main soient de nature à transformer la perception que nous nous faisons de notre corps, à réformer ce que Paul Schilder nomme le schéma corporel dans son ouvrage L’Image du corps, paru en 1935. Le recueil de Sabine Dewulf nous invite à envisager le corps non pas comme un corset du comportement et de la relation, mais comme un mouvement dynamique fait de perceptions-actions, plastique et malléable, réactualisé en permanence. Ce mouvement est celui d’une conscience incarnée : « Laisse l’œil s’agrandir // qui transporte la sphère. » (p. 19). Ou encore : « Mon œil est descendu // en plein corps, navire battant. // La terre me traverse, // l’air me respire. » (p. 91). L’œil prolonge et ouvre le corps en un espace neuf : « L’œil enveloppe mon corps. // Être, une ronde blancheur. » (p. 84).

Le corps traversant : non plus porter, mais transporter – Et si donc le corps n’était pas la triste enceinte enfermant l’être dans le puits que notre conscience seule a formé ? Et si le corps était la membrane poreuse aux vagues du monde ? « Le corps d’ailes » (p 65) ? Loin d’être un simple enregistrement du monde extérieur, la cognition telle que l’envisage Sabine Dewulf au fil de son recueil se construit dans un partage entre l’organisme intérieur et son environnement. La voie de la réconciliation réside bien dans une conception incarnée de la cognition. Se laisser traverser par le monde et les autres dans une perception apaisée : « Doucement dans la peau de la peur. // Un frisson d’épiderme // décolle la pensée. // L’illusion  fait naufrage. // J’habite nos visages. // Sur ma scène une foule // laisse les voix reconnaître // le cours de nos rivières. (p. 86). La réconciliation réside dans la perception agrandie d’un corps traversant aux « Jambes d’air traversées » (p. 84). Au terme du recueil, l’image du corps s’impose fluide et dynamique, sans contour dessiné, sans limite fixée, poreuse et osmotique, désinhibant le dedans, inhibant le dehors sans poids, ou du moins, le poids remis à sa place, « plus basse ». (p. 84) : « Je plonge sans mesure // dans le rythme qui porte, // précisément ici, // devant le miroir blanc où l’image s’oublie, // écoute. // Frémir suffit. » (p. 71). Être engrossée par le monde et qu’importe si l’enfant vient du dedans ou du dehors, « [Des] corps traversés d’ombre » (p. 73) ou de « L’île » (p. 74)6. L’image du corps n’est pas une propriété privée, mais un espace empathique : « Tu es l’espace où le monde s’écoule. » (p. 43). Revenons un instant à l’usage des modes verbaux dans le recueil : ceux qui frappent en priorité sont le participe présent du titre et l’infinitif, notamment dans la dernière partie du recueil : « Boire l’odeur de nuit. » (p. 31), « Clore la cicatrice et rendre l’air à l’air, // étendre le large… » (p. 52), « Enfin me tenir à distance » (p. 64), « rire dans l’âtre du cœur. » (p. 70), « Coïncider avec le souffle de l’eau » (p. 80), « Enraciner pensée aimante » (p. 82), « Lentement regagner la vallée. » (p. 84). Le verbe de la réconciliation emprunte chez Sabine Dewulf le mode impersonnel qui agrandit l’espace et le temps : « Prendre le corps à bras-le-corps // sans son sujet » (p. 79). Dans le Porte-monde d’Ise, la poétesse a retrouvé son visage qui se reflète dans ceux des autres sans distinction. L’impersonnel se conjugue au pluriel : « Si spacieux nos visages ». (p. 15). Spatialité neuve, temporalité qui n’est plus douleur. Ainsi, la poétesse peut conclure par ces derniers vers très forts : « Assise dans le ventre, // mobile des heures, // ici ferai mémoire du vivant. » Non plus rupture, mais élan, éclat du Participe présent(e) ! Un recueil à fréquenter régulièrement tant il est juste.

Notes

[1] Et je suis sur la terre, paru aux Editions de L’Herbe qui tremble (2020)

[2] La Fable du monde, Jules Supervielle, « Le Chaos et la Création » (1938), p. 25, Poésie Gallimard.

[3] Porte-monde, œuvre textile de l’artiste Ise (2018), qui a, ainsi que le précise Sabine Dewulf au seuil de son recueil, « suscité la naissance de ce livre ».

[4] « Le Corps », dans « Nocturne en plein jour », La Fable du monde, Jules Supervielle. Se référer aussi au premier poème de « Nocturne en plein jour » pour mieux saisir le propos de Sabine Dewulf : « Car c’est en nous que sont les plus cruelles plaines // Où l’on périt de soif auprès de fausses fontaines ».

[5] Poème « Le Corps » dans « Nocturne en plein jour », La Fable du monde, Jules Supervielle.

[6] Les deux poèmes des pages 73 et 74 sont dédiés respectivement à Marie et à Daïrine, les deux filles de l’auteure.

Présentation de l’auteur




Quentin Baffreau, D’hier soir

1.

A l’ombre de la chandelle
Le marron pâlit

Les cailloux de sang de l’automne
Frappent
Aux fenêtres dépouillées

J’ai peur
J’ai froid
Je ne peux pas

2.

Un matin
Il y eut le bruit d’un papier que l’on froisse

Ouvrant les yeux, nous
Sommes devenus muets

Nos yeux ouverts sur le grand noir :
L’argus piégé dans un verre obscur,

Entre deux briques, le ciel,
Une rose cernée de marbre rose,
La douce-amère sous le joug du soleil

Nos muses, des murs,
Des lointaines prisons,
Des horizons carcéraux

Il y eut aussi
Ces deux hivers
Et d’autres,
Moins silencieux

Il eût fallu
Que la neige fonde,
Que les cendres absorbées,
Que la chair des noms
Soient adressées,
Par nos lèvres noires, creuses,
Que le silence soit rendu

3.

Sur le bas-côté,
L’horizon bleuâtre
Bridé par d’obscures lignes
Tournées vers l’enfer

La mue humaine
A perte de vue
Semble un ciel embourbé,
Un diamant de poussière

D’hier, l’horizon était un sac d’orange
Sur un vélo qui passait,
Un infini de poche,
Des livres dans une chambre,
Et dans cette chambre
Une fleur blanche à la fenêtre

Aussi reculé
Que les bogues d’automnes,
Qu’une fleur de muguet dans les ombres

Ton sourire, toujours
Un pli de boue,
Une pluie qui va d’est en ouest,
M’accompagnait vers quelques gouffres de fleur

De nuit sur le chemin,
Le visage creusé
Du soir, ton visage
En grève noire de sourire

De nuit sur le chemin
Aux ongles noirs de la terre :
L’inavouable séjour

Chaos bleu du soir
Je serais mort
S’il ne m’avait ravi
Aux serres de la seule vue

Quelques morceaux de miroir
Sous des pas. Aux prières crissaient
Le silex noir et proche,
Le noir grouillement des rêves
Dans une haie flammée

Epars reflets sous les bottes
Trouées de l’écriture
Que les astres étiolaient, silencieux

D’une vague impossible, d’une rive amère, ces mots sont passés des pâles cailloux du ruisseau jusqu’au coquelicot au rebord de la nuit ; une réponse à l’ombre : que la mort soit une réponse, que demain soit la maison, une voix sans savoir, et ce visage entre les murs, et ce visage étreint de brume et de feuillage.

4.

Désert de veiller au silence
L’effort du mot
Vacille

Les murmures de la braise
A l’heure du chant cadet,
A l’heure des bûches blêmes
Et des bouquets pourpres

Je fuis

Des cailloux blancs
Sous une robe rouge sang

Sur la barque rosée du rameau
Sous une pluie fine de cendre

Vers un sourire

Une ruine ajoutée à l’histoire

Mais je n’ai fait, ce soir-là, qu’effleurer

L’autre sourire,
Plus opaque, plus tardif,
Porteur d’une rumeur
Plus sombre qu’une fenêtre d’été

Le voir
Je ne peux

Mais un sifflement dans un brasier,
Un éclat au-dessus du gouffre

5.

Je regardais le ciel
Et ses ombres sur la terre

Les averses gâtaient mes fruits
Mais ce n’était pas grave

Je les laissais tomber
Comme des étoiles dans l’herbe

Vous les regardiez comme on regarde
Les yeux ou le sourire
De quelqu’un qui s’en va,
Vous regardiez cette chute bénite,
Vous souriiez au sourire d’été de cette ruine

Les tertres qu’ils formaient
Etaient comme autant de fêtes,
Autant de concerts dans les squares en fleurs,
C’était leur dernière danse
Avant d’être cueilli par la mort
Jusqu’aux prochaines chansons de mai
Des étoiles sous un pommier
Comme des refrains de feu

J’ai peur et froid, je ne peux pas. La nuit m’ouvre son regard noir, mes doigts s’y posent sans y laisser leur ombre, à pas de loup, comme un duvet, comme une fleur sur un banc de neige. Parfois, avec le tranchant emprunté d’une étoile, je coupe les plis de ses pages brunes. Mais son cœur est de craie et s’écrit avec du vent, et c’est moi qu’elle coupe, et c’est moi qu’elle brûle, et comme l’éphémère, entre jour et nuit, je ne peux, de ce peu de lumière.

Présentation de l’auteur




Du Livre Pauvre au Livre d’Artiste : la poésie visuelle de Ghislaine Lejard

Ghislaine Lejard est une artiste accomplie : elle est poète de l’image, et des mots, critique d’art et littéraire, et irremplaçable créatrice de Livres Pauvres, qu’elle réalise depuis des années avec des poètes dont le nom n’est pas inconnu, et qu'elle expose et promeut. Généreuse et active elle est l’auteure d’une œuvre protéiforme qui s’édifie autour de ce fil directeur : magnifier et enrichir la réalité, dont elle restitue la dimension archétypale, grâce à son travail autour de l'image, mis en œuvre dans sa création de collages. Autant dire que l’Art dans son acception la plus pure guide l’élaboration d’une œuvre qui n'est pas prête d'achever ses métamorphoses, car elle suit l'évanescence de nos représentations, et les mutations paradigmatiques et conceptuelles que ce support kaléidoscopique exprime parce que vecteur de polysémie. 

Ghislaine Lejard, Livre 8.

Le collage est par nature une superposition de strates référentielles. Il n’y a pas une image, mais des fragments d’images qui se superposent pour en former une autre. Ainsi à la sémantique offerte par cette composition faite d’éléments intrinsèquement signifiants s’ajoute celle de chacun de ces morceaux. Les collages de Ghislaine Lejard à partir desquels sont composés les textes qui dans cette rencontre texte et image font les Livres Pauvres sont élaborés de cette manière, en agençant des bribes de représentations et des plages de couleur.
La forme donnée aux parties assemblées convoque les éléments d’une mimésis dont la sémantique se renouvelle sans cesse parce qu’elle s’appuie sur l’implicite contenu dans ce dispositif même qu’est le collage, composition qui laisse apparaitre différents mouvements, lieux, visages, archétypes… Ces superpositions permettent de dépasser toute illusion référentielle dans le même temps qu’elles les convoquent simultanément, ouvrant comme des fenêtres sur d’infinies représentations évoquées par les couches additionnées de papier sur lequel se greffent différentes représentations. Métaphore, synecdoque, allégorie, tout opère comme dans la systémique d’interprétation des rêves, par condensation et déplacement, créant une multitude d’effeuillages possibles du sens, racontant les passages calendaires itératifs mais aussi l’immuabilité des éléments représentés par glissement ou superposition.
Autant d’images dans un déploiement kaléidoscopique qui participent de cette élaboration sédimentaire. Le collage est donc dans cette acception de démultiplication sémantique et de brouillage référentiel vecteur de sens inédits particulièrement propice à supporter l’écriture poétique. Cette dernière opère de manière similaire. En juxtaposant des mots de manière fortuite, qu’il s’agisse d’une mise en œuvre paradigmatique ou syntagmatique, elle ouvre le signe à d’autres acceptions que celles usuelles qu’opère son emploi pragmatique opéré dans la langue.

Ghislaine Lejard, Carnet de voyage.

Elle crée des images elle aussi, aptes, comme celles élaborées par les collages, à motiver l’imaginaire et à supporter la création de significations inédites, tout comme l’image formée d’images laisse apparaître des sens renouvelés, jamais similaires et ouverts à chaque fois à une réception différente. La production du poème suit la posture de l’artiste et rend compte de ces multiples étapes vectrices de polysémie, ainsi que de l’acte de création lui-même. Ouvert aux sens réitérés et mettant à jour  la dimension illocutoire de la représentation,  chacun rend compte  de cet acte intuitif et solidement ancré sur des savoirs faire qu’est le geste de l’artiste ou le travail du poète qui cisèle la langue.

Livre Pauvre réalisé avec Yves Baudry, collection L-3-V.

Livre Pauvre réalisé avec Jean-Joubert, collection Pierre Ecrite, Livres Pauvres, de Daniel Leuwers.

Les mouvements du texte suivent celui des images, pour non pas l’illustrer mais pour ouvrir à des lectures renouvelées de l’ensemble, tantôt le poème est vecteur de la démultiplication sémantique de l’image, tantôt les collages ouvrent à la réception du poème en venant motiver le surgissement d’images crées par le travail de la langue. En ce sens, dans cette multiplicité sémantique, le collage et le poème déstructurent l’univocité des représentations, et amènent à la création d’un sens inattendu autant qu’inédit, à chaque fois renouvelé.

