Leo Zelada, Transpoétique

Ce recueil est une anthologie du poète péruvien Leo Zelada, composée de sept parties dont les premiers textes sont parus en 1993 et les derniers sont des inédits. Transpoétique est le nom donné à l’une des suites de poèmes publiés en Espagne en 2016, c’est aussi le nom d’un de ses plus beaux poèmes.

Transpoétique, comme son titre l’indique, nous emporte au-delà du poème. L’utilisation du  préfixe suggère le changement : changement de lieux (l’auteur a quitté son pays natal pour parcourir le monde), changement de style (underground, dystopique, fantastique…) et changement de culture (Zelada est marqué par les plus grands poètes de tous les temps et de tous les continents, de  Baudelaire à Kafka, de Cervantes à Blake, de Pessoa à Borges, d’Héraclite à Li-Tai-Po (il adopte alors, dans Le chemin du dragon, les formes de la poésie et de la sagesse d’extrême-orient : koan, Yuefu, Haïku…). Transpoétique, parce que le préfixe suggère également la « traversée » : dans son sens premier, le poète a  traversé les Amériques, allant, sac à dos, de Lima à Los Angeles, mais aussi traversée de l’Océan et, au sens figuré, de la vie. Des moments douloureux au cours desquels ses idées suicidaires l’entrainaient dans un monde d’illusions et d’hallucinations (cf. Délirium Tremens). Seule la poésie me sauvera du délire, écrit-il.

Zelada écrit contre la solitude, les mots naissent là où les cigarettes et l’alcool ne peuvent plus rien :

La fumée de la cigarette
n'apaise pas mon angoisse,
ni l'alcool incessant qui imprègne mes veines.

Loin de ma patrie je cache mes larmes
dans un parc isolé
où la nostalgie me dévore.

 

Leo Zelada, Transpoétique, Traduction de Laura Magro Peralta et de Maggy de Coster, Unicité 2022, 82 pages, 13 €.

Hanté par la mort mais sans cesse en quête de lumière, de beauté et d’amour, l'homme sans ombre qui porte sur son dos l’abîme de son être avance envers et contre tout, guettant chaque signe – le monde en regorge « pour qui veut voir » – dans l'imperturbable inclémence du vent, la voracité insomniaque des vers, les mots sont d’étranges oiseaux que Léthé emporte… et il écrit, même si dans le poème intitulé Koan de l’illumination, la sagesse chinoise lui enseigne de brûler le papier et la plume…

Je n'ai pas peur parce que je n'ai rien
la chance vient quand vous n'attendez plus rien.

La poésie de Leo Zelada se construit sur l’exil. Un exil sans fin,  inévitable car le poète sait bien que toute citoyenneté est illusoire :

La poésie est ma seule patrie
et sa langue ma langue universelle.

Transpoétique signifie aussi « à travers la poésie». Entre un hymne au soleil et l’invocation de l’esprit de la nuit, le poète nous offre une poésie sombre habitée de cris de désespoir, d’incantations et de prières, à travers laquelle il rend hommage à son père (le premier poème est écrit en Quechua, la langue de son père, celle des Incas), dans un véritable hymne à la culture de ses ancêtres où transparaît une étrange symphonie de couleurs. La lune et les arbres y sont rouges, les étoiles, vertes, la bière et le désir, bleus, le soleil, blanc... couleurs qui se répètent d'un poème à l'autre, d'une image à une autre, en particulier le bleu qui apparait pas moins de treize fois dans le recueil. « Lorsque l'écrivain répète un mot qu'il a déjà écrit, il montre par là-même qu'il lui est difficile de se séparer de ce mot, que dans la phrase où figure ce mot, il aurait pu dire davantage. » Zelada dit à minima, il utilise la couleur pour faire vivre ce qui ne se dit pas, ce qui ne se voit pas, ce que l’on n'entend pas, ce qui peut-être reste caché dans son inconscient, et c’est toute l’âme Inca qui se révèle et éclate dans la solitude grisâtre de l’exil.

Si les dieux sont omniprésents, il y a dans cette anthologie une autre présence, quasi constante : celle de la poésie, avec laquelle l’auteur entretient une liaison charnelle :

Quand j’écris, je traverse la nuit pour toucher de mes mains
la beauté cachée de la page blanche. 

car la poésie est amour, un amour véritable :

-Poésie-
 j'ai essayé de t’embrasser comme on étreint la nuit.

La poésie, dont les mots seuls ont le pouvoir d’apporter lumière et couleurs au sein même de la douleur et du manque :

Se réveiller sans le parfum bleu de ton haleine
c'est creuser la solitude marine du désir.

La poésie, qui accorde à qui l’écrit un pouvoir surnaturel :

Toutes les constellations de l’univers tiennent dans ma main.

Oscillant entre réalisme et pensée magique, la poésie de Leo Zelada est habitée par un souffle puissant, mêlant les images avec impétuosité et éclat, où les expressions populaires s’invitent dans des vers au lyrisme savamment dosé. L’homme, qui invoque le soleil tout autant que les esprits de la nuit, porte en lui toute la mythologie inca et quand il dit : J'ai été protégé par la splendeur maternelle de la lune, on comprend qu’il ne s’agit pas d’une simple image poétique, mais que le poète est « fils » de la lune. Comme il l’est aussi du soleil, astre présent dans de nombreux poèmes, et que, par son écriture, il reflète l’image du dieu Pachacamac2.Car l’écriture a un pouvoir purificateur :

Les poètes sont des chats libres
qui contemplent la nuit avec des yeux purs.

