Thibault Biscarrat, L’initié, suivi de La libre étendue et de L’incandescence

Thibault Biscarrat est assez incroyable : il poursuit, de livre en livre, et ce depuis au moins Le Dernier Lieu (Abordo, 2016), son œuvre poétique comme s’il ne se passait rien dans le monde extérieur : ni guerre, ni violence, ni épidémies…

Son œuvre, à partir de ce livre déjà nommé, n’est qu’un vaste chant d’amour qui prend à témoin la Nature (« Je suis la strophe qui, au matin, fait chanter les frondaisons ») et le cosmos (« La lune déploie ses éclats dans le silence du ciel » > « Le Verbe advient et la Terre tournoie »). (Et c’’est l’amour qui meut le soleil et autres étoiles…) Il aurait pu naître au temps du Cantique des Cantiques, ou du Deutéronome, que son écriture n’en serait pas pour autant changée. Biscarrat est notre David actuel : il chante pour chanter ! comme l’enfant dans l’Aiôn que vit Héraclite autrefois.

Suivons donc le titre de ses recueils : Le Livre de mémoire, L’homme des grands départs, Une Couronne d’Orage, Chant continu. Qu’est-ce qu’un « chant continu » ? Eh bien, un chant qui n’a pas de fin, bien sûr : « La parole s’incarne sur le chemin, infiniment. » Ou bien : « La musique s’incarne à chaque instant. » Ou encore : « Je rêve d’un livre plus vaste que le monde. » Etc., etc. Le chant infini (in-fini) est la forme des livres de Thibault Biscarrat. 

Thibault Biscarrat, L’initié, suivi de La libre étendue et de L’incandescenceÉd. ars/poetica, 90 p., 18 €.

La Bible est partout présente, en filigrane du textuel : le Verbe n’est plus que buée, vie, argile, boue, brasier, ou feu. Thibault Biscarrat va même jusqu’à se déclarer « fils du feu », « l’initié aux mystères ». Est-il « fou » ? égocentrique ? Tout écrivain l’est…

Dans son œuvre en général, et dans ce recueil en particulier, presque tout est écho de textes antérieurs (poétiques ou bibliques) ; et pourtant il n’y a aucun guillemet, ni d’italiques : tout est intériorisé, avalé, puis recraché : c’est alors que l’auteur – le poète – devient « tatoué de versets, de légendes ». Le corps du poète n’est plus qu’un palimpseste. Parfois, il s’agit de simples détournements de vers hyper connus : « J’ai vécu au plus près de l’orage, la beauté assise sur mes genoux. » (Rimbaud, bien sûr). D’autre fois, c’est plus obscur : l’auteur est féru de textes kabbalistiques et de la Torah (« Les voyelles animent les consonnes »). Certainement un souvenir d’Isidore Ducasse : « Je n’ai d’autre grâce que celle de vivre au plus près de l’âme, à chaque instant. » Un esprit impartial trouve cela parfait. On se souvient de Jean-Luc Godard citant le cinéaste Robert Bresson dans ses Histoire(s) du cinéma : « Ne change rien, pour que tout soit différent. » Mise en action de ce théorème dans le texte : « Nous forgeons ce chant nouveau ; nous chantons ce chant très ancien. » Et c’est alors que « tout vient se regrouper, fusionner dans [sa] langue », que « la bibliothèque bruit autour de [lui] », que « tous les livres [lui] sont faveur ». « En écho les textes, les palimpsestes [lui] parviennent » : « La lumière soulève son voile. »

Même si dehors tout est atroce (les bruits de bottes fascistes (presque) partout), le monde intérieur de Biscarrat n’est qu’enchantement : « Les vallées, les symphonies : tout luit, resplendit, s’offre à l’ouvert. » Ô saisons, ô chateaux ! Pourtant, parfois, un monde non édénique point, celui de l’Arbre de la connaissance : « Un homme renversé, à tête d’oiseau, le sexe droit tendu vers les entrailles. » Et c’est alors la chute… hors d’Éden.

On sait que la grande poésie chinoise ne vécut que d’emprunts, d’allusions, de détournements plus ou moins cachés, etc. ; à peine en eût-on fini avec cette façon de faire, la poésie chinoise avait disparu !… « La fin approche ; tout est à venir » (dernière page du livre).

Présentation de l’auteur




Claude-Raphaël Samama, Les chants d’Eros

« […] L’Amour pris à la racine charnelle où il se complaît, invente, s’échappe et nous surprend. La modalité du « Chant » invite à une lecture différente et libérée, avec ses échos, ses reconnaissances, ses surprises musicales et enchantées […] »  In Préface de l’auteur

Ces « Chants » sont l’histoire d’un homme et d’une femme – comme au premier jour – qui s’éprennent lentement, d’un amour charnel, son idée et ses possibles déclinaisons : « Au commencement était la chair » est-il écrit à la première ligne du Prologue.

Pour sa forme, l’Eros sera ici plus un ange androgyne aux ailes déployées tel que remarquablement dessiné par l’illustrateur de plusieurs poèmes (Jacques Cauda), que le daïmon arbitraire de la tradition gréco-latine. Dans maints « chants », un dieu prête sa voix alternativement à l’homme et à la femme comme dans le Cantique des cantiques hébreu ; dans d’autres, plusieurs mythes ou traditions sacrées viennent se mêler au voyage : les helléniques, Dyonisos ou Pan, le dieu égyptien Râ, l’hindou Shiva, tous convoqués pour les amants au cours de leur « voyage » vers une sorte d’horizon absolu.

L’organisation et le mouvement du Poème ressortissent à un diptyque intitulé pour le premier volet, « Premiers chants », et pour le deuxième « Chants seconds », avec  quatre-vingt-trois « Chants » au total. Tous ont en commun un phrasé et comme un rythme concertant : trame serrée de deux ou trois lignes formant versets qui se suivent, chapitre après chapitre et « Chant » après « Chant ».  

Claude-Raphaël Samama, Les chants d’Eros, Illustrations de Jacques Cauda, 2021, éditions Baudelaire, 150 pages, 12 €.

