Laure Gauthier, Les corps caverneux

Le ton est donné d’emblée par l’écriture de ce récit métaphorique grâce à la référence au penseur Georges Bataille d’abord s’interrogeant, dans Lascaux, sur la place réservée à l’animal par l’homme-peintre des parois préhistoriques, dont il retire l’idée d’un rapport poétique au monde : « un sentiment plus juste de l’homme est la condition de la pensée : c’est aussi le prix qu’il faut payer si nous ne voulons pas nous fermer aux enseignements silencieux de la caverne. » puis au philosophe fondateur de l’idéalisme occidental Platon qui voit dans l’aube la promesse d’une sortie éclairée de la caverne à moins qu’il ne s’agisse d’enraciner la lumière du monde même en son sein, dans la réécriture par Alain Badiou de sa République : « Enfin, un matin, c’est le soleil, non dans les eaux modifiables, ou selon son reflet tout extérieur, mais le soleil lui-même, en soi et pour soi, dans son propre lieu ».

Sous l’égide de cette double, si ce n’est cette triple citation, Laure Gauthier déploie alors son exploration du thème des « corps caverneux » qui s’avèrent pour reprendre sa quatrième de couverture : « ces espaces vides, ces trous ou ces failles, que nous avons tous en commun et que notre société de consommation tente de combler par tous les moyens »…

Allusion au désir sexuel dans sa force insurrectionnelle, la trame de ce poème narratif se développe en sept séquences depuis « Rodez Blues » quand la pluie se mêle à l’évocation de la figure d’Antonin Artaud à laquelle l’auteure rend hommage en ces termes : « On te pardonne dieu, antonin, / On te pardonne dieu, / à la septième année / d’empoisonnement, de convulsions » jusqu’à « Désir de nuages » où se glisse cette invitation audacieuse, en écriteau surréaliste, qui n’est pas sans évoquer, quant à lui, l’onirisme érotique de Robert Desnos :  « Après avoir marché dans un couloir vide, vous tenterez de dire les mots du désir que vous n’avez jamais osé prononcer, que vous avez tus, cachés, murmurés, enterrés ou rêvés ; dites ces mots ou ces phrases à voix haute ou basse, en criant, chantant, murmurant, balbutiant les mots que vous auriez un jour adressés à une personne désirée de vous » !

Laure Gauthier, Les Corps caverneux, Lancine, 2022, 136 pages, 15 €.

La deuxième étape notamment, « Les corps cav », met en garde son lecteur : « QUI OPPOSE LA FRESQUE AU POÈME VIENNE SE BATTRE AVEC MOI » et rappelle en quoi l’image de la caverne renvoie à notre dimension charnelle, quand ce n’est pas à l’élément liquide, à l’eau première d’où nous procédons : « L’idée de nos grottes résonne de chair. / Si nous sommes eau, te dis-je, / notre matière sèche n’est pas abstraite, elle est presqu’île, terre et roche, / quand on dérive / Elle est contour à notre vague. / notre matière sèche entourée d’eau. / Ne pas oublier l’eau, l’humide, 90 pour cent de chair et 10 pour cent de roche, / entends-tu ? » Manière élégante de rappeler la fibre maternelle des eaux matricielles à moins de chanter de possibles amours saphiques ? « Chanter comme un poème oublié, / une comptine trop longtemps tue / qu’on ne savait plus savoir / Lavés par le temps sappho »…

Des stances à l’adolescence, en troisième envoi, sous le signe de la poésie occitane, « QUEU PAÌS » invitent encore au sursaut, au réveil, en citant d’après Marcela Delpastre : « Anei vers queu paìs, coma aniriatz ad un amic, li borrar sus l’espatla : desvelha-te ! Quant be d’autres, davant ieu, an dich : desvelha te ? » (traduction : « J’allai vers ce pays, comme on irait vers un ami, lui taper sur l’épaule : réveille-toi ! Combien d’autres, avant moi, ont dit : réveille-toi ? ») Après ce retour souhaité au pays natal, vient un quatrième temps, celui rattrapé en « ehpad-mélodie » dont « La chambre et l’abeille » figurent le lieu et la protagoniste, avant que l’on ne s’interroge, dans une cinquième phase, « Une rhapsodie pour qui ? », ou que l’on ne plonge, sixième destination, dans « La forêt blanche » dans cette ultime question : « Où sont les grands congères du renouveau ? Où le pied / s’enfonce comme l’être / et dégage en chutant / de l’herbe verte comme jamais, / gorgée, / et la trace qui crisse d’envie / d’aller » ! D’aller, une itinérance par la matière du monde à travers ces « corps cav », eux-mêmes entre la solidité du point fixe et l’échappée vers la lumière, en « désir de nuages » à tracer l’horizon de cet énigmatique recueil…

