Andrée Chédid, Rythmes

La jeunesse, les mouvements, l'exil, les voyages, la voix, les métamorphoses, la liberté, les rythmes : la vie. C'est bien une ode à la vie à laquelle nous convie Andrée Chédid, où l'horizon s'écarte en saisissant le temps à bras le corps.

Pourquoi parler quand on peut chanter, ce pourrait être le mot d'ordre de sa poésie, elle qui fut toujours au plus proche de l'hymne vital. 

Andrée Chedid, Rythmes, Gallimard, Poésie, décembre 2017.

 

Ici le cri et la tendresse ne sont plus contradictoires mais complémentaires, naviguant dans « l'estuaire des mots », même si nos rêves s'agrippent encore aux vieilles pierres, même si la vie sur Terre est aussi fragile qu'une herbe, même si nos mains ne savent plus retenir.

Notre cœur bat toujours au centre du soleil.

Cette réédition est augmentée de la préface de Jean-Pierre Siméon qui nous donne à voir, à sentir, à toucher plus qu'à analyser, exposant les nombreuses dimensions de l’œuvre d'Andrée Chédid, en rappelant « je suis multiple » qui, plus qu'une formule, pourrait être sa signature, faisant écho à la diversité humaine qui forme un kaléidoscope parfois magique, que notre époque simplificatrice a un peu trop oublié, nous éloignant ainsi de notre vérité profonde où la poésie, rivière souterraine, en est une des sources essentielles.

Le souffle d'Andrée Chédid est encore si doux et si puissant qu'il nous emporte sans que l'on puisse y résister, si loin et si près que c'est un voyage initiatique de toute une vie que nous parcourons, où la vieillesse est un ciel généreux qui côtoie la jeunesse.

Les fragments d’éternité que nous sommes nous poussent parfois au-delà du portail de notre finitude, nous faisant prendre conscience, par un retour au présent,  de la beauté de ce qui nous entoure. Ainsi l’ultime partie est celle de l’émerveillement, où le ruisseau du regard extérieur coule au milieu de l’envoûtement des astres, braises d’un feu primordial, quand les mots sont impuissants à capter la sensualité, la force et les rêves infinis, quand la lumière est matière et le silence le langage du temps. Être au présent pour voir l’aube qui éventre l’obscurité, se laisser éblouir par la vie et ses formes démultipliées, transgresser sans jamais dénaturer et caresser la grâce de l’eau, goûter la pulpe de l’innocence, ouvrir les sens et l’instinct aux sentiments les plus enfouis, en abandonnant les algorithmes mécaniques des grandes villes.

D’eau et d’étoiles, de terre et d’espace, au présent et à l’infini, fluide ou minéral, « à force de renaître, auréolé de rêve », c’est l’amour qui a le dernier mot.




Thierry Metz : La matière des mots

J'aime bien les échafaudages ; en rêvant un peu, en se laissant aller, on peut s'y perdre, s'oublier. Plus ils sont hauts, plus les instants de vertiges communiquent avec le présent, avec les mots d'en bas qui sont à l'origine du feu, du travail. Ce que dit un homme là-haut est fumée. Signe. Vrai souffle : sa voix ne fait qu'attiser. (Extrait du Journal d'un manœuvre)

Voilà ce que me souffle Thierry Metz dès lors que je commence l'écriture d'un texte qui voudrait dire ce que le poète est pour moi.

Je rêve d'une rencontre impossible entre Serge Prioul et Thierry Metz me dit souvent un de mes amis poète. Il me faut reconnaître que moi aussi. Je songe à quoi nous parlerions, le poète manœuvre et moi. De poésie ou de chantier ? De la poésie du quotidien sûrement ; celle qui naît avec les mots d'en bas. Celle-là qui tourne dans la tête du maçon-poète le regard dans l'ombre de la bétonneuse en action. Ce que dit un homme là-haut est fumée.

Thierry Metz est mort en avril 1997. Des suites de l'alcoolisme. Nul ne l'ignore. A une époque où je commençais à vraiment écrire. Survivant de la même maladie. Survivant. Sur vivant ! Voilà dit. Redit. Quand je lis, L'homme qui penche, son dernier recueil. Eux ne sortiront jamais d'ici mais, comme les morts, ils ne le savent pas. Que l'on a posé le pied sur la même ligne. Tout au bord. On s'entend.

Sauf à lire ces lignes, je ne suis jamais retourné dans les pavillons de Pontorson ou de Plougernevel. Alors ce poème terrible des couloirs, des fumoirs, des solitudes, est, quelque part, le mien.

Maçon à Lamacha - Barroso.

Si j'avais rencontré Thierry Metz, parce que tout cela m'a depuis lors pris à cœur, comment ne pas avoir envie de soutenir cet homme qui penche mais qui aussi, ai-je lu, se redresse. Aborder et gagner, dans tous les sens des verbes. Qui sauvent s'il en est. Encore des mots entre doute et conviction. Je suis le buveur d'eau depuis 1994. Un soir de vraie promesse à l'enfance. Entre ce soir de Noël-là et l'homme qui tombe de 1997, qu'aurions pu nous dire pour que la poésie soit gagnante ? Et la vie.

Il faut si peu de mots à sortir du chantier. Vincent, David. L'ombre des pierres. Pour qui, pour quoi, boit on ? Un ami buveur guéri, du temps de mes cures, me disait toujours, ne cherche pas pourquoi tu as bu, trouve pourquoi tu ne boiras plus. Avec ça, deux prénoms d'enfants qui se tiennent, pourquoi ne pas imaginer que Le mur est intact. Le maçon n'est lié qu'à ce qu'il fait. Et qui tient. Voilé par la mort. Que toute présence nous voile. (Derniers mots de L'homme qui penche).

Alors le manœuvre, le chantier, les outils de tailleurs de pierre, la solitude devant le mur et le verre d'eau, voilà ce qui m'a fait écrire ce recueil auquel j'ai donné le titre de Mirouault le mur. Le nom d'un village de mon pays Galo de Bretagne. 

Ramassage de la paille à Vila Chã da ribiera.

Un endroit où on voyait loin. La poésie, bien faite pour mirer haut. Les mots, en bâtissant le mur, je les ai trouvés dans les pierres et les aciers. Ecrits sur un angle ou le capot de la voiture.

Ecrits avec l'encre amie et le sable aussi des mains qui travaillent. Et même si cette poussière-là a goût d'amertume. Vainqueur qui n'en est pas. Mots soufflés par qui? Voilà des mots ciment de poème de Serge Prioul à toi, Thierry Metz.

Serge Prioul - Louvigné-du-Désert le 6 avril 2021.

 

Découpe des jambons à Negrões.

En attendant les pêcheurs - Mira-plage.

 

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Textes de Thierry Metz

 

 

 

Extrait de Le Grainetier - éditions Pierre Mainard - 2019

L'homme s'assoit et observe : c'est la posture de l'être. Tout d'abord il ne voit que sable immobile, dune
immuable : les plantations d'un soleil, l'annonce. Puis nait un muscle, un son, deux sons, trois, un rythme
sourd et lent mais robuste. Il sent, presque à ses pieds, le sable se soulever, se bossuer, couler lentement
autour de deux mains agiles. Le sons alors imite sa voix. Il pense. Rapidement apparaissent les bras, une
chevelure brune et fournie, un visage, un tronc, un corps nu.
                                                                    "Je suis l'acte de ton poème, dit-il.
                                                                    - Je suis le sens sacré de ton image, répond l'homme assis."
                                                                     Ils prennent la posture du regard et deviennent première forme des langages.

Je dirai avec Axelos : "Le Penser ne peut éviter de cueillir sur son chemin TOUS les signaux." Cette Promenade est le nom de l'Exode : une vision en marche. A chaque instant l'œil surprend les lumières d'un chantier. La brique, le ciment, les outils prennent les mains de l'homme, s'unissent en elles partout où l'Enjeu se substitue au premier regard. Ainsi les habitudes s'épanouissent grâce au rythme d'une innovation poétique. Le Conteur peut s'installer au centre de l'auditoire, retenir l'attention, et la faire naître à une vocation humaine. Il introduit l'Enjeu, sans le tenir bien sûr, mais le stimule à travers les parois du Monde.

Cordonnier à Sendim.

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Extrait de Poésies 1978 - 1997 - éditions Pierre Mainard 

Quelque chose a été atteint 
non pour le dépasser
mais pour l'atteindre encore - 
simple petite rose
du regard.
Où nous sommes 
où la rose est dite
et avec elle tout est toujours à convoquer
ce qui veut aussi nous atteindre
continue de se rapprocher
pointé seulement pointé
avec ce mot.

Il y a ce va-et-vient de petites choses
personne ne sait ce qui est étrange
personne ne sait ce qui est familier 
parce que là où une parole pourrait dire
il demeure toujours ce qu'elle prédit.

