Lea Nagy, Attente permanente et autres poèmes

Nous bégayons tous, chacun à notre façon.
Lea Nagy

 

L’une des moitiés du lit est vide.
Le coussin y repose pourtant,
la couverture pliée avec soin,
et la serviette, au bout du lit.
Cela provoque toujours de l’attente
en moi,
comme si à tout instant
déboulait quelqu’un,
ici,
dans cet appartement,
où je passe mes vacances d’été,
et il se lancerait,
ce quelqu’un,
il déplierait la couette pliée
avec soin,
et se coucherait dessus, juste comme ça,
pendant que l’une des moitiés du lit reste vide.

∗∗

Feu rouge

 La peur, une partie de moi élémentaire.
En quelque sorte, les trams clignotant
dehors le sont aussi.
Des gens y sont assis,
je les vois flous,
leurs contours,
comme
cette fille
ronge ses ongles,
feuillette des papiers,
puis regarde sa montre,
soupire.
Le tram démarre,
devant le feu rouge
resté là un temps.

La fille se rongeant les ongles reste en moi,
La partie élémentaire de sa peur. 

Le tram est à l’arrêt.

 

∗∗

Il n’avait qu’un seul but

Une chauve-souris vole au-dessus des sphères.
Le labyrinthe terrestre s’est installé sous la bête.
Dans le dédale, tout ce qui bouge
paraissait minime et sans couleur.
Des points transparents,
sans destination,
et même
sans direction.
La petite bête n’avait qu’un but :
voler au-dessus de l’univers
comme organisme noir ébène,
pendant que tout reste éclatant,
dans ce jeu sans issue.

 

∗∗

Rétrécissement

 Le chat est arrivé.
La lumière de la porte-fenêtre
lui scinde le visage en deux.

 Il grimpe sur la tête chauve de son maître.
Il se fait les griffes sur son dessus-de-tête,
dans l’ivresse de la nuit glaciale.

 La bête grandit dangereusement.
Alors que le chauve ne fait que rétrécir.

 

∗∗

Seulement un moment

Le pêcheur passe par là.
Il s’équilibre sur un buisson épineux.

Le temps s’arrête.
Seulement un moment.

Tout. 

La lune commence à luire.
Elle tourne toute seule.

Des cigales se cachent dans la poche du pêcheur.

Un vieux trompettiste dans un coin du cimetière.
Il se met à jouer à l’aube.

Le ciel change d’allure.
Des fourmis se pressent sous le banc en bois.

Une petite fille chantonne toute seule.
La mer a délavé sa robe blanche.

Sa mère la cherche depuis des jours.
Dans deux mondes différents.
Séparés de quelques mètres.

Elles se parlent à travers des tunnels.

Le vieux a attrapé un poisson.
Il a glissé dans le port salé.
S’écrasant sur son pied gauche.

Fendu en trois.

Les larmes de la petite fille dans les blessures.
Le pêcheur s’exclame.
Ils s’exclament ensemble.
Dans une barque qui tangue.
Un moment seulement.

 

Présentation de l’auteur




Claire Legat, Promenoir des déracinés

Aura papillon

 

par delà les haies de cris

il y a

en pure perte

la voix du paysage

 en marge de nos gestes

se déjoue 

l’équation du temps 

 

m’apprendras-tu

 

la pyramide fraîche de l’aube 

et

ta présence

hors des phalanges secrètes

de l’eau

  

que je sois

fleur

encore

 pour que tu me

respires

∗∗

Autant que le grain

 

autant que le grain de sable
le caillou  le rocher
violentés
sans avoir eu l'octroi du temps

   j'ai charge 
de
commencements 

une enfance
affleure à nouveau les quais

presqu'île
en
partance 

réinvestie dans l'oeil initial

   je m'affranchis
 d’un recel 

    dans la filiation
des
silences

∗∗

entre la veille

entre la veille
et
le sommeil
dans l'intimité de l'itinérance
mes doigts auraient tressé
ce
berceau vivant
style malle de voyage
prête à appareiller sur mon vaisseau d'osier
j'aurais négocié ce que l'un et l'autre
pouvaient m'offrir
ou me laisser en gage
le cyclone
son oeil
la pluie sa perle
le scolyte ses galeries rayonnantes
le rouge-gorge son carnet de rendez-vous
le martin-pêcheur
l'exclusivité d'un bleu intemporel

    qui parle d'héritage
j'ai reçu j'ai rendu j'ai donné mes baies
aux passereaux
mes noisettes aux écureuils
ma chair et mon sang à mon enfant

en son temps
dans la mise au monde
j'ai revendiqué 

ma douleur de femme
mon bonheur

∗∗

et

cette
conque

 hier propice à l'élection du silence

 cette conque
paupière
d'île

palpite le désir

convergent les mythologies

 cette conque

se répondent les échos à naître

se font et se défont les noeuds de l'extase

 escale
permanence de l'impermanence

des
gestes
s'achèvent
d'autres
recommencent

 sans discontinuer

 la chorégraphie de la solennité

∗∗

éventail
angle vivant

    ondoiement du souffle 

   transe
  du
  corail 

    stridence de l'offrande
     virginale
      diaphanéité 

       m'atteler
      à l'avant-dernière     

    larme

∗∗

piège
stratagème

 cri
dérouté à l'infini

 en hachures
exfoliées

 en écheveaux d'énigmes
à
la
dérive
en réconciliations
existentielles

témoins
l'arbre
le rocher
scarifiés par solidarité

comme pour ceindre malgré elles
les constellations
rebelles

∗∗

la fontaine
proche ou lointaine
n'a rien à envier
au
cerisier

  monologue sans voix

   chacun
est
offrande
chacune a sa neige
et moi
au coeur de la déferlante
avant-dernier rempart de l'absurde
des termitières
des
cimetières
j'attends l'inventaire des êtres
le répertoire
des
roselières

     au pied du volcan

       statuaire en instance d'inspiration
   je transcode
  les scories du futur

 clé
      pour la mise en abyme

∗∗

la gifle  la griffe  l'étreinte

défieront-elles 

la patience à toute épreuve

du poème à naître

et sa chance rendue au coquillage

 de s'éveiller 

bourgeon  lèvre  étoile

émergence

de

 l'absolu

∗∗

la ride en fleur
sur
ton
visage

 onde
fragrance
restée
en
transparence

  avec ce qui est
ce qui existe
ce qui se crée
dans
l'irréalité émergée 

    la ride en fleur
   au coin de l'oeil
a-t-elle
séduit
le
bouvreuil

∗∗

mieux que nous
leurs ailes
réconcilient nos trajectoires 

ils ne feront de nid
dans la blessure
ni
à la fourche
où rosit entrouverte la boutonnière
de
l'abandon