 




Sylvie Fabre G., Nos voix persistent dans le noir

« Nous sommes sans protection, et la mort nous contraint à la parole inachevée comme au pas de la séparation. »

Sous le signe du « Nous », Sylvie Fabre G. dédie à des enfants et à leurs Pourquoi, ce recueil de poèmes ou plutôt de « dizains », puisque tous ces textes ont chacun dix vers. Trois parties le composent, la première « Nous, sommes un seul commencement » contenant 19 dizains, la deuxième « Le lien reste un vœu inaccompli » en contenant 20, la troisième, elle, « Nos voix allument des feux » en contenant 19, comme la première.

J’ai été tout d’abord intrigué par l’arythmie apparente des vers, le plus souvent impairs, tournant beaucoup autour de 15 syllabes ; on trouve parfois quelques alexandrins, mais ils sont rares et tellement perdus dans un ensemble de vers atypiques, qu’ils s’y confondent. Il n’est pas indifférent, du reste, que Giacomo Leopardi et Dante soient convoqués l’un et l’autre, il y a dans ces vers quelque chose de l’endécasyllabe. A coup sûr, une métrique entre le vers et le verset, originale et expressive quoique déroutante à première vue. Peut-être la volonté de rester « hors des basses métaphysiques des cadences patriarcales » ?

La poésie ainsi développée ressemblerait assez à la poésie didactique d’un Lucrèce, la poète s’adresse à un « tu » et elle lui enseigne un « nous », ses pouvoirs et ses limites. Une enseignante aimante, prodiguant constats, conseils et mises en garde.

Sous l’ascendance des astres et le sceau de l’espèce,
tu subis l’emprise d’une chair -terrestre,
et tu endosses un genre : nos baisers nos sanglots
ne trouvent pas même incarnation (…) 

Sylvie Fabre G., Nos voix persistent dans le noir, L’herbe qui tremble, 2021, 100 pages, 15 €.

La deuxième partie du recueil semble parler, tout d’abord, à une jeune fille, des dangers et des risques du « lien » avec « le père le mari ou le fils »

des hommes ignorants humiliés s’exténuent
à exister en exténuant plus faibles qu’eux. 

Mais la condition féminine rejoint celle de tous les dominés, et la poète, se tournant vers sa protégée lui demande :

n’aurons-nous droit qu’à l’imposture ou inventeras-tu
l’aube claire sans esclaves ni tambours et trompettes ? 

Les dizains évoquent donc tous les malheurs de notre monde, les exilés, les « pandémies », la condition animale, le réchauffement climatique :

(…) tempêtes canicules gelées
ne changent-elles pas tous tes espaces intérieurs ? 

La dernière partie du recueil, quant à elle, célèbre les feux que nos voix persistent à allumer.

« Enfant qui cherches ma main sur les sentiers ». La poète est toujours accompagnée de cette présence juvénile qui ne l’a jamais quittée et à laquelle elle s’adresse. Peut-être cette élève est-elle, au fond, une part d’elle-même ? A la « volonté de domination débridée » évoquée en deuxième partie s’opposent « les trois syllabes du mot/ensemble (…) trois syllabes chrysalides d’où surgit le nous ». La poète enseigne à l’enfant, son semblable son frère la force et la fragilité de ce nous « fini sachant l’infini », elle lui apprend les doutes, les ambivalences dont la poésie rend compte.

Quand la ligne de partage entre humain et inhumain
s’embrume, le phare du poème devient balise. 

Un texte sensible et plein d’espoir, au fond, puisque la poésie se transmet et « persiste ».