Il est regrettable que les traductions soient de qualité très inégale (celle de Laura Magro Peralta nécessitait une relecture car certains textes ne semblent pas à la hauteur de la poésie de cet aventurier solitaire, cet homme-loup comme il se définit lui-même qui, après avoir fréquenté les bars jusqu’à l’ivresse, avance au milieu d’une foule triste, enveloppé de silences/et de métaphores brisées, et écrit des vers empreints de mélancolie et de folie (Si un poète ne parle pas de l’humain, il n’est pas poète, écrit-il) mais au cœur desquels surgissent  à tout moment le feu, les couleurs et les dieux.

 

Notes

[1] Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne.

[2] Pachacamac : dieu inca, fils de la lune et du soleil.

Présentation de l’auteur




Vers la joie, de Fabien Abrassart, un mythe inconnu

Ce nouveau livre de Fabien Abrassart, formé d’un seul long poème, se distribue en quatre chapitres nommés chacun « Rouleau ». Car ce poème, qui esquisse un mythe inconnu ou bien oublié, se déroule et se déplie en des stances pulsatiles, des strophes qui sont autant de mantras scandés dans un rythme hallucinant. Il faut lire ce texte d’une traite afin que les coulées de son flux puissent se déployer selon leur propre mesure et se faire ressentir dans leur être propre.

C’est reparti dans la fièvre allons nage
à travers les mythologies il n’y a rien
d’autre en stock dans la mémoire ou
d’anciens toi-même figés dans le formol
pour s’arracher l’époque et toi qui me
croyais subtil

Ces phrases liquides sont à accueillir sans chercher à les comprendre immédiatement sur le plan cognitif car il s’agit bien plutôt d’un martèlement physique qui nous ébranle, qui démonte en nous ce que le langage avait d’entendu et de préfabriqué.

Fabien Abrassart, Vers la joie, L’herbe qui tremble, 2022,  92 pages, 15 €.

Vivre également est fait de ratés je suis
fait comme tous les rats du monde par le
piège du langage

Car il s’agit d’un écrit halluciné, délirant par trop de raison, un mythe inconnu ou oublié, seule forme littéraire susceptible de saisir ce « quelque chose de vrai », « le plus important » comme disait Léon Chestov, cela même qui ne se laisse pas identifier à la façon d’une chose figée. L’Apocalypse a déjà eu lieu, mais nous sommes toujours là, vivants, et nous pouvons dès lors aller vers la joie puisque le langage et l’écriture ont survécu. Leurs lambeaux maintenant ne peuvent plus fabriquer de mensonges : la vérité a éclaté en morceaux et le poème d’Abrassart les rassemble et nous les livre.

L’Apocalypse a eu lieu depuis la genèse et je
suis là coincé dans une simple bête à me
rebeller contre ton absence

Ce texte, très construit et élaboré durant plusieurs années, est d’une langue absolument singulière. Il se présente, et c’est essentiel à souligner, avec la structure d’un dialogue entre un « Tu » mystérieux et inatteignable ‒ un autre qui inclut sans aucun doute le lecteur ‒ et un « Je » qui s’avère être une monade à la manière de Leibniz, un « Je » qui reflèterait en lui-même la totalité du monde et de la réalité, et cela malgré lui et à son corps défendant, ce qui, dans un premier temps, le confronte à son propre désespoir puisqu’il séjourne dans une solitude radicale.

Tu me parles depuis l’autre que j’ignore
tu révèles ta demeure en ma prison tu
cherches malgré moi le dialogue je crois
découvrir un lieu parce qu’il y aurait des
phrases je demeure sans véritable récit
je serai le plus simple possible

Vers la joie, ce livre de Fabien Abrassart nous annonce que seul l’autre sauve, un autre qui ne serait pas un enfer, ni un être identifiable, mais demeurant dans l’indéterminé.

Monter vers toi dans la rencontre où je
renonce à la séduction de la mort

Ou descendre vers toi j’encourage à
flétrir au plus vite et parcourir tous les
degrés du désespoir

Et pourtant, la barrière de ce dialogue est telle que celui-ci tente à l’infini de se constituer, répétitivement, dans un rythme haletant, et qu’il vient buter contre le mur de l’incompréhension tant du sujet qui parle que de celui qui a pour charge d’entendre et d’accueillir cette parole. Ce poème, par sa profération prophétique, nous délivre ainsi une parole condamnée à être ce qu’elle doit être, à savoir inouïe.

Les paroles des prophètes flambent dans
ma chair nous saignons tous à partir
d’un même calice

Présentation de l’auteur




Angèle Paoli, Le dernier rêve de Patinir

Cet ouvrage d’Angèle Paoli se consacre au peintre flamand Joachim Patinir (1483-1524) et à six de ses tableaux, conservés dans différents musées d’Europe. Paysage avec Saint Jérôme au Prado, Saint Jérôme dans le désert au Louvre, Le Passage du Styx au Prado, Paysage avec Saint Christophe à l’Escurial, au Paysage avec Saint Christophe portant l’Enfant Jésus peint avec son ami Quentin Metsys au musée de Flandres de Cassel, Paysage avec incendie de Sodome et Gomorrhe au musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam, Le repos pendant la fuite en Égypte, au Prado. Il faut entrer lentement dans le livre à la fois simple et ardu. Le livre écrit tantôt en vers, tantôt dans une prose libre, étonne par l’originalité de son approche.

Il ne s’agit pas ici de mener des analyses savantes ou des commentaires spéculatifs mais bien de se situer au cœur de l’intériorité des personnages. L’ermite Jérôme, le saint porteur de l’Enfant, le peintre Patinir, Joseph parlent et rêvent – la dimension onirique, comme souvent chez Angèle Paoli, traverse tout le livre. Les personnages sont dotés d’une voix propre qui n’est pas sans entrer en profonde osmose avec celle de la poète elle-même. Et, plus que jamais le terme de recueil prend ici son double sens de recueillement sur fond de silence propice à la méditation, à la poésie.