Christian-Bulting, collection L3V.

Gregoire Devin, collection Medaillons de Daniel-Leuwers.

Le travail de la langue opéré par le poème donne lieu à la création de couches sémantiques infinies pour rendre compte de ce que fait le collage qui lui-même est une poésie de l’image.

Les œuvres réalisées par Ghislaine Lejard ouvrent vers des univers inédits, grâce à une mise en œuvre de cette poétique de l'image, opérée à travers  la  complémentarité qu'elle suscite par rapprochement ou confrontation, du poème, et du collage qui par nature exprime la polysémie d'une polysémie.

La Comédie humaine, Balzac, collage de Ghislaine Lejard.

Le vitrail de Matisse, Ghislaine Lejard.

Hommage à Chaissac, Ghislaine Lejard.




Stanley Kunitz, virtuose du langage

Présentation et traduction Alice-Catherine Carls

Stanley Kunitz (1905 - 2006) fut l’un des grands poètes américains du XXe siècle tant par sa longévité que par les honneurs qui reconnurent son talent. Entre sa première publication en 1930 et Passing Through: The Later Poems, New and Selected qui lui valut le  National Book Award for poetry à l’âge de 90 ans,  il fut nommé 22e poète consultant de la Library of Congress de 1974 à 1976 pour deux années consécutives, puis 10e poète lauréat des États-Unis en 2000. Ces deux honneurs suprêmes qui font des lauréats les ambassadeurs de la poésie, le virent toujours en activité à l’âge de 95 ans.

Son service comme poète-consultant et comme poète lauréat de la Bibliothèque du Congrès à un quart de siècle de distance, nous donnent la mesure de la personne qu’il fut, et de son influence sur la scène littéraire des États-Unis. Mais son influence de mentor et de modèle pour des centaines de jeunes poètes se fit également sentir à travers deux organisations de poètes-en-résidence qu’il fonda: en 1968, le Fine Arts Work Center de Provincetown, Massachussets, puis en 1976 le Poets’ House de New York. Ces deux institutions sont toujours aujourd’hui de florissantes pépinières de talent, dans la tradition du poète qui considérait la poésie comme “le témoignage le plus indélébile des aventures de l’esprit.”

Stanley Kunitz lit The layers, The Poetry Breaks.

Les nombreux honneurs qui vinrent couronner sa carrière ne peuvent effacer une trajectoire qui commença dans les difficultés. De mère lithuanienne et de père russe établis aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, Stanley Kunitz souffrit de l’antisémitisme qui lui ferma l’accès à un doctorat en lettres à Harvard. Solitaire dans ses premières années d’écriture poétique, voguant à contre-courant des modes, inspiré par le contenu métaphysique de John Donne et George Herbert, son premier appui lui fut offert par Yaddo à la fin des années 1920.

Ce programme de résidence pour les artistes fondé par un mécène en 1900 et dévoué aux expériences artistiques, d’inspiration égalitaire et internationaliste, supportant les artistes en situation de fragilité politique, aida Stanley Kunitz à publier son premier livre, Intellectual Things, en 1930. Objecteur de conscience et pacifiste, il servit pendant la Seconde guerre mondiale dans une unité non-combattante de 1943 à 1945, puis enseigna de collège en université pendant plusieurs années. Le succès vint en 1959, date à laquelle son troisième volume, Selected Poems 1928-1958 fut couronné par le Prix Pulitzer. En 1971, dans sa soixante-quatrième annéee, il publia The Testing-Tree où se trouvent plusieurs poèmes dédiés à son père, dont “Le portrait,” une référence au suicide de ce dernier. En 1985 il changeait de ton pour célébrer la nature, Next-to-Last Things: New Poems and Essays. Auteur de 10 volumes de poésie, une production jugée modeste, il ne publiait que les poèmes qu’il considérait achevés et jetait tous ses brouillons. Auteur de dix volumes, une collection modeste selon certains, Stanley Kunitz disait en 1979 non sans humour que la raison pour laquelle il avait toujours quelque chose à dire, est qu’il n’écrivait des poèmes que quand il en sentait le besoin urgent. De vivre en poésie était pour lui l’équivalent esthétique d’une prise de position politique. Autre prise de position esthétique, plusieurs de ses recueils rassemblaient des poèmes déjà publiés en y ajoutaient une poignée de nouveaux poèmes.

Ceci montre non l’absence d’inspiration, mais au contraire, la volonté pour le poète de souligner la continuité de sa ligne poétique, d’établir le rythme bâtisseur de ses transitions, imposant de lire son oeuvre poétique à travers toutes les périodes de sa longue carrière de 75 ans.

Dans une vie si pleine de nombreuses responsabilités poétiques d’activiste, d’enseignant, et d’administrateur, Stanley Kunitz trouva le temps de vivre et de faire ce qu’il aimait et ce en quoi il croyait. 

Stanley Kunitz, Touch me, Poetry Everywhere.

Traducteur de poésie russe (Ivan Drach, Andrei Voznesensky, Anna Akhmatova), éditeur de la collection poétique de Yale University Press, membre du jury de nombreux prix de poésie, il se vit décerner la Médaille nationale des Arts en 1993, et fut pendant de nombreuses années Chancelier de l’Académie des Poètes américains et membre de l’Académie Américaine des Arts et Lettres.

Toutes ces activités ne lui firent pas oublier sa vocation de jardinier, et il était aussi célèbre pour son jardin de bord de mer de Provincetown que pour ses poèmes. Parmi ses distinctions, il faut citer le prix Peace Abbey Courage of Conscience qui lui fut décerné en 1998 pour avoir contribué à la libération de l’esprit humain par sa poésie. Enfin, il faut citer son travail de soutien des librairies, tout d’abord comme éditeur de la Wilson Library Bulletin entre 1928 et 1943, par lequel il critiquait la censure pratiquée par les bibliothèques. Un de ses articles inspira une Charte des Droits qui sert toujours à l’Association américaine des bibliothécaires de document fondateur de la liberté intellectuelle des bibliothèques.

La poésie de Stanley Kunitz est tout d’abord un témoignage sur lui, car, comme toute bonne poésie, elle nous renvoie la sensibilité du poète à travers laquelle nous pouvons sentir ce qui le préoccupe et comment il voit le monde. Stanley Kunitz fut un chroniqueur de son temps, de son environnement, de sa propriété du Connecticut, et de New York. Très proche de la nature et de la mer, il les décrit avec une chaleur contagieuse. L’amour est aussi un thème qui lui est cher et qu’il salue plutôt dans l’absence, la nostalgie du désir. Il mêle souvent des références à la Bible, comme “cet autre jardin” qu’est le paradis, le comparant à son jardin lui aussi habité par des serpents. Enfin, il est sensible à l’univers sonore, que ce soit le chant des cigales, la poésie d’autres poètes, ou la musique. Ancrés dans la réalité, ses poèmes mènent vers un autre monde, celui de l’imaginaire, de la perte, et des grands espaces, mais aussi celui du passé, plus particulièrement celui de ses racines familiales. Enfant d’immigrants, il a un besoin pressant de trouver sa place dans le nouveau monde, ce qui lui donne la liberté de suivre en pensées les oies canadiennes migrant en automne vers les pays chauds. Son ancrage solide dans la réalité fait la force de ses jugements sur les courants poétiques du XXe siècle, qu’il lit et interprète de la même façon dont le toucher d’un serpent lui fait sentir “le tremblement de la création.” Nul mieux que lui ne connaissait la poésie du XXe siècle sur laquelle il  portait un regard libérateur.

Stanley Kunitz lit The portrait, The Poetry Breaks.

Au fil du temps, mais surtout après 1958, le style de Stanley Kunitz changea. D’intellectuels, ses vers devinrent plus libres, plus courts, plus directs, et son language acquit ce “caractère universel du message poétique qui révèle “l’attitude immédiate et non-problématique du poète envers le langage” dont parle Jacek Gutorow dans son essai “Lettres de Pologne : À propos de la traduction poétique.” (https://www.poetryinternationalonline.com/letter-from-poland-on-translating-poetry/) Cette spontanéité de l’expérience poétique est quelque chose de très rare en poésie; si le courant passe immédiatement, cela ne rend pas la poésie “facile” pour autant et et si la traduction est plus aisée, elle n’en demande pas moins de soins. Dans un de ses derniers entretiens avec Mark Wunderlich en 1997, Stanley Kunitz parlait de ses poèmes comme “plus intimes, plus conversationnels”. . . “naturels, lumineux, profonds, concis, austères.” C’est de ce dialogue entre le moi intérieur et le quotidien, entre la vie et la mort, de cette différence entre les strates et les déchets que naît la poésie, comme le dit le poète dans “Layers”. Dans un autre entretien avec Chris Busa en 1982, Stanley Kunitz cite la phrase de Paul Valéry selon laquelle la poésie est un langage dans le langage, un langage au-delà du langage, “un méta-médium, métabolique, métaphorique, métamorphique.” Pour lui, une oeuvre poétique totale montre les transformations du poète et de son univers d’anecdote en légende.

Les poèmes ci-dessous ont été choisis pour leur virtuosité linguistique. Ils proviennent du volume The Collected Poems (Norton, 2000, 285 p.) et sont reproduits dans l’ordre de leur composition, afin de mieux montrer la progression du style et des thèmes chers au poète. La pensée philosophique qui sous-tend l’instantané leur donne une incomparable fluidité qui est d’autant plus difficile à traduire que Stanley Kunitz emploie un langage simple mais capable d’évoquer de nombreuses associations. Cette danse entre les mots et la pensée requiert un travail d’orfèvre des mots, afin de donner en traduction la même souplesse et d’établir les mêmes associations tout en respectant l’économie des mots. Les associations faites par le poète sont toujours des références au monde concret, aux secrets de la nature et de la chimie. Cette virtuosité peut ne comprendre que deux vers, ou bien elle peut s’étendre sur une dizaine de vers très courts, leur césure indiquant la flexibilité de la pensée.

 

EAGLE 

The dwindling pole,
Tall perpendicular in air,
Attenuates to be a bird
Poised on a sphere.

No flag projects
This tensile grace, this needle-word,
Only, in rigid attitude,
The ball, the bird.

Metallic time
Has caught an eagle, trapped the beat
Of rushing wings, ensnared in bronze
His taloned feet.

Invader of
The thunder, never will you fly
Again to pluck the blazing heart.
Shall I ? Shall I ?

 

L’aigle

Le mât qui s’amenuise,
À la verticale, en hauteur,
S’atténue en un oiseau
Perché sur une sphère.

Ce n’est pas un drapeau qui projette
Cette grâce tendue, ce mot-aiguillon,
Mais, dans une pose rigide,
Une sphère, un oiseau.

Le temps du métal
A attrappé un aigle, piégé le battement
Des ailes frémissantes, coulé ses griffes
Dans le bronze.

Toi qui perces le
Tonnerre, jamais plus ne voleras-tu
Pour sauver le coeur en flamme.
Et moi ? Dois-je le faire ?

∗∗

SO INTRICATELY
IS THIS WORLD RESOLVED 

So intricately is this world resolved
Of substance arched on thrust of circumstance,
The earth’s organic meaning so involved
That none may break the pattern of his dance ;
Lest, deviating, he confound the line
Of reason with the destiny of race,
And, altering the perilous design,
Bring ruin like a rain on time and space.

Lover, it is good to lie in the sweet grass
With a dove-soft nimble girl. But O lover,
Lift no destroying hand ; let fortune pass
Unchallenged, beauty sleep ; dare not to cover
Her mouth with kisses by the garden wall,
Lest, cracking in bright air, a planet fall.

∗∗

Ce monde est agencé avec une telle finesse

Ce monde est agencé avec une telle finesse
De substance lancée sur l’arc des circonstances,
La signification organique de la terre est si imbriquée
Que nul ne peut briser le dessin de sa danse ;
Sauf si en déviant il confond la ligne
De la raison avec la destinée de sa race
Et, changeant le périlleux dessein
Tel une pluie ruine le temps et l’espace.

Amant, qu’il est doux de s’étendre dans l’herbe
Avec une fille leste et douce colombe. Mais ô amant,
Ne lève pas de main meurtrière ; ne défie pas le destin 
Qui passe, laisse dormir la beauté ;  retiens-toi de couvrir
Sa bouche de baisers sous le mur du jardin,
Sinon une planète tombera en craquant dans la lumière.

∗∗

ORGANIC BLOOM 

The brain constructs its systems to enclose
The steady paradox of thought and sense;
Momentously its tissued meaning grows
To solve and integrate experience.
But life escapes closed reason. We explain
Our chaos into cosmos, cell by cell,
Only to learn of some insidious pain
Beyond the limits of our charted hell,
A guilt not mentioned in our prayers, a sin
Conceived against the self. So, vast and vaster
The plasmic circles of gray discipline
Spread outward o include each new disaster.
Enormous floats the brain’s organic bloom
Till, bursting like a fruit, it scatters doom.

