Michel Diaz, Quelque part la lumière pleut, extraits

il te reste à passer quelques matins rugueux, plus habités d’attente que le sont les songes des
eaux esseulées qui portent la rivière, suivant les courbes de leur pente calme avec, au bout, là-
bas, la profondeur pensive de la mer

ici, à cette heure d’alcôves, tièdes encore des sommeils, le soleil est nu et tremblant comme un
enfant que l’on réveille, la vitre froide à la fenêtre, le ciel en crue déjà par-dessus le noyer de
la cour, comme à portée de main

il règne des lueurs qui viennent se jeter dans le peu de mots qu’on prononce, décousus,
indécis d’eux-mêmes, que rien du jour n’allume encore, hésitant sur l’issue de leur voie
incertaine

 

∗∗∗

céder, tenir, trop tôt, plus tard, et rien, peut-être, qui ne soit égal à ce qui croit le contrarier

tant apprendre pour tant oublier, reprendre chaque jour le nom que l’on habite, ne rien trahir
ni de ce que l’avait semé de doutes ni de ces tremblantes clartés, ces rasantes lueurs au
lointain des questions

il y a pourtant quelque chose, qui demande encore à y être et brûle silencieux dans l’ombre,
qu’il délivre

mais qui cherche à se souvenir de quels fruits tombés de la nuit peut se nourrir ce qui
prolonge, dans l’espace clos de la pièce, au-dessus du café qui fume, le grand silence

indifférent du monde

vivre demande de s’en emparer, sans d’abord le comprendre, avant que visages et corps y
reprennent lèvres et voix, que le matin éveille d’autres lieux, que s’y
poursuive le récit des êtres et des choses

∗∗∗

il te faudra passer ce jour où ne t’occupe plus la signification de toute chose sur quoi l’œil
arrête la pensée, où tu as appris à ne rien attendre qui ne soit frappé au sceau du pur
étonnement et de la plus simple amitié
où incroyable est de te sentir être, de te croire toujours vivant, réel et existant, de devoir défier
encore quelque chose du temps et du désordre tapageur du monde, et la nécessité d’une
destination qui divague d’une heure à l’autre qui annonce la suivante, sans aucune trace où
poser tes pas
mais suivant l’unique fanal d’un matin retrouvé, dans un désir poli à vif, la seule chose qui
importe, sans même en connaître l’objet

juste la soif d’un autre jour que tu distinguerais comme un pays où habiter, où tu te sentirais
chez toi, en exil enfin consenti, n’y aurais plus rien à poursuivre que d’essayer à exister plus
sûrement, sans céder aux appels des sombres nostalgies, sous un ciel tout entier offert au vol
des passereaux, ouvert à toutes les blessures de la terre et penché sur un soir que tu n’aurais
pas dû connaître

∗∗∗

il reste sous tes doigts l’éloignement des rêves, inexorablement, la couleur des paroles
perdues, rien qu’un souffle de vent, à peine deviné, la paisible inquiétude d’un nouveau soir
qui tombe, ce moment de soi-même où se rassemblent tous nos âges

où il est tout aussi incroyable de croire que l’on est pas mort encore, de se croire soi-même
l’illusion d’un autre ou une âme privée de son corps, la porte entrebâillée pour le passage de
ces ombres, réunies au jardin pour pleurer sur la solitude du vieux noyer qui s’affaisse sur ses
racines ou accompagner la belle agonie d’un cerisier en fleurs

 

Présentation de l’auteur




Yves Gasc, L’Étoile et autres poèmes

 

PRÉFACE

Pour en finir une fois pour toutes avec soi-même, (mais n’est-ce pas impossible ?) rien de tel que de se mettre en prison. Toutes les peurs, toutes les sueurs nous assaillent. Des corps se dressent, détenus d’un moment, et meurent d’abandon ; des rêves asphyxiés reprennent souffle ; la passion nous encercle mieux que les murs. Tout le reste s’inscrit en graffiti plus ou moins conscients, tracés d’une main ENNEMIE.

À force de tourner autour de soi, on finit par se perdre. Restent les regards au dehors, qui se veulent fraternels, vers les autres, la vie qui décline si vite, comme le jour à son second versant.

La poésie est qu’un moyen de se perfectionner soi- même, en projetant vers l’avenir tout ce que le passé ne nous a pas permis d’appréhender.

Si la mort demeure inacceptable, c’est que tout désespoir n’est pas perdu et qu’en tout cas l’écriture, comme le rêve, est une seconde vie.

∗∗∗∗∗∗

L’ÉTOILE

Chaque jour meurt en moi l’étoile
Qui reprend vie avec la nuit
Je traverse les jours les mois
Avec cette clarté blessée
Et personne ne la voit.

Elle porte les espérances
De la lumière incorruptible
Brûlante étoile au frais de l’ombre
O lourde lampe de mes rêves
Dans la demeure de la mort.

 

BEAU MARBRE

Statue coulée dans le désir sans forme
Que mes mains ont rendue vivante

J’ai parcouru tes horizons polis
Tes frontières de marbre veiné de sang noir
J’ai réveillé tes lèvres d’une faim dormante
Tes yeux ont battu devant les merveilles
Ma bouche a couru sut tes ruisseaux d’ombre
J’ai bu ta vie à la source délivrée
J’ai fait couler en toi la rivière profonde
Et me suis couché sur tes eaux

Nos mains se sont rejointes affluents de la nuit
Nous avons roulé loin vers la mer
Et tu t’es brisé dans mes bras
Mon marbre en morceaux de beauté.

*

Ton corps a trop de plages nues
Pour y laisser du sable sec
Le reflux des vagues lamente
Sur le rivage illuminé
Le soleil que j’y déposai

Le sel sur ma mangue assoiffée
Brûle mon désir de te boire
Tu allonges toutes tes dunes
Sous les caresses qui te brisent

Toute la nuit je chercherai
Dans ta toison d’ombre fleurie
La perle où jaillira l’aurore.

 

*

Je pense à ce corps ainsi qu’à une fête de l’âme
Sorti des remous de la mer comme un désir vivant
Sorti des vagues de l’amour comme une meurtrissure
Bain d’écume offrant au soleil son insolence
Offrant aux regards le pouvoir de la torture
Je pense à ce corps ainsi qu’à un emblème
Ruisselant des onguents de la lumière
Couvert des crachats de la lune
Superbe de se voir érigé en statue de silence
Enlacé par le lien des soupirs
Cloué au poteau du vertige
Les veines vidées du plomb subtil.

Quand le temps sera revenu
Je poserai les mains sur toi
Tu vivras ailleurs qu’aux rivages
Oubliés des minces mémoires
Et tu me donneras la force de ton sang.

 

LA MORT PROMISE

Quand je n’aurai plus rien à donner
Quand je serai pauvre de mes refus
de mes erreurs de l’oubli de la vie
Quand toutes mes peaux seront tombées
lambeaux de mes incertitudes
Je serai nu devant la mort promise
enfant de mes découvertes
héritier de mes silences
fils d’une autre éternité

Quand tout sera dit à jamais
Gardez-moi un coin de terre
Pour y déposer mon secret
Lourd comme le poids du monde.

Mon nom sera perdu mon nom
Telle une pièce de monnaie
Qui a traversé tous les siècles
Et qui ne vaut plus rien
Comme un caillou qui a roulé
Du haut des collines fières

Et rebondit au désert
Dans les champs du labour futur
La graine ne poussera plus
Plus de fleur à sentir de visage à aimer
De nom à prononcer Mon nom
Plus d’écho de nos voix dans les vallons du rire
Plus de nos ricochets sur l’eau morte du temps
Mes Pères j’ai trahi votre belle espérance
Je me retrouve seul ancre rouillée au port
Je serai le dernier d’une chaîne qui lie
Vos espoirs mon destin votre vie et ma mort.

*

Depuis longtemps plus rien n’existe
Je vis une vie enfouie
Enterrées sous le sable d’hiver
Sous les pelletées quotidiennes de l’amour
Du mensonge monotone
Où sont donc les éclats du rire en rut
Les berceuses de l’attente
Les plaisirs de l’improbable
Maintenant plus rien n’existe
À peine un instant de repos
Et il faut repartir
Vers quel mur en faillite
Ou quelle porte sur le vide.

Ouvrir les mains
Pour que renaissent les sources.

*

Quand tu rentres le soir seul
Après une journée lourde de paroles
D’actes plus ou moins avortés
Avec ta solitude en bandoulière
Les yeux vides de ne rien voir de plus près
que ton chemin solitaire
Pousse la porte et regarde la chambre déserte
(Aucune lampe ne brûle pour consumer ta soif
Pour te dire que la lumière existe
Pas de musique pour t’entendre
Ni de poème où lire ta vie
Pas de rose où la femme geint
De glaïeul où s’érige l’homme)
Tu es seul et tu parles quand même
À quelqu’un qui n’existe pas
qui ne répondra jamaisqui se tait sur ta lâcheté ta paresse
ton besoin d’être seul et d’attendre malgré tout
une réponse à des questions que tu n’as pas posées
Est-ce Dieu dis-moi est-ce  Dieu qui parle
et pourtant n’existe pas
Est-ce une prière à la plus haute  Solitude 
                          qui soit
Tu as puni tes frères de ne pas te ressembler
de ne pas être toi-même une fois encore
Et mille fois encore d’être tes frères
Rien n’a été créé pour toi
Rien ne te renvoie plus au pouvoir
De dire : Solitude à quelqu’un qui aime
Et est aimé
Rien ne te lie à la chaîne des solitaires
Tout est brisé entre tous
Tout est séparation infinie éternelle
Tout est absence infinie éternelle
Ce qui grandit en ton corps diminué
C’est une mort fatale et solitaire.

 

VOIX FRATERNELLE

 

Je voudrais être une voix fraternelle
Que tout chante par cette voix
Mais les mots dévorent ma bouche
Le sang de la colère rougit sans moi
Les larmes gèlent sans moi
sur la joue de marbre des mères
Il se fait quelque chose quelque part
où je ne suis pas
Les arbres grandissent sans moi
gardien vigilant de la ville
La pluie fait ses confidences
mais je ne les entends pas
Tout coule flux perpétuel
et retourne à la source première
Et je reste sur la rive
à regarder dans l’eau qui dort
l’image de ma défaite
La terreur brûle sans moi
La mort a peut-être ma voix
mais logée dans une caverne
où personne n’entrera.

 

Poèmes extraits de Donjon de soi-même (1985). © Librairie-Galerie Racine. 

APPORTE-MOI UNE PLUME ET DE L’ENCRE

Apporte-moi une plume et de l’encre
que j’écrive l’histoire de notre rencontre.

Elle sera brève, Ô Khalîl,
(je suis à genoux aux pieds de l’orage)
brève comme l’éclair et la foudre
mais lente à couler comme l’huile labile
de la lampe, goutte à goutte,
car la lampe dans les ténèbres jamais
ne s’éteindra.