 

Présentation de l’auteur




Jean-Louis Rambour, 33 poèmes en forme de nouvelles (ou l’inverse)

Voilà des brèves de poésie, à moins que ce soit des nouvelles comme le titre l’indique… on verra qu’il s’agit plutôt d’« anciennes » : les textes ont une couleur passée, celle d’une nostalgie des temps anciens, ceux des grands parents plutôt que des parents, qu’illustre ce passage :

 

L’horloge comtoise, elle, est portée par son fronton
et par ses pieds, le cadran tourné vers le ciel.
Beaucoup de femmes regardent son passage et
un vrai cortège se forme depuis le seuil de la maison
jusqu’au camion qui attend la fin du chargement.
Les visages sont graves et les vieilles dames ont pris
leur voix de messe devant le cercueil au pendule arrêté

 

…. Cette petite cérémonie poétique comme signe de l’enterrement du temps passé…

Dès que l’on remonte deux générations, on entre dans la mythologie. Les ancêtres sont dotés de qualités imaginaires, ils sont en passe de devenir des héros, voire des divinités. Rambour nous fait rêver à une petite enfance idéalisée d’être disparue : en ce temps-là, « les échanges de parole » étaient « plus souples, liés, on sentait mieux la douceur / de l’air, on pouvait dire des mots plus aimables. » ; au temps de Guy Mollet, il suffisait de trois beautés pour faire une version des trois Grâces (bien qu’elles tiennent « un sac empli de guerres, d’accouchements et de deuil ») ; on voit défiler des millions d’enfants assis « sur la célèbre Mullca / aux tubulures d’acier, soit la chaise la plus laide / jamais conçue, d’où partaient l’ennui, l’angoisse / l’impatience, parfois l’enthousiasme. Parfois la jouissance. »

Autant de vignettes épinglées sur les pages…

Jean-Louis Rambour, 33 poèmes en forme de nouvelles (ou l’inverse), Éd. Les Lieux-Dits, coll. Cahiers du Loup bleu, 39 pages, 7 €.

Qui gentiment font le chamboule-tout du genre poétique, comme l’indique le titre de Rambour : s’agit-il de nouvelles, ou de poèmes ? Qu’importe, semble-t-il suggérer. La présentation en lignes non justifiées à droite, les phrases parfois brisées en leur milieu comme autant de renvois, à la manière de Verlaine et de bien d’autres, les textes ne remplissant pas la page, pas plus que ne le ferait un sonnet… l’ensemble présente la signalétique habituelle : « attention, poésie ! », si l’on en croit ses yeux.

Pourtant, cela ressemble plutôt à de la prose découpée…

À la lecture, la charge est évidemment poétique : elle en a la fulgurance, on pourrait dire que l’auteur a connu des flashes, vite (mais savamment) déposés sur la page.

Rambour met ainsi en place une forme poétique plutôt nouvelle pour un temps passé, un temps sépia, de la couleur des photos anciennes…

Du coup on accepte chez lui ce qui pourrait être perçu comme un passéisme, on goûte ses souvenirs trop idéalisés pour être vrais. Et puis, une gentille régression, le temps d’un rêve, c’est tellement bon lorsque les images proposées sont nimbées d’une telle tendresse et d’une telle douceur (qui n’excluent pourtant pas les sauvageries d’antan). 

Si le passé vient hanter le présent, c’est qu’aujourd’hui est un temps déserté, maintenant qu’Hulluch, « la cité minière / construite sur les tranchées allemandes » s’est assoupie, que sainte Barbe n’a plus de mineurs à protéger.

« Vous n’aviez pas et saviez aimer. Même parler aux anges. » Voilà, pour Jean-Louis Rambour, ce qui serait perdu.

 

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Yvon Le Men, Les Epiphaniques

On connaissait Les Epiphanies aux accents libertaires d’Henri Pichette. Voici Les Epiphaniques d’Yvon Le Men, un livre qui nous renvoie, plus qu’à la fête religieuse bien connue,  à la racine grecque du mot. Epiphanie, autrement dit révélation, apparition.

Voici, en effet des hommes et des femmes « invisibles » sortis de l’ombre, mis sous la lumière par la grâce d’une écriture poétique qui se met au service de leurs récits de vie. Ils et elles vivent dans la marge, cassés voire broyés par la vie. Le poète breton les a écoutés et il raconte à la fois leurs itinéraires et leurs espoirs.