∗∗

Floraison organique

Le cerveau construit ses systèmes pour inclure
Les solides paradoxes de la pensée et des sens ;
Dont les significations tissées croissent phénoménalement
Pour résoudre et intégrer l’expérience.
Mais la vie échappe à la pure raison. Nous expliquons
Notre chaos en cosmos, cellule par cellule,
Mais nous ne découvrons qu’une insidieuse douleur
Au-delà des limites de notre enfer codifié,
Une culpabilité absente de nos prières, un péché
Contre nous-même. Ainsi, de plus en plus largement
Les cercles plasmiques de la discipline grise
S’étendent pour inclure chaque nouveau désastre.
L’énorme floraison organique du cerveau flotte
Avant d’éclater comme un fruit et de dissiper le désastre.

∗∗

THE APPROACH TO THEBES 

In the zero of the night, in the lipping hour,
Skin-time, knocking-time, when the heart is pearled
And the moon squanders its uranian gold,
She taunted me, who was all music’s tongue,
Philosophy’s and wilderness”s breed,
Of shifting shape, half jungle - cat, half-dancer,
Night’s woman-petaled, lion-scented rose,
To whom I gave, out of a hero’s need,
The dolor of my thrust, my riddling answer,
Whose force no lesser mortal knows. Dangerous ?
Yes, as nervous oracles foretold
Who could not guess the secret taste of her.
Impossible wine! I came into the world
To fill a fate; am punished by my youth
No more. What if dog-faced logic howls
Was it art or magic multiplied my joy?
Nature has reasons beyond true or false.
We played like metaphysic animals
Whose freedom made our knowledge bold
Before the tragic curtain of the day:
I can bear the dishonor now of growing old.

Blinded and old, exiled, diseased, and scorned—
The verdict’s bitten on the brazen gates,
For the gods grant each of us his lot, his term.
Hail to the King of Thebes!—my self, ordained
To satisfy the impulse of the worm,
Bemummied in those famous incestuous sheets,
The bloodiest flags of nations of the curse,
To be hung from the balcony outside the room
Where I encounter my most flagrant source.
Children, grandchildren, my long posterity,
To whom I bequeath the spiders of my dust,
Believe me, whatever sordid tales you hear,
Told by physicians or mendacious scribes,
Of beardless folly, consanguineous lust,
Fomenting pestilence, rebellion, war
I come prepared, unwanting what I see,
But tied to life. On the royal road to Thebes
I had my luck, I met a lovely monster,
And the story’s this: I made the monster me.

∗∗

En approchant de Thèbes

Dans le zéro de la nuit, à l’heure-jonction,
Temps-peau, temps-tambour, où le coeur est de nacre
Et la lune gaspille son or uranien,
Elle me hêla, elle qui était la langue de la musique,
La lignée de la philosophie et de la jungle,
De forme changeante, mi-féline, mi-danseuse,
Femme-pétale de la nuit, rose au parfum de lion,
À laquelle je donnai, par besoin héroïque,
La dolence de mon élan, ma réponse-devinette,
Dont aucun vil mortel ne connaît le pouvoir. Dangereuse ?
Oui, comme le prédisaient les nerveux oracles
Incapables de deviner son arôme secret.
Vin impossible! Je suis venu au monde
Pour remplir un destin; plus ne suis-je puni par mon jeune
Âge. Qu’importe qu’une logique au visage de chien hurle
Était-ce l’art ou la magie qui multipliaient ma joie?
La nature a des raisons au-delà du vrai et du faux.
Nous avons joué tels des animaux métaphysiques
Dont la liberté enhardissait la connaissance
Avant le tragique rideau du jour :
Je peux maintenant supporter le déshonneur de vieillir.

Privé de regard et vieux, exilé, malade, bafoué –
Le verdict est gravé sur les portes de feu,
Car les dieux donnent à chacun son lot, son terme.
Longue vie au Roi de Thèbes ! – mon moi consacré
Pour satisfaire la pulsion du vers de terre,
Momifié dans les célèbres draps incestueux,
Les drapeaux ensanglantés des nations de la malédiction
Devant être pendus au balcon de la chambre
Où je rencontre ma source la plus flagrante.
Enfants, petits-enfants, ma longue postérité,
À qui je lègue les araignées de ma poussière,
Ne croyez pas les sordides histoires
Racontées par les docteurs ou les scribes mensongers,
De folie imberbe, de désir consanguin,
Fomentant la pestilence, la révolte, la guerre,
Je viens préparé, sans désirer ce que je vois,
Mais lié à la vie. Sur la route royale de Thèbes
J’ai eu ma chance, j’ai rencontré un aimable monstre,
Et l’histoire est celle-ci : je suis devenu le monstre.

∗∗

THE PORTRAIT 

My mother never forgave my father
for killing himself,
especially at such an awkward time
and in a public park,
that spring
when I was waiting to be born.
She locked his name
in her deepest cabinet
and would not let him out,
though I could hear him thumping.
When I came down from the attic
with the pastel portrait in my hand
of a long-lipped stranger
with a brave moustache
and deep brown level eyes,
she ripped it into shreds
without a single word
and slapped me hard.
In my sixty-fourth year
I can feel my cheek
still burning.

∗∗

Le portrait

Ma mère ne pardonna jamais à mon père
d’avoir mis fin à ses jours,
en particulier à un moment si mal choisi
et dans un parc public
en ce printemps
où j’attendais de naître.
Elle enferma son nom
dans son placard le plus profond
et refusa de l’en laisser sortir,
bien que je puisse l’entendre taper.
Quand je descendis du grenier
en tenant le portrait au pastel
d’un étranger à la grande bouche
avec une brave moustache
et des yeux marron foncé égaux,
elle le déchira en mille morceaux
et me gifla.
Dans ma soixante-quatrième année
je sens toujours brûler
ma joue.

∗∗

INDIAN SUMMER AT LAND’S END 

The season stalls, unseasonably fair,
blue-fair, serene, a stack of golden discs,
each disc a day, and the addition slow.
I wish you were here with me to walk the flats,
toward dusk especially when the tide is out
and the bay turn opal, filled with rolling fire
that washes on the mouldering wreck offshore,
our mussel-vineyard, strung with bearded grapes.
Last night I reached for you and shaped you there
lying beside me as we drifted past
the farthest seamarks and the watchdog bells,
and round Long Point throbbing its frosty light,
until we streated into the open sea.
What did I know of voyaging till now?
Meanwhile I tend my flock, small golden puffs
impertinent as wrens, with snipped-off tails,
who bounce down from the trees. High overhead,
on the trackless roads, skywriting V and yet
another V, the southbound Canada express
hoots of horizons and distances. . .

∗∗

L’été indien au Finis-terre

La saison cale, belle hors-saison,
bleu-belle, sereine, pile de disques dorés,
un disque par jour, l’addition est lente.
Je te souhaite à mes côtés pour arpenter les plaines,
en particulier au crépuscule à marée basse
et quand la baie s’opalise, remplie d’un feu roulant
qui illumine l’épave pourrissante au large
et notre verger de moules décoré de grappes barbues.
Hier soir j’ai tendu la main vers toi et je t’ai formée là
étendue à mon côté alors que nous dépassions
les fanaux du large et les cloches gardiennes,
et contournions la Longue Pointe pulsant sa lumière givrée,
avant de voguer en haute mer.
Que savais-je des voyages jusqu’à présent ?
Entre temps, je m’occupe de mon troupeau, petites bouffées dorées
qui sautent des arbres impertinentes comme des moineaux
à la queue coupée. Haut dans le ciel,
sur des routes sans tracé, écrivant un V et encore
un autre V, l’express canadien tourné vers le sud
criaille, parlant d’horizons et de trajets. . .

∗∗

DANTE 

                    from Anna Akhmatova

Even after his death he did not return
to the city that nursed him.
Going away, this man did not look back.
To him I sing this song.
Torches, night, a last embrace,
outside in her streets the mob howling.
He sent her a curse from hell
and in heaven could not forget her.
But never, in a penitent’s shirt,
did he walk barefoot with lighted candle
through his beloved Florence,
perfidious, base, and irremediably home.

∗∗

Dante

            d’après Anna Akhmatova

Même après sa mort il ne revint pas
dans la ville qui l’avait vu grandir.
En partant, cet homme ne se retourna pas.
C’est pour lui que je chante ce chant.
Torches, nuit, une dernière accolade,
dehors, dans ses rues, la foule hurlante.
Il lui jeta un sort d’enfer
et au ciel ne put l’oublier.
Mais jamais, ne traversa-t-il
pénitent, pieds nus, avec un cierge allumé,
sa Florence bien-aimée,
perfide, basse, et irrémédiablement sa patrie.

∗∗

THE ARTIST 

His paintings grew darket every year.
They filled the walls, they filled the room;
eventually they filled his world—
all but the ravishment.
When voices faded, he would rush to hear
the scratched soul of Mozart
endlessly in gyre.
Back and forth, back and forth,
he paced the paint-smeared floor,
diminishing in size each time he turned,
trapped in his monumental void,
raving against his adversaries.
At last he took a knife in his hand
and slashed an exit for himself
between the frames of his tall scenery.
Through the holes of his tattered universe
the first innocence and the light
came pouring in

∗∗

L’artiste

Ses tableaux s’obscurcissaient d’année en année.
Ils remplissaient les murs, ils remplissaient la pièce ;
À la longue ils remplirent son univers —
tout sauf le ravissement.
Quand les voix faiblissaient, il écoutait avidement
l’âme égratignée de Mozart
tourbillonner sans fin.
Aller et retour, aller et retour,
il arpentait le plancher taché de peinture,
rapetissant à chaque tournant,
attrappé dans son vide monumental,
fulminant contre ses adversaires.
À la fin, il saisit un couteau
et se taillada une sortie
entre les cadres de ses hauts paysages.
Par les trous de son univers en lambeaux
s’engoufrèrent l’innocence première
et la lumière.

∗∗

FIRESTICKS 

Conjugations of the verb “to be”
asleep since Adam’s fall
wake from bad phosphor dreams
heavy with mineral desire.
Earthstruck they leave
their ferny prints of spines
in beds of stone
and carry private moons
down history’s long roads,
gaudy with flags.
The one they walk behind
who’s named “”I AM”
they chose with spurts of flame
to guide them
like the pillar of a cloud
into the mind’s white exile.

∗∗

Les tisons

Les conjugaisons du verbe “être”
qui dormaient depuis la chute d’Adam
s’éveillent de mauvais rêves phosphoreux
lourds de désir minéral.
Folles de la terre elles impriment
leurs échines dentelées
dans des lits de pierre
et portent des lunes privées
sur les longues routes de l’histoire
bariolées de drapeaux.
Celui derrière lequel elles marchent
et qui est nommé “JE SUIS”
elles l’ont choisi pour ses jets de feu
tel la colonne d’un nuage
il les guidera
jusque dans l’exil blanc de l’esprit.

∗∗

THE LAYERS 

I have walked through many lives,
some of them my own,
and I am not who I was,
though some principle of being
abides, from which I struggle
not to stray.
When I look behind,
as I am compelled to look
before I can gather strength
to proceed on my journey,
I see the milestones dwindling
toward the horizon
and the slow fires trailing
from the abandoned camp-sites,
over which scavenger angels
wheel on heavy wings.
Oh, I have made myself a tribe
out of my true affections,
and my tribe is scattered !
How shall the heart be reconciled
to its feast of losses ?
In a rising wind
the manic dust of my friends,
those who fell along the way,
bitterly stings my face.
Yet I turn, I turn,
exulting somewhat,
with my will intact to go
wherever I need to go,
and every stone on the road
precious to me.
In my darkest night,
when the moon was covered
and I roamed through wreckage,
a nimbus-clouded voice
directed me:
"Live in the layers,
not on the litter."
Though I lack the art
to decipher it,
no doubt the next chapter
in my book of transformations
is already written.
I am not done with my changes.

∗∗

Les strates

J’ai parcouru maintes vies,
certaines m’appartenaient,
et je ne suis pas qui j’étais
quoiqu’il reste quelque principe
d’existence que je m’efforce
de ne pas trahir.
Quand je me retourne,
car je suis forcé de regarder
avant de pouvoir reprendre mes forces
pour continuer mon voyage,
je vois les moments décisifs rapetisser
vers l’horizon
et des feux lents marquer
les campements abandonnés
sur lesquels les anges carnassiers
s’abattent d’une aile lourde.
Oh, je me suis fait une tribu
de mes vraies affections,
et ma tribu est éparpillée !
Comment le coeur acceptera-t-il
son festin de pertes ?
Le vent qui se lève
me pique amèrement le visage
de la poussière éperdue de mes amis
tombés en chemin.
Oui, je tourne, je tourne,
exultant quelque peu,
elle est intacte, ma volonté d’aller
où j’ai besoin d’aller,
et chaque caillou du chemin
m’est précieux.
Dans ma nuit la plus sombre,
quand la lune était cachée
et que j’errrais parmi les décombres,
une voix ouatée par les nimbus
m’enjoignit:
“Vis dans les strates,
pas sur les déchets.”
Bien que me manque l’art
de le déchiffrer,
sans aucun doute le prochain chapitre
de mon livre de transformations
est déjà écrit.
Je n’ai pas fini de me transformer.