Elle éclaire un pan de muraille, une ruelle,
la nuit s’entrouvre et te laisse passer.
Quand le jour te ramène sur ses crètes
le flot de l’équinoxe te porte à moi.

Ô nuits égales aux jours,
Silence pareil au mouvement des mots,
Regard qui brûle le soleil lui-même,
Sourire qui se fait soleil...

Enlevez-moi cette plume et cette encre,
Je ne veux plus rien dire,
Car maintenant je suis seul à ma table
Les mains nues

 

TU AS JOUÉ AVEC MA VIE

Tu as joué avec ma vie
Mais personne ne perd ne gagne,
On ne gagne qu’avec la mort
En y perdant la vie.

Avec la mort on gagne l’oubli
De soi-même et souvent celui
Des autres.
La mémoire
N’est pas fidèle Amie.

J’ai voulu changer ton destin,
Je ne sais si je parviendrai
À faire sourire les roses
Sur ton passage.
À semer
Des bienfaits sous tes pas.

Tu as joué avec mon cœur
Mais tu n’as pas triché,
Les cartes sont bonnes et tu
Les distribues avec bonheur.

Au jeu de l’Ami, de l’honneur,
Continue à jouer encore,
Je ne saurai vraiment si tu m’aimes que
Quand je ne serai plus là pour l’apprendre.

 

QU’AI-JE À FAIRE D’UNE MAISON

Qu’ai-je à faire d’une maison
Si je n’habite le monde

Qu’ai-je à faire d’un toit
Si j’ai quitté le village

Étranger en moi-même

Exilé hors de tes murs

Qu’ai-je à faire de ces murs
Si je ne peux les abattre

Forcer la porte la serrure
Entre en toi secret violé

Si j’ai perdu la clé des mystères
Si le temple est profané

Si je vois se pencher les roses
Dans le vieux jardin défloré

Qu’ai-je à faire d’une chambre close
D’un lit ouvert d’un corps offert

Qu’ai-je à faire d’un ciel sans lumière
D’une mer qui s’est figée

Dans l’abandon de ses vagues
Dans l’oubli de ses marées

Qu’ai-je à faire de ce monde
Si je n’ai plus de maison

Sinon voyager dans ton rêve
Quand ton sommeil habite ma prison.

Poèmes extraits de Khalîl (1995). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

L’odeur de tes cheveux sur l’oreiller meurtri
Le poids de ton sommeil dans les draps qui respirent
Ta présence en éclats de beauté
Miroitant aux murs éblouis

La porte qui se referme est une douleur
Ton sourire qui s’éteint est une douleur
Mais toi parti ma solitude est grande
Tu es le géant qui l’habite.

*

Dire ton nom
comme un aveu fait à l’ombre
ne m’apaise pas

Crier ton nom à l’air à ceux qui
ne peuvent l’entendre
déchire ma raison

Écrire ton nom c’est le mien
qui s’efface
dans la mémoire d’un autre

Je peux seulement me chauffer à ton nom
ton nom est ma lumière
fruit de l’arbre du soleil.

*

Toujours l’attente

comme une scie
qui violente à coups répétés
le tronc abattu

comme une hache qui fend la bûche
atteint le cœur du bois tendre

Et saigne la forêt tout entière

Et se lamente
dans l’abri de l’ombre
l’infirme lueur vacillante

Puis le temps refleurit
violette étoilée

*

Vois : la terre s’ouvre
Fouillée de nos flancs

Allège tes gestes            Déploie
tes membres de marbre noir
Deviens bouche de brasier
fusant de ses feux farouches

Quand ne souffle
un vent de fournaise
Ravive les flammes enfouies
Et bâtis de tes bras
un château d’incendie

Écartèle mon désir

Puis affûte ton couteau
Tranche ma langue
Fais saigner nos cris

Tranche ma vie

*

La mort ne dure pas
c’est un bref instant
comme le plaisir

La volupté est longue longue
comme la vie
mais le plaisir est bref

Et je me retrouve dans
des bras innocents
coupable d’amour

Mais ma jouissance s’attriste
de n’être que cette courte lueur
cette flamme de bougie
qu’on souffle vite

Et la mort dans la nuit
est longue longue et je ne perçois plus
- lumière consumée – plus rien

rien que le corps enseveli de l’ombre.

Poèmes extraits de Fenêtre aveugle (19 96). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

APPORTE-MOI UNE PLUME ET DE L’ENCRE

Apporte-moi une plume et de l’encre
que j’écrive l’histoire de notre rencontre.

Elle sera brève, Ô Khalîl,
(je suis à genoux aux pieds de l’orage)
brève comme l’éclair et la foudre,
mais lente à couler comme l’huile labile 
de la lampe, goutte à goutte,
car la lampe dans les ténèbres jamais
ne s’éteindra.

Elle éclaire un pan de muraille, une ruelle,
la nuit s’entrouvre et te laisse passer.
Quand le jour te ramène sur ses crètes
le flot de l’équinoxe te porte à moi.

Ô nuits égales aux jours,
Silence pareil au mouvement des mots,
Regard qui brûle le soleil lui-même,
Sourire qui se fait soleil...

Enlevez-moi cette plume et cette encre,
Je ne veux plus rien dire,
Car maintenant je suis seul à ma table
Les mains nues

 

TU AS JOUÉ AVEC MA VIE

Tu as joué avec ma vie
Mais personne ne perd ne gagne,
On ne gagne qu’avec la mort
En y perdant la vie.

Avec la mort on gagne l’oubli
De soi-même et souvent celui
Des autres. La mémoire
N’est pas fidèle Amie.

J’ai voulu changer ton destin,
Je ne sais si je parviendrai
À faire sourire les roses
Sur ton passage. À semer
Des bienfaits sous tes pas.

Tu as joué avec mon cœur
Mais tu n’as pas triché,
Les cartes sont bonnes et tu
Les distribues avec bonheur.

Au jeu de l’Ami, de l’honneur,
Continue à jouer encore,
Je ne saurai vraiment si tu m’aimes que
Quand je ne serai plus là pour l’apprendre.

 

QU’AI-JE À FAIRE D’UNE MAISON

Qu’ai-je à faire d’une maison
Si je n’habite le monde

Qu’ai-je à faire d’un toit
Si j’ai quitté le village

Étranger en moi-même
Exilé hors de tes murs

Qu’ai-je à faire de ces murs
Si je ne peux les abattre

Forcer la porte la serrure
Entre en toi secret violé

Si j’ai perdu la clé des mystères
Si le temple est profané

Si je vois se pencher les roses
Dans le vieux jardin défloré

Qu’ai-je à faire d’une chambre close
D’un lit ouvert d’un corps offert

Qu’ai-je à faire d’un ciel sans lumière
D’une mer qui s’est figée

Dans l’abandon de ses vagues
Dans l’oubli de ses marées

Qu’ai-je à faire de ce monde
Si je n’ai plus de maison

Sinon voyager dans ton rêve
Quand ton sommeil habite ma prison.

Poèmes extraits de Khalîl (1995). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

L’odeur de tes cheveux sur l’oreiller meurtri
Le poids de ton sommeil dans les draps qui respirent
Ta présence en éclats de beauté
Miroitant aux murs éblouis

La porte qui se referme est une douleur
Ton sourire qui s’éteint est une douleur
Mais toi parti ma solitude est grande
Tu es le géant qui l’habite.

*

Dire ton nom
comme un aveu fait à l’ombre
ne m’apaise pas

Crier ton nom à l’air à ceux qui
ne peuvent l’entendre
déchire ma raison

Écrire ton nom c’est le mien
qui s’efface
dans la mémoire d’un autre

Je peux seulement me chauffer à
ton nom ton nom est ma lumière
fruit de l’arbre du soleil.

*

Toujours l’attente

comme une scie
qui violente à coups répétés

*

le tronc abattu

comme une hache
qui fend la bûche
atteint le cœur du bois tendre

Et saigne la forêt tout entière

Et se lamente
dans l’abri de l’ombre
l’infirme lueur vacillante

Puis le temps refleurit
violette étoilée

*

Vois : la terre s’ouvre
Fouillée de nos flancs

Allège tes gestes
Déploie tes membres de marbre noir
Deviens bouche de brasier
fusant de ses feux farouches

Quand ne souffle un vent de fournaise
Ravive les flammes enfouies
Et bâtis de tes bras
un château d’incendie

Écartèle mon désir

Puis affûte ton couteau
Tranche ma langue
Fais saigner nos cris

Tranche ma vie

*

 

La mort ne dure pas
c’est un bref instant
comme le plaisir

La volupté est longue longue
comme la vie
mais le plaisir est bref

Et je me retrouve dans
des bras innocents
coupable d’amour

Mais ma jouissance s’attriste
de n’être que cette courte lueur
cette flamme de bougie
qu’on souffle vite

Et la mort dans la nuit
est longue longue et je ne perçois plus
-lumière consumée – plus rien

rien que le corps enseveli de l’ombre.

Poèmes extraits de Fenêtre aveugle (1996). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

HAMAC

Île du bel été flottant sur l’eau des herbes
J’oublie en ton berceau les rumeurs du rivage

Ma vie est suspendue à ton balancement
Je sens couler vers moi les rivières de l’air

Je libère tous les oiseaux de ma poitrine -
Mes désirs envolés dans des vagues ailées-

Je remonte le cours des sources délivrées
L’ombre verte survit aux décombres du jour.

 

SEMENCES DE FEU

 

Soleil bougie
Lampe miroir
Tout te dénonce
À mon regard

 

*

Le corps dessiné de l’absence
Dans les draps inhabités
L’âtre éteint – cendres vivantes –
Tu renaîtras de l’attente

*

Jamais plus peut-être
Tes yeux clos
Sur le secret de ton âme
Abandonnée à mes mains

*

Tout est possible
Rien ne m’attache
À l’ombre de ta vie
Sur la mienne

*

J’ai rêvé que tu étais en vie
Ma mort seule
Te déliera de l’énigme
De n’être pas au monde

*

Dans tes bras
Je m’emplis de toi
J’expulse mon amour
Dans l’enclos de ton corps

*

Tête d’ange
Renversée
Le plaisir illumine
Tes yeux éteints

*

Être de l’instant
Tu cherches ton image
Dans les yeux de l’autre
Être de l’instinct

 

*

La nuit partout
Je te suis où tu vas
Tu es en marche
Dans mon rêve immobile

Poèmes extraits de Travaux d’approche (1999). © Librairie-Galerie Racine.