 

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La poésie se passe d'études
qu'elles soient hautes ou de marché
Elle peut se passer de mots
mais jamais
c'est le tailleur de pierre qui me l'a dit
de son métier

Gitans à Boticas.

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Douces feuillées
Je vous connais matinales
Vous régalez mes clairières
De songes et de pluies
Vous récitez le chant de plume
Et d'écaille - 
Lumière brutale soudaine où puise ma violence
L'épaule si longtemps captive de vos rigueurs
Se dégage et s'arrondit.
Je vous capte essentielles
Ardentes
En vous
Mes traversées
L'oiseau s'affine
Et passe.

 Je suis l'élagueur.

 

Paveur à Mirandella.

Tissage traditionnel à Sendim.

Thierry Metz, Le mot, parfois, va chercher es choses, Interprété par Lionel Mazari © Poésies - Thierry Metz - éditions Pierre Maynard.

Extrait de Dans l'ici d'un homme de Thierry Metz, publié dans "Poésies 1978-1997" aux éditions Pierre Maynard. Interprété par Lionel Mazari.

Présentation de l’auteur




Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée (1922)

 

 

Or, un arbre monta…((Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée (1922), in Poésie, traduction de Maurice Betz, éd. Emile-Paul frères, Paris, 1942.))

 

 

Or, un arbre monta, pur élan, de lui-même.
Orphée chante ! Quel arbre dans l’oreille !
Et tout se tut. Mais ce silence était
lui-même un renouveau : signes, métamorphose…

  Faits de silence, des animaux surgirent
des gîtes et des nids de la claire forêt.
Il apparut que ni la ruse ni la peur
ne les rendaient silencieux ; c’était

à force d’écouter. Bramer, hurler, rugir,
pour leur cœur c’eût été trop peu. Où tout à l’heure
une hutte offrait à peine un pauvre abri,

 — refuge fait du plus obscur désir,
avec un seuil où tremblaient les portants, —
tu leur dressas des temples dans l’ouïe.

 

Presque une enfant… 

 

Presque une enfant, et qui sortait
de ce bonheur uni du chant et de la lyre,
et brillait, claire, dans ses voiles printaniers,
et se faisait un lit dans mon oreille.  

Elle dormait en moi. Tout était son sommeil.
Les arbres jamais admirés, et ce sensible
lointain, et le pré un jour senti,
et tout étonnement qui me prenait moi-même.

Elle dormait le monde. Dieu poète,
comment la parfis-tu pour qu’elle n’eût désir
d’abord d’être éveillée ? Elle parut, dormit.

Où est sa mort ? Ah ! ce motif,
l’inventerai-je avant que mon chant se dévore ?
Où sombre-t-elle, hors de moi ?... Une enfant presque…

 

 

 

Un dieu le peut… 

 

Un dieu le peut. Mais comment, dis,
l’homme le suivrait-il sur son étroite lyre ?
Son esprit se bifurque. Au carrefour de deux
Chemins du cœur il n’est nul temple d’Apollon.

Le chant que tu enseignes n’est point désir :
ni un espoir, enfin comblé, de prétendant.
Chanter c’est être. C’est au dieu facile.
Mais quand sommes-nous ? Et quand

met-il en nous la terre et les étoiles ?
Non, ce n’est rien d’aimer, jeune homme, même si
ta voix force ta bouche, — mais apprends

à oublier le sursaut de ton cri. Il passe.
Chanter vraiment, ah ! c’est un autre souffle.
Un souffle autour de rien. Un vol en Dieu. Un vent.

 

 

 

 

 

Est-il d’ici ? 

 

Est-il d’ici ? Non, des deux
empires naquit sa vaste nature.
Plus adroitement ploierait le saule
quiconque eût d’abord connu ses racines.  

En vous couchant, ne laissez sur la table
ni pain ni lait ; cela tire les morts.
Mais lui, l’enchanteur, lui, qu’il mêle
sous la douceur de sa paupière  

leur apparence à tout ce qu’il a vu !
Que la magie du talisman, de la fumeterre
lui soit plus vraie que le clair rapport !  

L’image valable, rien ne peut la lui détruire,
qu’elle soit en chambres, qu’elle soit en tombeaux,
qu’il chante la bague, la boucle, ou bien le broc.

 

 

 

Célébrer, c’est cela… 

 

Célébrer, c’est cela ! Elu pour célébrer,
il jaillit tel le minerai des pierres
muettes. Son cœur, ô pressoir éphémère
d’un vin que l’homme ne peut épuiser.

Aucune mort n’atteint sa voix inextinguible
lorsqu’il est soulevé par l’exemple divin.
Tout se fait vigne et tout devient raisin,
mûrit au cœur de son midi sensible.  

Ni dans leurs sarcophages, les rois en pourriture,
ni l’ombre, projetée sur la terre, des dieux
ne sauraient démentir son bienheureux transport.

Il est parmi les messages qui durent,
qui par delà les portiques des morts
lèvent des coupes pleines de fruits glorieux.

 

 

Il n’est que dans l’espace… 

 

Il n’est que dans l’espace où l’on célèbre, que la plainte
peut marcher, la nymphe de la source pleurée,
veillant afin que ce qui de nous se condense
sur le même rocher demeure transparent  

qui porte les autels et les portiques.
Vois, sur ses épaules tranquilles naître
l’aube de sa conscience d’être
la plus jeune parmi les sœurs dans l’âme.

Le bonheur sait et le désir avoue, —
la plainte seule apprend encore ; ses mains de jeune fille
comptent des nuits durant l’ancien désastre.

Mais tout à coup, d’un geste oblique et inexpert,
elle tient pourtant une constellation de notre voix
dans le ciel que son haleine ne trouble pas.

 

 

Antiquité romaine orphée musicien charmant les animaux.

 

Seul qui éleva sa lyre… 

 

Seul qui éleva sa lyre
au milieu des ombres,
peut en pressentant
rendre l’hommage infini.

Seul qui avec les morts 
a mangé du pavot, du leur,
n’égarera pas même
le son le plus léger.

Le mirage dans l’étang
a beau parfois se troubler ;
connais l’image.

Dans l’empire double
les voix se font
tendres et éternelles.

 

 

Vous qui jamais ne me quittâtes… 

 

Vous qui jamais ne me quittâtes,
je vous salue, antiques sarcophages
que l’eau heureuse des jours romains
parcourt en chanson pèlerine.  

Ou ces autres, aussi ouverts que l’œil
d’un pâtre joyeux qui s’éveille,
— dedans pleins de silence et de lamiers —
d’où s’échappaient des phalènes enivrés ;

toutes celles que l’on arrache au doute
je les salue, bouches rouvertes,
mais qui ont su déjà ce que taire veut dire.

Le savons-nous, amis ? Ne le savons-nous point ?
L’heure hésitante forme l’un et l’autre
dans le visage humain.

 

 

Pomme ronde… 

 

Pomme ronde, poire, banane
et groseille… Tout cela parle
de vie, de mort dans la bouche. Je sens…
Lisez plutôt sur le visage de l’enfant

lorsqu’il mord dans ces fruits. Oui, ceci vient de loin.
Sentez-vous l’ineffable dans votre bouche ?
Là où étaient des mots coulent des découvertes,
comme affranchies soudain de la pulpe du fruit.  

Osez dire ce que vous nommez pomme.
Cette douceur qui d’abord se concentre,
puis, tandis qu’on l’éprouve, doucement érigée,

se fait clarté, lumière, transparence.
Son sens est double : terre et soleil.
Expérience, toucher : ô joie immense !

 

Nous côtoyons la fleur… 

 

Nous côtoyons la fleur, le fruit, la vigne,
et la saison n’est pas leur seul langage.
De l’ombre monte une évidence coloriée
qui a l’éclat, peut-être, de la jalousie

des morts dont se nourrit la terre.
Mais savons-nous quel est leur rôle en tout cela ?
Depuis longtemps c’est leur manière
de traverser le sol de cette libre moelle.

Mais savoir : le font-ils de leur plein gré ?
Ce fruit, œuvre de lourds esclaves,
se tend-il vers nous, maîtres, comme un poing serré ?  

Sont-ils les maîtres qui près des racines dorment,
et, de leur superflu, daignent nous accorder
cet entre-deux muet de force et de baisers ?

 

 

 

 

 

Dansez l’orange… 

 

Retenez-le — ah, ce goût ! — qui s’échappe.
— Sourde musique : un murmure en cadence, —
Jeunes filles, vous, chaudes, jeunes filles, muettes,
du fruit éprouvé exécutez la danse !

Dansez l’orange. Qui peut oublier
comme de sa douceur se défendait le fruit,
en soi-même fondant. Vous l’avez possédé,
en vous exquisément vous l’avez converti.

Dansez l’orange. Ce pays plus chaud,
projetez-le : qu’elle rayonne, mûre,
dans l’air natal. Dévoilez, embrasées,

tous ses parfums, pour créer le rapport
avec l’écorce pure et rebelle,
avec le suc dont l’heureuse ruisselle.

