Camille Sova, Humeurs printanières, extraits

sous le souffle du vent des feux rouges s’accumulent
longs sont ces mois d’hiver où le matin décline

l’enfant a perdu la joie
il n’est plus qu’un être de tissus
qui se souvient du mouvement

même si la soif s’éloigne de lui
il y a encore de l’espoir

dans la terre les fleurs apparaissent
mais c’est dans le ciel que naissent les bourgeons

dans sa coquille l’enfant déplie ses visages

il sait qu’une averse arrive

II

les beaux jours naissent dans le même fleuve
puis chacun d’eux revient toucher la terre

dans tous les sens je le vois
les indésirables les autres les moindres beautés

cette fille par exemple qui rappelle le métal

allongée même debout elle apprend à sentir
la foudre les forêts
la partie de la maison réservée aux secours

quand elle pourra éclore
l’au-delà sera déjà en nous

la canopée peut-être s’accorde au désir
mais ne soigne pas les pulsations

après tout
l’organisme ne se baigne jamais deux fois
dans l’eau qui brille

III

l’herbe est triste
elle réalise l’impermanence de l’arbuste

elle dit « j’ai quelqu’un à perdre
c’est le genêt
en sa compagnie le jardin n’est jamais solitude
il est l’infini »

elle observe les bois
demain sera fait d’un existe plus
la fraicheur perdra

elle pense « je me sens comme l’être humain
inutile et obligée de survivre »

elle verse un rayon
un frisson se colle à son oreille

c’est le vide qui s’amuse

IV

« les chutes qui m’ont ouvert la voie se révèlent à la terre
j’aménage le cordon pour me faire funambule
c’est le réveil d’une autre lumière
je me sens enfin être un seuil germé
quelque chose qui a faim et qui part à la chasse »

je m’imagine penser ça
mais je ne suis pas l’avril qui arrive

moi
j’habite le monde
où pour faire sa cueillette il faut ses ciseaux

moi
si je change ma main en nuage
resurgit l’envie de pulsion de geste d’écran
d’effondrement

moi
je ne suis pas le printemps

V

au plus profond du tambour je descends avec la sauge
ensuite le monde change
c’est un pansement naturel

peut-elle avaler pour moi
les animaux du sommeil ?

regardez dans ma bouche
j’ai le deuil chronique

sur le chemin un détail et on doit partir

il faut que le cerisier meurt
pour qu’on éprouve l’été

un nichoir n’est pas une vraie question

seule la nuit est à l’abri du crépuscule

 

Présentation de l’auteur




Nohad Salameh, Baalbek les demeures sacrificielles

Ils sont rares, trop rares, les livres de Nohad Salameh. Celui-ci, paru à L'Atelier du Grand Tétras, s'offre comme une somme des paroles de l'enfance, en même temps que celle de la femme grandie là, dans cette ville du Liban, anciennement nommée Héliopolis, « Cité du Soleil » nom donné au Baalbek de l’époque hellénistique, car les Grecs associaient Hélios, dieu du Soleil, à Adad, divinité mésopotamienne de l'Orage et de la Fertilité. 

Autant dire que cette ville se confond avec les visages de l'énonciatrice, tout comme elle motive la langue, les langues, car le texte est proposé dans ce volume en arabe traduit par Antoine Maalouf et en anglais par Suzanna Lang.

Héliopolis, éternelle et multiple dans le souvenir de la poète, qui dans une prose poétique tout en retenue cisèle le poème telle une orfèvre le joyau brut du langage. Le texte liminaire met le lecteur sur ce chemin de la réminiscence, mais aussi d'une somme, celle d'une vie où les racines plongée dans le sol de l'enfance ont aidé à pousser au-delà du territoire qui a nourri la croissance de l'être. 

Le corps brodé de brisures, saupoudré de génie, de lait et de luxure, compose un paysage sur le ligne du songe. Et l'œil, lame de fond, avaleur de ciels, hèle le poète qui arpente le domaine des dieux.

Nohad Salameh, Baalbek les demeures sacrificielles, avec les traductions d'Antoine Maalouf pour l'arabe et de Suzanne Lang pour l'anglais, collages de Nohad Salameh, L'Atelier du Grand Tétras, 2021, 144 pages, 15 €.

Ce poète, père réel, et père du songe demeuré tel qu'autrefois, main tendue pour guider la petite fille et lui transmettre l'amour des mots, mais aussi 

...Jupiter-Hélios, Soleil des soleils, fils aîné de l'Immense, quêteur d'un brin de caresse, tu vides le jour de ses éclairs, tandis que la cité, oblique à même ton épaule, verse sa récolte de pavots et de blé sur les crêtes stériles.

Premiers textes du  chapitre liminaire titré "L'Invitée d'Hélios", où il n'est pas difficile de constater que le masculin prédomine, du père au fils, du symbole solaire qui imprègne le nom d'une ville dédiée à la vie des hommes. A cet égard l'emploi du  substantif "brisures" dès la première ligne est éloquent. La narratrice est l'Invitée d'Hélios, et elle a grandi dans sa demeure, celle de cette chaîne d'instances masculines dont dépendent les femmes. Le titre du recueil revient alors en mémoire, "Les demeures sacrificielles". "L'invitée d'Hélios" s'efface, devient observatrice, énonciatrice du songe dans le songe, elle décrit cet univers dans lequel elle a grandi et qu'elle a quitté lorsque la guerre l'a chassée de sa terre natale. Plus aucune allusion au féminin dans les deux premières parties du poème. La poète reste alors en retrait et se laisse entrevoir parfois dans le pronom personnel de la première personne, de manière lointaine, comme si elle n'osait pas mêler sa propre énonciation aux réminiscences de ces instants où elle a existé en essayant de trouver une place dans cet univers  patriarcal. Elle se souvient et dans une poésie descriptive absolument somptueuse elle devient la parole qui rapporte cet univers masculin, exactement comme toutes les femmes sont le corps qui enfante les hommes. Créatrices et observatrices, la genèse des êtres et des langues leur appartient.

La poète décrit Baalbek avec le regard de l'enfant qui voit ce monde riche de soie et de symboles odorants de l'orient évoluer autour d'elle. Dans les deux premières parties se succèdent l'évocation de la ville, ses odeurs, ses couleurs, restituées dans l'épaisseur d'une langue poétique d'une grande puissance, riche de symboles et d'images. Une seconde partie intitulée "Ceux qui vivent à l'étroit dans la rose" décrit la vie des habitants de la ville, fidèles à ce rythme séculaire qui ponctue les jours des sociétés qui portent encore la prégnance de ces souches ancestrales. Le titre bien entendu laisse planer l'ambivalence entre le sens littéral ou imagé voire métaphorique du substantif "rose" : quintessence du féminin, une rose évoque bien entendu la ville mais aussi la femme. Et du matin au soir la vie des hommes étendue dans des gestes alourdis de figures mythiques, dans une évocation tissée de symboles qui laisse entrevoir combien est fragile la certitude d'exister, et combien est prégnante la peur de la mort. Comme si une quête incessante et vaine présidait à l'édification de leur existence, chaine séculaire de traditions visant à rassurer ces éternels enfants enfermés dans la rose perdue d'une mère qu'il a fallu quitter. 

Jusqu'au dernier matin
ils tentent de forcer la chambre close
où s'arrête la mer.
La nostalgie aux plis du ventre
ils se souviennent de leur couleur d'ombre
qui jetait sur leur chair
l'étoffe de la finitude.