 

La ville me cerne mais de si loin

Murs étroits lavés de soleil
Où glissent des ombres stériles

Le sang ne circule plus
Dans les veines de l’arbre

Dimanches bêtes où se promène
La fatigue Enfants en laisse

Cœurs plombés par l’ennui
Broyés par la machine

De si près de si loin s’infiltre un bruit d’ailleurs

Être de l’instant Tu cherches ton image
Dans les yeux de l’autre Être de l’instinct

La nuit partout Je te suis où tu vas
Tu es en marche Dans mon rêve immobile

D’une mer aux vagues fortuites
Je suis une île que le temps oublie

*

Insupportable fatigue d’être soi
Ne plus se comprendre ne plus se surprendre
Je traverse le jour opaque où je me perds
Je demande à la vie ce qu’elle ne peut me donner
Et je refuse ce qu’elle m’offre : don désespéré
Objets précieux cachés sous le linceul de la lumière

Soudain la pluie tombe et je fuis la terrasse
Comme si cette eau ne pouvait baptiser
Un nouvel espoir une reconquête plus facile
De présents éparpillés vainement toutes les prières
Il y aura peut-être d’autres jours, quelques paroles
            défrichées

Chaque chose est à sa place et je reste immobile

*

Silence creusé au cœur du patio
Puis posé comme une pierre qui regarde les choses
Sans les voir
Au moindre écho d’un signe qui me parle
Tout s’anime en moi
Même l’immobilité de mon cœur
Arrêté de battre soudain

Ce silence-là ne laisse pas de traces
Sur le mur absorbé
Dans la contemplation réciproque du ciel
Le remuement énorme de la mer
S‘entend au loin pourtant
Telle une autre parole confuse
Un Verbe sacré
Inconnu dans la langue des vivants

 

CHERGUI

Le vent qui me pousse
Vers toi
Toujours plus avant
Le vent qui violent m’étreint
Comme le front tes bras
Une aurore encore plus ardente
Se lève en moi
Quand se dresse le vent
Rempart contre le ciel d’écume
Je deviens torche vivante
Élément du désir vibrant
J’ai sur les lèvres
Le goût des étoiles sans lumière
Je bruis comme les arbres
Je bouillonne comme la mer
Je deviens le vent lui-même
Qui souffle le feu
Dans les veines de ta vie

Poèmes extraits de La Lumière est dans le noir (2002). © Librairie-Galerie Racine.

 

Une ombre se profile
derrière l’écran du soleil

Est-ce toi ou moi-même
ou l’Autre ?

Dans l’incandescence du jour
la nuit se repose et blêmit

Si je t’aime
pourrai-je supporter ma mort ?

 

 

Le monde se construit dans l’homme que l’on tue.

Christophe Dauphin

Vois           le monde
expulse sa rage dans un souffle de mort

Nul oiseau ne répond à l’appel de la paix
les brebis ensanglantées ne paissent plus

Le berger clame au ciel sa prière amputée
aucun sursis pour les bourreaux

Écoute le fracas se dissout
par ma voix qui t’exauce

*

Ton bras dressé dessine
dans l’ombre une blancheur de songe

Oui je crois te voir mais je rêve
j’illumine d’or ton absence

De mots inventés je couvre ton corps
comme d’un linceul étoilé

Explorant plus bas que ton cœur
mes lèvres t’inspirent

*

Je me cache au creux de ton ombre
comme une œuvre en devenir

Tu es mon unique avenir
mon présent réconcilié

Ma preuve d’exister            ma chance
d’être encore parmi les morts

Solitaire déshabité
un vivant qui respire

Ma planète n’est pas la vôtre.

Henri Rode

Ils restent là accroupis sur leurs déchets
les mangeurs de merde aurifère
Inconnus à eux-mêmes ignorants de tout
attendant le solstice de mort
qui les foudroiera dans leur gloire
Tandis que leurs âmes fripées
rejoindront le désert de l’île
rendant le souffle aux bergers de la mer

*

Les rêves du désir poussent dans
la lumière            roses d’abîme

Ton corps n’est plus un souvenir mortel
mais la réelle offrande de la nuit

Je me souviens de tout du moindre éclat d’azur
et du pas doucereux de l’ombre qui s’avance

C’est dans la tombe ou dans le feu
que sera enfouie ou brûlée ma mémoire

 

Poèmes extraits de Soleil de minuit (2010). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

 

 

APPORTE-MOI UNE PLUME ET DE L’ENCRE

Apporte-moi une plume et de l’encre
que j’écrive l’histoire de notre rencontre.

Elle sera brève, Ô Khalîl,
(je suis à genoux aux pieds de l’orage)
brève comme l’éclair et la foudre,
mais lente à couler comme l’huile labile
de la lampe, goutte à goutte,
car la lampe dans les ténèbres jamais
ne s’éteindra.

Elle éclaire un pan de muraille, une ruelle,
la nuit s’entrouvre et te laisse passer.
Quand le jour te ramène sur ses crètes
le flot de l’équinoxe te porte à moi.

Ô nuits égales aux jours,
Silence pareil au mouvement des mots,
Regard qui brûle le soleil lui-même,
Sourire qui se fait soleil...

Enlevez-moi cette plume et cette encre,
Je ne veux plus rien dire,
Car maintenant je suis seul à ma table
Les mains nues

 

TU AS JOUÉ AVEC MA VIE

Tu as joué avec ma vie
Mais personne ne perd ne gagne,
On ne gagne qu’avec la mort
En y perdant la vie.

Avec la mort on gagne l’oubli
De soi-même et souvent celui
Des autres. La mémoire
N’est pas fidèle Amie.

J’ai voulu changer ton destin,
Je ne sais si je parviendrai
À faire sourire les roses
Sur ton passage. À semer
Des bienfaits sous tes pas.

Tu as joué avec mon cœur
Mais tu n’as pas triché,
Les cartes sont bonnes et tu
Les distribues avec bonheur.

Au jeu de l’Ami, de l’honneur,
Continue à jouer encore,
Je ne saurai vraiment si tu m’aimes que
Quand je ne serai plus là pour l’apprendre.

 

QU’AI-JE À FAIRE D’UNE MAISON

Qu’ai-je à faire d’une maison
Si je n’habite le monde

Qu’ai-je à faire d’un toit
Si j’ai quitté le village

Étranger en moi-même
Exilé hors de tes murs

Qu’ai-je à faire de ces murs
Si je ne peux les abattre

Forcer la porte la serrure
Entre en toi secret violé

Si j’ai perdu la clé des mystères
Si le temple est profané

Si je vois se pencher les roses
Dans le vieux jardin défloré

Qu’ai-je à faire d’une chambre close
D’un lit ouvert d’un corps offert

Qu’ai-je à faire d’un ciel sans lumière
D’une mer qui s’est figée

Dans l’abandon de ses vagues
Dans l’oubli de ses marées

Qu’ai-je à faire de ce monde
Si je n’ai plus de maison

Sinon voyager dans ton rêve
Quand ton sommeil habite ma prison.

Poèmes extraits de Khalîl (1995). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

L’odeur de tes cheveux sur l’oreiller meurtri
Le poids de ton sommeil dans les draps qui respirent
Ta présence en éclats de beauté
Miroitant aux murs éblouis

La porte qui se referme est une douleur
Ton sourire qui s’éteint est une douleur
Mais toi parti ma solitude est grande
Tu es le géant qui l’habite.

*

Dire ton nom
comme un aveu fait à l’ombre
ne m’apaise pas

Crier ton nom à l’air à ceux qui
ne peuvent l’entendre
déchire ma raison

Écrire ton nom c’est le mien
qui s’efface
dans la mémoire d’un autre

Je peux seulement me chauffer à
ton nom ton nom est ma lumière
fruit de l’arbre du soleil.

*

Toujours l’attente

comme une scie
qui violente à coups répétés

*

le tronc abattu

comme une hache
qui fend la bûche
atteint le cœur du bois tendre

Et saigne la forêt tout entière

Et se lamente
dans l’abri de l’ombre
l’infirme lueur vacillante

Puis le temps refleurit
violette étoilée

*

Vois : la terre s’ouvre
Fouillée de nos flancs

Allège tes gestes
Déploie tes membres de marbre noir
Deviens bouche de brasier
fusant de ses feux farouches

Quand ne souffle un vent de fournaise
Ravive les flammes enfouies
Et bâtis de tes bras
un château d’incendie

Écartèle mon désir

Puis affûte ton couteau
Tranche ma langue
Fais saigner nos cris

Tranche ma vie

*

 

La mort ne dure pas
c’est un bref instant
comme le plaisir

La volupté est longue longue
comme la vie
mais le plaisir est bref

Et je me retrouve dans
des bras innocents
coupable d’amour

Mais ma jouissance s’attriste
de n’être que cette courte lueur
cette flamme de bougie
qu’on souffle vite

Et la mort dans la nuit
est longue longue et je ne perçois plus
-lumière consumée – plus rien

rien que le corps enseveli de l’ombre.

Poèmes extraits de Fenêtre aveugle (1996). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

HAMAC

Île du bel été flottant sur l’eau des herbes
J’oublie en ton berceau les rumeurs du rivage

Ma vie est suspendue à ton balancement
Je sens couler vers moi les rivières de l’air

Je libère tous les oiseaux de ma poitrine -
Mes désirs envolés dans des vagues ailées-

Je remonte le cours des sources délivrées
L’ombre verte survit aux décombres du jour.

 

SEMENCES DE FEU

 

Soleil bougie
Lampe miroir
Tout te dénonce
À mon regard

 

*

Le corps dessiné de l’absence
Dans les draps inhabités
L’âtre éteint – cendres vivantes –
Tu renaîtras de l’attente

*

Jamais plus peut-être
Tes yeux clos
Sur le secret de ton âme
Abandonnée à mes mains

*

Tout est possible
Rien ne m’attache
À l’ombre de ta vie
Sur la mienne

*

J’ai rêvé que tu étais en vie
Ma mort seule
Te déliera de l’énigme
De n’être pas au monde

*

Dans tes bras
Je m’emplis de toi
J’expulse mon amour
Dans l’enclos de ton corps

*

Tête d’ange
Renversée
Le plaisir illumine
Tes yeux éteints

*

Être de l’instant
Tu cherches ton image
Dans les yeux de l’autre
Être de l’instinct

 

*

La nuit partout
Je te suis où tu vas
Tu es en marche
Dans mon rêve immobile

Poèmes extraits de Travaux d’approche (1999). © Librairie-Galerie Racine.