 

 

 

 

Portrait de Rainer Maria Rilke par Westhoff, 1901.

 

 

Toi, mon ami… 

                                                             s’adresse à un chien 

Toi, mon ami, tu es solitaire, car…
Nous nous approprions par des mots et des gestes
le monde peu à peu : sans doute n’est-ce
que sa plus dangereuse et sa plus faible part.

Qui désigne du doigt une odeur ? —
Pourtant des forces qui nous menaçaient
tu en flaires beaucoup. — Les morts, tu les connais ;
les sorts et maléfices te font peur.

Vois, il s’agit qu’ensemble nous supportions 
ce monde morcelé, comme s’il était tout.
A t’aider j’aurai peine. Et garde-toi surtout

de m’implanter dans ton cœur. Trop tôt je grandirais.
Mais prenant la main de mon maître, je dirai :
Seigner, voici. C’est Esaü dans sa toison.

 

 

 

L’ancêtre, au fond… 

 

L’ancêtre, au fond, enchevêtré,
source et racine
secrète de tous ceux
qui jamais ne le virent.

Cor de chasse, cimier,
sentences de barbons,
haines de frères,
femmes telles des violons…

Rameau contre rameau serré ;
aucun n’est libre…
Un seul ! ah ! monte, monte…

Combien d’abord se rompent.
Celui-là seul, très haut,
se ploie en lyre.

 

 

 

 

Mais, ô maître, que te vouer… 

 

Mais, ô maître, que te vouer, à toi
qui enseignas l’ouïe aux créatures ? —
Mon souvenir de ce jour de printemps :
un soir, en Russie — un cheval…

De là-bas, du bourg, venait l’étalon blanc,
traînant son piquet à l’entrave,
pour être seul dans la nuit sur les près ;
ah ! comme battait sa crinière bouclée

sur l’encolure, à la cadence hardie
d’un galop grossièrement contenu !
Et de son sang fougueux, quelles sources jaillies !

Celui-là, oui, sentait les étendues immenses,
Il entendait, chantait, — ton cycle de légendes
était fermé en lui.
                         Son image, prends-la.

 

 

 

 

Nous dérivons… 

 

Nous dérivons.
Mais le pas du temps
n’est pas tant
dans ce qui dure.

Tout ce hâtif
passera tôt ;
car seul vaut
ce qui, en demeurant, nous initie.  

Garçons, ne jetez le cœur
ni dans l’élan
ni dans l’essor.  

Tout est reposé :
ombre et clarté,
livre et fleur.

 

 

 

 

 

Respirer, invisible poème… 

 

Respirer, invisible poème.
Toujours autour de moi,
d’espace pur échange. Contrepoids
où rythmiquement m’accomplit mon haleine.

Unique vague dont je sois
la mer progressive ;
plus économe de toutes les mers possibles, —
gain d’espace.  

Combien de ces lieux innombrables
étaient déjà en moi ? Maints vents
sont comme mon fils.

Me reconnais-tu, air, encore plein de lieux miens tantôt ?
Toi qui fus l’écorce lisse,
la courbe et la feuille de mes mots.

 

 

Comme un maître, parfois… 

 

Comme un maître, parfois, la feuille,
vite approchée, du seul trait véritable délivre,
ainsi, souvent, les miroirs recueillent
le saint, l’unique sourire des jeunes filles,

lorsqu’elles essaient le matin, toutes seules,
ou dans l’éclat des lumières serviables.
Et sur l’haleine de leurs vrais visages
ne tombe plus tard qu’un reflet.

Combien d’yeux ont regardé, un jour,
brûler et s’éteindre longtemps le feu sous la cendre :
regards de la vie, perdus pour toujours !

Ah ! de la terre qui connaît les pertes ?
Seul qui, d’une voix à la gloire pourtant ouverte,
chanterait le cœur né au tout.

 

 

Miroirs 

 

Miroirs, jamais encor savamment l’on n’a dit
ce qu’en votre essence vous êtes.
Invervalles du temps,
combles de trous, tels des tamis.

Vous gaspillez encor la salle vide
au crépuscule, profonds comme un bois.
Et le lustre traverse ainsi qu’une ramure
de cerf votre aire inaccessible.

Vous êtes quelques fois pleins de peinture.
Plusieurs semblent passés en vous, —
d’autres, vous les laissiez aller, farouches.

Mais la plus belle restera,
jusqu’à ce que dans ses joues lisses,
clair et défait, pénètre le narcisse.

 

Francois Gerard, Orpheus tries-hold Eurydice.

 

Devance tous les adieux… 

 

Devance tous les adieux, comme s’ils étaient
derrière toi, ainsi que l’hiver qui justement s’éloigne.
Car parmi les hivers il en est un si long
qu’en hivernant ton cœur aura surmonté tout.

Sois toujours mort en Eurydice — en chantant de plus en plus, monte,
remonte en célébrant dans le rapport pur.
Ici, parmi ceux qui s’en vont, sois, dans l’empire des fuites,
sois un verre qui vibre et qui dans son chant déjà s’est brisé.  

Sois — et connais en même temps la condition du non-être,
l’infinie profondeur de ta vibration intime,
c’est qu’en une seule fois tu l’accomplisses toute.

Aux réserves dépensées et aux couvantes, aux muettes
réserves de la nature, à ses sommes ineffables,
ajoute-toi en jubilant, — et détruis le nombre.

 

 

 

 

Bouche de la fontaine 

 

Bouche de la fontaine, ô bouche généreuse,
disant inépuisablement la même eau pure.
Masque de marbre devant la figure
de l’eau ruisselante. Et d’en arrière  

les aqueducs s’en viennent. De loin.
Longeant les tombes, des pentes de l’Apennin
ils t’apportent ce chant qu’ensuite
laisse couler ton vieux menton noirci

dans l’auge ouverte. Oreille endormie,
oreille en marbre dans laquelle
tu murmures toujours…

Oreille de la terre. Elle ne parle donc
jamais qu’à elle-même ? Et quand s’interpose la cruche,
il lui semble que tu l’interromps.

 

 

O viens et va… 

 

O viens et va. Toi, presque enfant, achève
pour un instant la forme de tes pas :
pure constellation de l’une de ces danses
par quoi la nature, sourde ordonnatrice,

un jour est surpassée. Car elle ne se mut,
pleinement attentive, que lorsque Orphée chanta.
D’un autre temps encor tu étais remuée,
à peine un peu surprise, quand un arbre, lentement,  

pensait à marcher avec toi d’après son ouïe.
Tu savais encor l’endroit où la lyre
se levait, résonnant — la montée inouïe.

Pour elle tu tentais ces pas si beaux,
dans l’espoir qu’un jour vers la fête sans nuage
se tourneraient la marche de l’ami et son visage.

 

 

 

 

 

Sens, tranquille ami… 

 

Sens, tranquille ami de tant de larges,
combien ton haleine accroît encor l’espace.
Dans les poutres des clochers obscurs,
laisse-toi sonner. Ce qui t’épuise

devient fort par cette nourriture.
Va et viens dans la métamorphose.
Quelle est ta plus pénible expérience ?
S’il te semble amer de boire, fais-toi vin.

Sois dans cette nuit de démesure
la force magique au carrefour des sens,
et le sens de leur rencontre singulière.

Que si le destin terrestre un jour t’oublie,
à la calme terre, dis : je coule.
A l’eau vive, dis : je suis.

 

Présentation de l’auteur




Guillaume Apollinaire — Quelques poèmes du temps de guerre

Calligramme Apollinaire Lou © Domaine public

C’est

 

C’est la réalité des photos qui sont sur mon cœur que je veux
Cette réalité seule elle seule et rien d’autre
Mon cœur le répète sans cesse comme une bouche d’orateur et le redit
À chaque battement
Toutes les autres images du monde sont fausses
Elles n’ont pas d’autre apparence que celle des fantômes
Le monde singulier qui m’entoure métallique végétal
Souterrain
Ô vie qui aspire le soleil matinal
Cet univers singulièrement orné d’artifices
N’est-ce point quelque œuvre de sorcellerie
Comme on pouvait l’étudier autrefois
À Tolède
Où fut l’école diabolique la plus illustre
Et moi j’ai sur moi un univers plus précis plus certain
Fait à ton image

(Poèmes à Lou)

 

*

À travers l’Europe

A M. Ch.