ordre désordre
peu importe 

tant que je frémis sous l'écorce
que je me coule dans l'incision de l'éclair

 que je me décline de siècles
en
décennies
de secondes en miettes
d'
agonie 

au risque de devenir
insolvable

∗∗

hors pistes 

il m'incombe de rester
passerelle
crédible
vers
l'incréé

 il m'incombe de vibrer encore 

quand
la beauté me taraude
me
fracasse
jusqu'à la moelle

me 
trahit
pour la magie de la plus belle eau

essor de serpents

grelots

c'est ainsi que des coquelicots
ont poussé
dans mon coeur

∗∗

irisée par la caresse
sertie
dans mes vrilles
promise
à
l'univers révélé

je revisite la partition de l'infini

moi
et
moi

mon souffle accordé aux claviers du vent
mon double
anticipé dans le futur du passé
ma châsse de miroirs impactés par les printemps
d'exil
incandescents

 moi et moi
tous feux éteints
à la fracture de l'humain

à mains nues

mon escalade en solitaire

vers

les années-lumière

 

∗∗

glaciers blancs devenus bleus
au clair de
l'onde 

me reconnaîtrez-vous
quand j'orchestrerai la poussière
et
les
transes
jusqu'à la tendresse
infinitésimale

serez-vous au pied de la lettre
pour exacerber
ma nudité
et
styliser mes absences

demeurerons-nous
l'âme ratissée jusqu'à l'os

écueils  ressacs  récifs 

angle mort
s'il en est

témoins et acteurs
du
génie de la vie

∗∗

ferveur
ma richesse
hors d'atteinte
dans ma racine extrême

autour de moi
à travers
moi
des doigts de saules transitent
pour arborer l'au-delà

survivre
surmourir

 avec ou sans toi les sources
s'
émeuvent 

le ciel palpite sans preuve

or
le champ de blés
qui  rêve  d'oiseaux
contestera
bientôt
la
souffrance
du
pain

∗∗

I

il se peut que par pur hasard
on découvre
sous l'écorce rosée
d'un
bouleau complice
la nostalgie de mon premier
sourire
ma cicatrice d'humanité

n'en déplaise au vent
passeur
non identifié

n'en déplaise à la pluie
qui
redistribue jusqu'à nos larmes
qui
abolit
dans la clandestinité
les fermetures
à
glissière
de l'être et de la chose 

avec
cette élégance baroque
de ne jamais noyer
l'
espoir

∗∗

I

implacable 

le puits des puits 

 

chute libre

 

vers les abysses
 les corridors
en
anneaux

  les mosaïques
de
cristaux 

jusqu'au tréfonds 


un sanglot
ferait
déborder
la
mer

 

∗∗

I N T I M I T E    D E    L  '  E X T R E M E

souffles
harmonie du chaos
poser mon front plus haut ou plus bas que l'horizon
faire comme si le hasard existait
ou
n'existait pas
désirer
la part équitable de la pluie 

VERROU  GEANT
A TIRER SUR L'ENVERS DU
MONDE 

à l'instant où je m'effrite dans le chas de l'aiguille
un arbre me traverse
dans l'aube
qui
s'ignore

si j'ose
je revendiquerai les stigmates
de l'extrême
la
syllabe égarée
archivée pour la postérité

quelles cimes rehausser pour échapper aux cendres
par quelle ride
remonter
jusqu'à la trace
de
mon
sillage

 quel silence soutenir
pour que le sacrifice des uns
bénéficie
ou
pas
aux autres

VERROU GEANT A TIRER SUR L'ENVERS DU MONDE

 

parée de mon collier de bourgeons de chair
et
de braises
je m'abandonnerai jusqu'au flirt initial
à genoux
dans la fragrance des citronniers
feuilles fleurs
fibulées en bracelets
à mes chevilles
à
mes
poignets

trousseaux de clous
balisant le périple

aimanté
de nos pas recomposés

 me hisser jusqu'aux créneaux
d'écoute
jusqu'à la signature sonore des étoiles
prisonnières
du
vide

MON EXISTENCE

au nombre des constellations
des citadelles des cathédrales des exoplanètes
au nombre des cités des îles des demeures
aériennes
mon existence signifiée
par ma toute première goutte de sang
en résonance
au tout premier pas du tout premier enfant 

gerbes d'oiseaux
échappés de nos  chevelures
des
tombeaux 

VERROU A TROUS FRONTIERES VITRAIL EN MIROIR

 

∗∗

L'ETERNEL ADIEU 

un matin nous nous retrouvons bouche à bouche
dans l'asphalte
le coeur noué d'algues et de mésanges
une main écarte nos paupières
nos bras d'écume portent le poids du ciel
l'haleine de l'aube traverse
nos
visages
nous sommes nus
 lianes
vrilles de verre

apprivoisées
dans la fusion de nos veines
en filigrane dans la geste d'éveil
en
    métamorphose
des
moissons
d'
amour
transfusion d'encres
sous les grilles
d'où pleuvent
les
soifs
     paraphes de nos
    blessures

           dans l'immanence du retour
         dans la vitesse inversée de chaque élément
        l'éternité à reculons
        aurai-je intégré mon temps
         celui d'après-demain
           avons-nous prévu une seconde de réserve pour l'éternel adieu 

tu précèdes tes
enfances

en grappes autour de ton double
en archipels dans l'empreinte
fluide
de cette nuit
à l'intérieur de la nuit
ne te retourne pas sur les pointillés
d'amour

tu viens de naître parmi les matins bien rangés
d'un sursaut de la terre en charpie

d'une hémorragie d'alphabets
de hoquets primitifs
tu entames
la symphonie sans voix des étoiles muettes
dans notre ciel
souffle d'un silence cadenassé
en
mailles de chair
te voici riche
de réponses sans  questions
en décalage de ton ombre
dans la vallée d'aurore
l'état d'urgence
vers
l'
escale
de tes yeux
en confinement sous la chape de cristal
où le pied musical de la gitane
épelle
le cri des héros
où l'inflorescence du jour
est devancée par le reste du monde

Présentation de l’auteur




Catherine Pont-Humbert, Poèmes

Il existe des lieux de songe
Des lieux clairs et secrets
Où se fabrique l’imaginaire

Il existe des lieux sauvages
Où une langue intime nous tire de nous-même

Des lieux qui nous entraînent sur des chemins imprévus
Nous relient à la présence invisible du monde

Il existe des lieux bouleversants qui guérissent et qui sauvent
Des lieux par lesquels se consoler de notre condition