∗∗

THE SNAKES OF SEPTEMBER 

All summer I heard them
rustling in the shubbery,
outracing me from tier
to tier in my garden,
a whisper among the viburnums,
a signal flashed from the hedgerow,
a shadow pulsing
in the barberry thicket.
Now that the nights are chill
and the annuals spent,
I should have thought them gone,
in a torpor of blood
slipped to the nether world
before the sickle frost.
Not so. In the deceptive balm
of noon, as if defiant of the curse
that spoiled another garden,
these two appear on show
through a narrow slit
in the dense green brocade
of a north-country spruce,
dangling head-down, entwined
in a brazen love-knot.
I put out my hand and stroke
the fine, dry grit of their skins.
After all,
we are partners in this land,
co-signers of a covenant.
At my touche the wild
braid of creation
trembles.

∗∗

Les serpents de septembre

Pendant tout l’été je les ai entendus
bruire dans les buissons,
me devançant de terrasse
en terrasse dans mon jardin,
un soupir dans les viornes
un signe-éclair depuis la haie,
une ombre pulsante
dans le buisson de berbéris.
Maintenant que les nuits sont fraîches
et les annuelles desséchées,
je les aurais cru partis,
ayant dans la torpeur du sang
glissé dans le monde souterrain
avant le gel tranchant.
Mais non. Dans la décevante tiédeur
de midi, comme défiant le mauvais sort
qui jadis ruina un autre jardin,
ces deux apparaissent en scène
par une étroite fente
dans la dense brocade verte
d’une épinette,
suspendus la tête en bas
dans un impudent noeud d’amour.
J’étends la main et caresse
le grain fin et sec de leurs peaux.
Après tout,
nous sommes partenaires sur cette terre,
co-signataires d’un pacte.
À mon toucher la tresse
sauvage de la création
tremble.

∗∗

TOUCH ME 

Summer is late, my heart.
Words plucked out of the air
some forty years ago
when I was wild with love
and torn almost in two
scatter like leaves this night
of whistling wind and rain.
It is my heart that’s late,
it is my song that’s flown.
Outdoors all afternoon
under a gunmetal sky
staking my garden down,
I kneeled to the crickets trilling
underfoot as if about
to burst from their crusty shells ;
and like a child again
marveled to hear so clear
and brave a music pour
from such a small machine.
What makes the engine go ?
Desire, desire, desire.
The longing for the dance
stirs in the buried life.
One season only,
                                 and it’s done.
So let the battered old willow
thrash against the windowpanes
and the house timbers creak.
Darling, do you remember
the man you married ? Touch me,
remind me who I am.

∗∗

Touche-moi

Tardif est l’été, mon coeur.
Ces mots attrappés de l’air
il y a quelque quarante ans
alors que j’étais sauvage d’amour
et presque déchiré en deux
s’éparpillent comme les feuilles en ce soir
de vent sifflant et de pluie.
C’est mon coeur qui est tardif,
c’est mon chant qui s’est envolé.
Dehors tout l’après-midi
sous un ciel gris métallique
à bêcher mon jardin,
penché sur les cigales qui chantaient
à mes pieds comme prêtes
à faire éclater leurs justaucorps,
avec un émerveillement d’enfant
j’entendis cette musique
si claire et si brave sortir
d’une si petite machine.
Qu’est-ce qui fait marcher le moteur ?
Le désir, le désir, le désir.
L’envie de danse qui
remue dans la vie souterraine.
Une seule saison,
                       et c’est fini.
Alors laissons le vieux saule battu
Frapper contre les vitres
Et la charpente de la maison craquer.
Chérie, te souvient-il de
l’homme que tu as épousé ? Touche-moi,
rappelle-moi qui je suis.

Présentation de l’auteur




Nimrod : Lettre à Christophe Dauphin à propos de Totem normand pour un soleil noir

Je me permets de vous demander tout de go : de quel bois êtes-vous fait ? Le bois que je cherche à connaître est contenu dans Totem normand pour un soleil noir (Collection Peinture et Parole, Les Hommes sans Épaules éditions). Il m’a laissé pantois ! Il contient la Normandie et l’Afrique, Senghor et les brumes de votre pays natal. Qui a jamais osé ça ? Personne. Vous vous affichez résolument à contre-courant de tout.

Même les bocages normands épousent désormais la platitude sahélienne : L’espace est à ras de terre. Mais le plus décapant est ailleurs. Vous plantez votre totem avec un rythme sec et cinglant, un rythme de rock’n’roll comme pour vous défaire de l’humidité normande :

N’en jetez plus j’ai tout avalé jusqu’à l’asphalte
la mer déborde du lavabo
et la flamme de mes doigts

D’où vous vient d’écrire au couteau comme pour effacer jusqu’au bruit du pinceau sur la toile ? Car, je n’entends même pas ses caresses, vous qui êtes si peintre. Je ne fais pas seulement allusion aux œuvres d’Alain Breton qui accompagnent votre totem. Je pense également aux essais que vous avez consacrés à de nombreux peintres, dont le sculpteur Jean-Pierre Duprey. Dois-je me contenter de cet aveu :

Poète
je me suis adressé la parole pour la première fois
lors d’un cauchemar
avec des mots qui dressaient
non pas leurs hosties
mais leurs poings comme des armes

Senghor est retoqué, mais aussi Césaire, le plus rock’n’roll de tous les poètes de la négritude et du surréalisme. Cet Antillais de Basse-Pointe, au nord de la Martinique, qui se voulait volcanique avant tout (pour peu qu’on veuille comparer les paquets de mer aux laves de pierres) devient sous votre plume : Marinade du bas-ventre. C’est un constat et non pas une injure.

Je suis le premier à rire de ma mauvaise foi, mais comment vous appréhender, cher Christophe ? Vous sabotez allègrement votre prénom et votre nom (la poésie n’appelle pas un taxi pour se rendre en ville/mais la hache du cri/oublié au fond d’une poche). J’aime cet « oubli de la hache », c’est là que j’habite. S’il revenait parmi nous, André Breton serait épouvanté par votre usage du surréalisme. Aucun poète de ce mouvement n’a réussi à en faire une arme de combat : tel était pourtant le vœu de son pape ! C’est au vitriol que vous le réalisez. Désormais, Césaire pointera après vous.

À dire vrai, vous êtes l’incarnation du prophète Ézéchiel (je vous renvoie à sa description de la résurrection des morts). Comme la grande voix biblique, surréalisme et apocalypse (la révélation, d’après l’étymologie) se renforcent et se répondent. En tout cas, je risque une analogie soudain claire pour moi qui n’y ai point songé avant la lecture de Totem normand pour un soleil noir. Une question s’impose : quel totem peut bien résister aux fracas de votre prosodie ? Aucun.

Depuis que j’ai lu ce livre (et deux numéros de la revue Les Hommes sans Épaules, ainsi que votre essai magistral Derrière mes doubles (Les Hommes sans Épaules éditions) sur Jacques Prevel et Jean-Pierre Duprey), je passe mon temps à le relire, le cerveau grillé dès que je parcours une dizaine de pages environ. Ayez pitié des lecteurs qui cèdent à la charge de votre infanterie. Et je recommence quelques semaines plus tard. Et j’échoue aussi lamentablement.

Pour diriger une entreprise comme les Hommes sans Épaules, il faut une énergie de granite. Césaire avait bien raison de se revendiquer du volcan, lui, le natif de l’océan atlantique. Ces deux éléments sont des frères siamois. Et vous les incarnez à merveille !

J’ai suivi de loin votre voyage en Bretagne puis en Aveyron : la mer rugueuse, la montagne de terre et sa plaine métaphysique. Vous avalez tout. Votre revue fera bientôt écho de votre belle moisson, lors même que je continue de reculer avec Totem normand pour un soleil noir. Décidément, nul n’habite vraiment sa terre. J’ai appris cette leçon depuis longtemps ; vous me donnez l’occasion de le vérifier.

J’ai peu d’énergie, et sans chercher à apprivoiser ma révolte, je la chambre constamment afin de pouvoir écrire la plus brève des partitions. Vous m’êtes la grande révélation du printemps déjà révolu.

 

NIMROD

∗∗∗

II / Réveille-toi dans tes os

La cendre défait la flamme du passé décomposé
je bois les éclats du soleil
dans l’eau de mon ciment

Le monde pavillonnaire dort contre l’oreiller du silence
les maisons sont enroulées dans les paupières
de leurs jardins

De l’autre côté de la voie ferrée
tours-totems repeintes avec leur vérole
bouquets d’étages en sueur

Les balcons flottent dans les yeux cernés d’une nuit blanche
au-dessus de l’herbe-à-merde des chiens
le ciel s’envole avec ses rues barrées

Dans le train je relis la chair et le soleil
cette riche banque aux étoiles

La première fois c’était il y a longtemps
je marchais dans mes émotions
en voyageur trompé d’horizons de boue

Terminus
l’avion en papier est en chute libre dans l’enfant
le silex et la rivière

Ce n’est pas en pantoufles
que l’on peut décrocher les étoiles
ni en robe de chambre
que roule la vie de l’œil à l’abîme

C’est dans l’émotion seule du vécu que se forgent les mots
avec la foule et les squelettes
confondus dans les décombres du sommeil

Je me souviens de ce paysage sans horloge
son ciel coupé au couteau et ses fenêtres de marteau
frappant l’enclume de l’aube

La tour se dresse sur les nuages
et je dérive à ses pieds
nombre parmi les nombres

Je me souviens de ce paysage et de ces fleurs en béton
loin de l’Avre qui coule en silence dans la lumière

Le temps questionne ses réponses
qui montent et se retirent avec la marée

dans le seau d’un enfant.

Le silex poursuit son duel avec la rivière
pour la mémoire de l’eau

Réveille-toi dans tes os
la mort fermente comme un chien dans tes jambes

Réveille-toi dans tes os
joue du miroir
la mort te prend à la gorge et ne te lâchera pas
de sable et de limon

Réveille-toi dans tes os
tu avances en file indienne à la lueur des cadavres
ton visage jeté par la fenêtre
qu’as-tu fait de ton enfance ?
Tous les fleuves se perdent en mer

Réveille-toi dans tes os
tu avances  matelot-sanglot dans l’eau dormante
sur le charnier des jours passés
fermé comme une paupière que soulève la nuit

Qu’as-tu fait de ton enfance ?
un long silence
soleil tombé du nid de ta voix dans la mienne

Ni chanson ni prière
le même
sans chasuble ni stock-option
le même

Je ne m’appelle pas Joyeux Noël
je ne suis pas le ver solitaire des subventions publiques
et je n’ai pas écrit :

je est un écho
il roule sous le crâne
et qui l’a dit
la voix ne rassemble à rien

Je ne suis pas le Passage Jouffroy
je ne suis ni boutiquier
ni candidat à la Légion d’honneur
certains en rêvent déjà tout petits

J’ai toujours pensé
qu’il fallait d’abord tuer le con dans l’homme
et le cheval dans l’oiseau

La main passe
et le gant est à sa recherche
la nuit n’a pas encore été décapitée

III / Fantômes de gaz

Le feu consume la marée et ses pieuvres
je le soulève et mon ombre engloutit la moitié du soleil
que le sommeil capture
avec deux poches pleines d’étoiles
le sang est monté au plafond pour secouer la foudre

Fantômes de gaz je déambule avec Yves Martin
dans le cul-de-sac de l’aube
l’exil en bandoulière

N’approchez pas   n’allumez rien
ça ranime les plumes relève la sciure
j’étouffe alors
dieu la gamelle ma vermine
ne mange pas de ce chien-là
gardez vos anges vos ouvriers minute
je fous le feu à toute caricature

Poète noyé dans les bas étages du soir
avec minuit et ses courants d’air
je fais rouler mon œil dans la serrure qui a perdu
sa porte
un litre de bière
dont les murs de Paris ont gardé l’empreinte

Sur le trottoir et sous l’averse
le laid culmine au Merveilleux
et fait le tour du monde en un seul regard
rongeant l’écorce terrestre
la lumière barbare du siècle

Rue Marcadet
un orage éclate dans le bois sec de mes artères
la poésie ne renonce à rien pas même à vivre
à regarder le chien qui nargue les poubelles
pas même à l’amour trop fardé des anonymes

La poésie fracture cette réalité qui m’assiège
éclate
et se disperse dans la nuit
dont chaque écharde est un soleil
qui fait crier les cordes vocales d’une épée 

Mais dites
qui rendra la mémoire de vie
à l’homme aux espoirs éventrés ?