Puis dans la dernière partie un "je" prend le relai. Il s'affirme dans cette troisième partie du recueil, "Gardienne du troupeau du désert". Le féminin affleure alors, se fait jour, dans l'évocation des paysages et la présence de l'entité féminine, gardienne de la sagesse, déesse effrayante au point qu'on la cache, qu'on la relègue à une place où elle doit se taire, comme la narratrice qui peu à peu pourtant libère son verbe et devient cette poète immense et gardienne de ce troupeau du désert que sont les mots. Comme passent les année sur la ville et dans la vie de l'enfant, le texte peu à peu dégage cette femme des décombres du songe et de la geôle séculaire érigée par les hommes. Elle s'énonce et devient déesse, de sa parole, apprise dans le silence abandonné aux femmes. Au sacrifice se substitue la transcendance poétique, au masculin du poème le verbe enfin appartenu, celui de Nohad Salameh, qui enfin s'énonce dans le dernier poème du recueil.

Accablante et troublante ainsi qu'une croyance.
Je te thésaurise au fond de moi, cité qui me donnas
le jour. Attentive à compter et recompter sans
cesse tes soleils, je mesure la valeur de ton inégalable
monnaie - bonheur réitéré lorsque tes
bras pluriels, fatigués d'élévation, de bienvenue
et d'accueils le long des journées, se déterminent
à lâcher ce fardeau de complaisance au profit
d'un regard de tendresse. Et soudain, tous les
dieux ici présents tombent à ma rencontre depuis
les chapiteaux - averse d'olives à l'heure de la
cueillette.

 

Présentation de l’auteur




Gabrielle Althen, La fête invisible

Arpenter un ouvrage de Gabrielle Althen révèle parfois bien des surprises. Poétesse reconnue au sein de la petite galaxie poétique chloroformée, elle a été notamment professeur des universités (Paris X Nanterre) sous le nom romancé de Colette Astier. Membre de l’Académie Mallarmé et du jury du Prix féminin Louise Labé, avec à son actif une vingtaine d’ouvrages dont certains propices à la promenade intérieure.

« Je n’ai jamais reçu de prix littéraire hormis un je crois » affirme- t-elle, mais ce n’est  pas une fatalité en soi lorsque l’œuvre est solide. La quête des glorieux lauriers est souvent l’expression d’un manque ou d’un mal-être profond, la reconnaissance passe bien souvent par des chemins plus subtils et plus durables fort heureusement d’ailleurs…Dans son nouveau recueil intitulé majestueusement « La fête invisible », un titre éloquent sinon flamboyant, la poétesse dont on connait l’exigence et la rigueur verbales nous entraine dans un monde à la fois visible et invisible dans lequel la mémoire instaure un compromis volontaire, entre un réalisme engagé, et une rêverie palpable, oserais-je dire féérique où la Beauté à venir semble déjà présente et s’imposer pleinement. Une Beauté spontanée qui se livre intégralement et intrépidement, sans masque. Une Beauté délicate, élégante,  qui définit l’instant présent –fugace (sans jamais renier la charge du passé préexistant).

Gabrielle Althen, La Fête invisible, Gallimard, 128 pages, 14, 50 euros.

Une centaine de courts poèmes, alliant verticalité et horizontalité dans un jeu transversal et qui délimitée un parcours ou plutôt une cartographie insondable (toute cartographie est un lieu transitoire, inachevé) dans laquelle l’inexprimable côtoie habilement le révélé, à tel point que l’on se demande, s’il n’y a pas derrière ces mots « ouverts » à une plénitude engageante, comme un artifice singulier qui se déploie et se déplace ici et là dans une langue  abrupte et  lisse  à la fois et qui convoite une instance plus souterraine:

Depuis les friches du moment
Car
(L’œil cherchant l’œil où s’inscrire)
J’erre où tu me manques
Bien que je ne sache au juste qui manque (P.13)

Une lumière aussi dont il faut cependant se prémunir de l’incertain éclat qui parfois là encore peut se révéler retors, voire dévastateur, car la poétesse qui tantôt se veut sereine, ou tantôt tourmentée, sait pertinemment que les rayons invisibles du soleil sont parfois meurtriers. A trop vouloir sonder certains objets impalpables pour en percer je ne sais quel étourdissant mystère, on finit par devenir aveugle. Or Gabrielle Althen a toujours été une femme un peu secrète, mais également obstinée. Il n’est donc pas étonnant que :

Le silence a encore les dents jaunes (…) Qui donc avait.. (P.12)

Qui donc avait éteint le jour en se trompant de manque ? (P.13)

Et qui résonne dans le cas présent comme une sorte d’alerte. L’imprévisible est au cœur d’une parole toujours en devenir,

Et le vent fait sonner la couleur de ce vide (13)

Fulgurant cependant et cheminant lentement à travers les masques de la nuit qui corrompent l’âme et la chair en toute impunité. Et on l’aura compris, cette Beauté (est-elle fatale au juste ?) qui semble en apparence explicite et transparente, peut également contenir des aspects plus sombres que la poétesse se garde bien de révéler et d’infléchir au risque de tromper son Esprit.  Or ce manque qui s’est naturellement établi dans la conscience (ou l’absence de conscience) se distingue lui –même comme un simple exercice- d’ordre linguistique ? – et mental ; une hyperbole catalysée en quelque sorte,  mais d’une plus grande plénitude lorsqu’on va le chercher, Amour ! Ö Amour ! Est-ce bien de toi dont il s’agit lorsque,

Des enfants jouent sous le ciel fastueux (P.27)

Il n’est plus alors certain (mais ?) que le langage comble un vide plus grand encore – comme si la fluidité des mots n’était que le pâle reflet d’un abîme refoulé. Aussi la poétesse se garde bien une fois de plus et ce vraisemblablement pour se protéger (mais de qui ?) de dire et d’écrire, le CORPS qui l’occupe et qui d’une certaine manière la traverse, mais cette fois-ci sans laisser de béantes cicatrices. Gabrielle Althen a force d’efforts et de patience conjugués, a appris au cours du temps à maîtriser le mauvais sort. Comme « l’éclat rétractile » elle ne se confond (se meut) ni dans le bleu du ciel, ni avec le sommet de la montagne, et encore moins dans leur excavation.  Tout se joue ailleurs, dans un ailleurs fécond qui fait que « le ciel reste ciel »,  et que la montagne peut parfois s’effacer  miraculeusement;

Le ventre du ciel racle encore la montagne et les points
cardinaux continuent de se taire : (P.35)

Ainsi,

Dans le jardin qui enlaidit
La chose déjà fanée se pose et se repose (P.37)

La chose ? Voilà donc où le regard s’évide (P. 41),, en se perdant vraisemblablement dans un tumulte plus ancien où l’œil n’a plus vraiment de prise sur le dicible/indicible, avec en arrière plan, la folie de croire que la fusion instantanée recouvre l’AMOUR perdu dans les méandres de la terre, ou bien encore dans l’espace/temps,

Falloir ! Mais qu’il y faille, qu’il y faille mériter le désir ! (P.45)

Une véritable et implacable injonction. La poétesse, qui soudain se réveille après une longue  et âpre insomnie,  entend bien dès lors, ne plus se laisser pervertir, engloutir, par toutes sortes de fadaises, (« La sincérité est une escroquerie »), au contraire elle entend bien lutter contre ce qui depuis tout temps l’obsède :

Beauté : le ciel a forcé les fenêtres. Les phrases sont dissoutes (P.59)

Beauté., nue comme une lame, pur lys de ciel, - et ordre de couteau ! (P.72)

Ainsi toute la force du présent recueil repose t-il principalement et paradoxalement sur cette fragilité acquise au cœur de l’expérience personnelle, et intime, aussi bien que fortement maîtrisée depuis le début d’une longue aventure poétique. Les mots n’ont pas « dévié» de leur lieu originel, et ne s’offrent guère plus à la vue, même si :

La tentation n’est guère ordinaire pour beaucoup de savoir que le monde est une chance (P.86)

Avec l’errance qui se brise contre la promesse, pour finalement s’exclamer :

Suis-je heureuse ?  (P.114)

 

 

Présentation de l’auteur




Charles Pennequin, du vivant extrêmophile au devenir des poètes-poissons

Charles Pennequin est un poète au sens intégral du terme. Ce qui veut dire qu'il se saisit de la parole, vivante, pour créer une poésie, vivante. 