*

L’océan s’est dressé en murailles d’écume, dérobant l’horizon

Sa voix m’est parvenue
Il était là, poitrine luisante d’une pluie furieuse
Les yeux dilatés par l’orage
Ses cheveux noirs ruisselaient sur mes seins
Des avalanches d’eau frappaient nos corps, battaient nos peaux glacées

Il était la terre où j’accosterai
Le pli de mer qui marquerait mon horizon

Dans un envol pesant, les mouettes ont tournoyé en s’insultant
La mer s’est retirée
Tout son sel collé sur lui

*

La joie explose
Lumière intérieure qui se déverse au grand jour
Se répand en gouttes claires

Une étoile filtre dans le regard
A surprendre son éclat, on se sent troublé

On croit toucher le secret du monde
Ce lointain message parfois lancé jusqu’à nous

 

Extraits de Légère est la vie parfois, Jacques André éditeur, 2020

∗∗∗

La page blanche

Une page blanche s’étire devant moi
Draps lissés, tendus du lit

Plage infinie, ouverte aux vents de mon rêve
Offerte à mes divagations

J’ouvre le lit intact, immaculé
Pages vierges du livre à venir

Parfaite blancheur, vertige du vide qui m’appelle

Aveuglée, je caresse la surface luisante qui m’attend

Je peux enfin entrer dans le livre
Me glisser entre ses draps
Renouer avec les mots perdus

*

 Au chevet des lits

La solitude du premier livre, je la garderai à jamais

J’étais seule et je voulais embrasser la mémoire du monde

De ville en ville
De lit en lit
Le livre a grandi
Dans le geste lent et maladroit du mot balbutiant

Au chevet des lits du monde où je me suis glissée
J’ai laissé quelques traces
Elles attestent ma présence
Elles disent que j’ai bien dormi là

J’ai dormi dans tant de lits
J’ai emprunté tant de chemins pour arriver jusqu’à moi

*

L’attente

Ecrire c’est attendre
Attendre que les mots surgissent

Egrenés au fil des heures lentes
Etirés vers une invisible frontière

Perles d’un patient collier
Ils roulent dans les embrasures de la nuit

Ne pas les laisser tomber par inadvertance
Ne pas trop les couver non plus

Ephémère construction riche de ses seuls doutes

Ils mordent la chair du rêve

Dans le buisson du sommeil
Ils s’envolent sans un cri

Au matin, les mots renaissent sauvages et impétueux
Enigme du souffle toujours présent
Aussi fragiles qu'un songe chevauchant le petit matin
Avant de se perdre dans un ailleurs broussailleux

Ils glissent sur l’or des fenêtres
Tissent un voile somptueux au banquet du jour

Un chant s’invente avec eux
Avant de disparaître emporté par un vent mousseux

Brûlure de l’attente
Proche d’une extase filée de mots paresseux

Écrire c’est attendre

 

Extraits de Les lits du monde, éditions La Rumeur libre, 2021

Présentation de l’auteur




Fabrice Farre, Des équilibres

Appelle, appelle à nouveau pour voir où nous sommes,
somme de deux seuls ou bien écho, miettes infinies voilà,
épice au vent, foule muscade si bonne qu'elle relève le goût
tandis que dans nos bouches roule le bois rond avant d'avoir 
été moulu : la parole, enfin. À nous deux resserrés jeunes
comme on chuchote son heur, on trouve sous l'écorce des
mots et cris le rouge vif d'au moins deux grains de grenade.

∗∗

Ea, ea (1), traineaux, neige et chiens noirs. Qui arrive,
haletant, au territoire dont l'horizon arrête l'iconnu ? Cours
chercher qui manque, avant que la vapeur du souffle
disparaisse. On trépigne pour l'égaré, l'impatience le
ranime, il revient, le voici. Le blanc respire bientôt, il aura à
cœur de raconter un temps les traces bleues sous les
glapissements suspendus. Ea, ea, chiens, neige, labours.

∗∗

Bien trop timide, le cours des choses, sous la mousse verte
des bords de la géographie intime, ruisseau. Avec la rivière,
une peine rassérénée lave le granite et l'apprivoise. Écueil
de noble matière et toi, marin d'eau douce. Le cours
toujours entraîne, dessine un bras de mer lointaine qui
viendrait serrer. Joie fluviale, aux mailles ramendées de la
seine demi-poisson d'argent ; huppée l'aigrette s'échappe.

∗∗

Parti de chez Chapelard & Fils, l'étiquette de nylon, moins
qu'une illusion, l'indique, Impasse 100, traversant l'avenue
avec ton cœur proche, entourant ton cou lui-même animé
par ce rythme identique, je fais les cent pas et quelques 
en ta compagnie, perce la maille chagrine, fibre à rompre :
je suis l'écharpe fabriquée par des mains séculaires ainsi
qu'il est dit, maille à l'envers, à cet endroit maille à partir.

∗∗

Ma noire nourrice a le corps couvert de plis de sagesse,
elle voue à ses Saints le chant du lait d'où naissent
promesses et retour. Une fois franchi le seuil de son
sourire, la chambre unique d'une seule fenêtre fixe le bol
de terre où trempent les lèvres du vieil enfant. Et le cuivre
solaire, roulant sur les vieilles terrasses de béton désarmé,
regrette un or convoité dans la mine profonde à ciel ouvert.

Présentation de l’auteur




Chantal Bizzini, D’un pays inconnu 

Charles Borromée

Sous l’arcade à hautes baies,
visages levés et bras
tendus vers lui - mais sans force,
ils se tournent comme ils peuvent,

les malades, sur leur natte
ou leur matelas au sol,
implorant qui vient à eux
d’yeux perdus et brillants.

Le soir tombe, et cette femme,
à la lumière des torches,
voit sa fin et son salut
que ce visiteur lui tend.

La mort est sur le visage
pâle et l’abandon des membres ;
mais voici la Compassion,
en ange blanc, parmi nous.

4 novembre 2021

∗∗

À Esquirol1

Esquirol est là, de bronze
vert bleuté, inaltérable ;
à ses pieds, l’être tombé
qu’il a pris dans son manteau.

Verlaine en 87,
en 90 aussi,
est tombé à ses genoux,
comme lui, pieds nus et défait.

Dans le grand parc, une femme
demande une cigarette ;
plus loin, un homme qui boite,
l’infirmière l’accompagne ;

dans l’allée, sous les hauts murs,
couverts de lierre tombant,
il semble nous regarder,
il nous semble le connaître.

8 novembre 2021

∗∗

François, sur le chemin de Bevagna2

Pieds nus, penché vers le sol,
où sont venus les oiseaux -
d’autres arrivent encore… -
il les regarde, absorbé

dans une méditation
qui n’a pas de fin,
sur eux, sur nous et lui-même
son regard intense voit,

sa bouche parle, et le chant
des oiseaux se fait entendre
dans l’espace vide et bleu
où ses mains volent aussi.