 

La ville me cerne mais de si loin

Murs étroits lavés de soleil
Où glissent des ombres stériles

Le sang ne circule plus
Dans les veines de l’arbre

Dimanches bêtes où se promène
La fatigue Enfants en laisse

Cœurs plombés par l’ennui
Broyés par la machine

De si près de si loin s’infiltre un bruit d’ailleurs

Être de l’instant Tu cherches ton image
Dans les yeux de l’autre Être de l’instinct

La nuit partout Je te suis où tu vas
Tu es en marche Dans mon rêve immobile

D’une mer aux vagues fortuites
Je suis une île que le temps oublie

*

Insupportable fatigue d’être soi
Ne plus se comprendre ne plus se surprendre
Je traverse le jour opaque où je me perds
Je demande à la vie ce qu’elle ne peut me donner
Et je refuse ce qu’elle m’offre : don désespéré
Objets précieux cachés sous le linceul de la lumière

Soudain la pluie tombe et je fuis la terrasse
Comme si cette eau ne pouvait baptiser
Un nouvel espoir une reconquête plus facile
De présents éparpillés vainement toutes les prières
Il y aura peut-être d’autres jours, quelques paroles
            défrichées

Chaque chose est à sa place et je reste immobile

*

Silence creusé au cœur du patio
Puis posé comme une pierre qui regarde les choses
Sans les voir
Au moindre écho d’un signe qui me parle
Tout s’anime en moi
Même l’immobilité de mon cœur
Arrêté de battre soudain

Ce silence-là ne laisse pas de traces
Sur le mur absorbé
Dans la contemplation réciproque du ciel
Le remuement énorme de la mer
S‘entend au loin pourtant
Telle une autre parole confuse
Un Verbe sacré
Inconnu dans la langue des vivants

 

CHERGUI

Le vent qui me pousse
Vers toi
Toujours plus avant
Le vent qui violent m’étreint
Comme le front tes bras
Une aurore encore plus ardente
Se lève en moi
Quand se dresse le vent
Rempart contre le ciel d’écume
Je deviens torche vivante
Élément du désir vibrant
J’ai sur les lèvres
Le goût des étoiles sans lumière
Je bruis comme les arbres
Je bouillonne comme la mer
Je deviens le vent lui-même
Qui souffle le feu
Dans les veines de ta vie

Poèmes extraits de La Lumière est dans le noir (2002). © Librairie-Galerie Racine.

 

Une ombre se profile
derrière l’écran du soleil

Est-ce toi ou moi-même
ou l’Autre ?

Dans l’incandescence du jour
la nuit se repose et blêmit

Si je t’aime
pourrai-je supporter ma mort ?

 

 

Le monde se construit dans l’homme que l’on tue.

Christophe Dauphin

Vois           le monde
expulse sa rage dans un souffle de mort

Nul oiseau ne répond à l’appel de la paix
les brebis ensanglantées ne paissent plus

Le berger clame au ciel sa prière amputée
aucun sursis pour les bourreaux

Écoute le fracas se dissout
par ma voix qui t’exauce

*

Ton bras dressé dessine
dans l’ombre une blancheur de songe

Oui je crois te voir mais je rêve
j’illumine d’or ton absence

De mots inventés je couvre ton corps
comme d’un linceul étoilé

Explorant plus bas que ton cœur
mes lèvres t’inspirent

*

Je me cache au creux de ton ombre
comme une œuvre en devenir

Tu es mon unique avenir
mon présent réconcilié

Ma preuve d’exister            ma chance
d’être encore parmi les morts

Solitaire déshabité
un vivant qui respire

Ma planète n’est pas la vôtre.

Henri Rode

Ils restent là accroupis sur leurs déchets
les mangeurs de merde aurifère
Inconnus à eux-mêmes ignorants de tout
attendant le solstice de mort
qui les foudroiera dans leur gloire
Tandis que leurs âmes fripées
rejoindront le désert de l’île
rendant le souffle aux bergers de la mer

*

Les rêves du désir poussent dans
la lumière            roses d’abîme

Ton corps n’est plus un souvenir mortel
mais la réelle offrande de la nuit

Je me souviens de tout du moindre éclat d’azur
et du pas doucereux de l’ombre qui s’avance

C’est dans la tombe ou dans le feu
que sera enfouie ou brûlée ma mémoire

 

Poèmes extraits de Soleil de minuit (2010). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

 

 




Christophe Pineau-Thierry, La saveur de la joie et autres poèmes

la saveur de la joie

 

se libérer de l’empreinte des sources

les paroles enfouies de tes lèvres

le fragile de nos touchers suspendus

 

une vie qui savoure la joie de l’aube

l’herbe assise à l’écoute du vent

le battement des vagues de l’océan

 

ta force au soleil

la fraicheur de tes mains

au creux de l’argile des mots

la beauté de ton souffle

dans l’évocation de l’avenir

 

l’instant de tes regards

nos pierres cousues d’herbes

et le dessin de nos joies

l’ombre de ta force au soleil

 

le simple des mots

une feuille de pluie

ce chant dans ma tête

l’appel d’un jardin

 

un texte qui frémit

le souffle des images

ce jour nous regarde

 

les scènes d’un carnet

le cadeau d’un son

cette simple beauté

 

nos paroles de silence

cette parole du soir

cousue des mots de l’aube

a le sourire des tendres

 

le dessin de nos souffles

parle de l’univers

et du silence des étoiles

 

dans la liberté de nos pas

cette caresse du jour

est la pierre de l’éveil

Poèmes extraits du recueil Le regard du jour publié aux Editions du Cygne en 2021.

Présentation de l’auteur




TROIS POÈTES POLYNÉSIENS (1) : HENRI HIRO

                                HENRI HIRO, POÈTE MĀ’ÒHI

Poète et militant emblématique, Henri Hiro s’inscrit dans ce vaste mouvement qui se manifeste à Tahiti à partir de la fin des années 1970, pour une défense des racines, s’exprimant au moyen de l’appellation « ma’ohi », qui qualifie ce qui est autochtone, originaire des îles polynésiennes. Figure de proue du discours identitaire ma’ohi, Henri Hiro accorde une grande place à la terre et à la langue dans la définition de l’identité, de l’appartenance. Henri Hiro a lutté toute sa vie pour la sauvegarde et la réhabilitation de la culture ma’ohi, dont il a contribué à revaloriser les fondements identitaires dissipés. Son engagement total a fait de lui un leader incontestable de la cause au XXème siècle. 

Henri Hiro est fondateur et pionnier dans de nombreux domaines culturels, écrit son ami et biographie Jean-Marc Pambrun, qui fut notamment directeur de la Maison de la Culture de 1998 à 2000 et commissaire de l’exposition consacré au poète pour le vingtième anniversaire de sa disparition au Musée de Tahiti et des Îles : « En 2000, alors à la tête de l’établissement qu’Henri avait lui-même dirigé de 1976 à mai 1979, j’ai souhaité m’intéresser davantage au personnage en organisant un Farereiraa1 autour des dix ans de sa disparition. C’est là que je me suis réellement rendu compte qu’Henri Hiro était omniprésent dans toutes les activités culturelles polynésiennes – cinéma, théâtre, littérature, chant traditionnel -, qu’il avait marqué tous ces modes d’expression de son empreinte. Bien sûr, il y en a eu d’autres avant lui : Maco Tevane, cheville ouvrière des établissements culturels en Polynésie, Eugène Pambrun, Tearapo…. 

Henri Hiro, Message poétique, Editions Haere Po, 2004, 96 pages, 35 € 91.

Mais Henri Hiro est le fondateur de la littérature, du cinéma et du théâtre polynésien contemporain. Il a été plus loin que les autres à un moment donné… Henri Hiro était contre le salariat dans tout ce qu’il induit d’inégalités, il a voulu tout abandonner pour retourner à un mode de vie traditionnel. Déjà à son époque, cette démarche semblait difficile, la machine moderne étant déjà bien en marche, mais aujourd’hui, ce serait presque illusoire ! Malgré tout, j’estime que les réflexions de Henri Hiro restent d’actualité alors même que l’on a l’impression de s’en éloigner… Je crois qu’il est un exemple possible à donner à la jeunesse en manque de repères dans le sens où il était « un jeune comme les autres », qui a vécu la vie que beaucoup connaissent. Ni privilégié, ni fortuné, en situation d’échec scolaire (il s’est fait virer au collège !), qui cumule des petits boulots… Aujourd’hui, je ne vois pas de leader culturel aussi remarquable que lui, aussi impliqué. Henri Hiro se réalisait dans la création sans avoir peur de montrer ses engagements. Il a défilé tous les mercredis pendant des mois avec un pu pour dire non aux essais nucléaires ! Il était presque seul, puis d’autres se sont greffés (Oscar Temaru, Green Peace). Beaucoup se méfiaient de lui car il était subversif dans la pensée de son époque. Pourtant, son objectif n’était ni le pouvoir, ni l’argent En fait, il ne se contentait pas d’avoir des idées, il les mettait en pratique ! Il disait : « personne ne m’écoute quand je parle, alors je vais parler avec les mains ». En clair : « C’est mon travail qui va parler ». Henri Hiro séduisait autant qu’il dérangeait. » 

Tahitien au destin peu ordinaire, Henri Hiro, en l’espace de quinze ans, a bousculé sur son passage le paysage politique, culturel et religieux polynésien, pour le marquer durablement de son empreinte et le transformer.

Né à Moorea, le 1er janvier 1944, Henri Hiro est élevé à Punaauia par des parents ne parlant que le tahitien. En 1967, grâce à l’aide financière de sa paroisse, il accomplit des études de théologie à la faculté libre de l’Église réformée de Montpellier, dont il revient diplômé en Polynésie, en décembre 1972. 

Sa prise de conscience de l’identité polynésienne tout comme ses revendications le conduisent à quitter l’Église et à s’impliquer intensément au sein de la vie culturelle tahitienne, pour sa réhabilitation. Il y a que Hiro est revenu de la métropole, contestataire ; un contestataire qui dénonce le tort fait aux Polynésiens durant l’évangélisation. Il n’a, alors, de cesse, de raviver les traditions occultées pendant plus d’un siècle et demi. 

Hiro nous dit : « Si tu étais venu chez nous, nous t’aurions accueilli à bras ouverts. Mais tu es venu ici chez toi, et on ne sait comment t’accueillir chez toi », ou encore : « Lorsque quelque chose est abandonné, c’est qu’il y a eu des préjugés, qu’une dévalorisation s’est produite. » 

Cet engouement l’amènera, en 1981, à créer le mouvement politique Hau Maohi (Paix Maohi) et même, en 1987, à se rapprocher d’Oscar Temaru, en étant nommé vice-président du parti indépendantiste Tavini Huiraatira. 

Le 15 novembre 1975, un nouveau parti politique voit le jour auquel Henri Hiro donne le nom de Ia mana te nuna’a (« Que le peuple prenne le pouvoir »). Le 17 novembre, les sept fondateurs signent un manifeste qui dénonce le manquement grave des hommes et des partis politiques « aux règles élémentaires de l’honnêteté politique et de la probité. » En 1979, la question nucléaire est de plus en plus cruciale. 

Le 13 février Henri Hiro est élu président de l’association écologiste Ia ora te natura qui vote une motion proclamant son opposition à toute expérimentation nucléaire2 dans le Pacifique. Il restera à la tête de l’organisation jusqu’en 1981. Henri Hiro qui a été nommé directeur de la Maison des Jeunes de Tipaerui en 1974, prend la tête, à partir de 1980, du département recherche et création de l’Office Territorial d’Action Culturelle (OTAC). Par ces fonctions institutionnelles, il milite pour la reconnaissance du patrimoine culturel polynésien et s’efforce d’y insuffler un dynamisme nouveau. Sous son impulsion et celle d’autres jeunes étudiants ayant également étudiés en métropole, l’Académie tahitienne est créée, et des concours littéraires sont institués. 