Mais qu'est-ce que c'est la poésie vivante ? C'est une poésie qui vit dans et par la rencontre, l'élaboration d'un sens partagé avec ses destinataires. En ce sens, les  performances de Charles Pennequin sont uniques. Elles sont  filmées, enregistrées sur support vidéo ou sur bande son. Il y convoque la parole, dans une oralité sans cesse mise en demeure de renouveler le texte grâce aux répétitions des mots, aux jeux avec le langage, et à cette fusion opérée entre le son et un sens qui s'élabore grâce et avec ce travail sur la parole en action. Vers la fin des années quatre-vingt-dix, il commence à travailler l'improvisation à partir de l'usage de dictaphones, sur lesquels il s'enregistre en direct, puis qu'il rediffuse en public. Cette question de l'improvisation est incontournable de la démarche du poète car elle correspond à la question même du langage, à son rythme et à son enchaînement, qui sont garants d'une possible émergence de ce que les mots recèlent d'inconnu pour le locuteur lui-même, mais aussi, grâce au partage, pour les destinataires. 

Jean-François Pauvros, Charles Pennequin. Droit au mur, suivi de Causer la France et de Cette femme est morte, tous les trois morceaux sont inédits. Guy Niole.

Cette mise en acte du langage est inédite, et son objectif aussi : libérer la langue du poids des inconscients et offrir aux mots une amplitude sémantique débarrassée de toutes les scories qui y sont inscrites, qu'elles soient engrammées  dans chaque individu ou bien dans l'inconscient collectif. La liberté réside là, dans ce travail de nettoyage, qui s'effectue seul ou avec le public, dans le partage, vecteur de déploiement sémantique qui ouvre aussi le mot à des potentialités inédites, et à sa « vivance ».

Il a accepté de répondre aux questions de Recours au poème, et d'évoquer ce qu'est pour lui écrire, la poésie, et son dernier livre paru chez POL, Dehors Jésus.  Jésus est avant tout, pour Charles Pennequin, un poète. Peut-être parce qu'il énonce un Verbe créateur, peut-être parce que ses paroles on le pouvoir de façonner le réel, qu'elles sont préexistantes à l'édification d'un monde que Charles Pennequin refuse d'énoncer sans tenter d'agir pour le changer. Dans une dialectique incessante entre personnages et éléments biographiques, l'auteur interroge  ce pouvoir de la parole. « Jésus, c’est aussi la main de Charles Péguy, le devenir des poètes-poissons, et des solutions pour le « vivant extrêmophile ».

Charles Pennequin tu viens de publier Dehors Jésus. Peux-tu nous parler de ce livre, de sa place dans votre œuvre et de sa genèse ?
J’ai commencé un texte, peut-être en 2018 ou avant, sur Jésus qui se promène dans la ville. C’est une ville du bord de mer, sans doute Marseille. Marseille c’est une ville à poète, des poètes comme Artaud ou Tarkos, plus récemment. C’est une ville où on marche beaucoup. Jésus marche beaucoup, il tourne dans la ville, il veut changer quelque chose à l’esprit de cette ville. C’était une ville où j’aimais allé et je me souvenais de ces petites rues en remontant la cannebière, on prend des petites rues avec tous ces marchands, vers Noailles, et Jésus il est dans sa tête, il pense, il croit qu’en marchand il va vider sa tête mais d’abord elle se remplit de tous les sons de la ville.
Puis j’ai écrit d’autres textes qui suivent, en 2018, sur la maladie (Jésus a la crève, il reste chez lui, il aimerait aller dehors car il fait beau, il fait beau à Lille, mais il a la crève, il ne comprend pas pourquoi les gens ne sortent pas plus), sur les bactéries, sur le masque, sur la respiration, etc. Puis je lis des livres et regarde des films sur Jésus, notamment ceux écrits par Jérôme Prieur et Gérard Mordillat. Je lis aussi des évangiles apocryphes, notamment l’enfance de Jésus. Tout cela me travaille et j’écris des textes sur l’écriture, l’oralité, Jésus avant les écriture, avec son bâton qui trace sur le sable des choses qu’on ne saura jamais (c’est écrit dans les évangile, il y a un seul endroit où on dit que Jésus écrit, c’est lorsqu’il trace sur le sable, et il est bien indiqué qu’il trace, et non qu’il écrit). Jésus est un poète avant la parole qui s’écrit. Car même la parole maintenant s’écrit, elle s’écrit même avant d’avoir été prononcée. On dit même que certains parlent comme des livres.

Nous sommes des chiens – Charles Pennequin & Cécile Duval. Poésie-performance, le vendredi 5 décembre 2014 à la Maison de la Poésie. Performance proposée dans le cadre du cycle « Écrivains en résidences Région Île-de-France ».

Tu écris « Jésus n'écrit pas dans sa tête mais dans sa bouche. La bouche à Jésus est une imprimante à mains. Jésus dit : Nous sommes des machines dont la pensée passe par nos doigts. Tous ces lointains imprimés dans les souvenirs, toutes ces vies qui l'entourent Jésus et notamment celle de Lulu. Son pays sa famille ses amours, Jésus va passer tout ça par le fil de l'écrit. Jésus est un poète qui trace sa vivance dans le poème. » Quel est le rôle de la parole, de ce qui passe par la bouche ?
La parole c’est du bruit qui va ou qui ne va pas dans un texte. Il faut regarder comment les gens parlent, parfois c’est limite si les gens ouvrent la bouche, c’est comme un tout fin filet qui passe sans même qu’on mâche les phrases, pourtant les phrases on les a dites en mâchant. Il y a dans le parler quelque chose qui reste d’une faim, on a eu faim quand on s’est mis à parler, à chaque fois qu’on pense au parler on a le souvenir de quelque chose qui croque, car les mots passent entre les dents et ils gardent le souvenir de la faim, mais c’est pire que la fin, c’est la fin sans rien, c’est croquer dans le vide.
Après, c’est toute la difficulté entre le parler et l’écrit, dans l’écrit il y a quelque chose qui ne reste pas, les tournures de ce qui sort de la bouche, par exemple quand j’improvise je ne dis jamais un mot pour un autre, les choses sont d’une parfaite logique, tout est bien dans sa place, tout se suit dans le rythme logique, imperturbable, l’écrit, lui, permet les tournures, encore plus de tournoiement, mais il y a pour moi aujourd’hui un vrai problème entre l’écrit et le parler, celui qu’on n’admet pas dans nos sociétés, plus personne ne sait parler vraiment aujourd’hui, plus personne n’a sa phrase à lui, qui sortirait ainsi, comme une flamme légère, une petite flamme qu’on tient dans la main. On n’a pas confiance en le parler. On veut éteindre le parler.