Pour Yvon Le Men tout démarre par une résidence d’auteur à Rennes. Comme il l’avait fait pour Les rumeurs de Babel (Dialogues, 2016 ) dans le cadre d’une autre résidence au cœur du quartier populaire de Maurepas, le poète va rencontrer des hommes et des femmes, jeunes ou moins jeunes. Ils s’appellent Mickaël, Louna, Thomas, Tiago, Myriam… La vie les a secoués. Ils sont tous dans la marge, parfois après des enfances de misère (« La goutte de gnole dans le biberon pour m’endormir », raconte l’un) ou l’expérience de lourds drames familiaux (le suicide d’une mère, confie un autre).  Anne-Laure, elle, raconte : « Mes ancêtres étaient des tueurs de loups / du Loup / mes arrière-grands-parents / des tueurs d’Arabes ». Pour Asma, la Somalienne, c’est de l’emprise du père qu’il faut se libérer. « Il faut que l’on soit comme mon père/veut qu’on soit ».

Yvon Le Men, Les Epiphaniques, Editions Bruno Doucey, 2022, 160 pages, 16 €.

Le poète écoute, met en vers leurs récits, ennoblit leurs destins de déclassés. Mais il établit aussi des correspondances avec sa propre vie. Quand cette fille-mère de 40 ans évoque sa vie dans une yourte, Yvon Le Men ne peut pas manquer de penser à son « amie  qui est morte au bord de ses quarante ans » ou encore à sa mère « qui a perdu son amour le jour de ses quarante ans ». Quand tel ou tel évoque sa révolte, Yvon Le Men rappelle qu’il fut aussi, à un moment de sa vie, ce « jeune révolutionnaire ». Mais un révolté qui estime que « la fin ne justifie jamais les moyens ».

C’est le Le Men de En espoir de cause (éditions PJ Oswald, 1975) et de Vie (L’harmattan, 1977) qui resurgit au détour d’un vers. C’est le jeune homme épris de justice et de fraternité qui regarde aujourd’hui avec sympathie ceux qui « marchent vers les ronds-points / main sur l’épaule », ceux qui « partagent sur les ronds-points / nuit et jour leurs nuits et leurs jours ».

C’est aussi son itinéraire personnel de poète qui refait surface lors d’une rencontre avec ce jeune qui fut orphelin très tôt et qui rêve aussi de devenir poète. Alors ce jeune lui  pose la question : « Tu crois / que l’on peut vivre / en poésie / de poésie ? ». La réponse est lumineuse : « En poésie / oui / il suffit d’y travailler / de poésie / c’est autre chose ». Et alors reviennent sous sa plume, comme une évidence, ces affirmations toute simples qui ont fondé sa propre aventure poétique. « Le bruit court qu’on peut être heureux » et « Il fait un temps de poème ». Les mots sont de  Jean Malrieu, un poète  qui a tant compté pour Le Men. Et l’on se pose la question : Le Men pourrait-il devenir le Malrieu de ce jeune qui se dit « pressé » et « déjà plus vieux que Rimbaud/quand il a commencé » ? Le poète répond en tout cas à ce jeune qui rêve de poésie : « C’est possible / pour toi / car ce le fut pour moi //  il suffit de croire en ceux qui étaient sur la route avant toi / et t’attendent ». C’est ce qu’on appelle sans doute une épiphanie.

∗∗∗

Le texte de ce livre  (illustré par Bernard Louvet) a été porté sur la scène du Théâtre national de Bretagne à Rennes, en mars 2022, par le metteur en scène Massimo Dean, sous le titre « La Rance n’est pas un fleuve ».

 

Présentation de l’auteur




Marie Alloy, Ciel de pierre

Marie Alloy est par nature discrète. Pudique, même, n’ayons pas peur des mots. Plus connue pour son travail de peintre et de graveur, elle gagne vraiment à être lue avec la plus extrême attention. Le présent recueil en est encore une preuve. Ici, nous touchons au plus sensible, au plus profond. À l’essentiel de l’expérience humaine. Il est question en effet d’un témoignage, exceptionnel sur le fond et la forme, sur la séparation et l’absence, rien de moins.