La composition en dix chapitres est extrêmement travaillée. Nous partons dans le premier chapitre vers un lointain appelé « Chalchis », magie du « nom de désert ancien » où s’exile Jérôme pour « méditer ». Répété à plusieurs reprises, le mot pourrait concerner tous les personnages du recueil qui sont de vrais solitaires et qui, chacun à leur façon, pratiquent une forme d’exercice spirituel.

Chalchis ad belum
ainsi la nomme Pline
l’historien

Quelque part
avant de filer plein Sud
vers Palmyre
la majestueuse
ses oasis
légendaires.

Angèle Paoli, Le dernier rêve de Patinir, éditions Henry, 120 pages, 10€.

Puis nous voici devant la hutte de Jérôme, au sein du paysage dans l’art duquel Patinir est passé maître. Rochers, falaises, ânes et chèvres sont là, imaginés par le peintre qui a peu voyagé et les peint d’après sa Flandre natale et la Meuse. « le désert rêvé / se fond en des paysages visionnaires/nimbés de bleu ».

Dans « Diptyque I », c’est la poète qui parle et évoque le paysage, le lion soigné par l’ermite Jérôme et sa vocation. Dépouillement, simplicité voulue et « dialogue avec le silence ». Ce silence est une dimension dans laquelle baigne tout le recueil. Jérôme, Christophe, Joseph, Patinir, la poète se parlent à eux-mêmes, non à autrui, et sur fond de silence. Dans une tessiture entre solitude et silence.

Puis, dans « Diptyque II », le peintre Patinir se livre à un monologue intérieur en prose autour de son œuvre Saint Jérôme dans le désert. Par-delà le paysage de montagne, c’est la tension entre la vie mondaine, dans le siècle, et la vie monastique qu’il livre ici : « Quel diable de dialogue se joue ici, sur les devants de la scène entre la dépouille cardinalice, évidée du corps auquel elle est destinée, et le modeste brun de bure qu’a revêtu l’ermite ? ». Patinir ne manque pas de mentionner la gamme chromatique de ses bleus qui est la marque originale de ses toiles.

Le chapitre « Styx » se consacre au thème de la traversée de l’âme, qui transite, emmenée par « Charon le nautonier de légende ». Est-ce la petite âme anonyme, la nôtre ou celle de la poète ? Ce chapitre en vers tient de l’examen de conscience sur la vie passée, ses illusions, ses amours, ses regrets. À l’heure de la mort la voix du poème se tourne vers la profondeur de l’être :

Longtemps tu t’es cru immortel
au-dessus de tout soupçon
indifférent au temps qui passe
à la maladie qui arrache des pleurs

Le Styx et l’Eden, la mythologie antique et l’Histoire sainte se fondent en des réseaux possibles d’images qui dessinent la quête spirituelle. Le chapitre « Christophe, Diptyque I » donne à entendre la voix du saint qui, en un flux de conscience en prose, fait retour sur lui-même. Sur sa laideur d’homme cynocéphale et sa stature de géant. Sur sa métamorphose qui le fait passer du Réprouvé au Christophore de la Légende dorée. L’évocation de son bâton et d’autres symboles projette la lueur sacrée du tableau conservé à l’Escurial. Dans le chapitre « Christophe, Diptyque II », consacré cette fois à une œuvre commune de Patinir avec Quentin Metsys, le saint poursuit son questionnement mystique à propos de ce Jésus enfant qu’il transporte :

« Suis-je son berger ou est-ce lui qui me conduit       jusqu’où ? ».

Avec le chapitre « Incendie », Angèle Paoli noue en une superbe surimpression l’incendie de Sodome et Gomorrhe et celui de la ville de Patinir, Dinant incendiée par Charles Le Téméraire. Vers et prose se mêlent dans ce poignant monologue de Patinir qui revient en pensée à sa ville, son enfance, à son père :

En huit jours le Téméraire
avait eu raison de la ville […] la ville fut rasée
mon père disparut
pour ne réapparaître
que bien des années
plus tard
plus muet qu’une tombe

Vient ensuite le chapitre « Intermède », Jérôme médite, rêve, explore, déchiffre, son lion paisible à ses côtés. Son rêve l’emporte vers la guerre et la folie meurtrière des hommes. Il est clair que l’on reconnaît ici, comme dans tout le recueil, l’aspiration au questionnement intérieur d’Angèle Paoli. Chez elle, également, les résonances s’orientent vers la spiritualité. Et son regard ne cesse de se mêler à celui du peintre dans le sentiment d’une proximité hors du temps. 

Le chapitre « Le rêve de Joseph », autour du tableau Le repos pendant la fuite en Égypte, ainsi que le dernier chapitre « Le dernier rêve de Patinir » laissent place au peintre qui rêve. Défilent ainsi l’exil en Égypte, le meurtre des enfants innocents sur ordre d’Hérode, la Vierge qui allaite « perdue dans ses songes », elle aussi. Un magnifique mouvement emporte ensemble le paysage de Bethléem et celui de « la Meuse originelle » cher à Patinir. Le recueil se clôt sur le songe de Patinir à l’agonie : « Où suis-je ? en Judée à Dinant à Anvers ? ». En ce puissant moment d’onirisme, Patinir convoque son portrait réalisé par Metsys, la Vierge, le désert de Syrie, la Meuse, les soldats romains, les bois des Flandres, « saint Jérôme quelque part sous les branchages », le géant Christophe. C’est la dimension de ce « paysage-monde à portée de pinceau » que requièrent les ultimes moments de la mort du peintre. Patinir entouré de ses créations, de ses créatures s’éteint dans un dernier souffle, se rappelant ce vers d’un poème latin, tiré de l’Histoire Auguste, écrit par l’empereur Hadrien au moment de mourir. « anima vagula blandula ». Le destin de cette « pauvre petite âme perdue », évoqué par Marguerite Yourcenar dans Mémoires d’Hadrien et qui nous renvoie à notre lot à tous, à « la forme entière de l’humaine condition ».