Gesticulations dans les villes, ici Douarnenez, pour improviser autour de Dehors Jésus paru chez POL en 2022.

charles pennequin

Est-ce que c’est la parole qui élabore le texte ? Est-ce qu’écrire c’est parler, ou essayer de parler une autre langue qui serait la poésie ?
La poésie c’est le lieu de l’écriture et aussi de cette interrogation, il n’y a plus d’interrogation ailleurs, dans les autres formes d’écrits, dans la poésie c’est l’écrit mais qui contient encore une danse, une gestuelle, il y a un goût pour ce qui fraie entre le son et le sens, c’est cette hésitation qui est palpable dans la poésie.

 

Tu dis que tu es un poète vivant. C’est quoi être un poète vivant, et la poésie vivante ? Est-ce qu’il y a une poésie morte ?
Je dis que je suis vivant, poète je le dis pas forcément, je dis vivant, dans la vivance, c’est-à-dire dans la merde, c’est-à-dire entre chant et réel, dans quelque chose de boueux, de quotidien, on ne veut pas du quotidien dans l’art, on veut effacer le vivant, c’est-à-dire le concret, la brique, le sol, les rapports entre chemise et chaussure et le bruit des couloirs modernes, on veut pas de la vie moderne qui efface la poésie. Tout tente d’effacer la poésie, mais si on écoute parler, si on regarde vraiment ce qui se passe, il y a du boulot pour les poètes !

Au marché (de Lille-Wazemmes), 7 novembre 2008, improvisations parlées et écrites.

Et alors est-ce que tu es poète ? C’est quoi être poète ?
Le poète est un écrivain, c’est un terme à la con, comme parolier, maintenant on désigne tel rappeur, tel chanteur, tel artiste comme poète, parce que ça fait bien, alors qu’il n’y a pas de quoi se vanter, de toute façon le terme fonctionnel c’est écrivain. Ecriturin. Rapport avec rien. Gesticulateur opiniâtre. Eructateur, verbigérateur, rapporteur, écouteur, transmetteur. C’est juste un machin collé à l’organisme, comme une main, des yeux, une bouche. Un poète se sert de choses rapportées, des éléments, des matériaux, avec ses organes reproducteurs de bruits, de sons, de mots, d’images. Il pique la bande passante du vivant, il farfouille dedans. C’est un obsédé du parler souvent.
Quel est le rôle de ces mises en voix filmées ou enregistrées que tu as inventées et que tu pratiques ?
C’est des choses à côté, pour dire aussi des choses depuis la bouche et pas que depuis les doigts, la main, c’est user d’outils comme avant on usait du papier, c’est pareil, on est faits d’extensions, depuis qu’on parle, ou depuis qu’on fait du feu, depuis qu’on casse des pierres, on utilise la lance, la hache, puis la bagnole, puis la caméra, on fait feu de tout bois pour organiser la révolte avec les mots, les phrases, on danse dessus, on chante, on crie, tout est bon pour tortiller la langue contre ceux qui pensent que le langage sert à s’endormir dedans.

videos faites à Lille en 2005-2006 (en 3GP, format de l'époque pour les téléphones portables).

Tu as donné des concerts et des lectures musicales de Dehors Jésus avec Jean-François Pauvros. Comment appellerais-tu ces « performances » ? Est-ce que ce sont des spectacles ou bien l’élaboration d’un échange avec le public qui permet au texte de vivre ?
Ça permet autre chose, avec quelqu’un qui suit ou pas ce qui se dit, comment ça se dit. Je n’ai pas besoin d’accompagnateur, on dit souvent ça : le poète et son accompagnateur, c’est horrible. Le poète sait chanter seul, jouer seul, jouir seul, il sait tout faire, mais là il y a comme une adversité et un compagnonnage, il y a une fusion parfois, ça monte ailleurs, et puis les gens qui sont là montent ou descendent avec nous, ils ne sont plus le public, ils sont une force, une masse qui intervient, joue son rôle aussi. Ce ne sont pas toujours des spectacles, car c’est joué sans prévenir, sans prévention, sans répétitions, parfois j’essaie de faire comme si je répétais. Comme si je vivais.
Dans Dehors Jésus tu mets en scène des personnages, ou bien des personnes ? Est-ce une fiction ? Les as-tu croisés dans la vie ?  Qu’est-ce qu’ils représentent ? Et d’abord est-ce qu’ils représentent quelque chose ?
Il y a des fictions oui, Jésus c’est plusieurs personnes que j’ai connues par exemple. Il y a Lulu, qui a une part importante dans le livre. 

Lecture filmée par Camille Escudero ; lecture d'un texte extrait de Dehors Jésus (P.O.L 2022).

Je pense que Lulu c’est plus fort que Jésus, ça mène plus loin, pourtant c’est un petit bout de femme, une vieille femme, il n’y a que Charles Péguy chez qui on peut comprendre Lulu. Puis il y a Bobi, qui est un jeune qui sort de prison.Ça dit des choses, mais les textes disent aussi, chaque texte délivre quelque chose qui sera développé ailleurs. Il y a le sujet du Temps, il y a les lointains qui sont très présents dans chaque partie du livre. Il y a les vacances, la mer et l’autoroute, la ville.
Est-ce que la poésie est ou peut être un acte militant, engagé ?
C’est une militance pour elle-même. C’est un acte pour lui-même. C’est militer pour trouver son sabir, que chacun cesse de parler comme les consignes de la télé ou de la SNCF. Qu’on arrête le parler qui va toujours dans le même sens, abouti toujours aux mêmes phrases. Le parler c’est là où on sent le mieux la fatigue de l’humain. L’humain est fatigué et son parler est plein d’aphtes, de boules, le parler humain a les boules.
As-tu des lectures ou des performances musicales à venir ? Si oui où et quand ? Et des projets ?

Charles Pennequin, Dehors Jésus, P.O.L.,
2022, 352 pages, 20 €
https://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-5344-7 

Je vais à Céret, avec Camille Escudero, on est invités à performer dehors, dans la ville ! Dans l’espace « La Catalane », une lecture performance à deux corps et deux voix intitulée De la Rigolade. Et avant cela je vais avec elle aussi à Perpignan et à Ille-sur-Têt, chez André Rober. Puis avant encore, à Périgueux, du 10 au 12 mars, pour le festival ExPoésie. Puis après je fais un concert, fin mars, au théâtre Molière, à Paris. En avril je serai en Bretagne, à Far West plus exactement, qui se trouve à Penmach, pour la présentation de Dehors Jésus.
Puis je continue à travailler, je travaille avec un jeune dessinateur sur la ville, puis j’ai un autre chantier qui m’attend, où je vais dessiner et écrire aussi.

Lecture- Performance de Charles Pennequin avec Jean-François Pauvros et lecture finale par Camille Escudero à l'occasion de la sortie chez P.O.L de Dehors Jésus. Le Monte en l'air.

Présentation de l’auteur




Regarde, Marie-Ange, on voit la Corse !

En hommage à Marie-Ange Sebasti, 5 février 1944 - 19 janvier 2022

Les poèmes de Marie-Ange sont en nous, dans tout notre être, pour longtemps, nous l’espérons pour toujours, comme l’est son regard lorsqu’elle nous parle, un regard malicieux, intense qui la rend si présente. On est avec elle, naturellement invitées à pénétrer le monde passionné qu’elle habite entre terre et mer comme elle aimait le dire, entre sa rue natale, dans la ville de Lyon et Kallistè, en Corse.

Voici la terre
préparez-vous à décharger
toutes vos pêches mais aussi
le ballot de vos houles
la nasse des rafales

Voici la mer
vous êtes-vous munis
de tous vos filets, de tous
vos apaisements 
? (Bastia à fleur d’eau, 37)

Ses poèmes sont faits du rythme de ces échanges, des allers-retours, des passages et ruptures entre l’île et le continent.