Nous sommes les hommes de la danse
dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur

Square de Tocqueville Paris 17
je revois Léopold Sédar Senghor
son regard-lance de Sérère

Banlieusard de la nuit sans diamant
arabe-nègre des amitiés qui dérident
poète-voyou qui sort de l’arbre du sommeil
entre deux tranches d’ombre
le ceci et cela
le etc.
je rôde entre les traits du sang

Senghor mon ami
je venais à vous de ma brousse de la banlieue ouest
et de ses clichés-sur-Seine
à en faire boiter les ponts qui dorment sur le fleuve
lorsque les chiens leur mordent la jambe

À défaut d’être un je nous étions des loups
que l’on regardait comme des plaques d’égout
pas même des insectes

Pas même un insecte ?
méfiez-vous ! Nous avons du venin plein les veines

Léopold me regarde fixement
pose ses mains sur mes épaules et serre fort
comme pour emboîter quelque chose qui ne l’est pas
je n’ai oublié ni son regard  ni sa voix
ni ce serrement qui a réveillé mon sang

Je me souviens du ressac et de l’ombre
et de mes souvenirs
je fais du basalte cousu de rage 

IV / La cassure qui dort dans les pierres

Un jour j’ai fracturé le réel avec un pied de biche
j’ai plié mon arbre et je suis parti avec la pluie
qui dort dans les pierres
avec sa cassure gyropharisée
bétonnée avec ton venin
armaturisé avec tes os

La cassure
ton visage en chute libre du 9e étage

La cassure
amour soldé d’un baiser vorace
amitié à la tempe éclatée
des insultes et du mépris plein les veines

La cassure
poing d’une révolte qui n’en finit pas
poing de colère pour étoiler une vie en loques
prête à dériver vers tous les ports
dans toutes les mers

Et pourquoi pas Alger ?
là où la vague n’a pas séché sa dernière larme

Là où le poète
dans sa cave-vigie taudis des étoiles
là où le poète tutoyant la lèpre de la solitude
a signé l’azur du soleil de ses doigts
avant de prendre cinq coups de couteau

Tunis Le Caire
la nuit vous rend votre dignité de langue
que le jour bâillonne

L’azur fait sa révolution
le souffle la parole et le printemps
sont emportés par les lèvres en feu d’une place publique

Damas aux rues de tueries
bouscule ses cadavres comme la vie
que traverse un poignard en prière de meurtre

L’azur est toujours enfoui dans le cœur des galets
l’azur n’est ni ma haine ni ma joie
le vent m’a vidé les poches

L’azur est l’usine du soleil
qui explose comme une grenade
lumière dans laquelle je lave mes yeux

De l’œil à l’abîme le chemin est court
l’azur est soleil de plaies
solitude à dormir debout
chambre opaque refermée sur la cassure que rien ne colmate

La nuit n’a pas encore été décapitée

 

Poèmes extraits de Totem normand pour un soleil noir, Collection Peinture et Parole, Les Hommes sans Épaules éditions.

Soir d'automne II, Nimrod.

Présentation de l’auteur




Gazmend Krasniqi : un poète albanais — Antipoezi, extraits

La poésie albanaise n'est pas toujours connue, et a longtemps été diffusée de manière sporadique. Elle est emprunte d'une tradition orale riche et puissante, de la culture propre de l'Albanie, et de l'histoire de ce pays où les auteur-e-s, poètes, créateurs, n'ont eu d'autre choix que de puiser dans ces ressources identitaires propres leurs sources d'inspiration, et de s'appuyer sur ces éléments pour en faire le moteur et le déclencheur de courants poétiques nationaux. Les Albanais sont en effet restés fermés aux courants littéraires extérieurs, non par volonté, mais par choix des pouvoirs politiques. Ce qui leur a sans doute permis de se plonger avantage dans  dans ces racines qui façonne nombre d'écritures.

Gazmend Krasniqi appartient à ces nouvelles générations de poètes, et son œuvre s'ouvre au monde grâce aux moyens de diffusion offerts par internet. Sa poésie poignante est dans le même temps un témoignage et une source d'émotions qui prouve l'universalité de cette part d'humanité propre à chacun que du langage poétique permet de partager. Né à Shkodra il vit à Tirana (Albanie). Titulaire d’un doctorat en sciences philologiques, il est poète, romancier, dramaturge, anthologue et professeur de la littérature. Une partie de sa création est accessible dans: New European Poets (USA), Anthologie Sète, France 2017, Revista Hispanoamericana de poesia (Chili 2020), Balkan Poetry today Red Hand Books (England, 2017), www.transcript-review.org (english, french, german), Galway review: Antologia della letteratura albanese contemporanea (Italie), Poésie albanaise (Belgium), Izbor iz savremene albanske proze, Montenegro, Cobpemeha пoеэија Aлбанија, Skopje. Il est considéré comme le chef de file de la nouvelle vague poétique albanaise.

 

 


                   Gazmend Krasniqi, Antipoezi, 2018, 104 p.

∗∗∗

Gazmend Krasniqi -  Antipoésie

Traduit de l’albanais pat Alexandre Zotos et Luan Canaj

ARS POETICA

Poezia

Poezia është dita kur, i vogël, mora
pushkën dhe qëllova njerëzit nga dritarja,
dita kur i preva kokën mbretit dhe josha
një grua, dita kur mësova se duhet lexuar
me sytë e të vdekurve, se, mbi të gjitha,
është e papërdorshme, se duart që përkëdhelin,
duhet të dinë ta mirëpresin dhe t’i çajnë barkun,
kur  vë në gjumë një lumë që s’ishte
dhe ndan  ujërat e vet nga të tjerët, kur  ngre një prani
të qëndrueshme, reale sa shtiza e çastit të ngulur në brinjë, dhe – prova
vendimtare – del shëtitje me të, te realja
e fakteve, jo e sendeve

 

 

∗∗

Muza hermetike

Dikur shkruaja, bie fjala: cari dimër
me skeptër shpërndan kavalerinë e erërave,
po pranvera e këngës do m’rinxjerrë mbi dhera:
jam dru skandaloz i tragjedive –
dhe ma mbante kokën nga qielli
një dorë ku doja të flija përgjithmonë:
muza ime që, po ta shihje, ecte hundëpërpjetë.

Tashti që hedh përnatë dengje ëndrrash
nga qerrja e stinëve, si dru plak shtrëngoj
gjethen e fundit, se mos zemra e dimrit
mund të prekej nga vallja e saj –
dhe ma mban kokën nga toka
një dorë ku dua të trullosem përgjithmonë:
muza ime që, po e thirre, mbase prapë shihet.

 

La poésie

La poésie, pour moi, fut le jour où, petit enfant,
j’ai saisi un fusil et fait feu sur des gens depuis ma fenêtre,
le jour où j’ai décapité le roi et séduit
une femme, le jour où j’ai appris qu’il faut lire
avec les yeux des défunts, car elle est, plus que tout,
inutilisable, car les doigts qui caressent
se doivent de savoir lui faire bon accueil et lui ouvrir le ventre,
quand elle fait glisser dans le sommeil un fleuve inexistant
et sépare ses eaux de tout autre cours, quand elle campe
une présence stable, aussi réelle que la lance
du moment plantée dans le flanc, et — preuve
décisive — l’emmène en promenade parmi la réalité
des faits, et non pas des choses.

 

∗∗

Muse hermétique

Il m’est arrivé d’écrire, par exemple : le tsar hiver,
agitant son sceptre, lance la cavalerie des vents,
mais le printemps des romances me fera ressurgir sur terre:
je suis fait du bois scandaleux des tragédies –
et une main me tenait la tête tournée vers le ciel,
une main où j’aimerais dormir à jamais :
ma muse qui, si tu la voyais, marchait le nez en l’air.

À présent que je jette dans la nuit noire des ballots de rêves,
déchargeant le chariot des saisons, je serre à moi, tel un vieil arbre,
l’ultime feuille, espérant que sa danse
saura toucher le coeur de l’hiver –
et me fait tourner la tête vers le sol
une main où je voudrais m’étourdir à jamais :
ma muse qui, si tu l’appelles, se montrera de nouveau peut-être.

∗∗

(Mund të qe) palimpsesti i poetit

1.
Tashti e Këtu: pra, matanë Historisë
2.
I pathirrur dhe i nxjerrë prej asgjëkundi: kush tregon ëndrrën e vet, duhet të jetë krejt i zgjuar nga gjumi
3.
Zotit i duhet t’ia ndjekë shakatë
4.
Shikon se, çfarë ishte, është vetëm hija e vjetër, si zogu që desh të jetë i ngjashmi, që këndonte i vetëm në degën më të lartë
5.
Shikon a mund t’ia heqë të artin disk diellit, të gjejë atë që ndrin atje: lavdinë e vërtetë
6.
Dhe pse shkon prapa kodrës së vockël të kohës, të zërë një metër kub vend në kuzhinë
7.
Dhe pse në kopshtin fantastik mban ritmin e rënies së gjetheve të vjeshtës së sivjetme

8.
Dhe pse një palë këpucë të vjetra prapa derës thonë: të vijë e nesërmja e të shohim
9.
Dhe pse kur vijnë ta nxjerrin nga Republika, shohin tekstin e nënshkruar nga një armatë
10.
Dhe pse, derisa t’i gjejnë emra, polici a prifti i së Bukurës duhet ta durojnë si ready-made që qelb dynjanë
11.
Pa kamje, pa front, pa kryeqytet, pa urdhër, pa qendër, pa shtëpi, pa bërë përpara, pa përjetësi, ëndërr që di se askush s’e sheh në ëndërr  - vetëm arti mund t’ia kalojë - i zë pritë asgjësë me lojën supreme.
12.
Mos kërkoni “orar pritje” në derë: po i zgjate dorën, tashmë ka vdekur

 

Le (possible) palimpseste du poète

1.
Ici et maintenant : outre l’Histoire, donc.
2.
Non requis et originaire de nulle part : qui raconte son rêve, se doit d’être en total état de veille.
3.
Je me dois de traquer les plaisanteries de Dieu.
4.
Il voit que ce qui était, n’est plus que l’ombre ancienne, tel l’oiseau à qui il voulait ressembler, qui chantait  seul, perché sur la branche la plus haute.
5.
Il regarde s’il ne pourrait subtiliser au soleil son disque d’or, en trouvant ce qui y brille: la vraie gloire.
6.
Même s’il se porte donc sur l’autre flanc de la petite colline du temps, pour occuper un seul mètre cube dans la cusine 
7.
Même s’il maintient le rythme de la chute des feuilles de ce dernier automne dans son jardin fantastique 
8.
Même si une vieille paire de chaussures, derrière la porte, semble dire : que vienne le ledemain et l’on verra bien.
9.
Même si, lorsqu’on vient l’expulser de la République, on voit le texte signé de toute une armée.
10.
Même si, jusqu’à ce qu’on lui trouve des noms, le policier ou le prêtre de la Beauté doivent le souffrir comme une boutique de ready made qui empeste.
11.
Sans richesse, sans front d’attaque, sans capitale, sans ordre, sans centre, sans abri, sans avancer, sans éternité, un rêve qui sait que nul ne le voit en rêve - seul l’art est à même de le surpasser - et de son jeu suprême, il piège le rien.
12.
Ne cherchez point sur la porte, « horaire d’accueil » : à peine a-t-on tendu la main qu’il a péri.

∗∗

Fiksioni dhe fakti 

Nganjëherë mjafton ajo goja e hapur e ajrit
për shenjat e diçkaje që ka ndodhur -
që pëllumb i zi nga juga, që pranverë poshtë lisit
ta ribëjnë Dodonën pellazgjike.

Mjafton të ikë asgjëja nga diçkaja,
kur i fryn një zot i rastit,
që ndez yje dhe zërat e tyre, të kesh plot kohë
të shënosh e rrënosh idhuj: e vërteta

Mund të vijë nesër, me një fjalë të vetme  
në gojën e gjelucit mbi gardhin e ngrirë të kohës,
në dimë ta lexojmë divnesën
ku ylli ynë i kujton H(erën) e mbarë

Anijes prej lisi; mjafton që, lart nga qielli,
me teh rrufeje, hyjnesha Re(j)a
të çmontojë zërin e aedit të verbër
që këndon, tek shkon, përtej gjithçkaje,

Duke rivdekur pak nga pak,
duke ma ribërë zemrën plagë,
siç vazhdon ta ribëjë: një provë tjetër
se fiksioni mund të dhembë më tepër se jeta.

La fiction et le fait

Il suffit parfois de cette bouche d’air ouvert,
comme signe de ce qui est survenu —
pour que la noire colombe venue du sud, le printemps
au pied du chêne, rétablissent la Dodone pélasgique.

Il suffit que le rien s’échappe d’une chose,
quand un dieu occasionnel souffle dessus,
allumant des étoiles et la voix de chacune, pour que
tu aies tout loisir de marquer et renverser les idoles : la vérité

Peut venir demain sur un mot unique
du coquelet perché sur la haie gelée du temps,
si nous savons lire la providence où notre étoile
conçoit la bonne Occasion.

Au bateau à la coque de chêne, il suffit que là-haut, dans le ciel,
avec l’épée de la foudre, la déesse Nuée
démonte la voix de l’aède aveugle
dont le chant va passant toutes choses,

Tout en se remourant peu à peu,
tout en ouvrant dans mon cœur une plaie nouvelle,
qui le rend à lui-même : une preuve de plus
que la fiction peut être plus douloureuse que la vie même.

∗∗

Shpallje

Fjalë, keni qenë shpesh ajo era
Që hyri në sqetullën e pallatit e fjeti
Dhe heshtja që mat pavijonet e spitalit.
Keni qenë shpesh ai prushi i natës
Ku ngrohet një Zot me shumë emra
Dhe hija e dashurisë.
Keni qenë shpesh ylli dhe larva,
Po shpesh e më shpesh
Ajo shkapetja e këmbëve në tokë,
Ku kërkoj trupin tim.                                                        

Vetëm kush ka parë lypësin të dielave,
Kur luan me ato që i pinë gjakun,
Pasurinë e vetme: morrat e tij,
E di se si ma sulmoni kokën. Shpalleni,
Qoftë edhe vetëm për ata: të ruhet
Kush mundet nga kruajtja e shekullit!
Unë vetë e kam humbur të drejtën
Me qenë i pakënaqur: s’isha shembulli
I duhur; gjithmonë u përdrodha nga pak
Në shtratin e jetës.