Au bout du compte de ce récit-poème, Angèle Paoli, contemplatrice passionnée, épouse au plus près les paysages et le « je » des personnages du maître flamand. Elle pénètre leurs pensées, leurs questionnements. Elle glisse de l’une à l’autre de ces incarnations avec qui elle est en grande connivence. Au point qu’à certains moments ne sachant plus qui parle, d’elle ou de l’un d’eux, nous retrouvons le merveilleux repère qu’est l’inoubliable bleu du peintre qui ponctue tout le recueil. Avec Le dernier rêve de Patinir, Angèle Paoli, gagnée par le chant intérieur que ses toiles font monter en elle, se laisse remarquablement habiter par le peintre.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (47) : Jean-François Mathé

« Les mots, souvent, sont des yeux fermés / qui regardent la nuit en eux », écrivait Jean-François Mathé dans son très beau petit livre : Vu, vécu, approuvé, paru en 2019 aux éditions Le Silence qui roule. C'est dans cette nuit que le poète s'aventure, en appréhendant la nuit du dernier soir, celle qui clôt les paupières pour toujours.

Ainsi va est écrit dans la même tonalité. Le regret traverse les jours qui restent, avec le consentement que le titre même évoque. Ce sont, dit le poète, « les jours de rien », « de rien sans l’amour qui naguère ouvrait au matin fenêtres, volets, paupières, pour que puisse entrer plus d’amour encore. »

Mais le poète ne reste pas refermé sur lui-même. Il embrasse cette humanité qui l’entoure et qui vit, comme lui, comme nous, la soif de l’inconnu ou de l’invisible. A l’intersection « de tous les chemins », se tient l’auberge du poète et sa table ouverte, « rendez-vous des vagabonds, des égarés, des errants. »

Agrandissement des détails (extraits), recueil de poèmes de Jean-François Mathé publié aux éditions Rougerie (2007). Textes lus par Guy Allix.

Ils disent que tout est du vent, tout est changeant, qu’après les ruelles vient la plaine où l’on peut marcher en dormant avec les rêves de la nuit d’avant, qu’on est plus rêvé que vivant et qu’un jour, tout un chacun s’efface de la vitre où une main lasse esquisse un adieu sans émoi.

Mais il y a des « miettes de mystères et d’évidences », titre de l’avant-dernière partie, à recueillir encore. Jean-François Mathé aime cette heure où la nuit n’est  pas encore tout à fait noire, ce « gué » où il faut se risquer chaque soir. Sa poésie suggère une atmosphère d’attente et d’imminence avec les mots les plus simples, une retenue qui  frôle des présences sans pouvoir les cerner vraiment.

                 Chaque soir est un gué entre une berge abandonnée
                 une autre qui attend.
                 Au milieu du gué  on rassemble les ombres
                 en un seul vêtement dont il faut s’habiller
                 pour épouser la nuit,

                  puis on avance
                  comme si c’était soi qu’on allait quitter.

« Le seuil, on y est seul », dit un émouvant poème du début du livre. C’est la solitude devenue chant secret, parfois presque étouffé, que nous entendons dans cette voix. Elle résonne gravement, mais elle a cette chaleur, cette ardeur contenue, qui sont le signe du poète frère de tous.

Attendez, dit-on sur le seuil. Mais on voit que ce n’est qu’au soleil qu’on a parlé, à lui qui a fermé à clé sa porte sur les départs puis la rouvre sur les absences. Le seuil, on y est moins seul.

La poésie crépusculaire de Jean-François Mathé nous  accueille sur ce beau seuil et accomplit le miracle dont seul le véritable poète est capable : nous faire entrer dans le partage, souvent poignant, du plus libre et du plus lumineux, malgré la nuit.

                                                              

                 Jean-François Mathé, Ainsi va, 
                 Rougerie, 2022, 13 euros.

Présentation de l’auteur




Aurel Pantea, une voix à part de la poésie roumaine

Aurel Pantea est maître de conférence à l’Université d’Alba Iulia, en Roumanie. Il est né le 10 mars 1952 à Chețani, le département de Mureș. Pendant ses études à l’Université Babeș-Bolyai de Cluj-Napoca,  il a fait partie du comité de rédaction de la revue « Echinox ». La critique littéraire roumaine considère sa poésie comme représentative de celle de la génération littéraire des années 80, qui comprend des écrivains affirmés de cette période du siècle passé. Il a publié 11 recueils de poésie. Il écrit et publie aussi des articles de critique littéraire et des essais.

Sa poésie a été couronnée de nombreux prix dont le plus important, le Prix  « Mihai Eminescu » (2018). L’esprit critique a découvert dans sa poésie œuvre des traits neo-expressionnistes. L’unité de sa poésie tient dans l'exploration du côté sombre, caché,  des êtres et du réel. Il est aussi rédacteur en chef de la revue culturelle Discobolul qui paraît à Alba Iulia.

Extrait du livre d'Aurel Pantea Œuvres poétiques (Maison d'édition parallèle 45), auteur et voix : Aurel Pantea (C) ; compositeur musique & guitare : Silvan Stâncel www.silvanstancel.ro (C) ; studio : Moving Records - Production musicale et autres Movingrecords.

Poèmes extraits du recueil Le destructeur, Limes, 2012.