 

Rotsoge
Ton visage écarlate ton biplan transformable en
hydroplan
Ta maison ronde où il nage un hareng saur
Il me faut la clef des paupières
Heureusement que nous avons vu M Panado
Et nous somme tranquille de ce côté-là
Qu’est-ce que tu vois mon vieux M.D…
90 ou 324 un homme en l’air un veau qui regarde à
travers le ventre de sa mère

J’ai cherché longtemps sur les routes
Tant d’yeux sont clos au bord des routes
Le vent fait pleurer les saussaies
Ouvre ouvre ouvre ouvre ouvre
Regarde mais regarde donc
Le vieux se lave les pieds dans la cuvette
Una volta ho inteso dire chè vuoi
je me mis à pleurer en me souvenant de vos enfances

Et toi tu me montres un violet
épouvantable
Ce petit tableau où il y a une voiture
m’a rappelé le jour
Un jour fait de morceaux mauves
jaunes bleus verts et rouges
Où je m’en allais à la campagne
avec une charmante cheminée
tenant sa chienne en laisse
Il n’y en a plus tu n’as plus ton petit
mirliton
La cheminée fume loin de moi des
cigarettes russes
La chienne aboie contre les lilas
La veilleuse est consumée
Sur la robe on chu des pétales
Deux anneaux près des sandales
Au soleil se sont allumés
Mais tes cheveux sont le trolley
À travers l’Europe vêtue de petits
feux multicolores

(Ondes, Calligrammes 1918)

Marc Chagall, Hommage à Apollinaire, 1911 env.

Chevaux de frise

 

Pendant le blanc et nocturne novembre
Alors que les arbres déchiquetés par l’artillerie
Vieillissaient encore sous la neige
Et semblaient à peine des chevaux de frise
Entourés de vagues de fils de fer
Mon cœur renaissait comme un arbre au printemps
Un arbre fruitier sur lequel s’épanouissent
                Les fleurs de l’amour

Pendant le blanc et nocturne novembre
Tandis que chantaient épouvantablement les obus
Et que les fleurs mortes de la terre exhalaient
                Leurs mortelles odeurs
Moi je décrivais tous les jours mon amour à Madeleine
La neige met de pâles fleurs sur les arbres
       Et toisonne d’hermine les chevaux de frise
                 Que l’on voit partout
                          Abandonnés et sinistres
                                    Chevaux muets
       Non chevaux barbes mais barbelés
           Et je les anime tout soudain
       En troupeau de jolis chevaux pies
Qui vont vers toi comme de blanches vagues
                   Sur la Méditerranée
            Et t’apportent mon amour
Roselys ô panthère ô colombes étoile bleue
                        Ô Madeleine
Je t’aime avec délices
Si je songe à tes yeux je songe aux sources fraîches
Si je pense à ta bouche les roses m’apparaissent
Si je songe à tes seins le Paraclet descend
         Ô double colombe de ta poitrine
Et vient délier ma langue de poète
         Pour te redire
         Je t’aime
Ton visage est un bouquet de fleurs
    Aujourd’hui je te vois non Panthère
                                Mais Toutefleur
Et je te respire ô ma Toutefleur
Tous les lys montent en toi comme des cantiques d’amour et d’allégresse
Et ces chants qui s’envolent vers toi
                          M’emportent à ton côté
                     Dans ton bel Orient où les lys
Se changent en palmiers qui de leurs belles mains
Me font signe de venir
La fusée s’épanouit fleur nocturne
             Quand il fait noir
Et elle retombe comme une pluie de larmes amoureuses
De larmes heureuses que la joie fait couler
       Et je t’aime comme tu m’aimes
                     Madeleine

 

(poème à Madeleine, 18 novembre 1915)

*

Liens

 

Cordes faites de cris

Sons de cloches à travers l’Europe

Siècles pendus

Rails qui ligotez les nations

Nous ne sommes que deux ou trois hommes

Libres de tous liens

Donnons-nous la main

Violente pluie qui peigne les fumées

Cordes

Cordes tissées

Câbles sous-marins

Tours de Babel changées en ponts

Araignées-Pontifes

Tous les amoureux qu’un seul lien a liés

D’autres liens plus ténus

Blancs rayons de lumière

Cordes et Concorde

J’écris seulement pour vous exalter

Ô sens ô sens chéris

Ennemis du souvenir

Ennemis du désir

Ennemis du regret

Ennemis des larmes

Ennemis de tout ce que j’aime encore

(Ondes, Calligrammes 1918)

Giorgio de Chirico,
portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire, 1914

 

*

 

*

feuilleter l'édition originale des poèmes de Calligrammes en suivant le lien :
 https://archive.org/stream/calligrammespo00apol#page/134/mode/2up




Un printemps en poésie chez Gallimard : Etienne Faure, Anna Ayanoglou, Daniel Kay

C'est un bien beau printemps que celui de 2022 chez Gallimard, avec ces titres de la collection Blanche, en poésie, belle comme un jour qui prend de l'altitude et nous accompagne vers le solstice d'été, et sa lumière. Trois titres très différents mais avec ceci en commun qu'ils font poésie, ce qui n'est pas rien !

∗∗∗

 

Etienne Faure, Vol en V

En prose, en vers, au fil des paragraphes, des tracés qui suivent l’allure d’un essaim justifié à gauche ou bien en blocs déposés au centre de l’espace scriptural, le signe est langage avant la langue  dans Vol en V. Épigraphes d’œuvre et de chapitres jalonnent ce recueil où les titres suivent les poèmes, comme pour les porter, mais pas que. Il existe un dispositif paratextuel très élaboré qui accompagne les vers d’Etienne faure, traverse le texte, l’enrichit, le retranche pour l’ouvrir à son essence qui est de laisser émerger la voix du monde. 

Ces titres situés sous les poèmes se présentent également comme un sous-titrage, mais il est permis de les considérer comme des titres car ils figurent dans la table des matières. Nous pourrions y voir une volonté de ne pas surcharger la lecture, de laisser la pluralité des sens affleurer sans alourdir l'appréhension de l'ensemble. C’est il semble une des fonctions de ce positionnement tutélaire. Mais lorsque l’on considère l’aspect sémantique de ces titres qui suivent le texte et sont en italique on se rend compte qu’ils en soulignent la trame anecdotique, qu'ils attirent l'attention sur l'instant de vie qui est la matière du poème... Un désir de mettre en exergue les éléments dévolus à un univers référentiel. Mais pourquoi ? 

Ces titres "à l’envers" portent les marques sémiques d’une littéralité qui en réalité magnifie la poésie, en dévoile la substance, et révèle toute la puissance du langage poétique. Comme une serviette japonaise qui une fois plongée dans l’eau se déploie et laisse apparaître une infinité d’univers, le poème soluble dans le regard du lecteur prend toute sa dimension une fois que l’instant de vie qui en a été l’origine est nommé, comme un instantané posé sur l’onde sonore des mots ondoyant dans un océan polysémique.

Etienne Faure, Vol en V, Gallimard, Collection Blanche, 2022, 144 pages, 16 €.

Dans la ville à pied, sans repli, sans arrière
pays, origines, hors cela, il emprunte
au début sous le nom de rue, pont, grève
un parcours exempté de fil, anonyme,
laissant l'impasse pour attraper les quais
via les passages, les cours et circuler
inclus dans la foule en mue sans arrêt
selon l'heure ou l'allure à laquelle on passe,
interdit soudain sous un nom, un bouquet
au mur scellé (mortellement blessé)
après la chute de naguère, le bruit d'un corps au sol,
épitaphe à jamais cernée du crible des impacts
encore aux murs, semblant redire : passant,
nous allons mourir, et personne n'en saura rien,
ou bien continuer de parler aux vivants
plus avant, ceux qui vont te survivre
— et le flâneur éclairé sous un angle
un instant exposé au soleil du soir,
médite à découvert avant de traverser vite,
regagner l'ombre.

Passage à découvert   

             

 

Comme pour dissoudre les passages, se fondre dans les décors qui servent de supports aux textes, dévoiler l'essence de ce que recèle la langue poétique, et soutenir les champs sémantiques à l'œuvre dans ce qui "fait" poésie, ces titres supportent et révèlent, renvoient au désir de relire le poème. Apparaît alors toute la puissance du langage poétique, ce qu'il permet de transcrire, qui est tout simplement l'indicible : la couleur d'un lieu, chargé d'émotions que tout concourt à communiquer, la profondeur d'un temps de vie arrêté qui déployé dans le présent du texte, l'éphémère de nos vies, capturé dans l'espace vacant du poème, là où tout se recrée à chaque instant. 

Alors les épigraphes prennent sens, car chacune met l’accent sur l’envol, celui du regard, celui de la langue libérée par la mise en jeu du poème.

   Nous nous touchons, comment ?
Par des coups d’ailes

Rainer maria Rilke
à Marina Tsvétaïéva
Correspondance à trois, Eté 1926

                   ∗

Comme à chaque saison c’est le
désir qui les fait venir de si loin.

William Carlos Williams,
Paterson, livre V

                  ∗

Ainsi appuyé au ciel 

Thomas bernhard
Sur la terre comme en enfer

 

Altitude topographique métaphorique qui est celle qu’offre la poésie, pour s'appuyer au ciel, porté par l'élan d'un Vol en V...