∗∗

Déclaration

Vous les mots, vous ne fûtes, souvent, que ce vent
Qui se fourra sous l’aisselle du palais et s’y endormit
Et ce silence qui mesure les pavillons de l’hôpital.
Vous ne fûtes, souvent, que ce tison de la nuit
Dont se réchauffe un Dieu aux noms divers
Et l’ombre de l’amour.
Vous fûtes aussi l’étoile et la larve,
Et de plus en plus souvent
Ce battement de mes pieds sur la terre
Où je vais cherchant mon propre corps.

Ce n’est que celui qui a vu le mendiant le dimanche,
Jouant avec ceux qui lui sucent le sang,
Sa seule richesse : ses poux,
Qui connait de quelle façon vous attaquez ma tête. Déclarez-le,
Ne soit que pour eux : sauve qui peut du grattement du siècle !
Quant à moi, j’ai perdu mon droit
D’être mécontent : je n’étais point l’exemple approprié
Je me suis toujours tortillé un peu
Dans le lit de la vie. 

 

∗∗

Génesis 

Adam

1.
Trupi - simbol i mendimit që mbulon, vetë mendimi - simbol i diçkaje tjetër që mbulon

E ai prapë s’di në shkon te liria a ikën prej saj

2.
Ende s’ka besim a fjalë të shenjta, parajsë a ferr
të vetmet pasuri - mendimi, ndijimi

Sa pa u shfaqur shkallë e shkaqeve e sendet t’ua pinë energjinë

3.
Mendimin e çmon, sepse siç mendon ashtu bëhet: ndjehet krimb por beson se është në rrugën që shenjt të bëhet

Shikon shenjtin madje edhe tek krimbi

4.
Koha i duket veçse një mënyrë mendimi, kur rreket ta ngrejë unin te fjalët “kam të drejtë”

Kur sheh se Zoti nuk ka nevojë për asgjë

Që e quan zot me këmbë në tokë

 

Adam

1.
Le corps - symbole de la pensée qui dissimule, la pensée même - 
symbole d'autre chose qu'elle dissimule

Et il ne sait toujours pas s'il va au-devant de la liberté ou s'en éloigne

2.
Il ne possède toujours pas la foi ou des mots sacrés, un paradis ou un enfer
ses seules richesses - la pensée, les sens 

Avant que n'apparaisse la chaîne des causes et que les objets

n'en soutirent l'énergie.

3.
Il prise haut la pensée car tout se passe selon sa pensée : il se sent
un vers de terre mais croit être sur le chemin qui mènera à la sainteté

Il perçoit cette sainteté jusque dans le vers

4.
Le temps n’est à ses yeux qu'une manière de penser
lorsqu'il se hasarde à exalter son moi via les mots "c’est mon droit"

En constatant que Dieu n'a besoin de rien

Et le voyant comme un dieu qui a les pieds sur terre

 

 

Nirvana

Midis përgjigjes
Dhe pyetjes
Një thes i madh skaj rruge
Vetja që zbrazet
Nga dilemat e dëshirat
Nga kremtet e disfatat
Nga ëndrrat e triumfet
Nga vargu i Ungaretti-t:
Perché bramo, Dio!

Nga heshtja që pret të bëhet pyetje
Dhe kamja e humbjeve –
Ku ishe padron i i klisheve,
Fajit dhe faqes së kthyer –
Nga fjalët, të brishta si flutura,
Që vijnë rrotull në qiell
Si atëherë kur ndezën së pari
Diellin që lidh asgjënë
Me asgjënë

 

 

 

Nirvana

Entre la réponse
Et la question
Un grand sac par la route
Le moi qui se vide
Des dilemmes et des désirs
Des célébrations et des défaites
Des rêves et des triomphes
Du vers d’Ungaretti                                                                             
Perché bramo, Dio !

Du silence qui attend devenir question
Et la richesse des pertes -
Où tu étais le maître des clichés,
De la culpabilité et de la page retournée -
Des mots, fragiles comme des papillons,
Voltigeant dans le ciel
Comme quand ils ont allumé pour la première fois
Le Soleil qui relie le rien
Au néant

∗∗

Anno Domini

Ndijimi

Ndijimin e nderë në qiell
E gjen më njeriu q’e kishte para meje ?
Na ndan tërbimi i motit
A humori i fëmijës që del nga kinemaja ?
Po vjen drejt meje? Po shkoj drejt tij ?
Kush është ai drejt të cilit po shkojmë të dy ?
A mund të kemi të njëjtën kapicë mendimesh të tre ?
Secilit i mjafton pikëllimi i vet,
Po poezia e do që ta pyesim njëri-tjetrin:
A vlen ta qash atë ndijim jetim ?

 

Sensation

La sensation qui s’inscrit dans le ciel,
l’homme qui la réfléchit avant moi la retrouvera-t-il ?
Nous sépare l’un de l’autre la fureur du temps
ou peut-être l’humeur de l’enfant quittant la salle de cinéma  ?
Est-ce lui qui vient à moi, ou moi qui avance vers lui ?
Et qui est celui vers lequel nous marchons de concert ?
Est-il possible que nous partagions tous les trois le même tas de pensées ?
A chacun suffit sa part de chagrin,
Mais la poésie exige que l’on s’interroge l’un l’autre :
Cela vaut-il la peine de pleurer cette sensation restée orpheline ?

∗∗

Të diela

Mami ka menduar për pluhurat,
babi për libër gjëegjëzash.

E diel. Ç’është e re ? Ç’është e vjetër ?
Vajza ëndërroi kurorë princeshe,
babi fronin e melankolisë së vet.

Të pish kafe me vetminë dhe t’mos kesh fjalë,
thua se ke kuptuar të vërtetën:
Lamtumirë, zemër që nuk zbavitesh !

Zemër që zbavitesh, ndarë mënjanë dijesh
që fitova, ngurrimesh të bëra pyetje :
A do shpëtoj nga gabimet? A duhet ta kalojmë cakun ?

Në ditët që zgjaten, zërat ngrihen
nga toka që prapë atje të kthehen –
një askush bëhet mbreti i përsëritjes.

Les dimanches 

Maman a songé aux poussières,
papa à son livre de devinettes

C’est dimanche. Quoi de neuf ? Quoi de vieux ?
La fille a rêvé d’un diadème de princesse
papa du siège où s’assiéra sa mélancolie.

Boire un café en solitaire, silencieusement,
comme si tu avais saisi la vérité
Adieu, ô cœur sans divertissements !

Cœur qui se divertit, retiré des savoirs acquis,
plongé dans les incertitudes transformées en question :
Me sauverai-je de mes erreurs ? Faut-il outrepasser la limite ?

Dans les jours qui se prolongent, des voix montent
de la terre, avant d’y retourner –
un anonyme se fait le roi de la répétition.

∗∗

Historia e një takimi

Ai burrë që mendimet i bëjnë zhurmë më shumë 
se karvani i makinave; që pi në dritën e muzgut
mushtin e ditëve që s’bëjnë histori; që s’më sjell 
as emocionin, as rregullin që e rren; që s’më sjell
largësitë e shkelura mbi shpinën e tokës: ai burrë
ka emrin tim. Ecja e tij mbyllet te një libër i hershëm.

Ose, më mirë, te disa libra, që s’i nxjerr nga biblioteka 
as kur kam mort, as kur kam festa, përderisa 
s’e ngushëllojnë matematikën e dyshimtë të moshave.
Përderisa mendoj, fundja, ç’vlen takimi me të, kur s’do 
t’ia dijë për sëmundjet e mia, as kur lumi s’kthehet lart, 
edhe pse i vizatoj krahë, as kur lumi s’fle, edhe pse 
i këndoj ninulla! Përderisa mendoj se ai takim - torturë 
ndoshta është portë tiranie të re.

∗∗

Histoire d’une rencontre

Cet homme dont les pensées font plus de bruit
qu’un convoi d’autos, qui boit à la lumière du crépuscule
le moût des jours sans histoire, qui ne me cause
ni émotion ni aucune règle qui l’abuse, qui ne m’apporte pas
les lointains de cette terre que des pieds ont foulés :
cet  homme porte mon nom. Un livre ancien renferme son chemin.

Ou plutôt, certains livres que je ne retire pas de ma bibliothèque,
fût-ce les jours de deuil ou de fête, pour autant
qu’ils ne consolent pas l’incertaine arithmétique des âges.
Pour autant, enfin, que cette rencontre ne compte guère,
dès lors qu’il ignore tout de mes maladies, pas même
quand le fleuve ne reflue vers sa haute source,
et ce bien que je lui dessine des ailes, fût-ce quand il ne dort pas
et que je lui chante des comptines ! Puisque je pense que cette rencontre-torture
est peut-être la porte ouverte à une tyrannie nouvelle.

Agora

Kur shqelmat prej fëmije të dritës mbi xhame,
që shpallin ardhjen e mëngjesit, bëhen gjithnjë
e më të lodhshëm, kur lodrat e vajzës, andej-këndej
dhomës, bëjnë zhurmë edhe më shumë
se lajmet e reja të ditës, më vjen ndërmend
se preka në ëndërr idenë e qenies
së pastër - një çast pasmesnate, ku janë lexuar të gjithë
librat, ku janë parë të gjithë filmat, ku janë
grisur këpucët në gjithë peizazhet virtuale
të tv-së. A mund të jesh prapë Mbreti i gjithësisë ?
Pyes, se jam, se rrjedh lumi i materies në gishta,
se ndodh ligjërimi i faturave të fatit
dhe vë veton kamja e leksikut të tyre,
e madhe sa tezga e dyqanit të çikërrimave
në mes të sheshit, që, si përditë, i bie përmes.
Në çastet kur trupi do ndihej i fortë sa fjalët
– të rrallat, të brishtat, të pabesat – mbaja
shpresë të flisja gjatë edhe për dashurinë,
kaq shpejt, kaq njerëzishëm, kaq prerë sa
ç’i them vdekjes: “Mirëmëngjes, e dashur” !,
por s’vjen dita e fatit: kur boria e diellit hapet
në forma të papëlqyera, që mbase vetëm qenia e pastër
mund ta shpëtonte, e nuk vlen as të bësh filozofin, mund
të kem Sokratin në kokë për të thënë: “sa shumë gjëra
që s’më duhen, ka këtu”, vetëm se çfarë
shkreptin herë - herë në çantën time, nuk është
meteorit fjalësh, por kripë e pastër greke.

Agora

Quand les enfantines cognées de la lumière sur la vitre,
annonce du jour levé, se font de plus en plus lassant,
quand les jouets épars de la petite fille, dans sa chambre
se font encore plus bruyant
que les dernières nouvelles du jour, l’impression me vient
d’avoir touché, en un rêve, l’idée même d’une pure essence
- un instant à minuit passé, après que furent lus tous les livres,
visionnés tous les films, déchirés tous les souliers
par tous les paysages virtuels sur écran TV.
Serait-il possible que tu redeviennes le Roi de l’univers ?
Je te demande, car je suis, car le fleuve matériel coule entre les doigts,
car le discours des factures du destin a lieu
et la richesse de leur lexique met son veto,
aussi vaste que l’éventaire du magasin de babioles,
sur la place centrale, que je traverses jour après jour.
Dans les moments où le corps se sentirait aussi fort que les mots
- les plus rares, les plus fragiles, les plus perfides - je m’espérais
capable de parler en abondance de l’amour aussi,
et si promptement, si uniment, si franchement,
que j’en serai à dire à la mort : bonjour, ma chérie !
mais le jour fatal ne paraît pas : quand éclate le clairon du soleil
en des formes déplaisantes, quand seul un être pur, peut-être,
saurait s’y soustraire, et que rien ne sert de jouer au philosophe,
il ne me reste à l’esprit que ces mots de Socrate : combien de choses,
par ici, dont je n’ai besoin, sauf que jaillissent parfois, de mon sac,
non des mots tournés météorites mais du sel grec pur.

 

 

∗∗

Ky gisht vigan reje

Ky gisht vigan reje, drejtuar hapësirës,
Pak përpara qe reptil i zjarrtë që piu
Dy ylbere të pasdrekes: s’ditëm kë ka
Për zemër, Qytetin e Qiellit a Tokës,
S’ditëm për kë ruante kokrrën e rrufesë.
Ky gisht është provë e ngulmimit te Ideja
E pastër dhe që s’dimë se kujt i përket.
E njohim? Na njeh? S’është as ky fundi :
S’do rrojë më gjatë se sfida kryeneçe
E flakës së gjelbër të dheut
Në sytë e papastër prej bote.

∗∗

Ce doigt géant d’un nuage

Ce doigt géant d’un nuage pointé vers l’espace,
Était juste avant le reptile crachant le feu qui avala
Deux arcs-en-ciel de l’après-midi : nous ne sûmes jamais
Laquelle il préfère, la Cité du Ciel ou celle de la Terre,
Nous ne sûmes point à qui il réservait le grain du tonnerre.
Ce doigt atteste d’une fixation dans l’Idée
Pure, et de ce que nous ne savons à qui elle revient.
Le connaissons-nous et nous connaît-il ? Ceci n’est pas la fin non plus :
Il ne vivra pas plus longtemps que le défi orgueilleux
de la flamme verte jaillie du sol
Sous les yeux impurs de ce monde.