Il n’y a pas de plus bel
olivier, d’étonnement
plus vrai que celui du frère,
bouche bée, qui l’accompagne.

20 novembre 2021

 

∗∗

Vincent de Paul

Vincent se tient dans le froid,
devant les portes muettes,
les hauts portails des églises
où l’on dépose l’enfant.

Je me le rappelle ainsi,
sur une image de livre
d’histoire où sa vie semblait
si simple et faite d’amour.

Mais ce n’est jamais ainsi.
De légende il en est peu
de si vraie et dont on veuille
tellement sur cette rive

que de ce berger, esclave,
et aumônier d’une reine,
secourable aux galériens,
aux enfants qu’on abandonne.

30 décembre 2021

Notes

[1] Jean-Étienne Dominique Esquirol, 1772-1840, est un aliéniste français, il est à l'origine de la loi de 1838 concernant les aliénés, qui met fin aux décisions d'internement arbitraires. Il travaille à l'aménagement de la nouvelle Maison royale de Charenton en 1825 et formera la majorité des aliénistes de son temps.

[2] Village italien d’Ombrie, près duquel eut lieu le sermon de François aux oiseaux.

Présentation de l’auteur




Muriel Couteau Mauger, L’Amie

       Comme des morceaux de bois prêts à mal mourir, de longs lambeaux d’oiseaux migrateurs survolent un lac dont on aurait éteint les reflets. Nous sommes en automne, une ligne de cendre ourle les champs à la frontière dite des chevaux et le monde se gonfle et se dégonfle d’imperceptibles pertes, décomptées, dénommées, faute d’amour possible. Ainsi dit la-voix-dit et redit appelle et revient, décomplète et prévient. L’histoire de cette nuit est encerclée par la plainte des chevaux cependant, dans la cage du récit, des oiseaux s’affrontent, s’envolent et se rassurent : le jasmin, le bleu, tandis qu’un autre revient tout petit mais infiniment rouge. Il y a l’âme, le tranchant de l’herbe, une hésitation de l’autre côté de la nuit ou du  jour et la marche de l’aile boiteuse qui conduit le monde. Comme un rien du tout, j’en recueille un autre à la fourrure grise et le balance dans ma poche. On l’appelle le milieu, l’effroi, la pente, le perdu.

      D’identiques fleurs se reproduisent à l’infini. Dans le bourbier des dieux, les mottes de terre dégorgent des formes bovines effondrées de fatigue et les herbes apeurées coupent des bandes de paysage dans le lisier où s’embourbent le pauvre état de nos cœurs. Les nuances humides de la terre délivrent leur senteur de miracle pourri. L’île seule, trous d’eau d’être morts où baigne la couleur tuméfiée des yeux. Les corps effondrent leur matière murmurée et lèchent aux endroits réjouis de peur leur questionnement de chair. L’île seule, le corps violenté d’un enfant, une piste sous la flambée des astres impassibles, l’île seule, les mains défaites, coupables, meurtries, les mains mécaniques du mal. Les chagrins font alliance et violence, là tout en dessous de l’espace où les lames profondes renversent le sens de la pluie où l’amour s’enroule au vent violent de l’occident là, où de fond en comble, l’oiseau jamais ne reprend son vol.

      Notre amour est rond dit la-voix-dit, revient, complète et décomplète de quelques mots ce qui s’écrit. Des questions floconnent dans l’air, ravissantes, mais la neige brûle l’espace indécidable, l’irradie. Les miroirs de nos mots dans la gorge des oiseaux crachent dans le ciel surexposé nos obscurités. L’épreuve d’un cheval agenouillé disparait dans le vent, nos pas vers des banlieues d’oiseaux noircis, vers le bleu nuit meurtri de l’échine où se rompent les promesses.

       Cri cave, cri cave mur à cent lieux de la force de l’océan dans le ventre un coup de sabot une longue phrase d’excuses, inaudible concerto d’instruments arrachés à l’aveugle matière, corne caverne et cages, est-ce si exténué ? Si nu à ne jamais atteindre la délivrance ? Sans muse ni bible au fin fond des chairs asservies sans d’autres issues que l’éternelle nuit, le rugissement des grands fonds marins et les guirlandes d’entrailles offertes aux usines. Les beuglements ne déchirent aucun cœur, à bout de vie, laissent tomber les corps et délivrent à la terre tremblante leur résonnance. Les corneilles noires du jardin d’hiver s’envolent et criblent la toile du ciel. Javelot d’oiseau mort parce que mort qui rode dans les sommets du ciel, se plante dans l’échine, glace le dos du dedans, fait le froid animal où s’éprouve le cri d’âme d’amour.

     Elle annonce toujours la neige perdue dans le gravier des villes, ma petite toute gelée, qui avance. Sur un coin de peau, ma petite cabossée est le monde entier. L’innocence feinte des flocons blancs font vibrer son vide et triballent l’insu avec une certaine légèreté. Elle faisait en sorte que la forêt tienne tête au ciel. Oiseau de bois sec noué à mon doigt comme une bague, oiseau de peau morte, je fais un lieu à ton chant défait. Aile d’eau mauve, source du rêve où s’incarne l’humaine dissidence, je m’en remets à ta semblance. Lorsque je ferme les yeux, je vois un film où des morceaux de mer se tournent vers la lune et elle y avance comme dans un rêve, Bluejasmine, ta douceur effondre les vérités, ta joie s’empare du monde aussi vite que l’angoisse, Bluejasmine.

     Avec un petit bout d’oiseau, on a mis nos vies de rien l’une contre l’autre et on a formé une totale planète à s’enrouler l’une dans la longueur de l’autre à réconcilier nos courbes parlées, nos creux respirés. Aile d’eau mauve qui élargit le cœur d’un monde mauvais, âme chaude qui se glisse au bord des yeux avant de nous quitter. Que rien ne nous soit du était chose connue de ceux qui tissent nos existences avec le fruit bleu de leur cœur et reformulent comme un bonheur à partir d’une trouvaille, du souvenir d’un reste de fleur dans un fond de poche.

    Des boules d’âme d’amour roulent sur un monde de fleurs séchées, de mots de fleurs séchées à bâtons rompus.