Henri Hiro engage notamment un travail de recueil des traditions orales tahitiennes, et encourage la jeunesse polynésienne à s’exprimer par le biais de la culture, et en particulier à écrire, quelle que soit la langue choisie (le français l’anglais ou le reo ma'ohi). Par ses fonctions institutionnelles, il milite pour la reconnaissance du patrimoine culturel polynésien et s’efforce d’y insuffler un dynamisme nouveau. Henri Hiro encourage la jeunesse polynésienne à s’exprimer par le biais de la culture, à travers la langue, la poésie, la danse, les chants, l’expression théâtrale et le cinéma. 

Il devient lui-même réalisateur, acteur, metteur en scène et comédien. Il traduit des pièces de théâtre du français au reo ma’ohi. Son œuvre est profondément habitée par la culture spirituelle traditionnelle ma’ohi, tout en exprimant une révolte contre les maux contemporains de la société polynésienne. 

En 1985, il démissionne simultanément de tous ses postes « en ville » et se retire, avec femme et enfants, dans sa vallée nourricière de Arei, sur l’île de Huahine. Il estime qu’en tant que Polynésien, la ville fait de lui un captif. Henri Hiro s’est éteint le 10 mars 1990, à Huahine.

À lire : Pehepehe i tau nunaa/Message poétique (Éditions Tupuna, 1985. Rééd. Haere Po, 2004), Taaroa (OTAC, 1984). Filmographie : Le Château (1979), Marae (1983), Te ora (1988), série télévisée écrite par Henri Hiro et réalisée par Bruno Tetaria ; quinze films pour enfants consacrés aux différents arbres de Polynésie. À consulter : Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun, Henri Hiro, héros polynésien (éditions Puna Hono, 2010).

TON DEMAIN, C’EST TA MAIN

À chaque jour faut-il sa peine ?
Le soir où la lune porte le nom de Turu.
il faut fouetter Ruahatu, attraper,
secouer Tahauru3,
chercher Matatini4.
Tutru5 est étendu, immobile,
Ruahatu reste muet,
Matatini garde les yeux fermés,
il faut les trouver,
les réveiller de leur sommeil.
les dieux se prélassent étendus,
ils se tournent
et se retournent dans leurs vomissures,
transis de froid par la faute de Māraì6
Ils sont repus de la graisse du mara.
Ils ne lèvent la tête que pour une caresse
des alizés.
Ils sont indifférents au temps qui passe,
insensibles aux gémissements
Ils restent sourds face aux insultes,
ils se moquent des agonies.
Ils gisent la bouche ouverte, repus,
déféquant, leur seule tâche est le pet,
ils craquent de graisse.
Et trouvant la force d’ouvrir un œil,
tout ce qu’ils trouvent à te dire c’est :
« Va ramasser des coquillages
et des crustacées : des crabes de mer,
des conques à cinq doigts, des conques
allongées, des bigorneaux
et des crabes de terre.
Voilà ta pèche, voilà tes aliments
de subsistance ! »
Celui qui appelle les dieux à son aide
ne reçoit-il que peines en retour ?
Est-il condamné  à ne manger
que des coquilles ?
C’est ta main, et ta main seule
qui est en mesure de te faire vivre.
Cette main bonne retourneuse de terre,
une main courageuse, une main délicate
et pleine de soins, cette main fertile.
Car ne dit-on pas :
« Le soir de Turu est une bonne nuit
Pour toutes tes plantations ? »

Henri HIRO
(Poème extrait de Pehepehe i tau nunaa/Message poétique (Éditions Tupuna, 1985. Rééd. Haere Po, 2004).




Le haïku face au changement climatique

Le haïku est un genre poétique particulièrement « exposé » au changement climatique puisqu’il est axé par définition sur la nature et le passage des saisons. Dans un essai original, l’auteur brestois Alain Kervern  nous révèle  comment le poète peut aujourd’hui devenir un véritable lanceur d’alerte.

Dans le haïku classique ou néo-classique (poème bref de trois vers, concret, saisissant une émotion fugitive), ce que l’on appelle les « mots de saison » sont primordiaux. Le poète japonais les puise dans un Almanach qui répertorie les mots accolés à telle ou telle saison (à titre d’exemple : le cerisier pour le printemps, le coucou pour l’été, la lune pour l’automne, la neige pour l’hiver). Il serait inconvenant ou incongru d’utiliser un mot qui ne correspond pas à une saison précise.

Mais aujourd’hui, avec le dérèglement climatique en cours et avec les menaces qui pèsent sur la biodiversité (liés notamment à la pollution, à l’urbanisation effrénée ou aux industries), certains « mots de saison » ne trouvent plus leur place dans les saisons qui les concernent. On assiste à un « écart entre le contenu de l’Almanach et la situation réelle », note Alain Kervern.

Alain Kervern, Haïkus et changement
climatique.Le regard des poètes japonais

Géorama, 98 pages, 12 euros.

« Les repères anciens peuvent être brouillés ». Il cite le cas du repiquage du riz avancé ou retardé en fonction de l’arrivée de hausses de température. Le réchauffement climatique provoque aussi le déplacement de certaines espèces animales. Le cas, par exemple, de la « cigale des ours », originaire du sud de l’archipel nippon, qui aime les températures élevées mais tend désormais à investir des espaces urbains plus au nord.

Autant dire que l’auteur de haïku, parce qu’il est sensible par définition aux phénomènes naturels et météorologiques, devient en quelque sorte la vigie ou le guetteur de tous les dérèglements en cours (et cela dépasse donc la seule question des « mots de saison »)

  

      Les yeux tournés vers l’île
où se déchaînent les cigales
le bébé apeuré

                                 Kurita Setsuko

 

      Tant de produits chimiques
se dissolvent en nous
vaporeux nuages des cerisiers en fleurs 

                                    Motomiya Tetsurô

 

      Au fond de la nuit
s’éteignent l’une après l’autre
les lucioles pour toujours 

                                Hosomi Ayako

 

 

Car les lucioles ont tendance à disparaître à cause de la prolifération d’éclairages artificiels.

 Ce rôle d’avant-garde du poète justifie-t-il pour autant que l’écriture de haïkus devienne en quelque sorte un acte militant. Pas certain, estime le haijin japonais Yasushi Nozu que Alain Kervern a sondé sur le sujet. Selon lui, « il est difficile et même contradictoire de s’inspirer en poésie » du thème du dérèglement climatique. Pourquoi ? « Parce que composer des haïkus sur ce thème, c’est exhaler une douleur plus qu’exprimer une émotion littéraire ». Yasushi Nozu note aussi que dans le haïku on transmet une émotion au lecteur « de façon indirecte ». Il rappelle qu’un bon haïku fonctionne « de façon allusive » (en contradiction avec un affirmation tranchée).

Alain Kervern tranche un peu lui-même le débat en prônant une forme de nouvel humanisme. « La menace de bouleversements à venir, écrit-il, nous apprend à vivre chaque instant avec une ferveur parfois oubliée » et « avec une attention plus vive à la fragilité et l’impermanence de ce qui nous entoure ». Parole de sage (breton) qui connaît sur le bout des doigts le rapport subtil que les poètes japonais entretiennent avec la nature.

Présentation de l’auteur




William Blake traduit par Jacques Darras

La longue préface de Jacques Darras permet de situer William Blake dans son époque, de prendre conscience du fait que sa poésie est singulière. Alors que la plupart des poètes pré-romantiques fuient la ville, lui reste à Londres. Jacques Darras souligne l’influence de Jacob Böhme, une filiation mystique visible dans Le Mariage du Ciel et de l’Enfer justement.
William Blake épie les merveilles visibles et invisibles : le silencieux refuge des nids, la lune qui sourit, les anges. On croise de nombreux enfants. Des adultes malheureux aussi : ramoneurs et soldats éreintés, prostituées malades. Les opposés attirent le poète. Ne parler que d’un pôle serait mentir.

This Angel, who is now become a Devil, is my particular friend : we often read the Bible together in its infernal or diabolical sense, which the world shall have if they behave well.
I have also : The Bible of Hell, which the world shall have whether they will or no.

Cet Ange, aujourd’hui devenu Démon, est mon ami favori, nous lisons très souvent la Bible ensemble dans son interprétation diabolique ou infernale, à laquelle le monde pourra accéder un jour s’il se conduit bien.
Je possède également une Bible de l’Enfer, que le monde aura, qu’il le souhaite ou non.

Le texte intitulé Prémisses d’innocence, écrit dix-sept ans après Le Mariage du Ciel et de l’Enfer, s’est élevé sur les mêmes fondations.

To see a World in a Grain of Sand
And a Heaven in a Wild Flower :
Hold Infinity in the palm of your hand
And Eternity in an hour.[…] A Horse misusd upon the Road
Calls to Heaven for Human blood.
Each outcry of the hunted Hare
A fibre from the Brain does tear.[…] It is right it should be so :
Man was made for Joy § Woe,
And when this we rightly know
Thro the World we safely go.[…] Every Morn § every Night
Some are Born to sweet delight.
Some are Born to sweet delight,
Some are Born to Endless Night.

Découvrir l’Univers dans un Grain de Sable
Voir un Paradis dans la Fleur des Champs :
Contenir dans sa paume l’Infinissable
Lire l’Éternité dans une heure au cadran.[…] Cheval sur les routes qu’on maltraite
Exige que du sang d’homme il y ait dette.
Le moindre cri dans la gorge du Lièvre traqué
C’est fibre au Cerveau de l’Homme arrachée.[…] C’est bien normal qu’il en soit ainsi :
Qu’il y ait Joie § Pleurs dans la vie,
Et si une fois pour toutes tu le sais,
Au monde tu peux tranquillement aller.[…] Toutes les nuits § tous les matins
Naissent au plaisir les autres les uns.
Naissent au plaisir les autres les uns
Et d’autres à la nuit sans fin.

On trouvera dans ce recueil des aphorismes au travers desquels William Blake s’éloigne de la poésie et entre en dialogue avec les philosophes, des sortes de fables aussi.
Un petit lexique, à la fin de l’ouvrage, aide le lecteur à ne pas se perdre en chemin. Car William Blake a créé une véritable mythologie puis écrit de longs poèmes épiques : Le livre d’Urizen par exemple, l’envers de la Bible, l’histoire de la Chute. En voici un court passage, dans lequel il est question d’Enitharmon, déesse égoïste.

Coild within Enitharmon’s womb
The serpent grew, casting its scales ;
With sharp pangs the hissings began
To change to a grating cry.
Many sorrows and dismal throes
Many forms of fish, bird § beast,
Brought forth an Infant form
Where was a worm before.

Lové dans le ventre d’Enitharmon
Le serpent grandit, ses écailles muent ;
Ses sifflements affreusement aigus
Se changent en cris âpres.
Mille chagrins et convulsions horribles
Mille formes de poissons, bêtes § oiseaux
Façonnent, font naître une forme d’Enfant
Là où il n’y avait qu’un ver.