Gérard Le Goff, Cadastre des décombres et autres poèmes

Entre les feuilles froissées du schiste mauve, des lichens gris, tels des lézards, racontaient encore hier la patience de ceux qui vécurent ici. Ce sont leurs mains habiles qui construisirent ces murs, qui plantèrent ces arbres, qui ouvrirent ces fenêtres sur le bonheur avec des gestes d’aurore. Ils ont aspiré au bon vouloir du soleil. Ils ont pris pour guide la nécessité du ciel. Tant d’années ont passé. Tant de siècles, peut-être.

Regarde : aujourd’hui, on détruit le miracle de leur maison, abolit la beauté de leur jardin, efface leur nom, martèle les dates de fondation aux linteaux des portes.

On abat les arbres et les demeures, on efface toute leur mémoire pour couler demain le béton cupide. Là tenteront de croître des populations déterrées de leur propre oubli.

Regarde : à force de déraciner le passé, de nommer présent leur rapacité, c’est leur futur qui s’effondre.

Angélus

Le carillon joue plusieurs tons
L’un plus grave
L’air arrêté dans la chaleur
De cette fin du jour
Semble soudain trembler
Vibre avec les ailes
C’est la voix de bronze de Dieu dit-il
Assis au bord du soir
Il a déjà rangé la canne à pêche
Ecarté le panier vide
Les heures ont coulé
Sans qu’il n’y prenne garde
N’a-t-il pas veillé la rivière
Epié sa fuite éperdue
Sur l’autre rive
Penche un bouquet de roseaux
Dérivent au long cours
Les chevelures vertes et or
De toutes ses Loreley
Des éclairs d’argent
Fraient encore avec la lumière
Le carillon joue plusieurs tons
Dont deux à l’unisson
Histoire de bénir les hirondelles
La voix de bronze de Dieu répète-t-il
Déjà sur le chemin

Tel que

Le temps avance
Dans le même sens
Que l’eau
Sans cesse du ciel au ciel
La mer n’est qu’un voyage

Le temps se moque
De notre attente
Cet espoir que comble
Le vide
Ou la douleur bien apprise

Le temps nous invite
A transparaître
A l’envers du néant
Inconsolables
De ne pouvoir rien abréger

Le temps nous couture vifs
Dans sa chrysalide
Translucide
Nous libère un jour
Sans ailes

In L’inventaire des étoiles, inédit, 2022

∗∗∗

A tisser la terre à force
A étendre leur bâti de patience
Ils ont ouvragé le pays

Les haies lui offrent leur partage
L’horizon l’éternise
Les sources du ciel l’irriguent

Les mains enracinées aux outils
Chaque pas arraché à la glèbe
Ils ont écrit les lignes du pain

Ils ont donné congé à la faim
Sans apprendre à prier
Ou alors du bout des lèvres

Leur langue parle l’instant du lieu
Ce cadastre encombré de légendes
Où paissent les troupeaux

Tous ces lieux-dits sauvés du silence
Pour les convaincre de préserver
Cette identité qui les clarifie

Ils auraient pu durer au pays
Vivre la grande patience du grain
La joie simple des bêtes repues

Malgré la gale et les orages
Malgré l’organisation sociale
Qui les laissa gueux pour de bon

Et puis la guerre a drainé leur sol
Pour des moissons d’acier
Où seuls leurs fils furent fauchés

Aujourd’hui le pays s’époumone
Son souffle de bocage coupé
Ses eaux désenchantées

De ne vous avoir su j’ai l’âme en peine
Oubliés les dates gravées aux linteaux
Les noms secs comme fleurs de reliquaires

*

Elles descendent du nord
Engendrées par le brouillard
Les Grandes Compagnies

Gens de sac et de corde
Coquillards familiers du Malin
Commensaux du malheur

La plume au chapeau
Ils s’enivrent du vin nouveau
Crachent des crapauds

Bâfrent gras aux tavernes
Gibier et poularde
Toisent qui les dévisage

Clouent les clowns
Aux portes des granges
Enfourchent les nonnettes

Lancent des cailloux aux serfs
Détroussent les pèlerins
Bâtonnent les mendiants

Moquent les familles
Lorgnent la promise
Jusqu’à l’autel de sa noce

Egarent les troupeaux
Brisent les échaliers
Assomment les bergers

Souillent les eaux vives
Maudissent les labours
Jettent un sort aux moulins

S’en retournent au printemps
Ombres efflanquées
Que saigne l’aurore

Ou finissent pris par les preux
Puis gigotent au gibet
Les yeux crevés par les freux

*

Elle souhaite raconter encore
La même histoire
Pourtant
Elle tremble d’effroi
A chaque fois
C’était à la croisée des jours sombres
Commence-t-elle
Je m’en souviens
L’épouvantail se tenait
Debout mais de guingois
Sur la rive d’un fossé
D’ordinaire
Ces hommes de paille
Se dressent
Au milieu du blé
Quelques oiseaux moqueurs
Couronnaient de leur chant
Ses cheveux de chaume
Sa main droite
Faite de sarment sec
Etreignait un bâton ferré
Un bâton de marche
Son autre bras invisible
Dans la manche cousue
Ses yeux
Deux boulets de charbon
Fixaient l’horizon du chemin
Qui s’amorçait à ses pieds
Son ample capote déchirée
Laissait voir sur sa poitrine creuse
Une croix de métal suspecte
Au bout d’un ruban écarlate
Sa bouche était-elle faite d’un fruit
Trop mûr pour s’ouvrir ainsi
Une chanson
Il se mit à marcher
Frappant le sol de son bâton
Non pas épouvantail
Mais revenant de guerre

*

Le vent d’hiver
Vêtu de feuilles mortes
Mène grand tapage
Ecoutez-le mugir à la porte
Le vent mauvais
Puisse-t-il briser dessus
Ses poings de givre
Empêchons-le d’entrer
Le soûlard
Le mauvais plaisant
Il soufflerait le feu
Renverserait la soupe
Briserait la vaisselle
Entendez-le corner
On prétend qu’il rameute
Des bonshommes de neige
En marche vers le hameau
Pour commettre grand dommage
On affirme qu’il réveille
Les grands loups noirs
Des contes d’autrefois
La bave aux crocs
Pour dévorer tous les âges

*

Vous croyez connaître votre ville
Il suffit pourtant d’un faux pas
D’un écart de conduite
A la tombée de la nuit
Pour emprunter une voie inconnue
Parce que se devine gravé
Dans la pénombre d’un mur
Le porche de toujours inaperçu
Que claquemure un vantail
De bois noir
Plus sombre que le soir
Une poussée désinvolte de la main
La porte cède à votre caprice
Les yeux s’écarquillent
Et vous voici déambulant
Dans une cité qui n’existait pas
Quelques secondes auparavant
Le pavé raboteux est d’un autre âge
Se succèdent inégales et sans plan
De hautes demeures aux toits pointus
Aux murs de terre et de bois apparent
Qu’éclairent mal quelques lanternes
Ces ruelles et ces bâtisses
Vous évoquent une époque lointaine
Dont vous ignorez tout
Si familière  à votre esprit cependant
Puisque vous la rêvez de longtemps
Vous restez là immobile et interdit
En l’attente du miracle
Au terme d’un moment
Qui ne vous semble mesurable
Vous ne vous étonnez même plus
Que lors vous submerge
La sarabande trouble et enchantée
De vos étés d’antan
Une mascarade tissée de rires
Où les belles de la grange à demi-nues
Simulent une fuite éperdue

*

Les branches ploient
Sous le poids du ciel
L’herbe semble cendre
La terre blanche poussière
Le goudron huile de nuit
La lumière effeuille les ardoises
Qui resplendissent
Tels des soleils noirs
Les nuages épongent les fenêtres
Livides de bévue
Les portes se referment
Au nez de la fournaise
Les ventilateurs patrouillent
Dans la pénombre des volets clos
L’air se conditionne
Se raréfie
Dans le jour exsangue
Les peaux mises à nu
Mises à mal
Le souffle court
Le geste au ralenti
Un rêve de pluie
C’est l’été dans la cité

In L’estran des jours, inédit, 2022

Présentation de l’auteur




Les livres d’artistes des éditions Transignum : du manuscrit au palimpseste

Transignum est une maison d’édition à propos de laquelle on peut affirmer que chaque livre est l’équivalent d’un livre manuscrit, et rapprocher chacune des productions de Wanda Mihuleac de ce concept. Pour cette éditrice plasticienne la littérature est un art né de la manipulation de cette matière qu’est le texte, qu’il s’agit de modeler, d’orienter, de dés-orienter.

Les trans-formations, trans-mutations, les trans-figurations et transitions trans-culturelles subies par le texte sont remarquables. C’est donc bien plus qu’un travail éditorial. Le manuscrit est le point de départ et d’arrivée de cette mise en œuvre spécifique, toute particulière à cette maison d’édition, qui publie des livres objets : une architecture de pages, des textes travaillés comme un mille-feuilles une à une juxtaposées, édifiées, et échelonnées savamment pour un dévoilement infini de sens. Ce que disent les mains, ce qu’elles font, toujours à l’œuvre dans l’élaboration du livre, de l’objet, de ce centre hors de toute autre circonférence que celle d’une vaste étendue de liberté sémantique.

Si l’univocité échappe lorsqu’il y a poésie, les dispositifs qui encerclent les poèmes publiés par Wanda Mihuleac ouvrent sur des territoires inexplorés, où le langage mis en scène ne commente plus, ne raconte plus, mais révèle, ouvre ses potentialités et dévoile non pas les images, ni les formes, mais l’entre deux, l’espace entre la couleur et la matière, l’image et la lettre, entre le silence et la trace. 

Ce que disent peut-être les mains, poème de YVES NAMUR traduit en italien par Davide Napoli et en roumain par Linda Maria Baros, dessins de Wanda Mihuleac, 7 éditions de tête dans un coffret - un CD avec la musique de Barbara Bicanic Perincic et une œuvre originale de Wanda Mihuleac.

Les dessins, les matériaux employés pour réaliser le livre, livre/objet, objet/livre, place les réalisations de l’éditrice entre ces deux concepts opérant un effacement de ces deux polarités et de facto la révélation du contenant et du contenu, l’invention de ce que peut être le livre révélé par cette altérité à lui-même et le texte alors perceptible comme palimpseste, car il dévoile de multiples couches sémantiques motivées par le contexte et la mise en situation. C’est dire si Wanda Mihuleac interroge le signe, le caractère aléatoire de toute interprétation, jusqu’à la remise en question d’une capacité à porter un schème intrinsèque préexistant à son actualisation. 

                 L'Embrasure, poème de Gabrielle Althen.

Ce dialogisme est démultiplié par les nombreuses versions en langues étrangères qui accompagnent la plupart du temps les textes des poètes français ou internationaux publiés par Transignum.   Les traductions sont autant de remises en cause de l’univocité opératoire dans le langage. Une polysémie décuplée est à l’œuvre qui secoue et réédifie, qui polarise la réception sur les potentialités du texte, dévoilées par les instances itératives à chaque fois différentes.

Dans certains livres l’idéogramme pousse jusqu’à un point ultime cette hybridation du sens, et ces signes, qui jouxtent d’autres signes, qu’ils soient picturaux ou linguistiques, peuvent alors être reçus comme appartenant à ces deux vecteurs, le langage ouvrant sur une iconographie mentale, et l’image édifiant le sens actualisé dans et par le langage. Un croisement de territoires sémantiques riche et fertile.

Histoire de famillepoème de Ming Di, gravures de Wanda Mihuleac.

Les idéogrammes sont ce point ultime, central, milieu du gué entre l’image et la lettre. Signes parmi les signes, ils sont avant d’être des mots une preuve patente que dans le tracé de la lettre il y a l’image, que dans l’image il y a le mot, que dans les potentialités du signe tout est mouvement recommencé à travers la réception qui est à chaque fois une actualisation de l’interprétation.

Effacements itératifs, itérations gommées par le ressac des occurrences renouvelées, le Livre ardoise est à cet égard emblématique de cette volonté de libérer les potentialités du texte. Comme s’il était tracé à la craie, le texte est le lieu d’une réécriture permanente.

Chaque livre réalisé par Wanda Mihuleac occupe l’espace, et l’espace de tous les possibles investit le livre. Manuscrits chacun, en ce sens que la matière est façonnée, à commencer par le texte, matériau premier et objet poli effacé et retranscrit mille fois par les mises en œuvres éditoriales...

Ecri-vain, poème de Salah Stétié, gravures de Dominique Neyrod.

Dans ces multiples mises en scène, le texte dévoile alors d’infinies couches sémantiques, car il est soumis à de multiples étapes de perception, qui concourent toutes à sa re-création, grâce à des lectures infiniment renouvelables… Il s’agit de combinatoires aptes à mettre en jeu le signe, à le contextualiser autrement, à l’actualiser de multiples manières, afin d’ouvrir à une polyphonie significative.

Qu'est-ce que la poésie ?, texte de J. Derrida, eaux-fortes de Wanda Mihuleac.

Il n’est alors pas interdit de dire que ces combinatoires qui mettent en scène le texte de manière inédite motive la production d’interprétations aléatoires, anecdotiques, qui sont aptes à rendre perceptible l’éventail des possibles d’un même texte. Si la mise en œuvre de tout texte, de toute parole, est un acte, sa déconstruction ou sa disparition en est un aussi. L’effacement loin d’être une aporie est donc un acte d’écriture qui offre aux signes la possibilité de déployer le vide constitutif du langage dès lors qu’il n’est pas actualisé. Et ce vide n’est pas vide, loin de là, il porte l’infini des potentialités du sens.