 

La racine dans la gorge du réel

La fleur-image, silencieuse

 

     Boule d’âmes d’amour, les liens d’oiseaux que l’on trace avec les yeux forment dans le ciel des trajectoires cuivrées : jardin de robes et d’eaux où refleurissent les roses en commun et l’incroyable jasmin bleu. Le grand gris rejoint le ciel, en retient la couleur et le vent dépose la forme des fleurs au fond de nos mains ouvertes au livre des heures. Elle avance dans un film comme on entre dans la mer, dans un rêve, dans la réminiscence d’une vie antérieure ou la forme d’une blessure de l’espace. Passerelles et orages de verre balayés de rose taudis, plumes poudrées de cendres mélangées laissent faire l’écume. Tu lis le ciel à haute voix et il se brise en éclats de verre.  A être ici, presque toute dévastée, dans l’indifférence d’un jardin, dans la main, l’éclat et la coupure. Tout est recouvert de lourds draps d’herbes grasses, parfois cela s’appelle un paysage, une carte maléfique et c’est un coin sombre en soi où s’amoncelle une matière anonyme d’où aucun ange. Le monde se casse les chevilles. Quelle langue nous a fait perdre le sens de notre propre ciel ? Toi, tu te tiens comme une bague à mon doigt pendant que la guerre se continue. 

     Rétive, incompréhensible, l’oiseau endormi de rouge consent à mes yeux à mes mains à mes mots qui lui inventent des fruits, des branches, des arbres entiers. Nos vies fondues, malgré le si loin, la gorge tienne et la cheville mienne ligotées l’une à l’autre si fort. Et elle avance ainsi dans l’antériorité de sa vie, vie trouée de bouts de films, coupable de sa lumière, hantée par des séquences adverses, elle rentre dans la mer pour y mourir.

     Une petite lune rayonne au fond d’un tiroir abandonnée par un roi de porcelaine. Le grand jour qui l’oublie est une fête noire. Oiseau javelot d’un si tangent désir érafle la soie de l’œil traverse la lumineuse lune et perfore l’iris. Mais elle avance sous mes paupières dans le rêve du film qui se tourne. L’amour éclaire une image sur le cou, tatoo à l’envers du poignet. La mort sépare le temps de l’amour perdu qui se reperd toujours. Ne reste que l’allure des images déchirées, le temps ralenti sur des lèvres mortes d’orage. Sur le sentier blanchi, pas de bruit, pas de lettre, elle prie les herbes et le vent de son enfance de lui adresser quelques phrases.

Présentation de l’auteur




Mariela Cordero, Transfigurer est un pays que tu aimes

Mourir est un pays que tu aimais.
Yves Bonnefoy

Tu trafiques avec des noms,

les pactes et les ombres

couds et découds

                l'anatomie fragile

maquilles la voix et l'accent,

incarnes le repos et la rafale

laves la désolation prédestinée

et  l'habilles de joie

qui erre dans la nuit,

tu diminues le sommeil jusqu'à l'éveil,

unis la brume et la lumière

dans la communion d'un ciel de plomb,

humidifies la peau

pour masquer les symptômes de la sécheresse,

tu congèles et fais bouillir le coeur

selon le climat que tu veut posséder.

 

Tu pervertis la dureté

  jusqu'à la blessure

                          tendre

qui ouvre ta main.

Transfigurer

c'est un pays que tu aimes.

∗∗

Les traits pressentis

 

Tous les visages sont perdus

  dans le voyage,

la mémoire affamée

  aspire à les retenir

mais les traces

et les signes

sont dilués dans la marée

de  l'incertitude.

 

Au milieu de la foule

fleurit comme un coup

un aspect unique

                   inconnu

qui devient puissant

et ça te dérange

jusqu'à être percé

pour le bonheur fulminant

 qui crie:

 la recherche est terminée.

 

  Le visage aimé

rassemble

tous le traits pressentis.

 

∗∗

Tu aimais transfigurer.

tu étais la pluie qui a précédé la semaille

la dévastation qui a miné les récoltes.

 

un corps fleuve, un grondement de sève et de lumières

 un cadavre enraciné dans la terre noire

 le feu agité dans la paume de mes mains

 la virulence hivernale qui m'a abrité quelques nuits

tu n'avais pas de nom, ou de sol

ni état terrestre.

Tu étais

 un coup de pinceau né d'un autre,

tu n'as aimé que transfigurer.

∗∗

L'autre moitié des flammes.

 

Tu rêves d'extraire

rien de plus

que la chaleur de la combustion

et aspires à conserver

uniquement

la brûlure embellie

qui  fait plaisir à l'oeil.

Tu ne voulais pas pas posséder

l'autre moitié des flammes.

Tu  fuis du feu total

qui dévaste et transforme

tout mouvement en pierre moulue

tout l'amour en amnésie

tout coeur

                 en cendres.

∗∗

Ce qui ne t'a pas percé.

 

Tu cherches en moi ce qui n'a pas été annoncé

 et ton oeil exhale une prière circulaire.

  Le brouillard persistant ce qui ne t'a pas percé

                             corrompre ton certitude.

Tu cherches en moi ce qui blesse.

un trait fauve

l'incommunicable, qui subsiste

                                         anesthésié

pour la belle enveloppe et les étoiles plastiques.

 

Tu  cherches l'anti-matière palpitante

                                     insaisissable,

 et en sueur

 secoué par le chaos

  te rendes

 à celui qui n'a pas de nom.

 

Présentation de l’auteur




Patrick Tafani, La Route blanche

   Cinq roses sur le sommeil de l’enfant, les jeux sont de pierres rondes et la patience de l’écolier cligne des yeux. Le sol est si dur que la bêche se résigne à brûler son manche, le soleil mourra bâillonné.

  Silex, le sang est d’améthyste, le feuillage y plonge ses racines, la terre est rouge, le noir s’en est allé.

   Le froid se repose dans la chambre, c’est un fer qui attaque le mur, le lézarde, le sépare de ses chairs. La chambre est un territoire tenu au secret, une guerre entre chiens et loups.

   Au dehors un feu de grives crépite dans le ciel, les grands chênes de la nuit descendent des collines, l’enfant écoute la rêverie des étoiles, les pléiades données à l’invisible. Lanières aux poignets, un diable disperse l’incendie, c’est l’approche du canal, la roselière frissonne et murmure une mémoire amoureuse, la route blanche est tracée.

 

 

LE  JAUNE  INTRANQUILLE

 

   Le jaune intranquille monte de la terre dans un silence de ciel bouleversé comme abusé par l’ombre sans fin des grands cyprès. Le jour s’est replié à l’intérieur des murailles, l’inquiétude se porte sur la nuit qui ne vient pas.

   La Cité bleue et sa légende parcourent les siècles comme on parcourt une allée d’ormes virides. Le chemin au bord de la rivière, la rivière au bord du chemin, deux miroirs d’éclipse et de mort, les pensées s’envolent et retombent, au-dehors le jaune est intranquille.