Des poèmes à voix retenue, légers comme une brise, à peine posée à la surface de la mer. Mais leur souffle est celui des tempêtes et des grandes traversées vivifiantes. Des poèmes d’une tendresse chaude, vraie, autant que d’une fermeté incisive, qui transportent, ramènent et ne cessent de « fouiller » encore les dons et les énigmes de la terre et de la mer qui ne se donnent que pour mieux s’échapper.

Le lamento s’épuiserait 
en ricochets

et la mer n’en rendrait
d’une vague généreuse

que le corail et la nacre (Presque une île, 53)

Un chemin de silence a gonflé
ton chargement de mots

Tu rêves de l’étape
où tu le poseras

Voici la place
qui retiendra tes mots

Voici le lieu bruissant
qui les allègera de tous leurs sens
pour agrémenter ses palabres

Mais vient le vent qui t’en détourne 
(
Parcelle inépuisable,34)

Une poésie du ressac, aux odeurs de sel et d’embruns, rythmée par les mouvements marins, les lignes d’ombre et la lumière aveuglante

Quand la lumière se déchire
tu sais toujours trouver
un fil rebelle
pour la recoudre

et revêtir fiévreusement
ton impatience
(Inépuisable Parcelle, 20)

Et encore dans Haute Plage

Aujourd’hui grand soleil
et tout s’énoncerait clairement
sans cette marée d’ombre
sur ma voix
 ( Haute plage, 52)

 

« La mer habite ma poésie naturellement » dit-elle lors d’un entretien avec Chantal Ravel, pour les Coïncidences poétiques.1

Elle est poète de la mer, des fous de Bassan, des mouettes rieuses, des rives et de la paix transparente des lagons/avant de franchir/les fracas splendides/de la barrière de corail/ (La porte des Lagunes 2). Ses poèmes sont façon sable/ Sous la houlette du vent, façon dune, que volera bientôt le vent  (La porte des lagunes).

Elle puise en pleine mer une sensibilité des profondeurs, de l’imprévisible et de l’intranquillité : garder infatigablement les yeux ouverts sur toute traversée, retenir ces fils tressés avec patience d’une rive à l’autre écrit-elle dans Villes éphémères (17).  Jusqu’à l’arrivée sur l’île en plein cœur du monde, comme elle l’écrit, elle qui ne cessait de porter son regard au large d’elle-même.

« La Corse se mérite par le franchissement de la mer. Mes voyages d’enfant vers l’île m’ont beaucoup marquée, j’attendais avec impatience ce voyage, l’accostage, l’accueil, la lente arrivée dans le golfe d’Ajaccio au petit matin. Mon père m’appelait : Viens vite Marie-Ange, on voit la Corse !» (Entretien CR).

Aucune intention régionaliste, elle le précise, mais un attachement profond, quasi charnel pour cette île éblouissante à l’altière beauté : « elle était une promesse de beauté, le symbole de l’éloignement, de la parenthèse, elle nous était donnée, elle nous appartenait. Quand j’envoyais des cartes postales à des amis je parlais de mon île » (Entretien CR). En Corse, elle est chez elle.

Mais l’île est aussi la terre méconnue, que le soleil efface/en se riant des géographies, la terre embroussaillée/où se pavane l’angoisse, île blessée par des luttes internes, envahie et dépossédée de sa solitude :

Le jour blessé
mord la poussière 

La nuit ne cherche pas
d’alibi

La vendetta
se poursuit
 (Presqu’île, 44)

Langue de terre
trop bavarde

appelant presqu’ile
l’île repentie dépossédée

de sa solitude ( Presqu’île, 25)

Cette forme d’inquiétude est délicatement perceptible dans quelques-uns de ses poèmes. Les rêves d’infini se font prendre dans les filets d’une spirale, d’une errance, d’une forme d’exil, et quelquefois d’une captivité imaginaire.

Elle est pirate de ses propres évasions, prend les cartes pour s’orienter dans les géographies escarpées, en extraire les messages, ou encore donner des réponses à toutes ces questions sur la double vie de nos jours (Villes éphémères, 15). La poésie traverse ses hésitations, les met en relief, les prolonge en reflets comme le font si magnifiquement les photographies ondulantes de son amie Monique Piétri dans Villes éphémères.  

C’est sur l’île que son père est parti (en 1968), sur la plage de la Baie d’Ajaccio : « La Corse dont il nous avait passionnément parlé et que nous aimions tant nous l’avait pris » (Entretien CR). Puis 49 ans plus tard, sa mère suivit le même chemin.

Plage d’encre (Haute Plage, 17) consacré à la mémoire de son père commence par ces 4 magnifique vers :

Ce matin les oiseaux
ont picoré ses derniers mots
Puis ils sont partis
traverser les mers.

Ce mardi de janvier 2022, Les oiseaux sont revenus et ont picoré les derniers mots de Marie-Ange, puis ils sont partis traverser les mers, ont dérivé vers son île, terre d’ancrage et d’origine, « l’origine radicale et absolue » dont parle Deleuze dans un court texte paru en1953 à propos de la notion d’île.3

La voix a posé dans le berceau
des mots qui ne redoutent ni vent ni foudre

alourdis de promesses séculaires

Et l’enfant rit
qui sait déjà tout des mondes anciens

prêt à mener sa barque
sous de nouvelles lunes
 (La caravane de l’orage, 23)

N’oublions pas écrit Pierre Lemaire dans un très beau texte qui préface Ville éphémère, que « la Terre promise aurait lieu sur une autre scène où nous ne pouvons prendre pied ». Ce jour de janvier 2022, De grands oiseaux marins

ont noirci leurs ailes
aux cendres des dernières forêts
rougi leurs pattes
aux bords usés des continents.
Mais pourront-ils décolorer ces mers intérieures
où naviguent les rameurs du soleil
 ? (Haute plage, 34)

En résonance avec la voix du poète Reverdy auquel elle fait référence très souvent : Le temps est clair comme une goutte d’eau/Des oiseaux migrateurs passent dans mes rideaux/La plaine est entrainée par le souffle des ailes.4

 

La poésie de Marie Ange est un éternel voyage au-dessus des écumes, une libre navigation « dans la (seule) main du vent, du nom du recueil de André Rochedy en exergue de l’un des chapitres de son recueil Haute Plage. Au voisinage du poème l’air était vif écrit-elle dans ce même recueil (44).

Et la poésie est peut-être, comme elle le confie à Chantal Ravel lors de l’entretien pour les Coïncidences poétiques, « ce voyage récurrent, cet aller-retour d’un continent à l’autre, d’une île à l’autre, mais surtout ce voyage que la poésie nous accorde ». Ce voyage est sa liberté, son offrande, son chant :

Entretien avec Marie-Ange Sebasti, poète. Entretien préparé et mené par Chantal Ravel pour les Coïncidences poétiques le 9 mai 2019.

Avec l’alouette des champs
avec la grue cendrée et l’hirondelle
et sur les ailes des cigognes blanches

tu transperces le ciel de tes allers retours

De joyeuses comptines t’invitent
dans les cours d’école

Des refrains mélodieux t’appellent
près des berceaux

Toute saison t’ouvre le chant
de chaque contine
nt (La caravane de l’orage, Berceuse corse,34)

 

 

Notes

1. Nous avons inséré, dans cet article, quelques courts extraits d’un entretien conduit par Chantal Ravel et Georges Chich, sur le site des coïncidences Poétiques, http://coincidencespoetiques.fr/contact

2. Le recueil La porte des lagunes n’est pas paginé

3. « L’île, c'est aussi l'origine, l'origine radicale et absolue » écrit Gilles Deleuze dans Ile déserte et autres textes -textes et entretiens- 1953-1974, Paris, Éd. de Minuit, 2002. -

4. in Pierre Reverdy « Voix dans l’oreille », Œuvres complètes, Tome II, La Balle au bond, 1928, éditions Flammarion, 2010, p.43

Présentation de l’auteur




Un regard sur la poésie native américaine — Sara Marie Ortiz : bon sang ne saurait mentir !!