Cet enfant s’appelle Orc. Ce personnage sera le héros révolutionnaire de William Blake. En 1795, la problématique de la Révolution Française est très présente sur le sol de l’Angleterre monarchiste.

Si William Blake a longtemps été considéré comme pré-romantique, son œuvre est finalement assez indéfinissable, si ce n’est justement par sa nature changeante. En outre, William Blake a plusieurs cordes à son arc : il n’a pas écrit seulement mais dessiné, peint, et a aussi été graveur. Il avait quinze ans lorsqu’il a travaillé la première fois chez un graveur. Sept ans plus tard, il a été admis à l’Ecole de l’Académie royale. Et parallèlement à cette formation, il n’a cessé d’écrire et d’illustrer ses textes.




Camille Sova, Humeurs printanières, extraits

sous le souffle du vent des feux rouges s’accumulent
longs sont ces mois d’hiver où le matin décline

l’enfant a perdu la joie
il n’est plus qu’un être de tissus
qui se souvient du mouvement

même si la soif s’éloigne de lui
il y a encore de l’espoir

dans la terre les fleurs apparaissent
mais c’est dans le ciel que naissent les bourgeons

dans sa coquille l’enfant déplie ses visages

il sait qu’une averse arrive

II

les beaux jours naissent dans le même fleuve
puis chacun d’eux revient toucher la terre

dans tous les sens je le vois
les indésirables les autres les moindres beautés

cette fille par exemple qui rappelle le métal

allongée même debout elle apprend à sentir
la foudre les forêts
la partie de la maison réservée aux secours

quand elle pourra éclore
l’au-delà sera déjà en nous

la canopée peut-être s’accorde au désir
mais ne soigne pas les pulsations

après tout
l’organisme ne se baigne jamais deux fois
dans l’eau qui brille

III

l’herbe est triste
elle réalise l’impermanence de l’arbuste

elle dit « j’ai quelqu’un à perdre
c’est le genêt
en sa compagnie le jardin n’est jamais solitude
il est l’infini »

elle observe les bois
demain sera fait d’un existe plus
la fraicheur perdra

elle pense « je me sens comme l’être humain
inutile et obligée de survivre »

elle verse un rayon
un frisson se colle à son oreille

c’est le vide qui s’amuse

IV

« les chutes qui m’ont ouvert la voie se révèlent à la terre
j’aménage le cordon pour me faire funambule
c’est le réveil d’une autre lumière
je me sens enfin être un seuil germé
quelque chose qui a faim et qui part à la chasse »

je m’imagine penser ça
mais je ne suis pas l’avril qui arrive

moi
j’habite le monde
où pour faire sa cueillette il faut ses ciseaux

moi
si je change ma main en nuage
resurgit l’envie de pulsion de geste d’écran
d’effondrement

moi
je ne suis pas le printemps

V

au plus profond du tambour je descends avec la sauge
ensuite le monde change
c’est un pansement naturel

peut-elle avaler pour moi
les animaux du sommeil ?

regardez dans ma bouche
j’ai le deuil chronique

sur le chemin un détail et on doit partir

il faut que le cerisier meurt
pour qu’on éprouve l’été

un nichoir n’est pas une vraie question

seule la nuit est à l’abri du crépuscule

 

Présentation de l’auteur




Bilal Moullan, Noyé et autres poèmes

J'ai marché jusqu'au bord de la mer, là où la
rivière, glacée par la plage de galet, se déverse
dans un torrent doux-salé.
J'ai cru qu'à l'embouchure tout prendrait un
sens. Dieu, l'univers. Et même toi. Je me suis
allongé dans le lit de la rivière, le roulis des
vagues me berçait en s'écrasant à mes pieds...
Et j'ai regardé le ciel en attendant la fin du monde.
Un pêcheur a sorti un poisson de l'eau. Plus
loin, un rire a percé le ronronnement des
vagues. Une femme a posé sa tête sur l'épaule
de son partenaire. Et moi ? Et moi je ne me suis
même pas noyé.
J'ai  fini par regarder en arrière. J'étais loin.
J'aurais voulu mourir ici. Me noyer sans le faire
exprès. Qu'on me pleure, qu'on se rappelle de
moi comme de celui qui était si brave, si triste,
qui a tout essayé. Avant d'aller tout gâcher.
Et j'ai rebrousé chemin. Sain et sauf, juste
mouillé. La rivière n'a rien gardé de moi. Ni
l'empreinte de mes pas, ni ma pisse, ni les galets
que  j'ai ricoché. La mer avait tout emporté. La
vie  reprenait son cours.

Papillons de nuit

on s'est réveillé
en défaisant les plis
du matin
ceux qui ont fait les ombres
de la nuit

la tresse enroulée de nos corps
enjambés dans les draps
de mes bras

les entrelacs de nos cils
où dorment encore
des restes de noir

un battement
et s'envolent
les derniers papillons de nuit

 

Le paravent

Son regard se perdait
au-délà du paravent.

Discrètement, je le contournais pour voir ce qu'elle scrutait ainsi. Rien.
Rien de visible. Pas pour moi. Elle regardait le bois.
A travers le bois.
L'autre versant du paravent,
celui où l'on met de côté les choses invisibles à soi-même
qui réaparaissent de temps en temps
dans les regards absents.

Ses yeux étaient rivés à l'intérieur.

Parfois ils tressaillaient de droite à gauche
comme si elle commandait de cet imperceptible mouvement des ordres à des objets secrets.

 

Aux jours meilleurs

quel est le prix
de ces sourires charnus
bouffis
qui déforment tes traits
ravagent ton visage
du poids du bonheur

il pèse sur toi quand tu ris

comme l'amant passager
qui a servi à  noyer
la solitude

personne ne voit
les cicatrices
que laissent les sacrifices
offerts aux jours meilleurs
et le rire que tu portes
comme un creux

 

Tout brûler

je crois qu'il faudra tout brûler
mon amour
tout
pas seulement les téléphones la télé le canapé
tout
la maison la voiture
les papiers surtout
je crois qu'il faut tout brûler mon amour
tout
on dira aux enfants que  c'est un jeu
on dansera
je ne sais pas
on leur dira que c'est pour Dieu
un feu de joie
ils nous en voudront pas
il faut  tout brûler mon amour
sinon on vieillira
le cul bordé par la télé
à soutenir les discours de ceux qui font tout
pour empêcher que les autres aient
ce qu'on n'a jamais su prendre
on peut tout recommencer
se réinventer
mais il faut tout brûler mon amour
tout

 

Présentation de l’auteur




Maïakovski, Un nuage en pantalon

Figure emblématique du modernisme russe dont la créativité croise la révolution de 1917, Vladimir Vladimirovitch Maïakovski mourut à 37 ans le 14 avril 1930, en se tirant une balle dans la poitrine. 

Son introduction à un poème des derniers mois de sa vie, « À pleine voix », se veut une adresse directe à la postérité semblant boucler la portée de son écrit initial de 1914 à l'occasion d'une tournée du mouvement futuriste à Odessa intitulé « Un nuage en pantalon » : « Honorés / camarades de demain ! / Grouillant / dans la m... fossile / de notre temps, / étudiant les ténèbres de nos jours, / peut-être / chercherez-vous / qui je fus. »

Ce souci de s'exposer dans sa vérité, en porteur du verbe jusqu'à son incandescence, travaille déjà l'écriture de sa tétralogie alors qu'il rencontre Maria Denissova. Prescience de son propre malheur, tragédie futuriste, par son expérience des maux traversés et sa profusion des mots jetés en pâture, dans une recherche avant-gardiste des formes nouvelles, tournant le dos tant aux clichés du poétique qu'à un lyrisme trop conventionnel, ce poème premier témoigne d'un monde intérieur tourmenté, accouchant ses monstres et ses chimères, et habité par la ferme volonté de rénover le langage poétique...

Maïakovski, Un nuage en pantalon, traduit par Elena Bagno et Valentina Chepiga, Vibration Éditions.

Comme le suggère Elena Truuts, dans sa préface à la nouvelle traduction de ce texte majeur par Elena Bagno et Valentina Chepiga, c'est à se demander si derrière quelques vers  visionnaires ne se cache l'intuition de la fin tragique de leur créateur ? « Et quand le nombre de mes années / aura achevé son ère - / des millions de gouttes de sang joncheront l'allée / vers la maison de mon père. » Mais si la destinée demeure funeste quel éclat avait le feu poétique qui embrasait son cœur ! Avec un goût prononcé pour la provocation, l'ardent jeune homme s'y dépeint en Christ moderne ou en « treizième apôtre », titre alors envisagé, prompt à bousculer les facilités de pensée et l'avachissement des habitudes de ses contemporains, pour mieux leur opposer son chemin, mêlant dans une même écriture agit-prop et mysticisme, ce qui décloisonne le regard rétrospectif porté sur cette œuvre singulière du XX ème siècle qui ne saurait se réduire à un simple endoctrinement communiste...

Vladimir Maïakovsky, Un nuage en pantalon, prologue.

Dès les premiers vers, le choix des traductrices de donner une forme versifiée restitue par son art de la rime la vigueur de la musicalité et l'audace du ton adoptés par le jeune chantre d'une Marie, figure où l'on retrouve tant la rencontre amoureuse de Maria  Denissova que la divine Vierge ou la sensuelle Marie Madeleine, et reproduit avec justesse le choc du regard de l'écrivain avec le conformisme de son temps, ainsi du « cerveau ramolli » exprimant un « cœur démoli » à l'image de celui, desséché, de certains hommes de son époque, ainsi que de l'objectivité bourgeoise et clinquante du « canapé luisant » à laquelle répond son rire « insolent » : « Votre pensée / qui rêvasse sur un cerveau ramolli, / comme un laquais aux chairs flasques sur son canapé luisant, / je la taquinerai avec un lambeau de cœur démoli ; / à satiété je me moquerai, caustique et insolent. »

Vladimir Maïakovski, Adolescent.

Par le mordant de son trait d'esprit, le jeune insurgé paraît ainsi répondre d'emblée à la question-reproche que la censure adressa à ce dernier en 1915, après avoir supprimé six pages et rejeté le titre premier « Le treizième apôtre » : « Comment avez-vous pu unir le lyrisme à la grossièreté ? » Par son goût des contrastes, par sa manière provocatrice, le poète russe a su donner à entendre un lyrisme nouveau, celui de la dissonance aux extravagances déroutantes...  C'est cette dimension essentielle de sa poésie que Valentina Chepiga et Elena Bagno ont rendu avec brio par leur travail minutieux ! En effet, la longueur des vers, le choix des assonances et autres échos sonores illustrent à merveille la poétique de cet auteur « à pleine voix » ! Et qui se livre à l'exercice de déclamer à voix haute la traduction nouvelle, retrouvera, pour reprendre les formules de l'avant-propos de Florian Voutev, à la fois « résonance harmonieuse » et « entrechoquement brutal »...