   Le pays est un séjour, l’oreille est coupée, les oiseaux bourdonnent, ce sont des champs, des fleurs, un berceau de campaniles à l’heure où le cœur s’arrête, brutal, infini, le jaune est intranquille.

   Un piano dans un nuage, ils descendent le fleuve pour l’azur et l’effroi, à l’oblique sur ce vertigineux dénouement, les feuilles sont d’automne.

   Des tables d’allégeance, femmes merveilleuses du piémont, un châle blanc sur le vert de l’aubépine, une tristesse écoutée, lourdes portes refermées, une clé sous la pierre, le jaune est intranquille.

 

NOIR  D’INOUÏS

 

   Un regard bien trop sombre comme tous les regards qui osent le blanc de Gethsémani. Des épopées en cordage de vent cinglent pour des futurs boursouflés. C’est le cœur du dénombrement, l’affûtage du marteau-priseur, ce sont des robes que tu portais avant l’épiphanie du monde, les clartés, les forêts, ce que l’oiseau voit et ennuage sans se parer d’ordre et de sainteté. Flammes tournées à la droite de l’homme, vase dans le recueillement du feu, la supplique mélange les poisons, pièces frappées d’or et de fer. Troc patiemment épris des colisées du ciel comme avant le retour des guerriers, le retour d’un bois précieux sur l’écorce du cerisier. Je pense à ta souffrance heureuse, aux longues tiges qui enserrent le lierre, l’instant d’éternité  coulé dans la pierre. Rouge sommeillant à l’encre du livre, ce peuple trésor longeant la rive sans rivage, sous le préau la trace noire, le pas sifflant de l’enfant né. C’est une blessure que l’épervier a oubliée dans la capitale de la chute. Il est temps de se toucher les tempes, le cuir émousse la lame du couteau, le clou dans la main est un clou de ferrure, fermez les portes puisque l’habitude regimbe à s’émouvoir ! Le lit du mort s’avance dans la mer, tous ses regrets font naufrage. J’ai dans la bouche une salive d’ambroisie.

 

PLI  DES  SERINGAS  VERTS

 

   Ce pli de lumière et ces seringas verts absents de toutes éclosions, demain l’ébruitement de la cordelette d’or, les épices reconnues dans la fente des maisons, le regard et sa transparence d’eau vive qui s’éloignent d’une obscurité de neige, le village est ainsi, au mur d’os ce sang qui se passionne pour les trous du labyrinthe murés. Le faste peuplé d’insectes, de multiples taches de couleur, le noir odorant des mains meurtrières, sous l’assiette le soleil y dépose sa mémoire, ce lourd fardeau de partance, cet embrasement criard avec l’ivoire du langage appris sur le versant des ronces. Crête de l’oiseau sur la plaie de l’arbre, le bouleau vieillit sous une croûte noire, un déchirement d’étoffes blanches où se penchent les étoiles curieuses, les longues fileuses de vie. Mais l’enfance et ce pli de lumière, ce nœud qui se hasarde à dénouer le cœur et l’épaule, cette trace toujours prête à démentir le crime, la chambre obscure et l’obscur de la chambre, ces attablés que le rêve bâillonne de somnolence, l’étoile arrêtée dans son cycle d’explosions, la vitesse pour parcourir deux vies en une seule mort, ces seringas verts absents de toutes éclosions. Un parfum.

 

DE  DIRE  LE  VISAGE

 

  Des tristesses dans la césure des mots, ce qui appartient au temps danse sur des lambeaux de fleurs, aurore de l’entre-deux c’est patience de dire le visage clair des combes, ce mal qui sans initiale et d’une tête d’épingle parcourt le tracé de l’univers.

   Ciel jusqu’aux carreaux de la chambre, le lit du jour perdure pendant la nuit, le plus surprenant lorsque s’arriment les cordes sur les pontons sifflants, la lourde porte ne se referme pas et laisse l’eau monter à l’essor.

   Les fontaines sont les années qui t’obsèdent, celles qui lissent le temps sur le commun des pierres. Commencent le piège des yeux, la moiteur des corps sous les blés qui se penchent, le déplié de l’aurore, la lampe irréprochable qui s’enfonce dans la terre, l’adieu qui ne s’éloigne que d’un pas, l’écharpe se dénouant de l’aile des oiseaux.

Présentation de l’auteur




A propos de XXL…S — entretien avec Marilyne Bertoncini

Marilyne Bertoncini, XXL… S, éditions L’Atelier du Grand Tétras, mars 2022, 56 pages, 12 euros