Traduction de Sonia Elvireanu

Pour Katia

                                               

Les gens dans la rue, comme tu les sens, comme une pâte,

secrétés par une impulsion sans niveau, éloignés et terriblement inhumains,

avec des voix sortant d’un état

déplorable de l’imagination, ils sont la fin, le jour mort, la réalité sans appels,

faite de choses de dehors,

tu les trouves parmi les morts, tu les regardes avec de vieilles envies, ils apparaissent

dans le flux ophidien des sens, dans les contorsions, les apparitions embuées,

comme les sens longtemps non-exercés,

il vient un moment où tu as honte de ton propre corps, quand tu ne supportes plus

la lumière sur ta peau, quand de tes bras glisse

une bête qui abandonne,

le monde en nous, si on pouvait le soulever avec nos veines,

si on pouvait, dans l’impudeur, ressentir des clapotis et des tons

en résorption,

on regarderait avec notre peau,

on revient à la matière pure, sans lèvres,

avec de la terre et des propositions dans la bouche,

on devient un avec le mot de passe noir,

au début d’un jour qui ne peut plus naître,

après des transactions défigurantes les visages produisent

une lumière illicite, comme le milieu du jour des morts, là,

une terre ondulée comme l’émotion

nous dit notre vrai nom

   

***

 

Biographies éjaculées,

des voix sorties d’une bouche éfondrée, je reste dans mon propre âge

comme dans une corde,  mes veines et mes propositions sont des cordes,

un soleil coule dans les fins des langages.

Les instincts fument, des chœurs de femmes,

la mort passe et s’oublie.

Regarder au cœur du mal, là

il n’y a pas de cœur, seule une sérénité sulfureuse,

elle mange mon poème

                                                                  ***

 

 

Un vieil homme s’installe en moi, il occupe peu à peu tous les coins,

pour l’instant on vit ensemble, on a les mêmes vices, on aime les mêmes femmes,

mais il grandit des choses auxquelles je renonce, à certains moments,

quand le langage même a une ombre, j’entends des souffles fatigués

et alors je dis :

Mon Dieu me digère, mon Dieu a faim,

mon Dieu se drogue, mon Dieu insulte, il ne fait pas de raisonnements,

c’est un type direct, il te crache au visage, souffre,  ses langages immédiats sont

le mépris, l’amour, la vengeance,

il ne fait pas de politique, il la supporte et la défie, mon Dieu reste avec tous les

putains,

il reste avec les poissons et il les aime tous, et il dit que tous ressusciteront, et tous

auront un peu moins peur quand ils mourront, mon Dieu fait tous les jours

des exercices de mort et de ressuscitation sur ma peau, et je l’aime follement,

encore faut-il aimer, n’est-ce pas,

de mon Dieu la plupart parle avec supériorité, c’est un

Dieu plus difficilement à supporter, parce que, parfois, il pue,

et en plus, il a beaucoup de morts sur Sa grande conscience, et tous ne sont pas réconciliés,

mon Dieu me ressemble, il peut être laid et agressif, il est vraiment violent

et vicieux, en parlant de lui je le fais comme moi, ce serait un péché, mais

c’est ainsi que je le sens plus près, il naît dans mes faiblesses, d’habitude,

le rien y habite ou quelque chose si désintéressée de signification,

que ça ressemble à rien, mais il aime mon rien,

ça m’a toujours ébahi, il sait que mon rien

est la semance du destructeur qui veut me connaître muet

***

 

                                             À Cis et au berger Ioan Moldovan

Le grain de la conscience de la mort tombe profondément en nous,

toi et moi, nous sommes très loin et nous regardons

les champs de blé et les moissonneurs,

dans la grande mort la débauche augmente

la fleur prédatrice

***

                                                                   

Aujourd’hui, j’ai vu mon cœur, il battait très loin,

il me semblait que ce n’était pas mon cœur, à côté, près d’un appareil sofistiqué,

la femme médecin  aux yeux bleus m’a laissé écouter un instant

ses rythmes, j’ai entendu de gros torrents et un sifflement,

le temps se tourmentait en grandes fleuves, ce serait vrai,

a dit la femme médecin, si on était au milieu,

si on revenait dans son cœur, on verrait les souterrains

d’où vient le destructeur

 

 

 

Récital au Gala de la poésie roumaine contemporaine Alba Iulia en 2016.




Metin Cengiz, La Guerre et autres poèmes

Partout nous sentons l’odeur de la guerre
rien que son nom nous la fait monter au nez
de loin comme l’odeur du pain frais.
Comme si d’aucuns se battaient en notre sein
la vie éprouve la mort avec son arme
en faisant couler le sang des mots.
Les écrans sont si proches du ciel
qu’il est impossible de ne pas voir Dieu
en passant d’un front à l’autre.

Mon fils dit : « Je crois que Dieu est devenu fou
ne peut être à ce point son propre ennemi
même celui qui court après sa raison ».
Je me demande un instant ce qu’est la raison.
J’ai presque envie de m'asseoir sur une chaise
et boire encore du raki jusqu’à l’ivresse.
Peut-être retrouverai-je alors ma bague 
cadeau de ma femme dans une nuit scintillante
que j’ai perdue parmi les cailloux.

Adieu mon amour d’enfance.
Adieu mon enfance.

Bonjour Dieu

CONNAÎTRE

L’infini est là où commence la fin
Aride, j’ignorais ta chaleur
Je suis un roi de Perse plongé dans ses rêves
En quête de campagnes, de contrées, de frontières
Toi mon règne dans mon propre pays
Mon père seul m’avait parlé de tout cela
Qui m’avait tout appris, ce qu’est une frontière, un pays, une expédition
Comment les cavaliers se lancent à l’assaut
Ce qui succède au son du clairon
Les loups par exemple n’attaquent jamais une armée
Les animaux ont très peur des hommes en nombre
Puis tu as commencé à me montrer les insectes
Ce qu’est la religion ce qu’est Dieu et comment on prie
C’est aussi toi qui m’as fixé des limites
Ce sont des lettres aux yeux de Dieu
Des noms et des qualités pour les hommes
Des allumettes qu’on allume pour le plaisir
Mais tu m’as défendu de jouer avec les limites
De ce jour-là dès que je vois une paire de jambes
Je dis que s’ébranlent mes notions de limites
Tout à coup se prépare une expédition
Or moi je suis un roi de Perse
Je ne puis mettre mon pays en péril
D’autres rois existent, d’autres pays
Or moi j’ai des révolutions à faire
C’est cela connaître ta chaleur
J’ignore ce qu’est vivre, mais tuer est défendu