Du premier volet du diptyque au second, la tonalité toutefois diffère quelque peu. A l’Allegro des 39 « Premiers chants » – alertes, enthousiastes et parfois oniriques – succèdent, plus méditatifs, avec une touche de nostalgie, les 44 suivants. Ce distinguo sur la tonalité m’est inspiré par le petit diptyque de jeunesse du poète anglais Milton au XVIIème siècle, L’Allegro et Il penseroso (ouvrage qui se trouvait, par l’un de ces hasards que l’on n’explique pas, juste à côté de la table où j’écrivais dans un coin de ma bibliothèque..).

A l’évidence, ces « Chants d’Eros » reflètent un changement d’état d’âme, sinon de tonalité, lorsqu’on passe de la partie I à la partie II.  Il n’est que de regarder les verbes : dans le premier volet, c’est ce qui a eu lieu, définitif, intangible, miraculeux, exprimé par le « perfect » (passé composé, passé simple) ; dans le second volet en revanche, c’est l’ « imperfect » (l’imparfait) qui se continue dans le présent et appelle l’interrogatif… Mais ne nous y trompons pas ! L’idée de l’Amour, son temps, ses métamorphoses, la portée, le statut des verbes n’intéressent que de haut, disons – de la lointaine Sirius la composition d’ensemble des poèmes qui tournent autour de leur secret. En dehors du Prologue, l’auteur ne nous livre rien des énigmes ou des choix de fabrication de son œuvre…Quelles sont la materia prima et aussi la secunda de ce texte fleuve qui se désigne comme un « roman-poème », une narration allusive avec ses personnages, son intrigue humaine et au-delà, en contrepoint poétique et un peu provocateur du genre établi !

Il serait fastidieux de passer en revue les nombreuses et savantes images – pour l’essentiel des métaphores ou métonymies charnelles, marines, célestes ou terriennes (…) – dont se nourrissent les cent cinquante pages du livre. Il y a ici un arcane que chacun peut chercher ou reprendre à son compte… « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » dit Baudelaire dans les « Fleurs du mal ». Ainsi, la materia prima de ces « Chants » serait, mutatis mutandis, « la chair des mots », le lancement d’images inédites et comme d’une substance sonore s’abouchant à « la chair de l’Amour », la faisant chanter. Imaginalement ! Là seraient cachées en quelque endroit une « pierre philosophale » et une poétique conquérante… J’en suggère l’apparition, la divine apparition, au Chant XXXXIV– chant sibyllin s’il en est – où surgissent Charybde et Scylla, ces deux écueils redoutés des anciens navigateurs, lieu de dangereux remous, mais lieu aussi où se réfugient la vie et la mort, ombilic irradiant en spirales dans plusieurs autres endroits du Poème. Le ton s’en fait alors prophétique mais suivant la modalité du passé, sa souvenance… « Qui, à une torchère d’or, allumait bien ces feux dans des ciels aperçus de nous seuls, laissait monter des chants sublimes aux orgues puissantes du concevable ? » / « Quel œil mental s’installait à ces balcons cosmiques (l’œil du lecteur aussi bien), d’où l’on apercevait sans faiblir les spectres rieurs de la mort ? »

Au-delà d’une lecture qui prend la forme d’une croisière lumineuse ou tourmentée, il serait difficile de ne pas voir dans ces « Chants » – dont certains appellent leur libre appropriation – la résonnance de l’une ou l’autre « tradition hermétique », à laquelle se mêle aussi un « inconscient » à l’œuvre, où la magie des corps délivrés convoque l’infinité de leur écho !

Présentation de l’auteur




A propos de Contrebande, de Laurent Albarracin

Des sonnets que Laurent Albarracin a réunis dans Contrebande, on pourrait dire, comme le fait Pierre Vinclair dans sa préface à ce même livre, qu’ils sont sentimentaux aussi bien que naïfs, au sens de Schiller. Ces poèmes jouent en effet d’un ensemble d’échos et de distorsions qui, outre le plaisir qu’ils visent à procurer, nous ramènent à une autre sorte de naïveté, celle de l’enfance – qu’on aurait envie de prendre pour définition de l’attitude poétique.

Mais regardons de plus près. Fidèle à sa manière depuis longtemps, et ici à sa filiation revendiquée à Ponge, Albarracin joue avec les mots, pour mieux tenter de s’approcher des choses. Les jeux de la tautologie qu’il affectionne particulièrement sont certes encore présents, mais de moins en moins (semble-t-il), et les textes montrent les signes d’une ouverture à un panel élargi de techniques : paronomases, jeu sur les homonymes et homophones, etc. Car outre le langage qui nous permet de dire la chose, et qui nous y donne un accès biaisé, il y a tout ce bruit qui entoure la saisie de l’objet, images adventices, souvenirs, échos formels dans la perception, qu’Albarracin tisse en une sorte d’auréole de sens, par un jeu sur les aspects sensoriels et affectifs sous lesquels les choses se présentent à nous. Jeux de l’imagination visuelle (« L’art de bien se tromper », par exemple), contiguïtés et associations d’idées, antagonismes, odeurs (« La rue après la pluie ») sons (« La chamade »), etc. Je n’en citerai qu’un seul exemple (le livre en est plein), « La lune » : où l’on voit bien le poème passer de la lune au ballon par contiguïté formelle, puis au mouvement vertical (rebond du ballon / à quoi bon / bondit / àquoibondit), la lumière et la forme pour ainsi dire oculaire de la lune fournit les thèmes du deuxième quatrain (miroir, réflexion, dont le double sens permet des rêveries quant à nos actes sous son regard), la rondeur du cèpe fait écho à celle de la lune autant qu’à la crêpe et à la poêle où elle cuit, et la crêpe par homonymie fournit le crêpe couvrant la lune ;

 Laurent Albarracin, Contrebande, le corridor bleu, coll. S!NG, 2021, 96 pages, 12 €.

ce qui permet à son tour le jeu sur un voile/une voile ; la rime fournit comme à rebours le jeu avec phases/phrases, qui semble avoir suggéré, devant le caractère imperturbable des cycles lunaires (où la hauteur de l’astre devient son caractère « hautain »), l’avant-dernier vers.

 

La lune

La lune àquoibondit au moindre des sursauts.
L’indifférent ballon au taquet réagit
Et hausse son épaule à la splendeur d’un fruit
Ou bien lève un sourcil pour l’accrocher là-haut

Elle est comme un miroir, une glace sans tain, 
Depuis où observer à discrétion nos actes
Et ne nous renvoie rien dans un tacite pacte,
Juste nous réfléchit, nous couvre de dédain.