En exergue du livre, publié récemment à l’Atelier du Grand Tétras, la réflexion de Victor Hugo,  stipulant que l’homme tout entier tient dans l'alphabet, dont les lettres distinguées, Y, mais également X, L, seront reprises en échos dans votre texte : « L, c’est la jambe, le pied […] L’X, l’Y, ce sont les épées croisées, c’est le combat ; qui est le vainqueur ? » Peut-on lire dans votre réflexion une allusion amusée à la guerre des sexes dont vous vous détachez dans un éloge souverain des lettres féminines, donc des femmes dans les lettres, reprenant un combat féministe, à travers ce poème-essai, dans lequel vous déployez la signature d’une écriture sous-jacente dans l’alphabet universel ?
J’ai depuis longtemps en tête cette remarque de Hugo – la fourche du Y, si difficile à placer dans mon prénom, m’y invitait – mais ce n’est que récemment que j’ai réalisé combien  la lecture du poète était strictement masculine et guerrière, alors que les découvertes de la génétique ont depuis attribué le double X au féminin, et que la vision graphique du poète (ne pas oublier son art de dessinateur) était limitée à une vision corporelle et de postures, et négligeait nombre de possibilités auxquelles me portait ma fascination pour l’alphabet, notamment hébraïque :  dans ce dernier,  purement consonantique, chaque lettre porte un univers, de telle sorte qu’elles ne se touchent pas mais impliquent la présence de blancs, comme des respirations, qui rythment le texte – d’où la mise en page du livre, qui joue des marges, et des formes évoquant des calligrammes (ainsi le L formé par la liste des autrices du passé) et portant à une sorte de cantillation (un parlar cantando) qui sous-tend et « construit » le texte de mon poème. Plus qu'aux voyelles rimbaldiennes que tu avais évoquées dans un échange précédent, ce livre – par son titre surtout – doit beaucoup à mon admiration pour le Livre des Questions d'Edmond Jabès, et notamment le dernier du cycle,  El ou le dernier livre , dont le titre est en fait un simple signe de ponctuation (.)  À la stérilité de ce point final choisi par le poète,  j'ai opposé, je pense, la fertilité des lettres X et L – et tu as raison de parler d' « alphabet universel » en ce sens que la génétique est le langage primordial de la vie, tout comme El, la divinité sémitique, est le dieu pancréator. Ainsi, ce n’est pas une énième «guerre des sexes » qui m’inspire, ni un «combat» féministe (même si, évidemment, les lettres portent une revendication à être)  : c'est une tentative d’élargissement (le XXL du titre y invite) de la lecture de l’alphabet, tout simplement en suivant les pentes des rêveries que les lettres suscitent aux différents niveaux, sonore, formel, lexical… qu’elles portent et évoquent.
Ainsi, en déroulant le fil des lettres du titre, en jouant sur les suggestions de sens opérées par les homophonies, en faisant vôtres les jeux de sonorités – entre procédé à la Raymond Roussel et  interprétation fantaisiste des alphabets sémitiques - vous interrogez la langue, notre rapport à elle, en débobinant cette pelote malicieuse comme autant de signes distincts « d’une potentialité libératrice lorsque comme ici les mots tissent leur propre paysage inédit et neuf grâce au travail de la poésie » ainsi que le souligne Carole Mesrobian dans la présentation en 4ème de couverture
En fait, je ne « déroule » pas le fil des lettres, mais j’en tire plusieurs dans l’écheveau qu’elles me proposent. Le livre se compose de 8 brefs chapitres, développant à chaque fois une notion « encyclopédique » liée à chacune des lettres du titre – à l’exception du …S.  Ce dernier est venu tardivement dans le titre – signe de pluralité du féminin, mais aussi, à bien y regarder, signe de l'inversion des représentations. Au centre du poème, le chapitre « ablation/lallation » évoque une lettre absente, le O – l’unique « voyelle », liée à l’amputation du nom dont se sert George Sand afin de pouvoir écrire. Procédé à la Raymond Roussel, ai-je suggéré dans un échange précédent, car chaque chapitre déploie toutes les possibilités incluses dans l’épigraphe qui l’ouvre et lui sert de pré-texte – et Carole Mesrobian a parfaitement décrit le procédé : les lettres tissent elles-mêmes le texte et ouvrent des chemins de fuite, que je me suis contentée de suivre sans leur opposer de résistance : j’ai ressenti, en écrivant ce livre, avec force,  qu’il y a bien une « pensée du poème », une force puissante qui agit – on parlera de muse, d’inspiration ou d’inconscient selon les époques et les écoles – mais je soutiens que les lettres et les mots s’imposent et pensent avec/à travers le scripteur – c'est en cela sans doute que la poésie et la science (notamment mathématique) sont sœurs : les mots dans le poème fonctionnent et se déroulent comme des équations, avec leur logique propre, ouvrant une pluralité de sens que la langue commune et la pensée rationnelle n'atteignent pas. Ce n'est pas sans raison que me viennent à l'esprit les chemins de fuite : les mots comme les lettres (dont la typographie accentue l'importance et la répétition génératrice de sens) jouent dans l'espace, tracent, proposent des voies à voir autant qu'à entendre, et à suivre.
A travers  la figure lettrée de George Sand, vous rappelez la ruse de l’hétéronyme de convenance masculin comme masque libérateur de l’écriture personnelle de l'écrivaine  : « pour parler, se faire entendre, / devoir se camoufler / George plutôt qu’Aurore / comme une gorge d’où jaillit le geyser enfin libre des mots » !
Pas seulement George (sans S – au contraire de mon titre !) mais toutes les figures privées de parole dans la mythologie (et elles sont nombreuses, mutilées ou rendues muettes) – George apparaît dans le chapitre central, qui exprime la violence de cette répression/inexpression. C'est la force d’Aurore Dupin, qui ne se « cache » pas sous un hétéronyme, mais se forge un nom, SON propre nom, en amputant celui de son amant-écrivain-journaliste. Le O est originel en tant qu'il lui ouvre le champ de l'écriture – le chant même. Cet acte est fondamentalement poiétique, car créateur.
De la même manière donc, dans un passé plus lointain, plus occultée, la critique littéraire que vous êtes invite à gommer la réécriture masculine de l’Histoire, à en réhabiliter l’écriture féminine, dressant la longue liste de « ces dames / du temps jadis / écrivaines et / clergesses / du Moyen-Âge », accusant le mépris misogyne de l’histoire officielle : « combien de noms aujourd’hui oubliés / et combien d’autres jamais publiés / combien de voix à jamais étouffées » ? 
Oui, même si le terme « gommer » me semble inapproprié – il ne s’agit pas de supprimer, d’effacer, mais de restituer leur place aux femmes de lettres, à travers ce jeu de restitution du féminin dans les lettres de l’alphabet. Cette liste, qui prend la forme calligrammatique d'un L majuscule, invite à considérer l'histoire littéraire comme incomplète et à en proposer une lecture qui tienne compte à la fois des effacées, et des raisons pour lesquelles elles le furent. Je repense à un passage qui m'a marquée et m'accompagne, dans l'oeuvre de Louise Michel (je ne sais plus si dans ses Mémoires ou plutôt dans L'Histoire de la Commune) où elle évoque toutes ces femmes confinées au ménage et à l'enfantement, dont les œuvres potentielles forment une sorte de galaxie ignorée : il s'agit d'enrichir le patrimoine (on n'évoque guère le « matrimoine ») culturel en lui rendant les deux parties qui le composent. Non pas gommer, mais réparer une perte, pour un avenir plus riche.
Ainsi, au fil de votre poème-essai qui mêle idées philosophiques, références mythologiques et données historiques, ce sont bien les AILES en puissance de toutes ces ELLES en acte qui prennent leur envol vers un autre monde, à l’harmonie non feinte, à créer : « en forme d’AILE / ne plus en découdre / mais recoudre / résoudre / faire sourdre / un nouveau monde / androgyne peut-être / multiple / utopique sans doute / et / Libre »…




Narki Nal, Une femme

Chamane

     Le tambour comme un cœur
Fermer les yeux
Être arbre et pierre à lichen
Puis se laisser partir
Rencontrer bêtes et gens
Humains à tête de loup
     Le tambour comme un coeur
Alors devenir louve…
Courir à travers bois sans même toucher le sol
Ne pas redouter les griffures des branches
Vent ondulant les poils
Rencontrer la meute
     Le tambour comme un cœur
Courir sans perdre haleine jusqu’à cette falaise
Surplomber le fracas 
Respirer… Respirer 
Sauter
Être cascade et lac tranquille
     Le tambour comme un cœur
Miroiter
Nager nager nager
Se perdre à l'improbable frontière entre ciel et eau
Flotter dans l'air au-dessus
Un instant
Dans l’espace courbe d’après l’horizon…
Plonger 

 

***

La chaleur dis-tu ?