 

Promesse ajourée du langage
la pluie fourmille au sol
puis s’éparpille.
On dirait
- dentelière, reprenez-moi si je me trompe -
un point d’Alençon répété sur le vide
et qui finit dentelle, voire
jour Venise

jusqu’au motif

Anna Ayanoglou, Sensations du combat

 

Combattre est-ce vivre ? Est-ce écrire, lutter ? Il semble qu'intensément oui. La langue d'Anna Ayanoglou poursuit le monde, encore, tente de forer des puits au centre du silence, pour faire jaillir une lumière étincelante. Celle du poème, assurément. 

 

 

Prose poétique ou poème dans cette liberté de trait qui est encore et toujours à inventer, Sensations du combat brûle et emporte l'esprit au centre d'un langage vif, parois tranchant, parfois fédérateur de symboles qui alors convoquent des archétypes que la poétesse interroge. Ses origines, l'amour, et puis écrire, ce lieu investi par le regard spéculaire de l'énonciatrice qui emploie le pronom personnel de la deuxième personne du singulier pour témoigner de sa propre existence. 

On perçoit des bribes de vie, mais à peine, rien de lyrique, ou alors un lyrisme vivifiant, comme un combat contre les mots avec, pour changer la plainte en chant de guerre. Et surtout cette lucidité qui guide ne permet aucun apitoiement. C'est juste, c'est la vie regardée comme elle se doit de l'être, avec vaillance, celle d'une femme qui s'empare du temps et des chemins grâce à sa parole, et surtout grâce au silence que recèle le poème. 

Anna Ayanoglou, Sensations du combat, Gallimard, Collection Blanche, 2022, 88 pages, 13 €.

Rien d’autre que composite, agglomérat
– de langues approchées, apprivoisées
puis le temps passe, et rien, elles sommeillent
et leurs liens avec elles
mais tout sommeille – les terres, des aïeux
ou sans, peu importe, vraiment
– tous des membres fantômes
souffrances scintillantes
qui se réveillent par intermittence.

Sensations du combat passe à travers les âmes pour aller droit vers l'essentiel de questionnements incontournables que seule la poésie permet de laisser affleurer parce qu'impossibles à rendre audibles, autrement.

Capsule de présentation de Anna Ayanoglou, lauréate du Prix de la première œuvre en langue française de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

∗∗∗

 

Daniel Kay, Un peigne pour Rembrandt, et autres fables pour l'œil

 

Poèmes en prose, pour ce recueil qui ouvre sur ce texte du tout premier chapitre, "La fabrication des images", avec "Histoire d'un désir" :

 

Etendre le bleu à la manière des linges aux fenêtres,
les fines étoffes au vent Léger. Ne pas prendre le
ciel comme limite ni même comme principe d'expansion
mais comme désir. Alors le bleu resplendit tel un fruit sur
une coupe disposé, un fruit unique rendu à la table des 
couleurs.

 

N'est-ce pas là raconter la magie de l'art, cette merveille qui à travers le fruit, un ceil, des visages, magnifie l'anecdotique pour puiser aux sources des universaux, là où les archétypes parlent une seule et même langue, celle de l'humanité ?

Tout entier ce recueil est un hymne à l'art. Daniel Kay raconte avec ses mots ce fabuleux secret du miracle qui advient lorsque la représentation traverse l'épaisseur du temps. Des lignes, mais pas n'importe lesquelles, des mots agencés pour faire poésie, unique chance de capturer l'indicible majesté de la couleur, du tracé, du regard que le peintre pose sur le paysage et de cette transformation lorsque la couleur est étalée sur la surface de la toile, avec des aplats et des teintes, de courbes et des lignes de fuite qui arrivent dans l'univers intangible d'une fraternité. Un dimanche aux Pays-Bas, Chez Bruegel l'ancien, Trait pour trait, Le peigne de Rembrandt, Les affinités électives, Grande galerie, Volumes... Autant de chapitres dans lesquels le poètes célèbre l'art, et égrène une galerie de portraits d'artistes, sortes de tableaux de toiles, comme dans ce magnifique poème sur Bacon :

Francis bacon
Histoire d'un reniement

    Tu peux toujours crier, grand pape épouvanté, crier
la mâchoire serrée sur des poussières d'étoiles, ton âme
sent trop fort la viande. Le grand drame épiscopal, lui, 
suit sa route. C'est que l'Esprit-Saint a choisi le mauve, le
théorème du mauve pour foudroyer, foudroyer le temps
d'un dernier cri. Et tu te demandes, encore et encore : 
Mon dieu, pourquoi m'as-tu injurié ?

 

 

Daniel Kay, Un peigne pour Rembrandt, Gallimard, Collection Blanche, 2022, 112 pages, 12 € 50.

Ce que racontent les images... Daniel Kay les fouille, mais pas seulement. Il met en demeure le langage de dire cette magie qui opère dans les toiles de grands peintres, et il y parvient, grâce à la poésie, cela va sans dire. L'esprit-Saint est ici celui de l'artiste, qui choisit le théorème du mauve, qui incorpore le mauve pour le restituer là, dans l'écrin de la toile, face au cri incessant, avalant tous les cris de tous les hommes, dans celui de ce pape, grand, épouvanté d'une trouille qui pleut séculaire sur nos semblables. C'est tracé, sur le tableau, c'est écrit, dans Un peigne pour Rembrandt, et partout dans ce beau recueil, comme fables offertes à nos que regards, puisées dans l'épaisseur des histoires, qui ne se veulent en aucun cas explicatives. Elles guident  au contraire les yeux des lecteurs vers cette impalpable miracle qu'est l'art, ainsi que le fait cette fabuleuse fable de Rembrandt dans le chapitre qui lui est consacré, Trois fragments d'une histoire du visible :

 

A Amsterdam, Dieu rend visite à Rembrandt qui n'a
même pas eu le temps de se peigner. Il entre sur la pointe
des pieds pour ne pas réveiller Saskia et parlemente long-
temps avec l'artiste avant de passer sa commande : son
choix est fait, ce sera une grande histoire du visible.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Sylvestre, Un regard infini — Tombeau de Georges-Emmanuel Clancier

Sylvestre Clancier aime répéter qu’il a choisi la forme courte, celle du poème, pour mieux concentrer une émotion et la faire passer. La forme courte ? Devant cette modestie, on pourrait sourire : il suffit de soupeser ses œuvres complètes : 552 pages pour le seul Tome 2 ! Et le Tome 3 va prochainement paraître (Éditions La Rumeur libre).

Depuis longtemps — inutile de préciser les dizaines d’années —, les fragments ciselés, les plaquettes et les éditions de bibliophilie forment, bout à bout, une œuvre considérable. En taille et en densité. Quant à Un regard infini - Tombeau de Georges-Emmanuel Clancier, Sylvestre nous invite — oui, ce touchant recueil, l’auteur ne le signe que de son prénom — à une relecture des écrits antérieurs. Le phrasé est simple, limpide, loin de l’hermétisme ou des fabriques alambiquées. Prose mise en versets ou versets prosaïques, chaque mot touche au but avec une authenticité absolue et chaque mot s’attelle au suivant pour ouvrir des possibles ou des sensations nouvelles.

Sylvestre se livre nu et, contrairement à l’image qu’on pourrait se faire d’un enfant écrasé par la statue (stature) de son père, il marche à son côté. Ils sont deux poètes mûrs, forts, puissants. Dans le paysage poétique actuel, ce recueil est une véritable leçon de savoir dire, savoir partager, savoir émouvoir. Forcément, pourrait-on penser, puisqu’il s’agit d’un « Tombeau » c’est-à-dire un hommage à un mort. Mais un Tombeau, n’est pas qu’un simple hommage à un mort, fût-il un père. C’est une pièce musicale comme le Tombeau de Monsieur de Sainte Colombe ou, plus tard, celui de Couperin. Musique profonde, poésie profonde pour qui fut bien plus qu’un père. Georges-Emmanuel fut, pour Sylvestre, un ami, un confident, un égal avec lequel il pouvait échanger, enfant puis adulte.

Sylvestre, Un regard infini - Tombeau de Georges-Emmanuel Clancier, La Rumeur libre - 96 pages - 16 € - ISBN-13 : 978-2355772153.

À peine esquissée
l’écriture bleue avance
microscopique et infinie
au fil des pages peu raturées
mystérieuse, impénétrable
et jamais mesurable
pour l’enfant qui observe son père

L’écriture du père, on le voit, est un monde. Conséquemment et indépendamment, celle du fils, aussi. Un regard infini - Tombeau de Georges-Emmanuel Clancier se pose comme le recueil idéal pour découvrir l’œuvre de Sylvestre Clancier ou la redécouvrir. Et peut-être aussi revenir à celle de son père. La boucle est bouclée. En fin de recueil, un post-scriptum de Sylvestre et une postface de Nicolas Grimaldi donnent les clés pour ouvrir quelques portes inconnues.