Mangée par son éclipse et ronde comme un cèpe,
Rien ne se tient longtemps dans cette foutue poêle.
La lune est une crêpe entamée par un voile

Et elle est une voile endeuillée par un crêpe. 
Devant l’astre hautain on peut tenter des phrases,
Il ne répondra pas : la lune fait ses phases.

                

Un autre trait de l’écriture albarracinienne joue ici à plein. Dans l’art du sonnet, la pointe finale doit venir donner une forme de morale, une formule élégante qui en un sens, par sa beauté, nous arrache un consentement que la froide logique ne donnerait pas. Mais dans ces poèmes, on dirait parfois que la machine à pointes est devenue folle, qu’elle darde ses traits à répétition, jusqu’à presque faire éclater la forme sonnet, en variant sans cesse les angles, pour atteindre au cœur de la cible : la chose elle-même ? Ou bien la formule qui, la disant avec apparemment le plus de cette nécessité construite par l’image et le jeu sur le langage dont je parlais plus haut, la créera autant qu’elle en décèlera la vérité ? Ainsi par exemple le « Blason de la cheville », et « Le café ».

De ces rapprochements parfaitement contingents, on ne devrait a priori pouvoir rien tirer de significatif, sinon un petit plaisir sans conséquence. Mais il y a bien chez Albarracin la tentation de rémunérer le défaut originel des langues par un travail de l’image qui, construisant dans l’espace du poème les conditions de son évidence, transforment cette contingence en nécessité : et l’image semble alors dire le vrai – rien de moins : « Il faut souvent bercer l’illusion qui nous berne » (p.38)… Albarracin construit en effet une sorte de phénoménologie folle – et pour cette raison plus vraie ? – où ce qui se donne à voir, ce sont les choses telles qu’elles sont pour nous, et d’autant plus qu’on se laisse un peu secouer par elles ; autrement dit, quand on rêvasse suffisamment longtemps pour les laisser pénétrer en nous, avec leur cortège d’idées associées, de souvenirs, de formes. C’est aussi pour cela que, même si « Le premier vers nous coûte alors qu’il est fortuit », le même « Art poétique » poursuit plus loin :

 

Le reste se poursuit sans obstacle majeur,
Il suffit de se faire un tantinet songeur.

Et la suite explique le processus, tout en l’illustrant par les résultats qu’il peut produire :

 

L’eau s’enchaîne en versant de l’eau à ses maillons.

Ainsi coule le fleuve en liquidant sa pâte
Dans le gaufreur de l’eau où se forge sans hâte
Le doux miel du soleil dans chacun des rayons.

 

Albarracin rêve ainsi constamment entre deux eaux, entre le langage et les formes sensibles, entre les mots arbitraires que la langue nous lègue pour dire les choses, et les formes phénoménales dans lesquelles elles se présentent à nous. C’est dans cet entre-deux que se joue sans doute notre rapport le plus juste à ce qui est.

Il me semble qu’ici s’éclaire le sens du titre. La contrebande, l’art du passage de l’autre côté, en toute discrétion, c’est un peu ce que fait Albarracin ici : en travaillant sur ces petits jeux de mots, sur ces choses sans importance (sur le plan des thèmes abordés), on peut s’approcher de l’autre côté, traverser la frontière du langage pour retrouver, sinon les choses mêmes, un peu de leur premier apparaître.

Ce premier apparaître des choses, il me semble qu’il a à voir, chez Albarracin, avec l’enfance. Si le poème joue sur les mots, avec les images et associations d’idées gratuites du rêveur (et l’enfant en est l’archétype), il peut reconfigurer, remonter, presque, le réel : ainsi des grues (p43), entre l’oiseau et l’engin de chantier, qui semblent presque montrer un réel entre destruction et reconstruction. C’est ainsi que l’on pourrait aller jusqu’à « parfaire les choses » (p. 60) en prenant exemple sur les mots. L’enfant, parce qu’il ne sépare pas la rêverie de la perception sensible, parce que pour lui l’imagination est aussi puissante dans les mots qu’elle l’est dans le regard et le jeu de tous les sens, parce que pour lui les choses sont pour la première fois, vit cet âge du surgissement dans lequel les choses sont plus claires, plus puissantes, cet âge où ne sont pas séparés les choses, les mots qui les disent, les sensations et les idées qu’elles évoquent – où ce qui est se donne dans sa plus grande vérité, qui est rythme, et musique. Dans la naïveté retrouvée des premières années, les sonnets d’Albarracin tentent de saisir la musique de cette enfance, celle qui bat la chamade dans le galop des chevaux, pour peu qu’on sache écouter (p.89) :

 

Chaque fois que j’entends le galop qui martèle,
L’enfance me revient au rythme qui m’appelle.

 

Présentation de l’auteur




Carole Carcillo Mesrobian, De nihilo nihil

Confinement Covid la vie à l'arrêt. Le rien envahit nos vies au risque de nous rendre fous. Mais quels sont cette "immatérialité théâtrale" et ce "vide scriptural" qui ouvrent ce nouvel ouvrage de Carole Carcillo Mesrobian, intitulé De Nihilo Nihil et publié aux Éditions Tarmac ?

Le vide. Le rien. Un théâtre sans spectateurs. Le confinement a provoqué ce désert dans les salles de spectacles. Carole Carcillo Mesrobian a peut-être arpenté cet espace désertique pendant ce délai d'arrêt forcé. L'imagination ne s'arrête pas sur décret d'état d'urgence, et l'autrice de creuser ce vide, cette immobilité, ce mutisme. Y chercher un motif de réflexion.

Rien ne peut être produit à partir de rien. Certes, mais avec l'esprit rien n'est impossible. Le poème se crée à partir de rien, juste quelques neurones et synapses en bouillonnement.

Quel est ce théâtre masqué qui voit évoluer des personnages faisant "l'expérience de leur vacuité formelle" avec des répliques devenues un simple "empilement de lettres" ? Des répliques imprononcées qui font mouche chez le lecteur, à défaut de spectateurs.