La chaleur blanche fait vibrer l’air
Ma vision se perd
Le sentier raide devient alors chemin buissonnier
Si bien que mes pas hésitent puis lévitent sur place
Comme le vol d’une libellule
            Reprennent
Je marche cherchant l’ombre vraie du végétal
Celle qui sent l’odeur de feuille froissée
                               J’ai espoir en cette beauté

Ailleurs
La chaleur blanche emprisonne la ville
La compresse exprimant un jus de poisse
Seule l’odeur miellée des tilleuls en fleurs
Me parle de la puissante fragilité de la vie
Je sens la menace chimique qui s’insinue
Mais les volutes de miel gagnent encore
Et parlent à mon cerveau d’une autre cité
Quelque part possible mais introuvable
J’ai peur en cette absence

La chaleur ne masque jamais le froid intérieur
Affrontement si peu original du dehors dedans
Notre lot humain d’incertitude
Notre fardeau magnifique d’être sensible pensant.

 

***

Mycélium

Je suis celle qu’on quitte, celle qui se noie

Je suis Ophélie au fil de l’eau
Vous êtes sur les berges endormies de brume
Où les hautes herbes traversées de vent
ondulent leur caresse
Je passe, je vous vois, vous êtes mon passé
Mon passé qui me regarde sans me voir
Mon passé qui défile comme je vais au fil de l’eau
Je suis celle qu’on quitte, celle qui se noie.

Je suis celle qui se révolte, je suis celle qui tue

L’envie de le toucher qui monte puis vole en éclats
Le baiser qui s’approche et qui devient morsure
Ce désir inconstant comme les herbes aux saisons
Cette brûlure qui se glace. Lumière blanche.
Lumière difractée. Fraction du temps. Lame miroir
Éblouissement bref de la rétine. Vois ma vie.
Bobine dévidée. Poitrine évidée.
Sanglot du sang qui afflue…  Pour rien.
Je suis celle qui se révolte, je suis celle qui tue.

Je suis celle qui part sans partir, celle qui reste-fuit

Écrire est une nuit. Mes pas dans cette nuit profonde.
Vertige.Tige de feu. Pensée morbide.Taire. Se taire.
Mycélium de pourriture répandu en soi, en silence.
Lancinant ce bruit sans bruit. Bouffée-désir de l’explosion.
Ma tête qui explose. Éclaboussures d’os brisés.
Mais où est le cerveau ? Dissous.
Violence du refus muet. Dernier voyage.
Le mycélium de pourriture gagne. Cerveau dix sous. Cerveau rien.
Je suis celle qui part sans partir, celle qui reste-fuit

Je ne suis plus qu’une enveloppe.

 

***

Entre elle et moi

Je marche
Elle marche
Elle marche
à mes côtés
Je ne veux pas la regarder
Je ne peux pas la regarder

Miroir
Le problème est le miroir
Devant le miroir
Le double apparaît
Le regard
Effroi Mon regard s’est vidé de moi

Le miroir me donne à voir        
MOI
Avec à l’intérieur de moi   
une AUTRE…

C’est là dans ce regard symétrique
Que je rencontre l’étrangère
L’échange aggrave l’effet l’altérité
Ce que j’y lis me bouleverse
Une part enfuie de moi, perdue ?
Je la toise, l’Autre, je me fais forte

Je suis dans un espace-temps étrange
ENTRE ELLE ET MOI
Elle étant moi quand même…
Je suis vacillante sur une route improbable
Entre deux mondes, un ancien, un nouveau
Et dans cet entre-deux je voudrais remonter mon temps
Je cherche la machine miraculeuse
…En vain
Peur du regard de l’étrangère dans le miroir
La peur aggrave le désarroi
Et mon corps oscille voulant choisir sa tête…
Vertige. Combat muet

JE SUIS VIVANTE
je suis vivante

Et ces aveugles autour de moi
Ne comprennent pas
Ne voient pas
Ne savent pas
Ne sentent pas
S’aperçoivent de rien
Vivent autre réalité

Je marche à leur côté
Mais un indicible nous sépare
Avec la discrétion de l’indicible
La ténuité de l’indicible
Le POIDS de l’indicible

JE SUIS VIVANTE
je suis vivante

Pensées flottantes
Toute une vie à chercher le feu
Devenir feu
Mais ne brûle pas tout bois
Mais ne danse pas dans les flammes tout corps

La tiédeur me répugne
Comme la faculté d’oubli

Ne rien perdre
Ne rien oublier
Horreur des portes fermées telle une chatte

Or vous fermez vos portes
Vous déclarez « tout passe »
Vous cultivez l’oubli
Mais rien ne passe jamais

Je ne veux dissoudre ni mes douleurs ni mes joies
Ce que j’ai vécu est à son poste
Quelque part en mon cerveau dans une somnolence légère
Un rien le ranime et le transmet à mon cœur, à mon ventre
Et ma poitrine exulte ou s’écrase à ces souvenirs

JE SUIS VIVANTE
je suis vivante

Un être vivant devrait se laisser traverser par ses émotions
Et non les tenir à l’écart
Pas de pilule à effacer les ressentis
Ne savent plus supporter leur vie
Appellent la chimie à leur secours
Ainsi sont morts avant la mort

JE SUIS VIVANTE
je suis vivante

Pourvu que celle du miroir
Aux yeux d’absence
Ne fasse pas de moi une résignée
J’accepte la souffrance en la frottant au combat

je suis vivante
je suis vivante

Je suis celle qui marche
Qui arpente les rues
Mais l’Autre m’accompagne
Elle m’épouvante

Je suis celle qui marche
Qui arpente les rues
Je suis celle qui court
Pour perdre l’Autre moi

 

***

L’insoumise

Je suis-je suis une femme               
Un être maléfique                        
Un être puissant
Un être faible
Un être fort
Sanguinolent à la lune
Un être impur

Je suis-je suis une femme
Un être désirant
Un être mouillé
Un être muqueux
Je suis d’où vous êtes nés
Je suis un sexe troué
Je pue la mer
Je suis d’où vous venez

Je suis-je suis une femme
Je suis clitoris
Je suis orgasmique
Je suis désir
Je suis
Je suis trop

Vous voulez m’abaisser me réifier
M’infantiliser
Me modeler
M’exciser
Me dominer me prendre
Me tromper me laisser
Me souiller
M’humilier
Me violer me massacrer

Tous les dieux me détestent et me craignent

Je suis votre perte
Je suis votre salut
Je sais donner la vie
Vous pouvez me tuer
Mais pas me remplacer

Je ne me plierai pas  

Je suis-je suis une femme   
Je.

 

Présentation de l’auteur