Certes, beaucoup de poètes ont évoqué, évoquent et évoqueront toujours ces thèmes, si indissociables de notre condition qu’ils ont acquis de facto une valeur universelle. Mais rares sont celles et ceux qui peuvent prétendre à une telle justesse d’expression et une telle sincérité. L’exercice est par nature périlleux, selon qu’on l’aborde comme tel ou si, comme Marie Alloy, on est capable de s’arrêter, juste avant ou juste après l’émotion. De lui faire face, avant d’écrire à la faveur de cette brèche intérieure. Les mots que ce recueil met au jour sont choisis avec un soin extrême, pesés à l’aune d’un esprit qui parvient à s’ouvrir à l’acceptation du deuil et à entreprendre un dialogue avec l’absence. Ainsi chaque poème est une étape dans une progression apaisée vers une lumière, qualifiée de fraternelle. Nous sommes entraînés, de page en page, dans un parcours intime et profondément participatif. Oui, il s’agit bien d’habiter l’absence, de laisser reposer la ténèbre et de rendre poétiquement compte d’une expérience intime et déchirante. Si la perte est irrémédiable par définition, elle n’en nourrit pas moins une forme d’espérance lovée dans la sauvagerie des nuages, entre les arbres en haillons ici ou là / partis avec le fleuve. Voilà bien sans doute le cœur de la poésie de Marie Alloy, cette force enracinée dans le présent et la nature évanescente de toute chose.

Marie Alloy, Ciel de pierre, éditions Les Lieux-Dits, 2022, 96p, 15€.

La mort, ce passage / vers une autre rive / que nous ignorons tous, prend le visage d’une réalité sans début ni fin. Un au-delà de notre vie précaire, qui sera révélé quand le soleil aura brûlé / l’espace et le temps. Nous sommes en présence de l’essence du verbe et de la poésie, dont les mots de Marie Alloy rendent témoignage, ici et maintenant, pour épuiser la tristesse lorsque la mort croise notre chemin. Peu importe, en définitive car nous ne craignons plus la nuit qui s’attarde, dans la mesure où nous avons rendez-vous à chaque instant avec la lumière déjà qui s’impatiente derrière la porte.

Présentation de l’auteur




Continuer jusqu’à la fin, avec Mathias Lair

Du rythme, des ruptures mais aussi des harmonies, des liens, il y en a dans À la fin des fins, dernier recueil de Mathias Lair ; le dernier publié, pas forcément le dernier écrit ni le dernier à venir, même si le poète ne cesse de tourner autour de la fin, comme si la fin était un objet.

Une fin certaine de vie, certes, mais aussi une fin possible de désir, une fin possible d’écriture, une fin inconnue de fin. Cette recherche, il la triture encore dans les poèmes de Pourquoi pas / ne serai poète du même recueil.

Circulaire, l’objet, circulaire la fin. Oui, la fin est commencement. Et ce questionnement perpétuel rejoint l’inquiétude du poète face à son art, face à sa vie passée ou à venir, tout simplement. Mathias Lair pratique une poésie qui lui est propre, à la fois intime et universelle, écrite — transcrite pourrait-on dire — comme s’il s’agissait d’une partition musicale. On l’avait déjà compris dans Ainsi sois je (La Rumeur libre), Du Viet Nam que reste-t-y (Pétra) ou bien encore Écrire avec Thelonious (Atelier du Grand Tétras).

Quand ils sont écrits bout à bout, les mots ne donnent ni le tempo, ni la hauteur, ni la tonalité. Mathias Lair ajoute des espaces, des renvois, des italiques et supprime la ponctuation. L’ensemble force le lecteur à dire les poèmes, presque à les fredonner en allongeant les syllabes, en respirant autrement ou en s’amusant à des enjambements improbables.

Mathias Lair, À la fin des fins suivi de Pourquoi pas / ne serai poète, Éditions Les Lieux-Dits, Coll. Les parallèles croisées. 70 pages. 12 €.

J’ai eu la chance d’assister à des lectures publiques. C’était comme si les comédiennes chantaient. Le tintinnabulement des sonorités ou leurs désaccords apparents accompagnent la nostalgie d’une adolescence frénétique, l’effleurement pudique de la souffrance, la « force du noir » ou la « folie blanche ». Une façon de découvrir, naturellement, un autre sens. Car les images — peut-on parler d’image de la fin ? — changent évidemment de dimension.