L’auteure-traducteure remercie vivement Sara M Ortiz pour les échanges qui ont permis l’écriture de cet article.

 

Sara Marie Ortiza a grandi principalement dans l’état du nouveau Mexique mais aussi dans l’état du Texas. Elle est membre de la nation Pueblo Acoma. Fille du célèbre écrivain Simon Ortiz et d’une mère non indienne qui lui a toujours inculqué l’importance de son héritage Acoma, elle a baigné dans un environnement artistique et littéraire, ce pourquoi elle se dit privilégiée et très reconnaissante.

Elle est donc la demi-sœur cadette de Rainy Dawn Ortiz, artiste elle aussi, fille de Joy Harjo et de Simon Ortiz. Sara Marie a obtenu une licence à l’institut des arts Amérindiens de Santa Fé et un master de l’université d’Antioch en Californie. Artiste multidisciplinaire, elle est vidéaste, cinéaste, plasticienne et poète. En 2013 paraissait son premier recueil de poèmes intitulé « Red Milk, volume I » (Lait rouge) édité chez Create Space Independant, un deuxième recueil sortira bientôt, intitulé « Savage : a Love Story » (Sauvage : une histoire d’amour). Sara Marie écrit également des essais, a été et est publiée dans des magazines littéraires et des anthologies.

Son premier livre a été bien accueilli. Mélange de vers et de proses poétiques, il exprime parfaitement la sensibilité propre aux peuples Indiens d’Amérique. Elle nous fait entendre les tambours et les flûtes, elle nous initie au système des réserves tout en utilisant des expressions du langage urbain, elle nous projette dans ce nouveau siècle tout en nous laissant entendre l’écho des siècles passés. Le ton du livre n’est pas pleurnichard, il allume en nous le besoin tout simplement humain de chaleur humaine et de rassemblements festifs, voire de cérémonies. Dans le livre elle nous confie et nous expose non seulement ses émotions mais aussi son art singulier de l’écriture. Il peut surprendre certains et pourtant il est fidèle à l’esprit et à la tradition de son peuple.   

Sara Marie Oriz est également une militante très investie dans son rôle de cadre administratif dans l’éducation à Burien, à côté de Seattle, état de Washington, où elle travaille avec des élèves de toutes origines et plus spécifiquement des Indiens Duwamish, Yakama, etc.

Now this night par Sara Marie Ortiz. Cette vidéo est tirée de POETRY MATTERS, un projet éducatif créé par New Mexico Culture Net (www.nmcn.org) en partenariat avec le Santa Fe Community College pour les apprenants et les enseignants.

Elle cherche à promouvoir les cultures Indiennes et les modèles éducationnels Indiens y compris en dehors des communautés Indiennes car, dit-elle, ce qui est bon pour les enfants Indiens l’est aussi pour les autres enfants. En outre cela permet de changer le regard sur les Indiens en valorisant leurs stratégies d’éducation basées sur l’épanouissement et la responsabilisation plutôt que la compétition et la performance individuelle. Elle dit avoir eu beaucoup de modèles dans sa communauté, leaders, professeurs, parents, mais la personne qui l’a le plus inspirée est Patricia(Patsy) Whitefoot, de la nation Yakama, qui a œuvré toute sa vie pour le bien de sa communauté et pour le bien des peuples Indiens d’Amérique aux Etats Unis. Elle incarne le concept, le principe même de souveraineté.

La souveraineté tribale aux Etats-Unis est le pouvoir inhérent de tribus indigènes à se gouverner elles-mêmes à l'intérieur des frontières des États-Unis d'Amérique, c’est aussi le principe qui accorde le statut de nation aux différentes communautés tribales. Cette souveraineté s’exerce pratiquement et concrètement par la pratique des langues tribales ancestrales, par un gouvernement tribal, par l’existence d’école et d’universités propres aux communautés Indiennes, par la pratique des rituels et cérémonies traditionnels, par un mode de vie conforme aux valeurs Indiennes de solidarité, de partage, d’entre-aide, d’harmonie.

Sara Marie se voit comme un maillon, elle dit exactement « spirit contnuum », dans la longue chaîne des artistes engagés à promouvoir leurs cultures et leurs valeurs en suivant une pratique créatrice.

Interview de Sara Marie Ortiz pour la Célébration du mois de l'histoire des femmes - Écoles publiques de Highline - Éducation autochtone.

C’est de cette manière dit-elle, que tradition et renouveau sont véhiculés de concert. Elle dit aussi vouloir se remettre en question dans ce processus créatif car pour elle comme pour tous les Indiens d’Amérique du nord, parler, écrire ce n’est pas seulement raconter une histoire, c’est recréer le monde, lui redonner naissance, c’est un acte sacré, une responsabilité importante. Elle place sa vie et travaille à la confluence entre arts et militantisme. La culture Acoma enseigne depuis la plus tendre enfance à aider. La question première à se poser en toute circonstance est : que faire pour aider. Le travail qu’elle désire opérer en premier lieu, est de transformer le diktat de la résilience imposée par la colonisation par la volonté de survivance, contraction de deux mots, formée de survie et de résistance.

Publiée et reconnue pour la première fois à l’âge de 14 ans, alors qu’elle allait donner naissance à un bébé fille, Sara Marie avoue qu’elle s’est donnée naissance à elle aussi, à un moment où elle se sentait complètement perdue. Venue à un monde de pensées, d’idées profondément significatives à partager, cette re-naissance par l’écriture et la maternité était un acte de survivance, de résistance et d’amour. Ce qui la motive, la mission qu’elle se donne, est de re-humaniser les espaces où les Indiens d’Amérique vivent, qu’ils soient urbains ou sur les réserves, car la colonisation et le racisme, les violentes politiques dites « d’assimilation », leur ont enseigné la haine, le mépris d’eux-mêmes.

Ceremony par Sara Marie Ortiz.

Les étudiants par ailleurs sont bien souvent réduits à leurs données administratives et à leurs notes, ce qui est violent et nuisible, surtout dans un contexte Indien où le tout de la personne est important, pas seulement ses performances et sa « fonctionnalité ». Elle affirme aussi qu’il est important de garder vivantes les langues Indiennes car elles décrivent, montrent, disent mieux la vie que l’anglais. Elles sont également les seules capables de véhiculer la pensée Indienne, capables de montrer l’identité et la richesse de ces cultures, méprisées à tort. Dans un poème intitulé langage, Sara Marie Ortiz esquisse l’histoire de l’effacement programmé de sa langue tribale qui n’a pas réussi, évoque les souvenirs d’enfance liés à l’expérience de la langue et conclue qu’elle demeure et est bénédiction.

Langage

Zer gizon ziren han batailaren amaieran zain? Eta zergatik?

Nephilim? Ou chiens ? La sauvagerie devint eux ; quoique nous ayons fait.

Minimiser un tel rongement. Les cœurs du Lycanthrope

qui rôdait et bougeait dans les forêts

comme les fantômes de militaires, jadis fils, pères perdus-tous

avec des jardins de bougainvillées fleurissant et fanant

dans leurs cœurs.

Porteur de peau, quel chant parlant de toi à présent ?

Où les choses sauvages sont—mange et bois profondément,

vieux cœur. Ils grondèrent leurs terribles rugissement. Et grincèrent

de leurs terribles dents…

Bonne nuit Lune—quatre minutes de plus ?