En cela, chaque livre-objet produit par les éditions Transignum est à chaque fois un manuscrit, puisqu’il se réécrit sur ce vide fertile qu’est l’imaginaire.




Pierre Dhainaut, Un art à l’air libre

Un poème furtif ?

Depuis plusieurs années, Caroline François-Rubino et Pierre Dhainaut composent des livres peints et manuscrits. Ce volume en propose un ensemble en quatre parties, écrit entre 2017 et 2021.

Dès le titre, Un art à l’air libre, Pierre Dhainaut nous invite au glissement entre les aquarelles et les vers, il livre le point commun de ces poèmes : chacun cherche l’envol ou l’élan, parfois dans la propulsion de mots répétés et enrichis en tête de poème (« Froid, elle a froid… »), parfois dans l’élargissement grâce à des groupes nominaux dont les expansions suscitent l’ouverture (« Une vitre, un réveil avec corne de brume… »). L’attente peut aussi différer la révélation (« Pour le moment ne pas utiliser la lampe ») et inviter au futur proche de la découverte émerveillée. Le poète alors peut juxtaposer des noms distincts habituellement par le sens, « une syllabe, une bribe, un début » qui marquent un commencement.

Cette poésie et cette peinture « à l’air libre » ont lieu sur le motif. Si l’artiste utilise son chevalet, le poète dispose de sa « table d’écoute », comme il le confiait dans un récent entretien (Terre à Ciel, 2020 – Neuf questions à Pierre Dhainaut par Isabelle Lévesque - Terre à ciel (terreaciel.net)). Le poème naît d’une voix intérieure reliée à celles du vent, des vagues, des arbres et de l’horizon.

Après les livres de la douleur et de l’effroi, les poèmes de Pierre Dhainaut s’ouvrent à nouveau en suivant les horizons de la peintre.

Pierre Dhainaut, Un art à l’air libre, Aquarelles de Caroline François-Rubino, Al Manar, 2022 – 64 pages, 17 €.

Le poète a toujours aimé collaborer avec des artistes. Il leur a consacré des essais1, a composé des poèmes pour accompagner leurs peintures, comme dans le tout récent Messager des arbres (L’herbe qui tremble, 2022) pour Ramzi Ghotbaldin. Il a aussi participé à un grand nombre de livres d’artistes qui ont donné lieu à une grande exposition à Lille, ainsi qu’à un très important catalogue2 constitué par Sabine Dewulf.

Ces dernières années, Caroline François-Rubino fait partie, avec Marie Alloy, Anne Slacik et Fabrice Rebeyrolle, des principaux peintres qui accompagnent le poète. À propos de Pour voix et flûte (Æncrages & Co, 2020), où ils étaient tous deux déjà associés, il remarquait : « Pour valoriser les couleurs qu’elle préfère, les plus fluides, celles des passages, elle emploie volontiers le calame, ce fin roseau qui a servi jadis à l’écriture, ainsi nous fait-elle voir les "frais et blêmes éclats" de "l’aube d’été" chère à Rimbaud, mais voir la lumière, ici, c’est l’entendre, interprétée par la flûte de l’Iran, le ney, cet autre roseau. / Avec Caroline François-Rubino, peinture est musique. »

Peinture et musique, flûte et calame, sont de nouveau très présents dans Un art à l’air libre :

"Oui", dit la flûte
ou le calame
taillé dans un roseau. 

Si les flûtes qui paraissent dans les poèmes de Pierre Dhainaut se révèlent souvent orientales, elles peuvent être aussi de bois pour les flûtes à bec chez Jean-Sébastien Bach, ou de métal et traversières. Orientales ou occidentales, ce sont celles de l’âme, elles matérialisent visuellement le souffle du musicien. Le « oui » est inséparable de l’« ouïe » du poète.

Dans L’Air et les Songes (Corti, 1943), Gaston Bachelard affirmait : « L’homme est un "tuyau sonore". L’homme est un "roseau parlant". » Il précisait : « Le vers est une réalité pneumatique. Le vers doit se soumettre à l’imagination aérienne. Il est une création du bonheur de respirer. » Cette concentration sur le souffle nous relie aux vents du cosmos.

Dès le premier vers d’Un livre d’air et de mémoire (Sud, 1989), Pierre Dhainaut interrogeait : « Au vent que faut-il dire, au vent qui erre ? » Il affrontait alors la « nuit du non ».

On trouve une réponse en action dans un Sonnet à Orphée d’un poète cher à Pierre Dhainaut, Rainer Maria Rilke : « Respirer, invisible poème ! » Et Rilke poursuit : « Entrez de temps à autre, ô vous les tendres, / dans ce souffle d’air qui ne vous veut rien, / laissez-le se fendre au long de vos joues, / derrière vous il tremble, à nouveau un.3 »

L’« un » que cherchent les « tendres poètes », c’est encore la possibilité, ou la volonté d’accepter, de dire « oui ». Le premier poème de Voix entre voix (L’herbe qui tremble, 2015) affirme « la passion d’acquiescer, de comprendre », deux verbes infinitifs a priori oxymoriques. Le second, « comprendre », pourrait plonger dans une nuit sans espoir d’aube. L’angoisse n’est jamais absente des livres de Pierre Dhainaut, le « oui » doit se gagner. Le chemin du poète mène-t-il vers le non-savoir ? Il s’écrit de différentes façons :

Variante : Nous progressons
dans l’ignorance,
nous rejoignons les sources. 

Ce non-savoir est exigeant, et le « je » s’efface devant les pouvoirs attendus du poème :

Ce que nous ne savons pas dire,
nous aurons foi dans le poème,
il le dira pour nous. 

L’un des textes présente une fleur qui « résiste à tous les vents » ; « tu en as l’image en ton cœur », est-il écrit :

si tu la cueilles, prends garde,
elle ne survivra

que si tu lui ressembles,
bleue, rayonnante. 

Cette fleur trouvée en soi, toujours cherchée, rappelle l’objet de la quête de Henri d’Ofterdingen dans le roman éponyme de Novalis. L’une des épigraphes de Poème commencé (Mercure de France, 1969) était empruntée au poème « Transfiguration », de Georg Trakl : « Fleur bleue qui chante bas dans la pierre fanée.4 » Le poème sombre de Trakl retrouvait ainsi la fleur rêvée de Novalis. Sans doute le poète autrichien réalisait-il ici une hyperbate5 en rejetant « fanée » en fin de phrase, mais on peut toujours imaginer une pierre-fleur. La fleur bleue de Novalis, symbole de la connaissance, figure aussi l’amour éternel.

Les limites du poème reculent grâce aux vers en expansion par des enjambements signifiants qui miment la découverte (la conquête) par le regard, l’écoute, les sensations. Les termes « front » et « pierre » deviennent équivalents quand la main suit les contours de l’un ou de l’autre, l’harmonie s’établit par le geste (caresser). L’alliance est restaurée, c’est peut-être l’enseignement de ce livre, elle s’accomplit par la complémentarité de la peinture et du poème.

L’aquarelle, par sa vertu bleue ici, révèle qu’un geste léger de dispersion peut signer à sa façon des retrouvailles. « [C]ontre » et « avec » se trouvent réconciliés car rien n’est définitif, le mouvement, le « relais », est infini et culmine dans l’union de la main et du visage – on sait que le mot « visage » est devenu, dans les livres de Pierre Dhainaut, l’incarnation ultime de la poésie, l’un de ses noms.

La douleur même, ce passage, n’entrave pas le souffle qui la porte et traverse le poète (c’est le poème). Les contraires se trouvent réparés (« faste »/ « néfaste »), ils ne s’affrontent qu’un temps, celui de la patience les frotte l’un contre l’autre et l’étincelle les solidarise, « ici, ici-même ». Pierre Dhainaut convoque les couleurs comme promesses :

Du blanc, du bleu, du gris de Payne, au-dessus
des prairies ou de la mer, vapeur d’embruns,
aucun d’eux ne précise, c’est notre chance,
...
le choix des couleurs à reconnaître
les vagues, les crêtes, les nuages, en ce sens
comme en l’autre, les nuages, les crêtes, les vagues 

Le poète, la peintre affrontent une même tâche :

Écrire ou peindre,
retirer au mot "temps"
une syllabe. 

L’instant, devenu « grande année », s’éternise, efface en perpétuant, recommence. On pense à l’alchimie rimbaldienne.

Bleu liquide
qui déborde,
bleu comme l’or. 

Dans la peinture religieuse médiévale, on rencontre des ciels d’or. Yves Klein, reprenant cette tradition, passe des monochromes bleus aux monochromes or. Mais contrairement au peintre qui proclamait avoir signé le ciel (et qui reprochait aux oiseaux de trouer son œuvre) le poète s’y fond.

"Furtif", "furtif", "furtif"…
nous aimons tant ce terme
que nous le répétons
en permanence. 

L’adjectif aimé voisine le vent par la fricative -f- initiale et finale qui prolonge le mot sur lui-même. Avec la discrétion, c’est l’adhésion par la participation au plus élémentaire du monde et de la vie.

Ainsi le poème accueille-t-il les mots « fleurs », « arbres » (et ses variantes « érable », « tremble », « frêne »), parfois par ces guillemets qui les rendent à leur existence propre, hors de toute phrase. Ils ne se contentent pas d’être des mots, ils deviennent instruments de révélation.

La plupart de ces mots sont familiers aux lecteurs de Pierre Dhainaut, comme « samare » à propos duquel dans La grande année (L’herbe qui tremble, 2018) il s’interrogeait : « Au lieu de regrouper les poèmes dans un livre, il vaudrait mieux les disperser. On les recueillerait sans savoir s’il s’agit de poèmes, comme un enfant ramasse une samare, par exemple, ou un caillou, qu’avaient-ils de si singulier pour l’avoir attiré ? Il a, pour le deviner, une vie entière. »

Les mots retenus renvoient à l’enfance et le souvenir évoqué dans la question est développé dans une page d’Un art à l’air libre. On y voit les enfants « rassembler [leurs] souffles » pour « renvoyer [les samares] en haut des arbres ». C’est le rêve de retourner à l’origine pour renaître, recommencer. Un secret de la quête réside du côté de l’écoute de l’enfance, à commencer par la sienne propre : « "Jardin", "rivage", nous restons ces enfants / qui multiplient les formules magiques. »

« Soleil levant d’un arbre », titre de l’un des textes, associe le matin des possibles à cet arbre si souvent peint par Caroline François-Rubino, léger, aérien ; il peut aussi occuper par ses branches et feuilles tout un pan de l’horizon, devenant un synonyme accru par la vie du feuillage dans le vent. Sa permanence face aux saisons le change et l’accroît.

Des mots s’imposent, mais leur emploi est soumis à question, l’exigence est grande pour rester fidèle à la simplicité du souffle : « une ligne, une branche, un vers en plus, / en moins, nous détruirions le juste, le précaire // équilibre où parvient une vie, un livre, / mais si nous échangeons une lettre, nous aurons l’ / avril. »

Le poète et son lecteur se doivent d’être attentifs. Les rencontres sonores ou visuelles fondent l’écriture. Ainsi peut-on s’étonner, voire s’émerveiller, de constater que « livre » et « avril », deux des mots les plus chers à Pierre Dhainaut, forment une anagramme, à une lettre près.

Le mot essentiel du livre est présenté dès sa deuxième page :

Une vitre, un réveil avec corne de brume,
d’un doigt la main dessine
ce qui évoque une voyelle, un I, un U, un O,
...
on sourit à la transparence qui approuve,
qui amène un air aussi vif qu’un chant
de flûte. 

L’épellation inversée de ses trois lettres met en avant ce O que Rimbaud disait bleu… Les lettres se disséminent dans les vers suivants (c’est nous qui soulignons). Le oui séminal toujours à conquérir ou à faire naître est encore présent dans les derniers vers d’Un art à l’air libre.

L’épanouir
sera notre œuvre,
poursuivre. 

Si c’est un retour du même, ce n’est jamais celui de l’identique. La fleur bleue doit pouvoir redevenir bouton, les samares reprendre leur vol. Le poème, toujours commencé, vit sans fin.

Notes

  1. Cf. par exemple Alfred Manessier, blés après l'averse (Éditions Invenit, 2010) ou Un art des passages (L’herbe qui tremble, 2017) qui rassemble des essais sur la poésie, mais aussi sur des peintres aussi divers que Eugène Leroy, Jacques Clauzel, Alfred Manessier, Christian Dotremont et Ribera.
  2. Sabine Dewulf, En regard, à l’écoute – La poésie de Pierre Dhainaut à travers les livres d'artiste (Éditions Invenit, 2021).
  3. Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée (traduction de Maurice Regnaut – Gallimard, 1994).
  4. Marc Petit et Jean-Claude Schneider ont traduit : « Fleur bleue / Qui doucement sonne dans la roche jaunie. » in Crépuscule et déclin suivi de Sébastien en rêve (Gallimard, 1972).
  5. Comme dans « la Belle au bois dormant » : c’est la Belle qui dort…
  6. Pierre Dhainaut, L’autre nom du vent – Photographies de Manuela Böhme (L’herbe qui tremble, 2014).

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