DÉSERT

Je suis un voyageur d’images
Je cherche mon jumeau sur les chemins
Tout le monde me reconnaît à ma chemise ensanglantée
Des champs de vignobles pleins de récolte
Des cours d’eau abondants au milieu de la verdure
Des filles au firmament comme des étoiles
Cette forêt de visions si profonde
Je suis entouré par des amis
Sur notre table des plats et des fruits
Quel bel éclat de rire argentin
Mais des voix mortes résonnent à mes oreilles
Le jumeau de chacun est mort, le mien est au loin
Ils me jettent au feu quelquefois
Ils me maudissent me chassent de leurs villes
Je mendie des mots pour assouvir ma faim
Au moment de s’accomplir le sortilège est rompu
La chaleur me rôtit le froid me brûle
Je m’étrangle moi-même au lieu de mon jumeau
Je remets toutes les pierres à leur place
Devant moi s’étend un désert sans fin
Les gens en route ainsi que des crânes
Où le soleil viendrait s’abreuver
Je découvre enfin ma propre image
Le désert était la route qui se prolonge en nous
Et chaque vision n’était qu’une oasis

ELI

Eli, Eli, lama sabachtani *
Cela doit être ainsi, disent les écritures
Que cette coupe passe par moi, que ta volonté soit faite
Que des roses m’imprègnent de la tête aux pieds
Comprenne qui lira. Malins comme des serpents
Naïfs comme des colombes soient-ils
Que les morts enterrent les morts
Que nul ne pose aucune question, qu’on laisse passer un moment
À chaque jour suffit sa peine
Les lys des champs ne chantent ni ne travaillent
Comment cacher une ville au sommet d’une montagne
Vous êtes le sel de la terre, si le sel perd sa saveur
Comment la lui rendra-t-on ? Aux pieds il sera foulé
Or moi je chassais les chasseurs d’hommes
Et je disais : l’homme ne vivra pas que de pain
Mais aussi de paroles sortant de la bouche de Dieu

Le rideau se déchire, la terre tremble, les rochers se fendent
Les tombes s’ouvrent, de leur sommeil tant de morts se relèvent

« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » : dernières paroles de Jésus de Nazareth sur la croix.

Seigneur je te remercie

Seigneur, je te remercie
Pour les fruits et les légumes
Pour le pain pour le vin pour le raki
Pour les vieilleries de notre maison
Pour le lit, pour la couette
Pour la nourriture consistante
Pour le jour pour la nuit
Pour les étoiles s’ouvrant dans la nuit
Pour la lune au regard lascif
Pour les enfants sifflant la lune
Pour tout Seigneur oui pour tout
Même pour la misère qui nous accable
Et surtout Seigneur pour mon amour
Pour ses baisers ses embrassements
Parce qu’elle sent comme le matin
Pour son teint pour ses cheveux
Seigneur je te remercie
Mais ne nous envie pas je t’en prie
Parce que tu n’as plus ce que tu donnes
Surtout ne nous empoisonne pas la vie
Tu peux te retourner vers le passé
Et voir un peu tout ce qui advient
Puis nous te prions humblement
Ne parle pas d’angoisse à notre place

Ces cinq poèmes ont été publiés pour la première fois dans le livre nommé Hayat ve Şiir (Vie et poésie)

 

 

Présentation de l’auteur




Romain Fustier, Terre — mer

le vent sinistre dans les peupliers – elle

associe depuis toujours ce bruit à un
malheur, quelque catastrophe qu’il présage

– mon poème aux pavillons d’oreilles fines
saisit cette menace, cette inquiétude

longeant le canal : les écluses retiennent
l’eau, les sons qui se combinent – ça sent le

bois pourri, le feu de bois dans la forêt
qu’elle imagine – nous entendons au loin

des chiens de chasseurs, puis la mélancolie
arrive sur nous par bouffées, intervalles

– elle paraît s’échapper de la bouche même
des arbres que je chausse de baskets, à

qui j’enfile son blouson pour cheminer

                                                                 ] Vaux

un joli petit bruit – nous rebroussons tous

chemin creux devant ce qu’elle a pris pour une
source, qui s’avère rétrospectivement

un reste de ruisseau se perdant parmi
la prairie – avons croqué dans la galette

du crépuscule un ou deux quarts d’heure plus
tard : le ciel émiettait sa lumière sur

la cime crénelée des arbres, marchait
sur les forêts – tout était sauvagerie

calme autour, tranquillité irradiant cette
terre qu’aucune métaphore ne par-

vient à croquer – il n’en est guère resté
la nuit tombée – ces souvenirs secrets, quelques

cupules, et des glands au fond d’une poche

                                                                          ] Beissat

les oiseaux qui vont boire partent pour la

baignade – ma petite a lâché la phrase
précédente, ou un propos y ressemblant de-

puis la voiture, levant les yeux au ciel
dont un menu morceau a émergé entre

les immeubles, derrière le pare-brise
– elle a remarqué que les freux chaque soir

descendent à la rivière, à la brune en
ville, venus des côtes qui la surplombent

où ils retourneront – les berges deviennent
la bouche du monde s’abreuvant d’eau : quel

pays merveilleux s’est ouvert entre les
deux lèvres de ma fillette – elle en étrenne

l’histoire, éteignant ces néons clignotants

                                                                           ] Montluçon

nous serons allés, nous croirions à la mer

pour un peu – les lumières du port sur la
berge opposée sont celles du parking de