Vladimir Maïakovski, Ecoutez, lecture du poème en russe et en français, par Anna Gichkina.

Ainsi en est-il, par exemple, de l'avant-dernier couplet du prologue, qui explicite le titre de cette déchirante et néanmoins revigorante tétralogie, charge critique avec la docilité désormais attendue de tout un chacun astreint au miroir des apparences et des convenances : « Voulez-vous / que je sois de viande fou - / et comme un ciel qui change de tons - / voulez-vous / que je sois impeccablement doux, / pas un homme, mais – un nuage en pantalon ! ».

Vladimir Maïakovski, Le Poète est un ouvrier.

Présentation de l’auteur




John Donne : Lettres, Être et amour

Lettres d’amour, amour des lettres, amour de l’Être, l’Être et l’amour

S’il est un âge qui s’est ingénié à conjuguer cette formule à tous les modes, c’est bien, pour ce qui est de l’Angleterre, celui qui chevauche le XVIe finissant et le XVIIe naissant. Sous les règnes d’Elisabeth et de James, premiers du nom. 

John Donne par Isaac Oliver (CC Wikipedia)

John Donne par Isaac Oliver (CC Wikipedia)

Si Shakespeare (1564-1616) a dominé cette période aux yeux des siècles suivants, il a fallu attendre 1931 pour que T. S. Eliot rafraîchisse les mémoires, et rappelle qu’avait existé un certain John Donne (1572-1633) longtemps relégué dans la catégorie des Métaphysiques (à cause de leur non-conformisme en matière de conventions littéraires et morales, de rythme et d’images) par Samuel Johnson, pape littéraire de la grande époque classique qui suivit, et qui les accusait, entre autres, de produire des vers au lieu d’écrire de la poésie. Donne pousse l’audace jusqu’à faire preuve d’humour, ce que Legouis et Cazamian, en 1924, jugeaient « vulgaire, surprenant, ridicule ». L’Université a nourri des générations d’étudiants de ces préjugés conformistes. John Donne avait trois siècles et demi d’avance. Le célèbre Guibillon, manuel de textes choisis à l’usage des classes préparatoires et études de licence, paru, lui aussi, en 1931, l’ignora jusqu’à sa 17e édition.

Augmentée d’un chapitre sur la littérature du 20e siècle, la référence à T.S Eliot s’y voit agrémentée d’une note de cinq lignes concernant Donne :

His poetry is of a high order, though he is prodigal of conceits (thoughts and expressions intended to be striking, but rather far-fetched).   

L’amende est à peine honorable. Cazamian ne fera guère mieux en publiant (avec traduction) cinq poèmes dans une anthologie en 1946.

  Donne, comme tout élève doué de son temps, passe par Oxford (à 12 ans, en école préparatoire) et par Cambridge (1588-89 ?) pour y faire ses humanités puis son droit. Il ne peut s’acheminer vers le clergé (il est de famille catholique) et, de plus, cette voie n’est pas la sienne. Il prend ses distances et le large en se portant notamment volontaire pour une expédition navale menée par Essex contre les Espagnols, grands rivaux de l’époque (1596 ?). En 1597, il devient secrétaire du Lord Keeper (Gardien du Sceau Privé, cinquième personnage du Royaume).

  En 1601, à trente-six ans donc, élu Membre du Parlement, il séduit et épouse en secret la nièce (âgée de dix-sept ans) de ce haut personnage, ce qui lui vaut emprisonnement et années de galère, au figuré, bien sûr. Elle portera douze enfants avant de décéder en 1617. Il n’écrira plus jamais de poèmes d’amour. Mais vivre vaut bien une messe : il se rapproche de l’Église, cette fois-ci anglicane et la seule possible. Il accède à la prêtrise en 1615, devient Doyen de Saint-Paul en 1621. Ses sermons lui vaudront la célébrité.

  Ses poèmes, dont les premiers remontent à 1593, ne seront publiés que deux ans après sa mort (en 1635). Ils sont de deux ordres : les profanes et les religieux. Les poèmes d’amour ici traduits peuvent être lus, dans cet ordre (notre choix), comme autant de lettres :

  • Lettre d’invitation à l’exercice d’amour, adressée à sa maîtresse allant au lit : «To his Mistress Going to Bed », in Elegies.
  • Lettre d’admonestation au soleil, qui vient éveiller et dénicher les amants : « The Sun Rising », in Songs and Sonnets.
  • Lettre à Saint Valentin, patron des amoureux  (qu’il substitue à Cupidon), et au jeune couple tout à ses ardeurs renaissantes (qu’il assimile au Phénix) : «An Epithalamion, or Marriage Song on the Lady Elizabeth and Count Palatine being Married on St Valentine’s Day » in Epithalamions.
  • Lettre au sage, c’est-à-dire à lui-même, en interrogation sur la femme et l’amour :  « Song (Go and Catch a Falling Star) », in Songs and Sonnets.
  • Lettre à l’Amour, enfin fait chair : « Air and Angels », Songs and Sonnets.
  • Lettre à l’aimée, à la vie, à la mort : « The Anniversary », Song and Sonnets.
  • Lettre au monde, indifférent ou hostile aux amants, à l’amour :  « The Canonization », Songs and Sonnets.

Poèmes de John Donne traduits par Jean Migrenne

À sa maîtresse allant au lit

Belle amie, mon ardeur du repos a fait foin,
Le manque de besogne m’a mis en besoin.
Face à face, les jouteurs bien souvent se lassent,
Par trop longtemps braqués sans que rien ne se passe.
Ôte ta ceinture au zodiaque pareille,
Bouclée sur des orbes de plus grande merveille.
Défais ce plastron qui te pare de brillants,
Que tous les guette-au-trou en aient pour leur argent.
Dégrafe ta breloque, fais que son harmonie
M’annonce qu’est venue l’heure où tu vas au lit.
Ôte ce corset bandé qui me rend jaloux,
Toujours reste tendu, pourtant si près de tout.
Ta robe glisse sur des trésors magnifiques,
Comme descend le jour sur un pré de colchiques.
Ôte ce bandeau, tout de fils entrelacé,
Montre tes cheveux en diadème tressés.
Ôte ces chaussures pour, de pied ferme, entrer
Dans ce lit moelleux, temple à l’amour consacré.
C’est drapés de blanc que les messagers divins
Descendaient visiter le monde des humains.
Ange tu es là, beauté digne des houris
Au ciel de Mahomet ; blanc le linceul aussi
Du spectre malin qui nous hérisse le poil,
Mais nous savons bien ce que redressent tes voiles.
     Autorise mes mains à courir tout leur saoul
Devant et derrière, entre, et dessus et dessous.
Tu es mon nouveau monde, Ô toi mon Amérique
Où mon amour est roi et mon pouvoir n’abdique,
Ma mine précieuse et aussi mon empire.
Mon bonheur est sans nom d’ainsi te découvrir.
Je ne suis que plus libre, prisonnier de toi,
Là où ma main se pose je scelle mon droit.
    Nudité absolue, source de toute joie !
Si l’âme est sans corps, le corps d’être nu se doit,
Pour goûter à ces joies. Atalante a ses pommes,
La femme les gemmes jetées aux yeux des hommes,
Afin que ceux du fol lui fassent perdre l’âme,
Attaché au clinquant et aveugle à la femme.
Ainsi toutes les femmes sont enluminures,
Contes pour le commun sous de gaies couvertures.
Mystères elles sont : la faveur n’est donnée
De les lire, par leur grâce prédestinée,
Qu’à nous seuls leurs élus. Et puisqu’il m’est permis,
Ouvre-toi généreusement tout comme si
J’étais sage-femme ; ôte un voile d’innocence,
Superflu plus encor que serait pénitence.
    Que t’instruise ma nudité ; alors, en somme,
N’aie d’autre couverture que celle d’un homme.
 

 

Le soleil se lève

          Vieux guette-au-trou, pourquoi, fichu soleil,
           Venir ainsi nous dénicher ?
Fenêtre ou bien rideau ne pouvant nous cacher,
Faut-il qu'à tes saisons nos amours s'appareillent ?
           Va-t’en morigéner, cuistre imbécile,
           L'apprenti grincheux, l'écolier lambin ;
       Va dire à la cour que le Roi chasse au matin ;
       Mène aux moissons les insectes serviles ;
Il n'est de saisons pour l'amour constant :
Heures, jours et mois lui sont guenilles du temps.

           Ta force vénérable, ton orgueil
           La mettrait-elle en tes rayons,
J'irais la réduire, pour elle, en lumignon !
Mais je n'entends la priver du moindre clin d'œil.
           Si ses yeux n'ont pas aveuglé les tiens,
           Pars, et reviens me dire demain soir
       Si, plutôt qu'aux Indes où tu crus les y voir,
       L'or, les épices, ne sont à ma main.
Et si d'hier tu recherchais les rois,
On t'enverrait les trouver, tous, au lit, chez moi.

           Si je suis tous princes, elle tous royaumes,
           Rien ne saurait exister d'autre.
Les princes ne font que nous singer : face aux nôtres,
Richesses font oripeau et honneur fantôme.
           Toi, vieux soleil, tu n'as qu'un seul bonheur
           Dans l'univers sur nous deux concentré :
       Ménage ta vieillesse et veuille administrer
       Ta chaleur au monde en chauffant nos cœurs.
Briller pour nous, c'est briller pour la terre :
Notre couche est ton centre et nos murs sont ta sphère.

 

 

Épithalame

Poème composé à l’occasion de l’union de la fille de Jacques I à l’Électeur Palatin, célébrée le jour de la Saint-Valentin((14 février 1613. Le traducteur a apposé sa dernière touche quatre siècles après  (par calendrier grégorien interposé), le 14 février 2013)).

Salut à toi, Valentin, saint Évêque célébré,
              Dont le diocèse est l’air tout entier
              Où chante le concert de tes ouailles,
Oiseaux tout autant que volailles,
              Qui chaque année conjoins
La lyrique alouette, la grave tourterelle,
Le moineau qui périt pour la bagatelle,
L’ami du foyer à jabot de carmin,
              Qui du merle tout autant fais le bonheur
Que du chardonneret ou du martin-pêcheur ;
Le coq hardi dans la basse-cour se redresse
Et vole dans les plumes de sa maîtresse.
Ce jour brille d’un feu qui pourrait, oh combien,
Raviver ton brandon, mon vieux Valentin.
 
Jusqu’alors tu enflammais d’amours multipliées
              Alouettes, fauvettes, tourterelles appariées,
              Mais de tout cela rien n’a de prix
Car en ce jour deux phénix tu maries,
              Tu fais que la chandelle voie
Ce que jamais soleil ne vit, ce que jamais l’Arche
(De toute gent à ailes ou pattes cage et parc,)
N’abrita : sur leur couche réunis, grâce à toi,
              Deux phénix, poitrine contre sein,
Nid l’un pour l’autre chacun,
Où brûle un tel feu qu’en naîtront
Jeunes phénix et qu’en parents ils survivront,
Dont l’amour et l’ardeur exempts de tout déclin
Ta fête toute l’année célèbreront, Ô Valentin.
 