Présentation de l’auteur




Pierre Dhainaut, Le Messager des arbres

Il était inévitable que la collection « Papiers d’art », créée par les éditions L’Herbe qui tremble, accueille des poèmes de Pierre Dhainaut, qui a tant collaboré avec les artistes. Toute son œuvre est d’ailleurs consacrée aux échanges, quelle que soit la forme prise par l’interlocuteur : les dédicaces mentionnées au début de l’ouvrage s’adressent autant au peintre concerné qu’« aux fruits », « à la mer » ou « au chant » d’une flûte aimée – à « tout un monde », en somme.

De tels duos exacerbent son sens de l’écoute, justifiant pleinement le titre d’ensemble : Le Messager des arbres. Pierre Dhainaut n’écrit que pour restituer une résonance. Aussi les voix de l’arbre peint et du poète tendent-elles à se confondre : le premier est « arbre de consonnes, de voyelles », « il chante, il s’adresse au creux de l’oreille / comme au grand large, d’une voix attentive ».  Dans un geste très pur où rien ne se se fige, chaque arbre peint engendre un poème écrit dans leur langue commune : « il existe une langue, / dit le poème, dit l’arbre, où ne se prononcent / que les initiales ».

Les peintures de Ramzi Ghotbaldin, né au Kurdistan, ne sont pas sans parenté avec les œuvres des impressionnistes et, plus encore, avec celles des fauves : multicolores, transfigurés par la lumière et le tremblement des contours, ses arbres s’épanouissent en communion avec le reste du paysage, un peu comme dans un vitrail. Toute la palette des couleurs s’y déploie, du rouge au blanc en passant par le brun, le vert, le bleu, le jaune, le rose ou l’orangé… En référence à différents lieux (« Platanes du Périgord », « Le Mistral », « Souvenir normand », « Face à la vague », « Les Hauteurs », « Allée parisienne », « Les sapins du Limousin »…) et diverses saisons (« L’automne », « Lilas d’été », « Arbres de printemps »…), ces arbres envoient au spectateur des messages infiniment variés, empreints d’une émotion sensorielle primitive et chatoyante. 

Pierre Dhainaut et Ramzi Ghotbaldin, Le Messager des arbres, L’Herbe qui tremble, coll. Papiers d’art, 2022, 80 pages, 20 €.

La première peinture, par exemple, fait vibrer des lignes lumineuses, reflétées par les eaux, tandis que l’avant-dernière (qui  correspond au poème ultime) laisse rebondir des taches rondes de couleur, un pointillé d’efflorescences. 

Cette instantanéité des perceptions sensibles se traduit dans le poème, fidèle « Messager des arbres ». Les trois premiers mots du livre s’enchaînent entre virgules et leurs places sont étrangement interchangeables : « La route, le fleuve, le temps, / le fleuve, le temps, la route, / le temps, la route, le fleuve… » Ce décor où émergent les arbres est donc parfaitement mobile. Nouvel Hermès, le poète délivre la parole des arbres sans se fixer en un lieu, seulement attentif au flux perpétuel : « tout se passe ici dans le temps le long/ de la route ou du fleuve auprès des arbres. » À l’autre extrémité du livre, le poème nous projette dans l’au-delà de l’espace et du temps, au royaume de l’éphémère : « Outre-terre, outre–mer, l’arbre irradie » ; « vulnérable, l’éternité durera / moins longtemps que le vol d’oiseaux / de bon présage, les migrateurs. »

Le message de l’arbre est avant tout sonore. En témoignent le titre de la deuxième partie (« Un arbre dans l’oreille ») et les textes qui suivent : « il module une note à l’infini, de la plus / grave à la plus clairvoyante ». Mais le son est présent dès le début du livre, sacralisé à la manière d’un mantra, d’autant que le poète se souvient du symbolisme traditionnel de l’arbre, désigné comme « centre du monde » : « les noms ne s’oublient pas, leurs noms / sacrés à tous les âges, et toi qui les récites / comme en prière, hêtres, érables, frênes ». Plus encore que ces noms, c’est la « sonorité commune » à tous les arbres qui suscite l’extase du poète, une fois prolongée et transmise : « à l’arrêt, dans la marche, la joie / aussi extrême à redire « arbres », / à ranimer l’air, à le partager. » Ces messages ne s’adressent évidemment pas à l’intellect mais au cœur de chacun : « tout demeure / à comprendre, c’est-à-dire à aimer ».  Non pas le cœur émotionnel, mais le plus profond de l’être, celui qui connaît « le rituel de la rencontre, de la dépossession ». Entendre vraiment, c’est se déprendre de soi-même dans cette profondeur silencieuse qui déborde chacun.

Dans le même esprit, l’épiphanie visuelle des arbres est indissociable de l’immensité transparente de l’espace, pourvu que l’œil se libère de ses a priori : « tu ne les vois / que dans l’espace heureux qu’ils rendent / visible ». Ce bonheur d’une « aura perpétuelle » n’exclut nullement les « ombres » : « bienvenues, les rebelles ». L’ouverture inconditionnelle est la condition d’une réception authentique de ces conversations : « Il faut tout demander aux arbres, / pudiques, prodigues, ils font mieux que répondre, // se concentrent, se dilatent, s’élèvent ». Recevoir leur parole, c’est se laisser toucher par « leurs souffles » généreux, par cette « haleine / qui nourrit le feu, elle est plus que le feu / brûlante, elle rayonne et tout rayonne, / rien ne pourra l’éteindre ». Le surgissement des arbres est don de soi gratuit (« ce n’est jamais à eux qu’ils pensent »), participation au rayonnement universel : « le jour se révèle en son cycle, la lumière / s’incarne, la chair s’illumine, // la nuit, la nuit sensible »…

Dès lors, leur contemplation entraîne une adhésion totale au monde, comme un embrassement : « être en accord, désirer ce qui / manque, qui est présent ». Les respecter (« Tu ne blesseras aucun arbre »), c’est retrouver le sens d’un contact accueillant et subtil : « touche-les d’une main aussi légère / que des mots » ; « nos doigts au moins, touchant l’écorce, perçoivent / ce qui, dessous, palpite, se précipite ». Les arbres invitent le poète à se fondre dans la croissance circulaire des éléments : « tu ne sais pas / ce  que  signifient commencer, finir, / ne pas finir ». Ce sont « nos hôtes » et nos maîtres, ils nous apprennent même à traverser la souffrance ; grâce à eux, les « blessures » deviennent « vives, vivantes » : « ils multiplient les verbes / en résistant à la torture, / quitte à se rompre, ils se réorientent ». Ils sont si « disponibles » que leur cortège incarne « le rythme » et « le lien » entre les êtres, entre les mots. Leur liberté les arrache aux redites, aux parcours préconçus : « eux n’ont nul besoin de traces,/ le pays, ils l’inventent ».

Cette vivacité empreinte d’équilibre - « l’art de l’éclat et de l’ensemble » - est rendue manifeste dans la première section (dont le titre est celui du livre entier) par la composition des textes. Ce sont tous des neuvains (comme dans la deuxième partie) mais la longueur des strophes varie (entre un et cinq vers). Il en résulte une impression de profusion limpide : « Partout, n’importe où, s’il y a des arbres, / deux seulement, nous entrons en forêt, / la dense, l’ardente, la transparente ». L’énumération (la virgule fluidifie le vers) et la répétition légèrement modifiée, comme celle des arbres qui se succèdent, « variante après variante », sont deux modalités remarquables de cet art poétique : « les murs s’embrasent, la beauté, l’insoumise, / se forme, se répand, se reforme » ; « le soleil levant, le soleil du soir » ; « l’arbre des arbres, l’inoubliable » ; « un temps tout le temps d’arbre »…

Et si, à notre tour, nous nous inspirions de ce rythme précaire, infini ? Et si nous devenions Le Messager des arbres ? « racines, humus, nuages, la sève / est l’un des noms de la vie qui ne cesse /de se refaire, la mort ne rivalise pas ».

Présentation de l’auteur




Didier Jourdren, Le chemin dans l’herbe

J’envie Didier Jourdren d’avoir écrit ce texte, que je pourrais résumer par la formule : Saisir sans saisir, en demeurant dans le saisissement… J’éprouve à son égard une certaine admiration, presque teintée de jalousie : j’ai dans mes tiroirs un manuscrit titré « Au monde », traitant de la même question, dont un extrait a été publié par la revue Triages.

Dans « Le chemin dans l’herbe », Jourdren décrit ces moments où, dans l’ordinaire de notre vie, une brèche s’ouvre un instant :

Je dois préciser que l’inconnu dont je parle ne tient en rien à l’étrange ou à l’inédit, mais surgit au contraire dans le monde familier, dépourvu souvent de tout charme particulier, écrit-il.