 

La fin             s’allège

elle ne pèse                 plus alors qu’elle
s’annonce       comme déliaison
peut-être        on se voudrait
enfin               libéré du sort

 

Présentation de l’auteur




Olivier Vossot, L’écart qui existe

Il est difficile d’évoquer ce recueil sans se reporter au précédent d’Olivier Vossot, et dont il est la prolongation quasi naturelle, en quelque sorte et en toute logique.

J’avais d’ailleurs eu l’occasion de dire ailleurs tout le bien que j’en pensais et la certitude d’assister à l’affirmation d’une vraie voix. S’il existe une filiation entre L’écart qui existe et Personne ne s’éloigne, elle est certes à trouver dans la thématique, à savoir une correspondance mentale, intime, avec un disparu qui est toujours là, toujours plus près parce qu’en deçà du quotidien. Dans les brèches, les interstices, le blanc de la page, le noir de l’écriture. Les mots d’Olivier Vossot ne doivent rien au hasard. Ils sont pesés avec patience, triés sur le volet, non par souci d’esthétique, recherche d’effet ou de singularité sémantique mais parce qu’ils sont les seuls qui font surgir la réalité de l’absence en même temps que son irrémédiable pouvoir de résilience. Certes, l’absence est lisse, sourde mais elle prend corps au quotidien, tout simplement parce que quoi qu’on écrive ou pas, il est toujours question d’une lumière et que c’est en ce mystère que réside tout le sens de la vie humaine. S’adresser au mort pour parler aux vivants et se parler à soi-même. Laisser surgir, être à l’écoute. Des mots viennent dont on ne sort pas. C’est peut-être ainsi que la poésie s’accomplit, avec le silence des souvenirs comme une pierre chaude, / à l’intérieur. Olivier Vossot ne se dérobe pas à la quête initiatique qu’il s’est imposée de longue date, et le lecteur ne s’y trompe pas. Il reconnaît de page en page la recherche de l’équilibre, le fardeau d’un passé sans naissance qui est sans doute le sien, à lui aussi. Il ressent la morsure de jours noirs comme ce qui seul peut solidifier le temps et densifier l’espace.

Olivier Vossot, L’écart qui existe, Les Carnets du Dessert de Lune, 2020, 88 p, 14€.

Une belle réussite pour l’auteur, qui confirme que sa voix est à l’unisson des poètes de l’intime et de la profondeur et qu’il puise en toute connaissance de cause aux sources de l’essentiel. 

Présentation de l’auteur




Franck Villain, Saisi par l’hiver

Il faut le rappeler en exergue : long poème-journal, écrit du 11.12.2016 au 20.03.2017, dans une volonté de renaître, le recueil de Franck Villain est encore tout emprunt de la tragédie de Fukushima que le poète a vécu au plus près, résidant au Japon le 11 mars 2011.

Souvenons-nous que le crépuscule frappe. Obéissant à une rythmique immuable, celle des époques humaines, le soleil crie trop blanc avant de se refermer sur la vie. C’est le métier du poète que de, sans cesse, se repositionner, lui trop sensible aux forces telluriques, d’autant plus lorsqu’elles sont sismiques. C’est alors qu’on se demande que faire de ce corps engourdi ? Que faire sinon l’unir au printemps, le laisser bourgeonner à nouveau après que la terrible saison de l’hiver soit passée ? Un hiver et des pas « froids de ne plus sentir », blancheur de la page, « blanc mouvant de l’œil » contre ce vert du renouveau qui continue de tamponner l’intérieur de l’œil comme un souvenir, persistance rétinienne.

C’est dans les Cévennes que Franck Villain s’est établi, entre le mont Bouquet et Lussan, comme l’indiquent les parenthèses en fin de textes. Non loin de là, la centrale de Tricastin pèse comme un spectre du passé mortel sur la mémoire que l’on ne peut effacer. C’est là, dans la chambre (« ta chambre »), où l’air ne semble plus circuler que tu réapprendras à vivre : « comme une enfance / dans la ruade des / mots / cette joie de / découvrir ». L’écriture comme une convalescence, piochant ci et là, un mot, une parole prononcée par le voisin ou tout le délicat bruissement d’un buisson apparemment inerte. Vaincre la mélancolie car « l’eau coule dans les veines de la Terre, et tu as soif du sol des chemins ».

Franck Villain, Saisi par l'hiver, illustré par Nicolas Poignon, Po & Psy, Erres, 2020, 92 pages, 15 €.