Lève-toi Phénix, éclipse le soleil, belle Épousée
              Par ton propre amour attisée,
              Que ton œil rayonne d’une chaleur
Source pour tout volatile de belle humeur.
              Lève-toi, belle Épousée, rappelle
De ses cassettes diverses ton firmament,
Pare-toi de tes rubis, perles et diamants,
Que ces étoiles qui te constellent
              Fassent connaître à tous que si succombe
Une grande Princesse, ce n’est pas pour la tombe ;
Comète nouvelle, présage pour nous de merveille,
Tu trouveras en telle révélation ta pareille.
Puisque aujourd’hui tu brilles en ton nouvel écrin,
Que des hommes le premier jour soit ta fête, Valentin.
 
Approche-toi, viens : gloire qui s’assemble
              À flamme sœur lui ressemble ;
              Forme avec ton Frederick
L’unité double inséparable et magnifique.
              Pas plus ne saurait dualité
Diviser la grandeur de l’infini,
Que partir ce qui est uni.
Telle en sa grandeur, inséparable est votre unité ;
              Va-t’en où se tient l’Évêque maintenant,
Qui vous unira d’une façon, mais seulement
D’une ; et lorsque vous ne ferez, mariés,
Qu’une seule chair, mains et cœurs liés,
Un seul nœud désormais sera votre lien,
Après celui de Monseigneur, ou de l’Évêque Valentin.
 
Mais qu’a donc le soleil pour suspendre son cours,
              Aujourd’hui plus que d’autres jours ?
              Serait-ce pour accaparer leur lumière,
Si profuse ici qu’il en reste en arrière ?
              Et pourquoi, vous deux, aller si lentement,
Montrer si peu de hâte à disparaître ?
N’auriez-vous souci que paraître,
Vous offrir aux regards si solennellement ?
              Le festin, truffé de gloutonnes lenteurs,
Se consomme, on en vante les saveurs,
La féerie tarde, m’est avis, et ne se terminera
Qu’à l’aube, quand le coq la dispersera.
Hélas, si l’on en croit le rite ancien,
Une nuit et un jour te sont consacrés, Ô Valentin ?
 
Tout dure encore malgré la nuit venue ; l’obstacle
              Est l’étiquette qui te donne en spectacle.
              Tant de dames d’atour te manipulent
Comme si elles démontaient leur pendule,
              Affairées qu’elles sont tout autour de toi ;
L’Épousée doit sortir pour entrer dans le lit,
De sa parure nuptiale avant le bonsoir dit
Telle d’un corps une âme que personne ne voit,
               La voici couchée, mais à quoi bon ?
Le protocole encore… mais où est-il donc ?
Le voici qui plonge de sphère en sphère,
De draps en bras, jusqu’au cœur du mystère,
Afin que ta fête soit célébrée jusqu’au matin ;
Le jour n’en était que la veille, Ô Valentin.

Elle illumine, ici couchée en soleil,
              L’astre qu’il est d’un éclat sans pareil,
              Mais lune elle est autant que lui soleil, et l’un
Restitue autant que l’autre abandonne, chacun
              Pourtant reconnaît sa dette,
Mais ils ont tant d’or, et bon argent, qu’à cœur-joie
Ils les dépensent sans compter ; nul ne doit
Rien à l’autre, nul n’épargne et rien ne les arrête ;
              Traite sans retenue est honorée, sans quittance,
Leur dette est livre de mutuelle reconnaissance ;
Payer, donner, prêter, rien jamais chez eux
Ne fait obstacle à l’échange généreux.
Tous tes moineaux et tourterelles ne sont rien,
Tant ardeur et amour brillent en ces deux-là, Valentin.
 Ce que ce couple de phénix vient d’accomplir
              Permets à la Nature de se rétablir,
              Car ne faisant plus qu’un à eux deux,
Ils ont ravivé l’unique phénix dans leurs jeux.
              Reposez-vous enfin, et tant que le soleil dormira,
Les satyres que nous sommes veilleront,
La clarté naîtra de vos yeux quand ils s’ouvriront,
Seule tolérée car votre visage elle éclairera ;
              D’aucuns près de vous, à mots couverts,
Parieront par quelle main le rideau sera ouvert,
Le gagnant sera celui qui aura deviné
De quel côté du lit le jour sera né ;
Résultat : passé neuf heures demain matin
Jusque-là, c’est toujours la Saint-Valentin.
 

 

Chanson

Pars, va-t’en à la pêche au météore,
  Faire un enfant à une mandragore ;
Dis-moi où trouver les neiges d’antan,
  Qui a mis sabot de bouc à Satan ;
Donne-moi d’ouïr le chant des sirènes,
  Garde-moi des jalousies qui nous viennent,
              Fais que j’apprenne
              Quel est ce vent
Qui mène un homme de bien à bon port.
 
   Si de l’étrange il t’est donné la trame,
  Si l’invisible s’ouvre à ton sésame,
Pars pour dix mille nuits, dix mille jours,
  Et viens me dire, à l’heure du retour,
Sage vieillard à la tête chenue,
  Les mystères que, là-bas, tu connus,
              Jurer que femme,
             Belle toujours
Et fidèle autant, est non avenue.
 
Mais s’il en est une, parle-moi vrai :
   Au pays du tendre je partirai ;
Ou plutôt non, je renonce au voyage,
  Ne serait-ce qu’en proche voisinage,
Car si tu la savais alors fidèle,
  Si ta lettre aujourd’hui la trouvait telle,
              Je sais bien qu’elle
              En tromperait
Deux, trois, le temps de mon pèlerinage.
 
 

 

Entre air et ange

 Par deux, par trois fois tu avais été
Celle que j’aimais sans nom ni visage ;
Simple voix ou vague flamme, les Anges
Souvent sont aimés, qui nous ont hantés ;
    Mais vint ce jour où, dans tes parages,
J’ai vu, en gloire, idéal et beauté.
    Et puisque de mon âme faite chair,
Fors toute autre action, l’amour peut naître,
    L’enfant, ni plus éthéré que sa mère,
Ni moins charnel encor ne saurait être.
    L’amour se doit de me faire connaître
     Tout de toi ; fort maintenant de savoir
Qu’il prend forme en ton corps, je veux croire
Qu’en lèvre, en œil et front je peux l’y voir.
 
Tandis qu’ainsi je lestais mon amour,
Pour n’en voguer que plus certainement,
De trésors qui défient l’entendement,
Mon choix s’est avéré beaucoup trop lourd.
     Vouloir que chaque cheveu mêmement
Soit aimé n’est pas bon gage d’amour ;
     Pas plus dans l’idéal que dans l’extrême,
Ou dans mille feux, l’amour ne prospère ;
     Et si ton amour est pur, ou vaut même
Visage et ailes d’ange, presque d’air,
      Alors, de mon amour, il sera sphère ;
      Ce qui toujours restera en balance
Entre air et ange n’est que différence,
Entre homme et femme, et d’amour la nuance.
 

 

 L’anniversaire

 Tous les souverains, tous leurs favoris,
     Toute gloire d’honneur, beauté, esprit,
Tout passe, même le maître des temps,
Notre soleil, plus jeune d’un an
Quand toi et moi avions fait connaissance :
Le lot de toute chose est décadence,
     À une exception près : notre amour
Que nul hier, nul lendemain n’entourent,
À nous adonné qui lui donnons libre cours,
Attaché à vivre comme au tout premier jour.
 
     Deux tombes devront séparer nos corps :
     Une seule nous conjoindrait encore.
Tels d’autres princes nous devrons quitter
(Car princes l’un pour l’autre aurons été)
Au trépas ces yeux de doux pleurs souvent
Salés, ces oreilles nourries de serments.
     Lors les âmes où l’amour est à vie
(Le reste à terme) en auront usufruit,
Ou alors d’un amour bien supérieur à lui
Quand l’âme désertera sa tombe périe.
 
     Lors notre bonheur absolu sera,
     Mais égal aux autres il restera.
Rois sur terre nous sommes et seulement
Nous, de rois mêmes sujets nullement.
Nul trône n’est plus sûr, car trahison
Ne pourrait naître qu’en notre union.
     Faisons fi des vrais et des faux effrois,
À noble amour et vie donnons trois fois
Vingt années, vivons les toutes mois après mois
Nous qui depuis deux ans sommes rois.

 

 

La canonisation

Accordez-moi, de grâce, licence d’aimer :
    Gaussez-vous de ma goutte, raillez ma tremblote,
Riez de mes poils gris, de ma déconfiture ;
    Courez vous cultiver, allez vous remplumer,
       Soyez bien en cour, léchez bien les bottes,
       Auprès des grands faites bonne figure ;
Admirez le Roi sur vos écus, face à face,
    Tout à votre soûl, et grand bien vous fasse,
    Autant m’accordez licence d’aimer.
 
Qui, par malheur, ai-je jamais lésé d’aimer ?
    Combien de galions sombrent sous mes soupirs ?
Dites-moi quels domaines mes larmes inondent ?
    Quel hâtif printemps ai-je empêché de germer ?
       Quand mes veines m’ardent à en périr
       Ce feu tue-t-il d’autres gens dans le monde ?
Les procès sont légion, autant que les guerres,
    Plaideurs et soldats sont à leur affaire,
    Et nous à la nôtre, qui est d’aimer.
 
Vôtre est l’art de nommer quand le nôtre est d’aimer ;
    Dites-moi chandelle et baptisez-la bombyx,
L’un pour l’autre brûlant, la mort est notre vœu ;
     Aigle et tourterelle nous aimons nous nommer,
       Et pour corser l’énigme du phénix.
       L’unique en double renaît de nos feux,
Des deux, masculin, féminin, neutre unité.
    Canonisés : morts puis ressuscités,
    Tant profond est le mystère d’aimer.
 
Vivre d’amour, à défaut de mourir d’aimer,
    Nous prive d’épitaphe, mais notre légende
De poèmes aussi bien deviendra sujet ;
    Nous ferons du sonnet notre chambre à rimer
       Si d’histoire nous ne sommes provende ;
       Le plus beau vase cinéraire sied
Autant qu’un monument aux restes des plus grands
     Dans ces cantiques nous reconnaissant
     Saints parmi les saints à force d’aimer,
 
Tous nous invoqueront : Saints qui fîtes d’aimer
    Un art pieux de vivre en ermites tranquilles ;
Corps hier en paix, mais aujourd’hui glorieux,
    Vous en qui l’âme du monde s’est abîmée,
       Qui êtes la cornue où se distillent
       (Comme en un miroir ou comme en vos yeux,
Où se concentrent tout incendiées en vous)
    Cours, villes et contrées, priez pour nous,
Que de là-haut nous vienne l’art d’aimer.