De nihilo nihil se décline dans un style direct fait d'une juxtaposition de phrases, formes de citations, sans ces adverbes et petites conjonctions qui font le lien entre elles. Sans doute justement pour marquer l'anéantissement des liens provoqué par cette pandémie. Ce rythme dans l'enchaînement des phrases me fait penser à Philippe Jaffeux, avec un langage comme asséché par le froid de l'époque. Si le climat se réchauffe, les rapports humains se refroidissent. 

Carole Carcillo Mesrobian, De nihilo nihil, Tarmac éditions, 2022, 51 pages, 12€.

Carole Carcillo Mesrobian évoquait dans son précédent ouvrage nihIL « L’architecture d’un langage hermétique (qui) délimite le périmètre de nos enfermements ». Plus que de l’hermétisme il y a comme une audace des méandres dans la poésie de cette autrice déjà publiée maintes fois. 

Cette notion de repli est encore très présente dans ce nouveau volet. "Nos personnages ressemblent à l'arrière de leur absence".

Mais ce théâtre immatériel d'un enfermement dans l'immobilité, ne peut se contenter d'un espace clos avec rideau et sièges rouges. C'est le monde dans son immensité qui a de plus en plus tendance à nous enfermer dans nos certitudes. Carole Carcillo Mesrobian en spectatrice avisée nous offre une écriture qui se refuse de caresser dans le sens du vent. Ici rien du poème ne doit être velours.

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Nicolas Dieterlé, Journal de Baden

Après la mort de Nicolas Diéterlé, sa famille a retrouvé les textes réunis dans le nouvel ouvrage intitulé Journal de Baden. L’auteur s’est consacré à l’écriture et à la peinture au détriment d’un métier plus lucratif avant de trouver un travail répondant à ses besoins au journal

Témoignage chrétien. Revenu en France après une enfance en Afrique, sans doute devait-il se sentir en exil. Cet Etre est en perpétuelle recherche de ce que l’on pourrait imaginer une essence. Aucune date ne ponctue le journal. Dans la préface au livre, Yves Leclair note que « si l’encre du stylo ou les couleurs du pinceau ont été chez Dierterlé le sang de sa plaie, le poète-peintre sut aussi, par intuition intime, que le poème et le tableau, certes inachevables, sont les seuls antidotes, provisoires, contre le venin du mal, de la mélancolie, de l’exil durable. »

Des notations sur la nature et la perception qu’il en a reflètent ses états d’âme du moment. La forêt est comme un grand retour à l’origine. Il y est nu dans la nudité. Et « plus rien ne s’interpos[e] entre elle et [lui] ». Le motif de la caverne lui fait suite. Non loin de ces lieux, l’araignée et sa toile reviennent obstinément dans l’imaginaire avec l’angoisse que cela suppose et presque en opposition avec les lieux de prédilection où « tout vibr[e] de nudité ».

Diéterlé nous rappelle la nécessité de rejoindre son Etre. Ainsi est-il possible de se sentir « pacifié » et « abandonné » en harmonie avec la nature simple : les oiseaux « se perchent sur [ses] épaules ». S’identifiant à la nature ou y projetant ses joies, ce sont aussi ses angoisses qui transparaissent comme avec ces « feuilles sur le sol » qui deviennent dans le regard du poète des « cœurs brûlés ». Dans cette recherche d’une tranquillité de l’âme, d’un état libéré et reposé, l’auteur vacille sans cesse entre deux âmes, l’une « enténébrée », l’autre « lumineuse ».

Nicolas Dieterlé, Journal de Baden, Arfuyen, collection Les vies imaginaires n°6, 2021, 16 €.

Cette double postulation est un fil conducteur de l’œuvre. En lui, deux forces semblent s’opposer voire rivaliser entre elles comme dans ce poème explicite et puissant où l’identité négative est interpellée à travers des nominations visant la disqualification dans l’espoir que le « Faucon » et la « Rose » s’unissent. « En moi tu es celui/qui romps sans cesse les attaches/du cœur, si bien qu’il/dépérit. Masque de guerre et de folie, crâne aux durs rebords/de haine, source fétide. » Parfois s’identifiant à une « maison en ruines » ou un « puits sombre » dans lequel il est tombé, il lui faut réveiller l’antidote de la chute, celui du vol. Les oiseaux sont en effet nombreux dans l’univers poétique de Diéterlé jusque dans deux titres de recueils publiés il y a quelques années.

Les identités sont nombreuses avec des motifs exprimant la force, l’unité et la totalité. La globalité est capable d’être évoquée dans un espace d’insécurité. Devenir « Lumière », « Amour », « Volcan », « Vague » et « Immensité » sont des vœux pour ce poète troué qui, dans un poème, rejoint la liesse suprême que représente « la danse ». Cependant, sans la part sombre de la vie, la transparence de l’âme et sa lumière ne pourraient pas être mises en relief de manière aussi expressive. L’écriture de ce journal est celle de la profondeur contre celle de la surface, celle qui cherche toujours à comprendre les mouvements de l’Etre, sa complexité, sa fragilité et sa force.

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Etienne Faure, Et puis prendre l’air

Le livre d’Étienne Faure, Et puis prendre l’air, porte en première de couverture l’indication générique : « poèmes en prose ». Voilà qui surprend : non pas tant qu’on puisse annexer de la prose à la poésie, ou appeler « poésie » un travail d’écriture en prose :  la chose est admise et elle prend aujourd’hui une multiplicité de formes. Mais « poèmes en prose » renvoie à un genre précis, né avec Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand et avec les Petits poèmes en prose. Le Spleen de Paris. de Baudelaire.

S’y illustreront Rimbaud, puis Pierre Reverdy et Max Jacob, entre autres. Genre à référer à une époque de l’histoire de la poésie, donc : né au XIXe siècle, pleinement instauré dans le premier XXe siècle. Je ne vois guère que Christophe Hanna, dans ses Petits poèmes en prose de 1998, à avoir repris l’appellation générique : mais il s’agissait d’un titre, d’une référence spécifiquement à Baudelaire, et d’une pratique n’ayant rien à voir avec celle qui nous occupe à présent. « Poèmes en prose », donc : ce qui nomme un autre genre d’écriture chez Étienne Faure, qui compose par ailleurs – et principalement – des poèmes en vers. Mais la distance historique qu’on vient d’indiquer n’est pas de pure forme : c’est le ton du livre dans son ensemble et un aspect central de la poétique de son auteur qui sont ainsi impliqués, me semble-t-il.