Jour après jour, la douleur s’émousse, dans sa retraite le poète prend le temps de laisser planer les ombres, dans la blancheur omniprésente. Il sait qu’au bout du chemin se trouve le salut, parce que « polir la violence est un art quotidien » et que c’est la seule solution pour laver son cœur.




Jean-Claude Albert Coiffard, Il y aura un chant

 « il y aura un chant/envoûtant le silence/des oiseaux arrivant de plus loin que le ciel ».  Jean-Claude Albert Coiffard vit d’espérance. Né en 1933, il a aussi  l’âge de regarder dans le rétroviseur. Ce que ne manque pas de faire le poète en égrenant avec bonheur des souvenirs d’enfance entre terre et mer, du côté de la Loire, du marais, de l’estuaire.

Nous sommes dans le pays nantais (« Que ma ville était belle/les paupières bleuies/par le lait de la lune ») et l’on retrouve dans ses vers les intonations de René Guy Cadou. « Mes souvenirs s’endorment/dans une vieille armoire/dont j’ai perdu la clef », écrit Jean-Claude Albert Coiffard. « On ne parlait pas/on écoutait la nuit/on regardait les ombres », ajoute-t-il.

Francis Jammes rôde aussi dans ces pages, celui qui écrivait : « Chanter de joie, mon Dieu, comme une pluie d’orage », tandis que le poète nantais, lui, s’émerveille à la vue d’Eugénie et de ses 3 ans. « Tu cours/dans l’allée verte et bleue/tu cours/Eugénie//et tu es belle/la lumière en frémit ».Ce recueil, illustré par des collages de Ghislaine Lejard, est ainsi pétri de notations lumineuses, revigorantes. Il fait aussi l’éloge du silence, « un éternel silence/qui nous parle de Dieu (…) quand on entend vibrer/la corde de son âme ». 

Jean-Claude Albert Coiffard, Il y aura un chant, Des sources et des livres, 70 pages, 15 euros.

Mais la mort fait son œuvre fracassant les élans du poète. « Il y eut cette nuit/plus noire que la nuit//il y eut ce silence/plus grand que le silence ». C’est la perte d’êtres chers, évoquée en mots retenus. Et le poète lui-même anticipe son grand départ par une dédicace au monde qu’il quittera un jour. Il l’adresse « aux fleurs et océans/à l’herbe et à l’insecte/aux orties et aux ronces (…) à la bruyère longue/qui embrasse la lande (…) à la harpe, aux saxo ». On croit entendre Xavier Grall faisant l’inventaire du monde dans Genèse, son livre posthume, ou entonnant un chant à son créateur dans Solo.  

Jean-Claude Albert Coiffard, lui, écrit : « Je partirai /une légende au cœur/et le sable des roses/dans le creux de la main// Je prendrai le chemin qui conduit aux mystères ». L’éternité existe. Le poète nantais l’a déjà rencontré. « Elle est cette lumière/qui parlait à l’enfant/en langage d’abeille ».




Marc Nagels, Sauvages

Le beau recueil Sauvages, de Marc Nagels, pose de passionnantes questions et la première et non la moindre est celle-ci : que faire de Saint-John Perse ?

Marc Nagels, en effet, s’inscrit sans fard dans la continuité de ce poète des grands espaces épiques et cela est réjouissant et interroge. Il serait fastidieux de relever presque à chaque page les multiples souvenirs et emprunts à ce poète et ce serait faire injure à Marc Nagels, qui use moins de clichés persiens qu’il ne profite d’une musique bien connue pour y faire consciemment référence. Et comme, dès le début, il est question d’un « nous », voici la deuxième difficulté : autour de quels dieux nous rassembler, quel est ce « nous » dont il est question ?

En effet, se mettre dans le sillage de Saint-John Perse, c’est adopter, forcément, une certaine hauteur de ton et il en découle une certaine hauteur de vue. Mais point trop, juste à l’étage très païen des vents et des forêts, ce qui n’empêche pas « Sur nos lèvres arrondies, une syllabe mystique. » Le poète le fait remarquer dès le début, Sauvages désigne par son étymologie ce(ux) qui vien(nen)t des forêts. S’il s’agit de marcher : « Nous marchons. Cela commence comme ça. », notre au-delà est horizon, horizontal. Suivons tout d’abord le Chaman ébloui, première partie du recueil. Comme chez Saint-John Perse, des refrains rythment et ponctuent les poèmes, identiques ou subissant de légères variations, des mots aux sonorités proches se faisant écho de l’un à l’autre : « l’entrave », « l’étrave », « l’épave » et ces répétitions imparfaites rappellent la transe.