C’est en cheminant qu’il se sent interpellé par un chant d’oiseau, une rangée d’étourneaux posés sur un fil, un menhir, un bouquet de pins, une jonchée de foins coupés… Il se refuse à parler d’extase (même sans dieu), et pourtant :

J’ai dit cette impression d’avoir soudain trouvé le terme, l’extrémité, le fin fond de tout : j’étais arrivé, sans l’avoir prévu, bien que ce fut une halte brève. Je répondais à une attente inattendue, si l’on peut dire, venue d’infiniment loin, arrivant sans y penser où je devais me rendre, où chacun doit se rendre. Devant ce bout de tout, le temps ne pesait plus, s’était distendu, ou dissipé. 

Cette rencontre nous défait de tout en nous donnant tout. Alors,

Je sens que j’y suis, dit-il.

Au monde qui, tout en restant étranger, devient familier. On baigne dans un sentiment d’appartenance ; de grande paix, de délivrance. L’errance est terminée, et avec elle le sentiment d’une détresse apprise dès le plus jeune âge. 

Didier Jourdren, Le chemin dans l’herbe, éditions Petra, coll. Pierres écrites/Granit, 2018. 150 p., 15 €.

À sa place un abandon de soi qui pourrait être la préfiguration d’une mort qui serait joyeuse (certains qui en sont revenus en témoignent) ? 

J’imagine ce sentiment proche de ce que vivent ces gens qui ignorent le logos, qu’on appelle « primitifs ». Comme si on retrouvait là le mode de rapport au monde qui existait au temps où les arbres et les animaux parlaient, au moins dans les rêves. Chez les poètes, peut-être, se conserve la trace de ce monde d’avant la grande rationalisation ; comme signe d’une persistance, d’une résistance qui fut celle des sorciers et des sorcières (des femmes aujourd’hui ?).

Puisque la source de la poésie est bien là :

Lorsque, détaché de tout, et d’abord d’une part de soi, dépaysé, on se trouve soudain dans l’imminence des choses, l’esprit défait, dénué de toute parole.

Donc, plutôt dépossédé que possédé par une fulgurance qu’ont décrit les mystiques, et certains poètes (en ce sens je devrais plutôt parler d’instase que d’extase). Il reste ensuite à écrire ces moments, d’abord pour tenter d’approcher ce que l’on a saisi au moment du dessaisissement, en creusant la sensation passée autant qu’il est possible (et dans cet exercice Jourdren excelle) : 

Pour ne pas rester les mains nues, dit-il.

Sans pour autant recouvrir l’expérience d’une explication qui permettrait de réduire l’étrangeté qui nous a dérangé, « dépaysé », angoissé peut-être bien, et de retrouver ainsi nos marques ordinaires.

L’écriture de Jourdren, au contraire, cherche à retrouver le chemin du dessaisissement dans une écoute de la langue, une ouverture à ce qui advient. Les mots viennent comme sont venus le bouquet d’arbres, le chant d’oiseau, Jourdren les accueille avec un même étonnement… reste ensuite à en faire un écrit. Alors, alors seulement, commence le travail de la langue...

 

Dernière minute : Didier Jourdren vient de publier, toujours chez Pétra : Petite route du dépaysement, qui prolonge Le Chemin dans l’herbe.

 

Présentation de l’auteur




Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien,

Je souffle, et rien est un livre de deuil, quelque chose entre une « lettre au père » et un livre-tombeau qui pourrait s’inscrire dans la lignée des textes explorés par Marik Froidefond et  Delphine Rumeau à travers leur volume consacré aux Tombeaux poétiques et artistiques (2020). Il pose des questions essentielles sur le rapport de la poésie à la mémoire et au deuil.

Fait singulier, ce livre ne dévoile que peu à peu l’identité du mort. Celui-ci est d’abord un centre vide, autour duquel gravite l’écriture et où le lecteur peut projeter ses propres figures de disparus. Le lien entre la poète et le lecteur s’en trouve intensifié. Mais peu à peu nous devinons l’identité du mort par de plus en plus d’indices disséminés : le mort se révèle être le père, comme le suggèrent par exemple la primauté de l’enfance dans le livre et le lien entre le prénom du père dans la dédicace (« à Claude et Françoise Lévesque ») et le mot « claudique » qui traverse le livre, à déchiffrer toujours jusque dans le tremblé de l’infinitésimal et du non -dit.

Cette mort atteint de plein fouet l’enfance : « Fini les fées, / fini le bois du conte à Noyers. » (p.44). Les jeux de l’enfance, la montée dans les arbres (« Tu disais ‘arbre’, j’entendais / réduite la syllabe du jour. / Nous grimpions Le souffle manquait. », p. 53) et la « marelle (« Parce que géant sur la marelle / toi si haut, moi plus bas », p.113), sont révolus. Si désormais « l’enfance est une arme douloureuse » (p.74), le paysage de cette enfance aux « Andelys » (p. 74), auquel le livre ne cesse de revenir comme à un aimant, porte les marques d’un drame intime.

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien, L’herbe qui tremble, 2022, 18 euros.

L’unité de lieu, comme dans la tragédie, resserre encore ce drame. Indissociable du livre est la « falaise » de l’enfance, qui est prise dans un mouvement de chute (« La falaise a craqué, craie vive d’un feu sans flamme », p.82, « La falaise, (…) / s’effondre », p.107) que l’être lui-même épouse : « La falaise tombait, / je la suivais » (p.67). Autre lieu crucial du paysage de l’enfance, la Seine, paisible seulement en « apparence » (p. 23), entraîne elle aussi la chute mentale de l’être : « Je tombe, je frissonne, j’ai vu la Seine / au plus fort de février, j’ai chu » (p. 81). Tout se passe comme si le deuil avait décomposé le paysage : « La Seine / Les Andelys / n’existent plus, / couverts/ par la mer de notre silence » (p.124). Au-delà du paysage, c’est l’espace-temps de l’origine qui est bouleversé : « Des morceaux de temps / détachés (en fractions) / s’écartent de l’origine » (p. 47). La perte a ici une dimension cosmique. A l’heure du deuil, il est éternellement « minuit », noir : « Toujours minuit, toujours, maintenant parcouru/ d’étoiles disparues » (p. 26).

Le livre, qui est tout entier une adresse à l’autre manquant, pourrait se placer sous le signe de la définition du lyrisme par Martine Broda : le lyrisme est « une adresse à l’Autre donné comme essentiellement manquant » (L’amour du nom). Le « manque » est d’ailleurs le centre générateur du livre : « Matin, réveil. Pas pareil, / tu es cru, crûment/ -manquant » (p.80). Le couplage des mots « Pas pareil », qui donne à entendre le signifiant « papa », contribue à aider le lecteur à identifier le mort au père. Tout au long du livre, le tutoiement scande l’adresse au mort, qui est prise dans un mouvement de rapprochements rêvés (« A Noël où je suis née, / presse-moi contre ton cœur », p. 94) et d’éloignements répétés : « Tu t’éloignes » (p.21) … « Blessé, tu t’éloignes » (p.42) … « Tu t’éloignes / et je cours » (p.67). Parfois l’éloignement est vertical et s’identifie à un « enfoncement », d’autant plus intense qu’il est souligné par le couplage du maitre mot « enfance » et du mot « enfonces » : « Là au pied de l’arbre, sous les feuilles d’or / tu t’enfonces » (p.32). Le père lui-même redevient parfois l’enfant qu’il a été : « Tu es l’enfant blessé, / genoux écorchés, tu es l’abandonné » (p.29). Dans l’adresse au père, le chiffre 9 est une clé indissociable du mouvement d’éloignement. Désignerait-il le jour de la mort : « Tu t’éloignes. Oublier le chiffre 9 » (p.21) ? Peu à peu s’esquisse avec délicatesse, en filigrane, un portrait du père : « ta voix grave » (p.30), « ta barbe inchangée « (p.81), « ta barbe de sel » (p.102) . Mais sans cesse le portrait se dérobe : « c’est toi, forme-fumée » (p.24). Cela n’empêche pas la poète de toujours « courir » derrière le père et d’inventer des « rendez-vous » secrets près des « falaises » de l’enfance : « Alors je cours, cent fois je cours. // Je cours, / j’invente un rendez-vous. // Falaise ! » (p.47). Mais le « rendez-vous » n’a jamais lieu : « Je me penche. A 18 heures/ le soleil s’est couché (je pleurais). / Tu n’es pas venu » (p.67). Tout le livre est tendu vers le pronom « nous », incarnation verbale de la fusion impossible : « nous s’est dispersé à l’instant » (p. 80). Cependant le « je » ne renonce pas à son désir de créer des rituels de signes (« ton anagramme trace ici / une suite de signes au nom d’étoile », p. 32) parfois à vocation résurrectionnelle : « Je cours vers toi sur les eaux / pour te faire renaître » (p. 54).  Une discrète présence du mythe d’Orphée et d’Eurydice, mise en relief aussi dans la très belle postface de Jean Marc Sourdillon, approfondit encore le livre, comme le suggèrent le titre de la quatrième partie « Ne t’éloigne pas, mon ombre fragile te suit » (p. 85) et la répétition de la formule « Ne te retourne pas » (p. 93, 94, 123, 124). On pourrait lire aussi une présence en sous-œuvre des mythes de la métamorphose (Ovide) : « Le corbeau (…) Est-ce toi perché ? » (p.97). Même si parfois le « je » joue avec l’idée d’un « leurre » de la mort (« Nous sommes arrivés (ton trépas n’est qu’un leurre ) », p. 58), cherche à l’« oublier » (« J’ai oublié que tu meurs, j’ai oublié / que ta langue de signes / ne saurait percer le jour », p. 59) ou voudrait que tout ne soit qu’un « rêve » ( « Je t’embrasse, j’ai perdu / la réalité, elle file sur les rêves », p. 58), c’est « l’éloignement » qui s’impose à la fin, sans recours ni retour, dans une esquisse du mythe de la barque funéraire antique : « Je fais des doigts une barque, / tu es le fleuve qui s’éloigne » (p. 124).