Car ces poèmes sont véritablement des poèmes en prose, au sens historique du terme, dans lequel différents types de prose sont repris et travaillés par le langage poétique : la chronique, le portrait, la méditation, la note de voyage sont ainsi des modèles d’écriture sous-jacents. La mise en page, qui n’isole pas le poème mais le présente en séquences, tend à renforcer ce caractère de notation : il s’agit pourtant bien de poèmes en prose, isolables comme tels, malgré la relative brièveté de certains d’entre eux. 

Etienne Faure, Et puis prendre l'air, Gallimard, collection Blanche, 2020, 136 pages, 14 € 50.

Vers et proses avancent ainsi à revers et à vitesse différente de part et d’autre du pli qui les ajointe :

Usant d’un carnet tête-bêche pour écrire, le remplir à l’endroit de ceci, à l’envers de cela, il sait qu’un jour les deux gageures, vers et prose qui progressent, vont se rencontrer, former un front redouté. L’une gagne du terrain – elle en est presque à la moitié du calepin –, quand l’autre ne hâte pas le pas. […]

La prose d’Étienne Faure est ainsi travaillée par son envers versifié, et si les rythmes diffèrent, dans les deux cas l’idée du poème est la même : il faut que ça tienne, du début à la fin, qu’il se constitue une unité de sens et de forme, que manifeste dans les deux cas tout un art de la chute.

Le recueil se structure en dix sections, et l’on retrouve le poète dans la particulière qualité d’attention qu’il porte au proche, êtres et choses, dans une poétique de la flânerie (la ville et ses alentours, dans les sections « Éloge appuyé des bancs », et « Prendre l’air »), mais aussi au lointain, car le voyage est présent, comme dans d’autres livres du même auteur (section « Aux coins du globe ») : « Tropicale humide est ma vie ». Cependant, plus que l’espace, c’est le temps qui est la matière première de cette poésie. Il n’y a rien là que de banal, dira-t-on : c’est qu’il faut préciser. Baudelaire cherchait la modernité, c’est-à-dire à saisir une qualité particulière du présent, propre à chaque époque ; ce n’est pas qu’Étienne Faure la refuse, mais sa quête est autre : ce sont plutôt des rémanences du passé dans le présent, des bulles de durée dans le temps, des formes touchantes d’anachronisme qui l’attirent au premier chef et provoquent l’écriture. La poésie retient ce qui est passé ou mieux encore le tout juste passé, qui se trouve encore là, provisoirement, et que volontiers on néglige. Sa temporalité est complexe : le thème du « décalage horaire », qui intervient dans le recueil, a valeur de figure.

C’est ainsi que le panta rhéi urbain trouve à se tempérer dans l’usage des bancs, qui offrent une provisoire possibilité de station. La section consacrée à ces objets publics donne un bon exemple de l’art du poète. Car le banc est véritablement une scène, sur laquelle se jouent nombre de saynètes quotidiennes où figurent tous genres de gens. Ces saynètes nous sont présentées dans une esthétique du croquis. Il faut saisir, en quelques traits, le mouvement, le sens, l’esprit d’une situation. Ainsi de ces enfants aidant un chat à redescendre d’un arbre :

[…] The cat, ici, serait plutôt un cas parmi les taillis taillés où les enfants se sont ameutés. Taïaut ! Perchés sur le banc ils l’attrapent et le redescendent par la peau du cou, sous la rumeur des oiseaux. Arrière-petit-fils d’un chat de gouttière, il s’accroche, vertige, puis détale, de nouveau chatoyant. Minou, minou !

 

Autres lieux de station provisoire, ce sont les hôtels, fréquentés au cours des voyages (section « Hôtels et retour »), lieux de réflexion solitaire, dans lesquels on s’absorbe un temps : « des murs, en faire partie, faire partie des murs, être aussi meuble que la chaise ou la lampe qui me voient d’un bon œil – miroir – puis ne me voient plus, tellement je suis fondu dedans ». Ce sont plutôt les petits hôtels de province qui sont objets de poésie, et la remarque suivante a valeur emblématique : « L’Hôtel Moderne est souvent ancien. » Le goût des choses discrètement désuètes, que j’évoquais plus haut, s’y concentre ; de la même manière dans : « Comestibles : aux vieilles enseignes vaguement épargnées par le temps, on pouvait lire de tels mots pour annoncer la chair mangeable et un peu recherchée » ; ou encore : « basané se disait naguère, vocabulaire passé dans les livres jaunis ». Ces choses ne vont pas sans les mots qui les disent, et c’est une qualité toute particulière de la poésie d’Étienne Faure que de les saisir et de les conserver pour nous, nous permettant d’en goûter la saveur :

 

[…] Les enfants, eux, avaient droit aux bonbons fourrés à la menthe, au cassis, à la mandarine, au café, à tout et n’importe quoi de la grand-tante. Elle conservait dans une soupière de vieux bombecs collés à leurs papiers, impossibles à arracher, et qu’il fallait sucer comme ça, calés entre langue et palais. Avec leurs peaux recrachées après.

 

« Bombecs », « cloper », « pioncer », « illico », « rédacs », « clopin-clopant », entre autres vocables ; « toi qui as de bons yeux… tu seras mignonne de m’apporter… tant que tu es debout… » entre autres expressions, dans le recueil : on peut faire poésie de ces mots surannés, charmants, qui furent les nôtres et donc qui furent nos vies, et qui passent. Quant aux « mots liftés » de l’air du temps, il leur en faudra peut-être un peu pour livrer leur saveur, si ce n’est dans une perspective satirique :

 

 […] Elle emporte sa lunch box isotherme à deux cuves, l’une pour la viande, l’autre pour la salade. Dotée d’un clip, elle est hyper hermétique et conserve le chaud et le froid pendant cinq heures. […]

 

Objet emblématique et contraire, puisqu’il s’agit de conservation, la veste aux poches emplies « des cueillettes de l’an dernier » : « un vrai poème, ce paletot ».