l’étang, pas les reflets de celles de la
station balnéaire que nous fantasmions

– nous longeons la berge, nous la longeons : j’en
suis longé à mon tour, poursuivant tout droit

pour gagner le pont de bois franchissant le
ruisseau – les bords sont des limites dont nous

ne connaissons pas la limite : l’eau re-
prend son cours telle la vie après la digue

dont l’éclusier a ouvert les vannes – je
reviens près de l’école de voile où j’a-

vais rendez-vous, plein de cet écoulement

                                                                          ] Étang de Sault

des bouts de neige sur le pré, restes de

chutes de la semaine – j’écris depuis
l’intérieur de mon vécu sans que je sois

en capacité de faire autrement, fuir
mon tempérament – ces reliquats sur le

sol en haut de la côte réveillent quelles
rêveries, sont les débris de quels instants

dont je croise les ruines, j’exhume les
vestiges, virant à gauche – l’eau de fonte

s’écoule dans l’herbe qui servira de
nourriture au bétail : les vaches dans le

pâturage s’en gorgeront jusqu’aux sexes
– ça sentait la betterave fourragère

tout à l’heure – la vie respire, charnelle

                                                                       ] Les Réaux

Présentation de l’auteur




Fabien Marquet, Le Poète anonyme (Poèmes de la dernière modernité), extrait

Descendre.
En quel lieu sûr descendre.

Pour recevoir un legs des lumières vives.
Pour que flashs
Ou manchettes
Écrans publicitaires – avec leur lot de pixels
Dernier Cri –
Ne laissent plus sur la rétine
Qu'un souvenir d'ahuri...

Oui
Pour un crâne perforé                                                         
Le jour passe
Les épaules s’affaissent
Le corps     vidé
Ne tient plus que par la tête – sans qu'on sache comment –
Suspendu comme un poids
Il avance...

*

Lumière de ma lampe économe lumière molle ma lampe

Quelle idée de lait ce soir renfermes-tu donc ?
Quelle Puissance nourricière gît derrière ta paroi ?
Je chuchote
– Pour ne pas te froisser –
Et la musique à tes côtés monte vers toi
Et redescend afin de te bercer
Lumière de ma lampe économe lumière molle...

*                                                                            

Le soir
Autour de nous les premières lumières s’allument écrasées
Par le ciel nocturne
Sur le bitume encore fumeux

Quelque part
L'orage gronde
Comme un ouvrier
Tout noir de poix

Mais on sait déjà que la terre va pleurer ses eaux perdues
La radio
Est à deux doigts d'annoncer la naissance d'une catastrophe
Ou d'une révolution

Ouf ! Quelle journée...

Tant de bruits qui ont passé en rafale
De soleils virulents
Dans le clapotement des sirènes :

Le cœur a perdu pied dans un mirage d'asphalte...

A l'autre bout
La main tremblote                                                 

*

Rien à midi
Pas même sa lumière blanche et mauvaise
Qui a fait de moi
Sa bête somnolente

Par l’air dense ce soir
Le monde avec elle pourra transiter
Et venir se presser

Sensible au bord d’une mémoire béante
Que j’aurai devant moi – occupé à fouir...
Fouir
Et à me dérober

Peut-être ferai-je bouger les lignes...

∗                                                                                                                                        

Écoute-le... maintenant
Il passe sur la route et se démultiplie
Grondant tout feu tout flammes
Dans une embardée

Se perd comme un tonneau
Au roulement de tambour

Puis il disparaît...

Sous les dernières gouttes
Les feuilles lasses tout à l'heure crépitantes
A laisser interdit
Fabriquent un bruit moelleux :

Le temps a été sec et lourd
Caniculaire

 Le Poète anonyme (Poèmes de la dernière modernité), éditions Unicité 2022

Présentation de l’auteur




Jacques Merceron, Coiffures et mégalithes pulvérisés

Dans le salon de coiffure
Teinture
Balayage
Lissage
Tous les –ages sur fond
De musique insipide
Tandis que je tente de lire pour tenter
De m’incruster plus avant
Dans l’intimité de la pierre
Dans les vertigineuses spirales de Gavrinis
Dans le squelette abattu
Des géants de granit
Désenterrés

Radicale mémoire des pierres
Des menhirs et dolmens
Des cairns des tombes à couloir
Et l’aventure des pionniers
De l’archéologie mégalithique

Mais fait irruption
Balayant tout
Dans l’instant de grâce
Louis Armstrong et son
What a Wonderful World
Voix mélodie m’enveloppent
Toute lecture cessante

Armstrong me saisit
De sa poigne
À la racine des cheveux
M’entraîne dans la spirale
Balancée de sa voix rauque et
Suave

Oh ! paradoxe
Percuteur et polisseur des métronomes
Implacables

Pas exagéré de parler de
Charme envoûtement
Moment de suspension
Absolue du Temps
Pendant
Ah !
Deux minutes et dix-huit secondes

Impossible à reconstituer
Impossible à prolonger
Mais purifié
Deux minutes et dix-huit secondes

21 avril 2022

*

Gnossiennes de Satie

Cliquetis
Plumetis de notes produites
Sur des gammes légèrement
Désarticulées désaccordées

On gravit en déhanché
Et redescend des degrés
En spirales
On glisse sur
D’entêtants anneaux de Moebius

On emprunte
Des escaliers d’Escher 
Où de loin en loin
Des marches font défaut

Aube ou crépuscule
Du monde
On attend un lever de rideau
Qui ne vient jamais

On progresse peu dans ce
Château de Marienbad

Ô lourde
âpre fluide hypnose de ses miroirs
Biseautés
Tout en girations

Dans ses grands parcs labyrinthiques
En trompe-l’œil
On croise de belles et lentes processions
De femmes errantes échappées
Des tableaux de Delvaux