Marc Nagels, Sauvages, Phloème, 2021, 68 pages, 15 €.

Mais de quel « nous » s’agit-il ? « Nous avons marché, c’était le voyage d’un peuple d’ombres » dit tout d’abord le poète et nous imaginons le Chaman guidant sa tribu, mais peu à peu se précise une troisième personne : « J’ai vu dans ses yeux (…) Son corps était d’ambre (…) J’ai reçu le bouquet délicat de ses doigts (…) J’ai vécu l’étroit instant de son sang » et le « nous » semble devenir celui d’un couple, laissant « sur l’écaille d’un sol couleur de peau, la folie des ombres échouées. » Tout peuple semble d’ombre, le Chaman est « ébloui », laissons à cet adjectif toute la palette de ses sens. Toutes les ambiguïtés de cette première partie sont riches et fécondes et déroutent autant qu’elles dépaysent. Tant mieux. Qui le chaman guide-t-il ? Est-ce lui seul ? Est-ce lui l’autre ?

Marc Nagels, par ailleurs compositeur et musicien, se sert avec bonheur des temps verbaux, surtout le passé composé, qui évoque, nous le verrons celui de Rimbaud dans « Le Bateau ivre » … De façon très musicale, jouant de trouées temporelles grâce à l’emploi, parfois, du passé simple, passé historique dans cet ensemble au passé proche : « Il y eut l’été d’une chaleur sans égal » (…) « Il y eut, à l’été d’une chaleur charnelle (…) ». Néanmoins, sa deuxième partie introduit très largement le présent, surtout à son début, tandis que restent, sous-jacentes, et reviennent vers la fin, les précédentes dimensions du passé composé et du passé simple. « Quand vient l’aube, souvent j’ai aimé. » 

La troisième partie du recueil Le fou des bois, introduit quant à elle, dès les premiers mots, la dernière dimension, absente des deux premières parties, le futur : « J’établirai » (…) « J’entendrai » (…) « ils diront » tout en laissant une large part au passé composé. Revenons un peu sur la saveur épique très particulière de ce temps verbal, utilisé tout d’abord par le Rimbaud du « Bateau ivre » : « Mais vrai j’ai trop pleuré », fréquenté ensuite par Saint-John Perse et repris très abondamment ici, dans la première partie, la fin de la deuxième partie et la dernière partie de ce recueil. « J’ai pu » « J’ai voulu » « J’ai vu » « J’ai reconduit » « J’ai erré » « J’ai guetté » « J’ai fait œuvre » « Alors, je suis resté » « J’ai bu » « J’ai lu » « J’ai rêvé » « J’ai veillé » « J’ai épié » (…). Le fou des bois comme Chaman ébloui a bien l’extra-lucidité d’un poète à qui quelque chose d’inouï se révèle tandis qu’il accomplit quelque rite singulier et nécessaire. Héros d’une épopée intime du même ordre que celle qu’a su inaugurer Arthur Rimbaud avec son « Bateau ivre », il se nourrit de sève vivante.

Bien ancré dans une tradition poétique, ce texte ouvre néanmoins sur des problématiques très contemporaines. Le poète est un chaman à la fois enraciné dans un sol et en appelant aux puissances de l’air : « perché sur un arbre et balancé sur ses hautes ramures telle une nef ». « Un son de tambour ancré dans le sol profond et tout ce froissement d’ailes comme l’épais frôlement d’un flot de fougères. » Nos dieux sont ici-bas semble-t-il nous dire, ces arbres nourriciers. Une épopée secrète, sans transcendance, un retour salutaire à la forêt.

L’objet livre mérite quelques remarques, lui aussi, à la fois simple, souple et constitué d’un très beau papier ivoire, très agréable à manier, il est relié « à la chinoise » avec un fil de chanvre, ciré à l’amidon de pomme de terre. Léger et robuste, il annonce par sa qualité et son originalité celles des poètes et des textes qu’il met en œuvre. Et il rappelle les belles éditions Moundarren.