Il serait facile dès lors de taxer cette poésie elle-même de désuétude, considérant qu’elle se détourne des questions brûlantes qui doivent nous occuper, et de la langue littéraire contemporaine. Elle fait un pas de côté, elle sait nous arrêter, à contempler par exemple ce tas de choses anciennes, cave vidée sur un trottoir :

[…] des guéridons et des sellettes, des cache-pots, des passe-plats, des tabourets, des escabeaux sans marches, des abat-jour et des squelette de chaises, des ciels de lit, des paravents crevés, des rideaux en nylon, en cretonne, en organdi. Tout cela promis à l’asphalte où les pas maintenant se hâtent – ok ça marche –, en quête d’avenir.

 

Ce n’est pas seulement que la poésie d’Étienne Faure nous rappelle que ce que nous aimons et à quoi nous tenons si fort à présent deviendra cela, ce bric-à-brac promis à la décharge : c’est aussi qu’elle nous laisse soupçonner ce dont elle se détourne. C’est-à-dire les signes dans le présent d’un avenir fort incertain, dans lequel nous avons de plus en plus de mal à nous projeter avec quelque confiance. Mais d’une part, elle nous rappelle qu’il y a tant de choses à voir et à éprouver, tant de choses diverses et de points de vue divers sur le monde ; et d’autre part, il y subsiste un espoir d’émancipation véritable. Il faut simplement y prêter attention :

 

L’année dernière il était au cimetière, ce petit œillet trouvé dans les poubelles près du mur des Fédérés, qui tient tête et relève le défi de vivre. C’est désormais une tripotée de ressuscités qui occupent la croisée : rien que des bras cassés, issus de pots en terre et en plastique, des dépotés ressurgis d’entre les morts. Et qui fleurissent post mortem la fenêtre dans un devoir de mémoire, dirait-on.

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Denis EMORINE, Vers l’est ou dans l’ornière du temps / Verso l’est o nel solco del tempo

Que de textes graves, mélancoliques, tristes et tragiques ! De l'Est évoqué par les « barbelés » de l'histoire , les « bouleaux » de Wajda et les références à la poétesse russe Marina Tsvetaiëva, Emorine nous conduit au plus intime de la violence subie. Sans s'appesantir, il nous donne à lire les séparations, les blessures, les violences de la guerre, à l'Est et ailleurs.

Dans des poèmes assez brefs, en deux sections « Détours » et « Insomnies », le poète grave sa poésie dans le terreau des victimes et les souvenirs âpres. On sent une proximité avec ces noms qui courent les pages, autant de deuils, on le pressent : Nora, Jacques, d'autres anonymes. La force de la poésie est sans doute de décaper l'atroce et d'en rendre compte dans la lumière même du poème : 

 

Pieds et poings liés
tu ne peux plus articuler un mot
ton sang coule aussi
sur des lettres d'amour

(p.48)

Dans l'ornière du temps
règne l'obscurité
les jours ont déteint sur toi
tes vêtements et ta peau sont devenus gris
tes mots se sont échappés dans la nuit

(p.76)

 

Denis EMORINE, Vers l'est ou dans l'ornière du temps / Verso l'est o nel solco del tempo, Giuliano Ladolfi editore, 2021, 128p. 12 euros ; Traduction en italien par Giuliano Ladolfi. Préface d'Isabelle Poncet-Rimaud.

Il y est question d'amour, de séparation : le passé est lourd à supporter, et les souvenirs laissent d'intimes traces blessantes. Le talent d'Emorine est de nous livrer une vision de l'histoire proche et tout à la fois inscrite dans la grande histoire et ses fossés tragiques.

Ce livre bilingue, très bien présenté, suggère au lecteur toutes les peines endurées, sans jamais y être démonstratif ou pesant, parfois la tête est trop lourde pour subir et il faut donc la légèreté grave du poème pour alerter l'âme. Ce que le poète fait très bien. Au sang, au rouge répondent les lumières du poème.

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Piet Lincken, Edith Södergran, Å Itinéraire suédois

« Je ne suis rien qu'une volonté illimitée » écrivait la poétesse Edith Södergran vers 1919. Une vie brève passée dans les sanatoriums, existence étroite à l'orée d'un siècle qui lancera des tunnels et des ponts pour aplanir les montagnes et rapprocher les îles, et croira poser le pied sur le quai de l'éternité.

Mais vie dense, les « ongles en sang (cassés) au mur des jours ordinaires ». Le sang bouillait dans ce corps entravé par la tuberculose :

 

J'existe rouge. Je suis mon sang
Je n'ai pas renié Eros.

 

Plus de quatre-vingt-dix ans après, Piet Lincken voyage, avec le sang d'Edith qui lui bout dans les veines. Le voyage qu'elle n'avait pu faire ?

Piet Lincken, Edith Södergran, Å Itinéraire suédois (nouvelle édition augmentée), Atelier de l'agneau, 2020, 104 pages, 17€.

Ouvre. C'est un livre carnet, un journal de bord pas systématique où se répondent les poèmes d'Edith en bilingue (1) et poèmes et proses de Piet. Quelques notes climatiques ou ethnographiques, des cartes, des photos, détails saturés. Il y a des lieux éloignés. Tu vérifies sur l'application Plan. Ce n'est pas linéaire. Si les oies sauvages sont évoquées, on est loin de leur clair tracé pédagogique.

Piet décape ses rêves, et ses mots :

 

À l'infini, libre, la route du Nord
lâche son cordeau 
(…) on a peur, mais tant pis, personne ne prête attention à personne.
(…) l'observation échoue : manque de temps,
manque de distance,
et excès de point de vue. Croisons les fers :
mutisme et cri, glace et lave, point final.

 

Désenchantée, l'époque ? Foin des sages oiseaux migrateurs de Lagerlöf, le cercle polaire est à portée de bagnole ! À Vik, d'une Land Rover sort une silhouette d'oiseau de proie qui t'assène un « …il n'y a rien à voir ici ». Époque ironique où le désenchantement est devenu une composante du confort :

 

Décrassé dans l'agréable piscine d'eau chaude, je ne renie plus mon chemin de croix.

 

Piet met à l'épreuve sa fidélité à Edith. Va-t-il au désert intérieur pour retrouver le vent incendiaire qui la dévorait ? Et même ces mots flamboyants (mes autoroutes lyriques !) que je viens d'employer, Piet n'en voudrait pas. Ce livre est plus sobre, âpre aussi mais sans la volupté du désespoir :

 

j'offre aux regards du monde cette terre merveilleuse
sublime et morose (…)

 

écrivait-il déjà dans des éléments premiers, publié par le même éditeur en 2004. Cet itinéraire suédois a simplement commencé ainsi :

 

D'une seule enjambée on peut s'éloigner de l'autoroute.
Le soir à la pénombre, dans les eaux au-dessous du pont, je fouille.
Et pour retrouver quoi ?