Refluant en un millier sacré supplémentaire.

Et puis dix-mille.

Et puis les impossibles longues nuits devinrent

impossibles et longues matinées ;

et les guerres avaient duré des décennies,

et nous nous arrêtâmes de compter.

Sang dedans sang dehors.

Maladie de fantôme ; comme toutes les choses qu’ils transportaient—comme les choses qu’elle et

elle

et elle aussi

portaient. Du baume

de Gilead dans une vieille boite de comprimés. Le corps blanc délicat

d’une mante qu’elle avait attrapé une fois et voulait garder en vie, mais ne put.

Un pétale de rose séché arraché à la pierre tombale de Proust.

La Llorona; ceci maintenant.

Verre soufflé

globes de chaleur et lumière flottant

à la surface.  Une petite fille que vous pensiez

se noyer dans le Rio Grande ; elle ne

se noyait pas. Plus ancienne farce dans le livre. Peut-être

y réfléchiras-tu à deux fois la prochaine fois que tu marcheras

après la nuit tombée

Almanach des morts ;

amygdale gonflée comme un ballon.

Histoires effrayantes à dire dans le noir ;

Lanterne de papier de la longueur d’un cercueil de chez Ikea,

à moitié allumée.

Long poignard s’assombrissant lentement

comme une flèche de lumière.

En attendant Godot.

Radis enveloppés de cellophane.

Mi vida loca*.

Moisissure gris-vert le long du blanc froid de la vitre

(cela signale le matin et quelque chose de plus sinistre encore).

Vieuxgarçon.

Planche à découper tâchée d’orange sanguine.

Un très vieil homme avec d’énormes ailes.

Suggestif.

Symétrie et niais muscle lent du cœur.

Bénis moi, Ultima**.

*ma vida loca : ma folle vie (espagnol)

** Ultima : dernière (la dernière à rester, qui demeure) .

 

 

∗∗∗

Dans la langue Acoma, il y a un mot qui rassemble les valeurs généreuses de la culture exprimée avec une forme de reconnaissance respectueuse et joyeuse chevillée au corps et à l’esprit. Ce mot est Iyáaní. Sara Marie Ortiz en fait le titre d’un poème et explique que ce mot signifie : « toutes les choses ». Elle dit que cela signifie le partage de nos vies précieuses. Cela signifie l’esprit dont est imprégnée toute vie, chez tout être humain, dans tout élément naturel, dans tout ce qui existe ; c’est le souffle et la pulsation qui est réverbérée au centre. Elle précise : « Même en tant qu’indien urbain, et particulièrement à ce titre, sa mémoire m’accompagne toujours, où que je sois. Depuis le moment où nous sommes nés, dans la communauté Acoma, on nous enseigne à se comporter avec bienveillance, à être respectueux et gentils. Être généreux est la voie, la façon d’avoir une bonne vie, et nous choisissons, encore et encore cette bonne voie. On nous apprend à écouter avec attention, à bien se rappeler des vieux enseignements qui sont la marque d’une arche ancestrale, une arche qui est présente en nous, une arche de savoir que nous avons transmise et qui est valide en tout temps, le savoir que nous survivrons en tant que peuple. »

Iyáaní (esprit, souffle, vie)

A Haak’u
dans la communauté,
sur le territoire, dedans et dehors,
il y a une voie dans toute chose
que les enfants Acoma (Haak’u) apprennent.
Shadruukaʾàatuunísṿ
C‘est une façon de dire.
C’est une façon de dire notre vie et la façon dont
Les choses grandissent et croissent. C’est une façon de dire
combien les enfants grandissent rapidement. C’est une façon
de dire les plantes, dont nous prenons soin avec amour
car dans les champs elles grandissent et croissent.
C’est une façon de dire qu’aucune ne grandirait ne croitrait
sans
notre amour.
Amuu’u haats’i’est une façon de dire notre vie bien aimée.
Notre terre bien aimée.
Nos enfants et notre communauté bien aimés.
Sráamí.Ce n’est pas toujours facile. Et nous, le peuple, les
Hánʾu, ne sommes pas toujours bons et justes. Mais la voie juste et bonne
est la voie
que nous suivons que nous pourrions vivre. Srâutsʾímʾv. Srâutsʾímʾv, disent
les Ancêtres, nos anciens, qui parlent depuis la terre
depuis les rivières, dans et à travers la pluie, et dans tous les cycles
que nous connaissons sur terre. Srâutsʾímʾv, enfants. Savez-vous
seulement combien nous vous aimons et prions pour vos vies ?

 

Elle poursuit l’expression et l’affirmation de ces valeurs et de sa culture en écrivant un autre poème :

SHƏTRƏNI (GRAINES)

Nous nous éveillons.
Comme les vagues.
Comme corps aquatiques, souffle, ciel, nés du sang, taillés par la terre, impérieux,
anciens enfants, toutefois nous levant.
Slhémexw
q’ep
kaachani
y’aak’a
insiman
Inaki
QƏlb
? Əsłałlil
Ma xicochi

Pluie

     à rassembler

                     pluie

                             maïs

                                   à planter

                                               pour avoir soif

                                                                                      {pluie}

  

Vivez ici

Puissiez vous dormir.

Prophécie.
Les Hanoh (peuple)
Cartes sacrées en cela, enfant.
Sois aussi fort que l’eau, la terre, les étoiles et le ciel t’ont fait. Les Ancêtres sont ici.

 

Pourtant ces graines, ces jeunes pousses, ces enfants, au cours de 19 et début du 20ième siècle ont été arrachés à leurs parents, soustraits à leurs communautés et envoyés dans des pensionnats pour Indiens. A l’heure actuelle, la réalité de ces pensionnats fait les titres des journaux aux USA et au Canada. L’horrible sort réservé à ces enfants est enfin révélé au grand jour et Sara Marie, tant investie dans l’éducation, veut chanter pour eux :

“…It sang the song of them & this but it did not, will not, contain the names of them.

& sometimes it seemed that the
always-leaving-even-when-returning-song of them
was the same one that was sung about the ancestors.

But it wasn’t.
Tenor & pulse.
Movement & measure.

Silence.

A silent requiem for the ghost dancers we have become;
Native American Preparatory School
where the children have always been & will always be as ghosts…”

« …ça chantait ceci & leur chanson  mais ne contenait pas, ne contiendra pas leurs noms.

& parfois il semblait que la chanson
toujours-partant-même-quand-de-retour- qui-était-la-leur
était la même que celle chantée à propos des ancêtres.

Mais elle ne l’était pas.
Contenu & pulsation.
Mouvement & mesure.

Silence.

Un requiem silencieux pour les danseurs fantômes que nous sommes devenus ;
Ecole préparatoire des Indiens d’Amérique
où les enfants ont toujours été & seront toujours comme des fantômes… »

 

Pas étonnant alors que Sara Marie se présente comme une personne motivée, courageuse, travailleuse, studieuse, visionnaire. Elle se sent née et appelée pour défendre les populations sous représentées, les mal desservis. A Burien, elle veut développer un ethos et des pratiques qui permettent aux jeunes Indiens d’accéder à des positions de leadership, à organiser des processus et des dispositifs qui mettent en place l’égalité des chances et des opportunités afin que les jeunes Indiens se développent et prennent en charge le développement de leurs communautés, qu’ils puissent atteindre l’auto-gouvernance aussi bien dans les zones rurales que dans les villes, et ce au cours du 21ième siècle.