Et dans le lointain
Tournent encore
Mis au pas

Silencieux

Des chevaux de manège
Autour de l’orbe du ciel

14-16 mai 2022

*

Satori arcueillais 

Me plaît le guingois de Satie, Erik
Le clinamen arpégé de sa triade
De morceaux en forme de poire

Leurs chevaux de bois soudain
Échappés du carrousel
Leur vaillant petit trot et
Leurs ruades nerveuses
Pétaradantes 
Leurs soubresauts
Claquant comme éventails
Ou bien leurs pas solennels
Cadencés
Un rien hallucinés
Puis

Clau
di
quant
Iront s’abreuver
Au Chat Noir
Beau matou
Dont la queue ébouriffée
S’électrise aux nuits
De Montmartre

Toujours assoiffés de vie
Hennissant à la barrière d’Enfer
Et pivotant à la Vache Noire
Vers l’aqueduc
À Arcueil rejoindront
(cortège oh ! tant tantrique
que satyrique)
Le bouc enguirlandé de Ronsard  
Et Bibi-la-Purée (qui jadis cirait
Les pompes de Verlaine)
Et puis retrouveront Satie-Socrate
Et les blanchisseuses des bords
De Bièvre (mais point
Donatien marquis de Sade)
Pour des agapes dionysiaques
Et rosicruciennes
Sous l’œil gai et brumeux
Du géant Sire de Malassis

25-28 avril 2022

Présentation de l’auteur




Tristan Felix, Les Hauts du Bouc & autres nouvelles

« Que sait-on du mystère animal à travers la terre ? »

Il est facile de parler pour parler. Mais laisser se balbutier la vie, dans sa naïveté et selon ses méandres, laisser dire le moins disert, c’est à la fois délicat, passionnant, singulier et … d’une urgence absolue quand on y pense. Comment faire en sorte qu’un chien, la foudre, un chêne, sept canetons, une abeille, puissent prendre la parole ?

Comme on prendrait la Bastille, ou la mer ? Eh bien, il se trouve que cette parole, d’avoir été prise dans et par le végétal ou l’animal, n’en ressort pas indemne. Et c’est tant mieux. Il est vrai que ce livre n’est pas d’un abord facile, mais une fois qu’on en a apprivoisé l’écriture, on en redemande. Comment,  après avoir lu ce livre, après avoir bégayé, voyagé immobile à la vitesse de la lumière, dans un autre univers, pourrait-on sans honte revenir au bavardage, à « l’inférieur clapotis quelconque » qui bruite si uniment, si platement nos vies d’individus parlants ? Quelque chose nous happe, pourvu qu’on se laisse faire, dès le début de la lecture de cet ouvrage, sans qu’on sache bien quoi. Ce n’est pas seulement un style, c’est une façon d’être, étonnante, attentive, singulière, nécessaire. Une attention au petit, une parole pour ce qui n’en a pas. Nous passons en d’autres dimensions que celles fréquentées à hauteur d’homme.

Ainsi, dans la nouvelle « Transport d’ange » :

Une abeille.

Oui, une abeille toute menue, fraîchement issue de sa ruche et sans doute d’un trop court sommeil d’hiver. 

Alain Nouvel, Les Hauts du Bouc & autres nouvelles, de Tristan Felix éditions Æthalidès, avril 2022, 122 pages, 17 €.

Or, nous voici, ici, parmi des hommes et des femmes ordinaires, mais pour qui la vie de ces insectes importe : « Il découpe dans un vieux carton de salades enfoui sous son fatras arrière la surface d’une langue de bœuf. Puis il s’en sert comme d’un tapis volant sur lequel il essaie de faire atterrir l’abeille. » (…) « Une feuille de hêtre au bout d’une main tendue glisse sous le corps de l’insecte pour le haler jusqu’à la rive. »

D’une abeille à l’autre d’une rive à l’autre, deux abeilles dans une mémoire. Deux sauvetages de vivants éphémères. Sollicitudes.

C’est que les personnages de ces nouvelles ne sont pas seulement humains, ou plutôt, leur humanité dépasse l’homme. « Au bord du laminoir écarlate, que sait-on de la stupeur animale ? » (…) Ainsi, la nouvelle intitulée « Le gland » raconte-t-elle comment un chien foudroyé donne naissance à un chêne et comment l’un et l’autre cohabitent dans un même espace durant la vie de l’un, la mort de l’autre, la mort des deux.

« Il y a des figures sur la terre qu’il faut rencontrer à la fin de l’été, au bout du jour quand la lumière de la mer a enfin largué ses cinq paquets de vérité : l’éternité, la liberté, la solitude, Dieu et les épaves. » Peut-être cette injonction résume-t-elle à elle seule l’un des desseins profonds de ce recueil ?

Peu à peu, au fur et à mesure de la lecture des nouvelles, nous pénétrons l’infiniment petit, l’infiniment énigmatique, les arcanes silencieux et pourtant familiers de la vie et nous voici, avec les dernières nouvelles : « FIN DE LA TERRE » sur les rivages de Bretagne et de Normandie, non loin de l’océan et de sa sensorialité. Infiniment petit et infiniment grand, indissociables.

Mais ce qui fait la grande originalité de ce texte c’est la façon dont nos représentations y sont décentrées : des temporalités sans rapport avec les durées humaines, des espaces oniriques, étranges, énigmatiques, selon des mesures autres. Un bouc prend la parole pour se plaindre d’une étrange malédiction. La narratrice lui répond, par devers elle, et se parlant à elle-même : « Tu aurais pu être une chèvre, une de ces anciennes qui empêchent de tomber au bas de la falaise mais, derrière les ajoncs, une autre pente t’attire qui se détache du territoire. »

Et on se laisse déstabiliser avec bonheur. Plus de séparations entre les diverses formes de vie et de pensée. Forcément solitaires, mais solidaires.

Présentation de l’auteur