 

Retrouver « le bas (…) à portée de main / (l'ange aussi est descendu)/ ne point tant user de mots». Itinéraire, initiation à ce « petit (qui) comble ». Voyage de lecture, de mémoration, de traduction, qui redonne sa bonne place à l'homme et lui offre à nouveau la chance d'une contemplation biface du pays qui est et de celui qui n'est pas (2).

Et ce cabanon sur plusieurs photos ? Piet y retrouve l'espace étroit qui dilate l'expérience. Après qu'Edith s'est couchée dans « le hamac des fées » et rêve à « des choses curieuses », tout près d'elle Piet dit :

 

… tel un petit arbre rabougri,
quelque chose a humé le ciel.
Il n'en faut pas plus pour que le buisson brûle,
que la mer s'ouvre,
que le rideau se déchire.

 

Libre à toi de penser au Sacrifice d'Andrei Tarkovski.

 

 

°°°°°°°

Notes :

  1. Les poèmes d'Edith Södergran sont traduits par Piet Lincken
  2. Titre du recueil d'Edith Södergran, Le pays qui n'est pas, 1925, traduction en français par C.G. Bjurström et L. Albertini, chez Orphée La différence, 1997.

Présentation de l’auteur

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Louis Adran, Nu l’été sous les fleurs précédé de Traquée comme jardin

Il est des textes qui résistent… Entre les règles qui s'appliquent à tous et la liberté grande de l'intime, ce choix de privilégier l'espace et les manières les moins courues. Des textes dont il serait hasardeux de tenter de mesurer la portée.

Dès le titre de l’ensemble, les paradoxes sont de mise et ils parlent fort, déjà : le recueil qui viendra en second est annoncé dès l’abord et celui qui le précède voit son titre présenté ensuite ; de plus, ce dernier est légèrement amoindri par le mot « précédé de », comme s’il ne s’agissait que d’un hors-d’œuvre. Tout cela joue déjà sur le futur lecteur et lui suggère comment le poète a considéré ses textes, leur hiérarchie, du moins leur mise en relation.

Pour Suzanne et Au tombeur, voici les deux dédicataires de ces deux recueils réunis ; Pour Suzanne « Traquée comme jardin » et Au tombeur, « Nu l'été sous les fleurs ». La première dédicace présente un prénom féminin et le second, un type d’homme qui se définirait par son pouvoir de séduction voire sa force physique. Dès l'abord, ces deux dédicaces peuvent permettre un éclairage, une élucidation du moins, peut-être un chemin, lequel s'ouvrirait d’une part sur cette quête du féminin, deux femmes apparaissant dans « Traquée comme jardin », « toi » (Suzanne ?) et « elle », sans qu'on sache très bien s'il s'agit d'un même personnage vu sous deux angles différents ou deux entités indépendantes, alors que, d’autre part, « Nu l'été sous les fleurs » évoque la complicité entre trois hommes l'ami de l'oncle (le tombeur ?), l'oncle et le narrateur poète.

Louis Adran Nu l’été sous les fleurs précédé de Traquée comme jardin, Cheyne éditeur, 2021, 96 pages, 17 €.

Ces jeux sont fort subtils puisque les deux titres semblent être, de ce point de vue, en miroir, le premier commençant par un participe au féminin « traquée » pour se terminer par un nom masculin : « jardin », le second commençant par un groupe de mots (au) masculin « nu l’été » et se finissant par un nom féminin « fleurs ». Ce chiasme semblant annoncer l’une des problématiques du recueil, ces faux-semblants, ces faux-fuyants, ces ambiguïtés de genre.

Quoi qu'il en soit, les deux textes se présentent comme deux récits, deux épopées du quotidien, exploitant tous deux l'ouverture infinie que permet le temps verbal de l'imparfait avec une généreuse abondance (on en redemande), « tu gagnais les chambres » … « tu rêvais peindre » … « tu disais revenir » … des récits où n'ont lieu que des non-événements ne dérangeant presque rien à la continuité des jours. Le continuum que permet l’imparfait fait passer le lecteur d’un poème à l’autre avec fluidité, les verbes « Verbes surtout avait dit l'homme » marquant les successions d'états, les actes imperceptibles, les pas de danse se succédant en une continuité temporelle harmonieuse. Comme le dit la citation de Jean Genet, au début de « Traquée comme jardin », « une chorégraphie qui transformait sa vie en ballet perpétuel » … (Jean Genet Notre-Dame-des-Fleurs)

On entend bien que ces deux recueils doivent se lire ainsi, comme une succession de pas de danse, transformant la vie, ses imperceptibles événements, en un ballet. Ainsi doit s’entendre, peut-être, la dislocation de la syntaxe, comme le déhanchement d’un corps en mouvement ? On a soudain ce désir, à la lecture de ce bel ouvrage, de faire de même et poser « des actes nécessités non par l'acte mais par une chorégraphie ». Et que la beauté du geste (et la parole ici en est un) préside aux choix de vie faisant même « de la pauvreté des couleurs une danse ». Ainsi, de secrètes mais rythmiques parentés viennent se faire écho dans le texte, comme par exemple l'adjectif « cuivré », dès la première page de l'ouvrage « Fut le jardin cuivré » puis au début de la seconde partie « de vieux objets cuivrés » et vers la fin « certaines bêtes au dos cuivré ». Il y a d'ailleurs une unité de temps dans ce recueil, ses deux parties parlant de l'été, la seconde se terminant « début septembre ».