Face à l’absence irréductible du père, que peut le « je » sinon « écrire » sans répit : « Ici j’écris » (p.123) ? La poète imagine parfois, dans un semi-songe, que le père signe les poèmes : « Tu signes chaque page au lieu vivant du poème. / Je l’écris pour toi, il existe » (p.28). L’écriture se décline de plusieurs façons, tout d’abord sous la forme du verbe « souffler » qui rythme le livre : du titre répété (« Je souffle, et rien ») aux formules scandées « je souffle » (p.18, 33, 50, 68), où « je souffle » (p.68) peut être couplé avec « tu souffres » (p.67), selon un travail déjà suggéré de l’écriture par couplages. Écrire peut prendre aussi la forme répétée du verbe chanter (« je chante j’emporte / les mots vivants qui tremblent / à la surface du poème » (p. 23), qui, dans l’ascendant progressif de la dissonance, risque de se retourner en « je chante-faux » (p.75), voire en « je crie » (« je crie, je secoue les voyelles / de ton nom ressuscité », p. 82). Le mutisme hante la poète : « Les consonnes trébuchent sous ma langue muette » (p.104). Mais elle se ressaisit toujours, jusque dans le poème terminal, où elle semble trinquer avec le mort : « Alors fière je lève ce verre vide : / le coquelicot joindra sa parure au vent » (p. 127). La beauté de ce livre-tombeau tient aussi à ce qu’il parvient à être léger, parfois presque aérien, comme en apesanteur, sous le signe de l’image séminale du « coquelicot » et d’une langue respirée.

Que garde-t-on en soi de ce livre sinon surtout son « énigme », accrue par la magie mate et rêche des peintures de Fabrice Rebeyrolle, qui elles aussi étreignent ce que Rimbaud appellerait la « réalité rugueuse » : « L’ombre (…) se dissipe et scelle / l’énigme » (p.23) ? Le livre entier, poèmes et peintures, ressemble à cette « lapidaire encoche / dans le calcaire » (p.92) de la falaise d’enfance. La force d’énigme est décuplée par le travail d’une écriture elliptique (au sens étymologique de ce mot : « elleipsis », le « manque »), signe distinctif d’Isabelle Lévesque. Les blancs typographiques et les césures accroissent encore parfois l’énigme de vers laconiques et inachevés : « Il semble que tu -  »  (p.91) … « toi tu      » (p. 99) … « Tu murmures (dans ma tête     tu) » (p.126). Dans ses méandres, le livre est comme cette île sur la Seine : « La Seine abrite une île (un mystère) » (p.127). Le verbe « souffler », du titre à ses nombreuses reprises incantatoires, est l’incarnation verbale de ce « mystère » auquel est confrontée l’écriture dans son face-à-face avec le secret et la mort, qui s’ouvre sur le « rien » : « Alors je souffle / deux doigts de mystère, / une lettre nue, fragile et grave » (p. 18) … Je souffle, et rien. Reste au lecteur à recueillir de ses mains ce « souffle » « fragile » et ce « rien », qui scintillent dans l’intervalle entre les mots.

Présentation de l’auteur




Christian Monginot, Coups de marteau en forme de ciel

La longue marche du poème

Coups de marteau en forme de ciel : Antonin Artaud, auquel l’auteur fait référence, aurait aimé ce livre de Christian Monginot où la langue, avec ses flux et reflux, s’insinue dans les anfractuosités, les plis, les replis de ce qui fait corps et se déploie au fil du poème. Car ce corps est plus que le corps, il est l’entour où irradient le monde, l’immonde, les guerres, le Mal, mais aussi l’ouverture épisodique du chant vers le ciel, vers la chair vivante de la nature et d’un monde qui retrouve, par instant, son humanité.

Comme l’affirme ce grand poème, il faut pour qu’apparaisse l’ouvert que se fracture le roman truqué de l’espèce/Le faux poème des choses, ce trucage que les gens dits « raisonnables » nomment « la réalité » ; il faut, toujours à nouveau, marteler la scansion, le rythme dans un long murmure qui, s’il procède du désespoir, c’est de celui par lequel une lumière authentique peut percer :

 

C’est pourquoi tu martèles sur ton billot

Ou tailles avec ton couteau

Ces instants qui sont autant

De degrés vers ce livre de chair

Réel

Christian Monginot, Coups de marteau en forme de ciel, éditions L’herbe qui tremble, Billère, 2021, 154 pages.

Car c’est dans la faille à maintenir ouverte que séjourne en secret « l’homme réel », hors des faux-semblants, des simulacres, hors de tout ce qui se donne à nous comme évidences, ce « roman » d’une réalité qui ressemble à un mauvais jeu de dupe, alors même que l’homme du quotidien, à la fois acteur et spectateur, se croit éveillé. Sont requis le souffle et le flux du Poème qui seuls peuvent frayer une voie là où semblait écrit « Sans issue » ; mais, pour cela :

 

Il ne suffit pas de frapper juste, il faut encore

Frapper fort

Et frapper sans cesse

Pour que la brèche des saveurs et des rêves

Ne se referme pas …

 

Alors se met à l’œuvre le poète, lui qui semble sans arme, avec sa fragilité, sa vulnérabilité, que sublime cependant son poème. Dès le matin, il se met en marche dans la langue, à travers les chemins du verbe, la langue qui souvent se perd/Dans ses fables, ses reflets, ses mensonges, et qui poursuit, envers et contre tout, sa route, malgré les obstacles, avec L’obstination limpide de la pluie :

 

Ce matin tu écriras vers cette infinité de plis

Où se dissimulent tant d’autres plis

Et tu déplieras

Ceux que tu peux

 

Mais le poète n’est point un doux rêveur retiré du monde ; il se retrouve à certains moments comme Au sommet du Golgotha, face aux Guerres inexpiables, non encore expiées ; il connaît Satan « l’imbécile » et Le Règne de la Bête. Ces titres de poèmes, qu’il nous faut comprendre loin des diableries et des bondieuseries vulgaires, nous donnent à entendre que se trouve ici posée la question du Mal et, corrélativement, celle d’un salut possible par la grâce de l’art. Il y a, dans le grand souffle des poèmes que nous livre Christian Monginot, une dimension métaphysique au sens le plus littéral du terme. Il y séjourne une attente pure, celle qui n’attend rien, pourtant ouverte à la venue de ce qui fatalement va venir :

 

Les choses passent,

Doivent passer,

Rien n’attend rien,

Et pourtant tout arrive

 

Arrive essentiellement le livre. Non un livre qui se paierait de mots, de « littérature », comme le demande l’« Autre du social » (Lacan), un objet qui ferait compromis, consensus, un produit culturel consommable, ainsi que le réclame le système de l’Argent, ce système qui avait déjà tant obsédé Péguy ou Bernanos à leur époque. La démarche de Christian Monginot affirme au contraire une poétique, une esthétique, une épopée à contre-courant, ô combien salutaire ! Il nous faut ici lui en rendre grâce. Car, ce que le poète espère, ce à quoi il travaille, c’est à :

 

Un livre 

Tenu sur sa ligne de rift,

Écrit au plus près

Des dents, de la langue, des os,

Un livre d’organes,

De blessures,

De commotions

 

Un livre, donc, tel que le voulait Artaud avec lequel le poète avoue être « en écho » et en « sympathie ». Et si le livre fait corps, c’est en englobant tout le dehors, avec ses lumières et ses ombres, son désenchantement et son espérance, ses crimes et sa beauté qui demeure, et que le poème saisit. Christian Monginot est en quête d’une innocence renouvelée, ayant traversé ce qu’il y a d’irrémédiable dans notre condition humaine. Et la question reste posée :

 

Comment s’éloigne-t-on,

À l’intérieur de soi,

Des anciens crimes et des nouveaux ?

 

Le livre, par son acte même, par son existence, constitue une forme de réponse… Quant aux dessins percutants de Denis Pouppeville, par la force de leur présence, ils accompagnent en harmonie le mouvement des poèmes.

 

Présentation de l’auteur