« Traquée comme jardin » célèbre une femme, à la deuxième personne « Belle trempée de nuit » et la souplesse énigmatique de la syntaxe rend infiniment bien le mystère cru d'une présence : « toi collée bleue dans l'ombre, nue terriblement, longue et lente, à reprendre sans cesse les jambes fines de douleurs endormies » (...) « Et ta jambe nouvelle après août, au-devant des sous-bois des allées, recousue comme une lèvre de prière, ronde, saine et faite très blanche » ; celle-ci est parfois appelée « ma sœur », mais encore « l'épousée, la voyeuse, la diseuse solitaire de draps perdus »... Néanmoins, à ce « tu » se rajoute parfois une « elle » sans qu'on sache très bien s'il s'agit d'un même personnage, vu sous un autre angle, d'une rivale ou d'une entité abstraite, telle une Madone « en sa robe claire terminée d'églises » ... En tout cas, ce trio mystérieux porte avec lui beaucoup de sens possibles, fécondant de multiples hypothèses de lecture. Mais qu’il nous soit permis d’en privilégier une, celle qui nous parut la plus touchante sinon la plus évidente, une sœur malade (le champ lexical de la maladie surabonde), décédée peut-être, et dont il est fait l’éloge :

 

Et se parant d’une dernière
nuit, du carré trouble des feuilles
comme une robe

elle. 

 

Il en va de même du second recueil « Nu l'été sous les fleurs » qui, lui, suggère, à travers un second trio, des amours plutôt homosexuelles entre « ton oncle » « le visage de ton oncle », « l'ami de ton oncle » et le narrateur poète, qui rejoint le couple. « Quelqu'un -dont on avait vu le bras enserrant la taille de ton oncle sur une photo » ... La sensualité est discrète mais présente « sa main gauche lâchait la taille de ton oncle » (...) « le corps de l'ami de ton oncle passait, repassait, viril » surtout dans l'évocation du couple, peut-être travesti : « Je les revois en juillet sans un faux pli, dans deux costumes légers deux robes peut-être, et leurs visages très lisses encore très beaux, et leurs nuques leur patience ». Là encore, on peut se demander à quel passé appartiennent ces deux hommes, s’ils sont encore vivants ou non, s’il ne s’agit pas d’un éloge funèbre. L’insistance obsédante de l’imparfait laisse la question sans réponse.

Mais ce qui unifie surtout les deux recueils, c'est la question qu’il s'y pose, de façon lancinante. Que signifie parler, que signifie écrire ? « Parler avait été la nuit depuis toujours » « Quelle nuit s'était tue en nous » « je reprenais sans cesse dans ma tête Terrain vague ou Cinq lèvres couchées noires » « Je rêvais de phrases aux visages précieux (...) je rentrais toujours noir au matin, sans que rien jamais ne fût écrit » « J'écrivais Gravats ou Mur nord... » « Je n'écrivais pas Pavillon noir » « j'ai vu, sans oser l'écrire pourtant » « Vestiges des cahiers noirs, avais-je pensé très vite, délaissés un à un et les mots, lentement par la nuit d'été sous les arbres, à dire voir, dire toucher les jardins ou les corps barrés de feuilles, ébahis »

Que font la parole, l'écriture ? Enferment-elles la vie ? La réduisent-elles au silence ? Parlent-elles, au contraire, fort bien de la douleur qu’elle provoque ? Ici, tout reste ouvert. On pense parfois, tout de même, à la poésie de Saint John-Perse, même si l'écriture se fait apparemment modeste et surtout singulière, afin de mieux s'effacer, peut-être, devant la splendeur tragique du jardin des êtres. « me suis mis à ne plus jamais écrire » dit le poète à l’extrême fin de son texte. La seule écriture qui vaille serait-elle celle qui n'imprime pas ? Surtout, devant l’énigmatique beauté d’un tel texte et devant celle du monde, se garder d'en rien conclure. À relire, néanmoins, sans modération.

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Chronique du veilleur (45) : René Guy Cadou

D'où vient ce charme très singulier qui envahit le lecteur, dès qu'il ouvre un livre de poèmes de René Guy Cadou ? C'est un chant d'une couleur très rare, souvent mélancolique, sur un timbre un peu voilé, mais c'est aussi une force de vie qui circule, force d'amour pour Hélène, la muse, l'épouse, qui s'étend à toute l'humanité.

Il y avait encore quelques inédits du poète, disparu en 1951, à l'âge de 31 ans. Bruno Doucey nous donne la joie de les découvrir et c'est un véritable événement. Double événement, puisqu'un livre d'inédits d'Hélène Cadou paraît en même temps ( J'ai le soleil à vivre).

Plus de quarante poèmes de René Guy Cadou, réunis sous le titre Et le ciel m'est rendu. Tous les thèmes de son œuvre sont présents : le sens profond de la terre et de la nature, l'attachement à l'enfance, le lien mystérieux du poète et de la poésie, l'amour pour Hélène, qui lui inspire un lyrisme puissant, à l'orée de la légende du parfait amour.

Elle est là mon enfant fragile mon aimée
Toujours penchée vers moi et n'osant pas nommer
L'épaule qui la suit chaque jour dans son rêve
Hélène je dis toi et je pense à des sèves
Printanières à des gazons
Aux passereaux qui font de l'arbre une saison
A la chanson des lavandières
Hélène
On ne peut plus douter de la lumière.

 

René Guy Cadou, Et le ciel m'est rendu, Editions Bruno Doucey, 14 euros.

Mais n'est-ce pas la solitude, dans laquelle le poète médite, écrit, parle à son Dieu, qui est essentiellement à l'origine du charme de cette oeuvre qui paraît naturellement s'écouler du cœur ? On ne sent qu'une sorte d'innocence préservée, une proximité avec les êtres souffrants et la campagne de la Brière où il enseigne, l'atmosphère la plus simple et la plus touchante qui soit.

                 

A la petite porte qui donne sur les champs
Là-bas tout au bout de l'allée
Derrière les ifs
Au fond de la propriété
-La clé en est perdue depuis combien d'années-
Tu m'attendras

 

Et quand il s'agit de regarder vers le ciel, les prières que Cadou adresse à Dieu s'élèvent avec une force mêlée d'intime faiblesse. Le croyant ose écrire, dans le secret, ce qui est déjà une véritable profession de foi, humble et confiante.

 

Que m'importe après tout le sort que vous me réservez
O mon Dieu si je vous ai gauchement aimé
Ne voyez là que  la malfaçon de l'Homme et du Poète
Mais ne doutez plus de ce cœur qui voltige du monde à
Vous comme une alouette.

 

Cette frêle alouette, c'était l'âme de René Guy Cadou, qui heureusement ne nous a jamais quittés, d'une éternelle jeunesse.

 

 

 

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