Sara Marie est cette personne qui choisit pour conclure ses lettres de citer Paolo Freire, le grand pédagogue qui a pensé l’éducation dans le contexte social et politique, qui a pensé le militantisme en rapport avec la pratique et l’idéalisme :

"The idea that hope alone will transform the world, and action undertaken in
that kind of naïveté, is an excellent route to hopelessness, pessimism, and fatal-
ism. But the attempt to do without hope, in the struggle to improve the world,
as if that struggle could be reduced to calculated acts alone, or a purely scientific
approach, is a frivolous illusion" – Freire

« L’idée que seul l’espoir transformera le monde, que l’action entreprise dans
cette sorte de naïveté, est la route toute tracée pour le désespoir, le pessimisme et le fatalisme.Mais la tentative d’agir sans espoir, en luttant pour améliorer le monde,
comme si cette lutte pouvait se réduire à des actes calculés seulement, ou bien une approche scientifique, est une illusion frivole ».

Ceci résume bien l’esprit dans lequel travaille Sara Marie, comment elle respire et vit.

En conclusion, Sara Marie exprime ceci : l’espoir ne peut pas manquer quand on vit dans une communauté où les liens sont forts, aimants, et l’espoir c’est de pouvoir accéder à une profession de service et d’entre-aide, exercer un vrai métier qui soit le travail d’une vie ainsi qu’elle a le bonheur de l’exercer,  surtout ne pas être réduit à une activité seulement alimentaire, ce qui n’a pas le sens fort d’un engagement auprès d’une communauté dans laquelle on vit en harmonie avec les autres membres et l’environnement.   

Présentation de l’auteur




ELÍ URBINA MONTENEGRO

Introduction et traduction par Miguel Ángel Real

 

Elí Urbina, fondateur et directeur de la revue de poésie Santa Rabia Poetry (http://www.santarabiapoetry.com/), est entre autres l'auteur du recueil El abismo del hombre (Buenos Aires Poetry, 2020), une oeuvre où, dès les premières épigraphes de Ryszard Kapuscinski et Werner Aspenström, nous entrons dans un monde d'un profond pessimisme, où l'espoir est nié par la réalité elle-même : "La luz ha de llegar de nuevo, / pero ahora, en lo real, tan solo la lluvia / cubre la calle como negro alpiste" (La lumière doit revenir, / mais maintenant, dans la réalité, seule la pluie / couvre la rue comme des graines noires pour oiseaux). On entrevoit que l'une des raisons de cette noirceur est le souvenir douloureux de l'être aimé, qu'un présent trouble ne parvient pas à éclairer.

 

En effet, le présent est un moment plein de malaise. Le décor est la rue, où un homme résigné ne trouve pas de répit : le champ lexical est explicite dans le poème “Bajo la negra noche” ("Sous la nuit noire") : chaos, bruit, misère et angoisse: le "je" poétique est parfois un passant qui nous présente le récit presque initiatique d'une quête pour tenter de surmonter “por completo / el peso de mi vida” ("complètement / le poids de ma vie"). Si le silence lui apporte un certain soulagement, il est rapidement annihilé par des vers où les hyperboles créent une tension efficace : “Ya desciende la sombra / inquisitiva de la muerte” (" Déjà l'ombre / de la mort inquisitrice descend ").

El abismo del hombre, Les abysses de l'homme, Eli Urbina Montenegro.

Le poète est lucide à tout moment : bien que conscient de la nature éphémère de l'amour, il continue à le chercher. Mais le sentiment amoureux semble exister seulement dans la mémoire et dans les rêves. Cette dialectique se résout en un pessimisme évident, lorsque le poète se rend compte que tout semble destiné à être oublié.

Entretien entre Luiz Cruz et Eli Urbina à l'occasion de  #YoMeLibroEnValpo, qui réunissait des poètes  péruviens faisant  partie de PLEXOPERU, un livre de poésie qui réunit des poètes chiliens et péruviens en un seul volume, coordonné par Casa Azul et Quimantú. 

La douleur et la solitude sont rapidement transférées aux objets qui nous entourent, créant ainsi des prosopopées qui révèlent une symbiose avec le monde et ses signes qui nous font parfois penser à la poésie de Pablo Neruda : “La lengua de la luna / se arrastra por el suelo” ("La langue de la lune / rampe sur le sol"). On peut ressentir également une profonde culpabilité, dont nous découvrons peu à peu l'origine : il s'agit d'un sentiment influencé par notre culture judéo-chrétienne et fondé sur la vision de la chair comme un élément dépourvu de moralité. En effet, loin d'acquérir des connotations érotiques qui pourraient être une source d'émotion et de plaisir inoffensif, le désir est bridé par une éthique imposée, qui dans son hypocrisie cause notre souffrance.

ELÍ URBINA (Chimbote, Perú, 1989), Por la noche de ti me aparto, La nuit, je me détourne de toi.

Au fur et à mesure que nous avançons dans la lecture, il devient clair que la promenade à laquelle nous avons fait allusion nous conduit vers l'abîme qui donne son titre au livre. Tout semble n'être qu'une succession d'ombres et de déceptions, puisqu'il semble impossible de contempler pleinement le monde, “un simulacro desolado” ("un simulacre désolé") dans lequel règne “el dominio absoluto del ojo por la imagen” ("la domination absolue de l'œil par l'image"). Le poème auquel appartiennent ces vers, très logiquement appelé "Trampantojo" (Trompe l'oeil), semble marquer un point de non-retour vers le désespoir : l'ombre règne dans la deuxième partie, où la mémoire est “el escondrijo del mal” ("la cachette du mal"). La réalité n'est qu'un écho qui correspond en partie à la théorie platonicienne de la caverne, dont la lumière projette des formes immondes sur le paysage. Il y a aussi des références à l'univers de Calderón de la Barca, dans des vers comme “cada punto del sueño / es un incesante ahora” ("chaque point du rêve / est un présent incéssant"). Ainsi, le poète ne peut qu'attendre la mort, entouré de haine et de ruines. Une nouvelle épigraphe, cette fois de Dane Zajc, ne pourrait être plus claire : “En ningún lugar hay salvación para el hombre” ("Nulle part il n'y a de salut pour l'homme").
Elí Urbina parvient à créer des vers suggestifs, nerveux et puissants, qui trouvent une conclusion intéressante dans les deux derniers poèmes, dans lesquels nous trouvons à nouveau une référence à Neruda, et plus précisément à la composition de "Veinte poemas de amor y una canción desesperada". Le dernier poème du livre du prix Nobel chilien fut écrit en vers de 14 syllabes (ce que la langue espagnole appelle un alexandrin, contrairement au français) et dans " El abismo del hombre" les heptasyllabes fréquemment utilisés dans le reste du livre sont ici doublés (7 x 2 = 14), créant un écho qui multiplie à l'infini la douleur face à l'existence, et que nous ne pouvons pas manquer d'entendre lors d'une chute irrémédiable.

 

∗∗∗∗∗∗

FÁBULA DE LOS BURROS SALVAJES 

Cuando sus dueños se entregan
a los ritos del amor y alrededor
no hay nadie ya que los acuse, los pobres burros
huyen por las escarpadas laderas.

Y huyendo se alejan tanto
que acaban convertidos en salvajes.
Solos entre las piedras y las aguas claras
respiran y procrean libremente.

Los citadinos, como supondrás, aman esta historia.
En sus ojos las raudas pezuñas de los burros
levantan estelas de polvo más allá
del bosque de los cactus y plácidos sonríen. 

 

FABLE DES ÂNES SAUVAGES 

Quand leurs propriétaires se donnent
aux rites de l'amour et qu'autour
il n'y a plus personne pour les accuser, les pauvres ânes
descendent les pentes raides.

Et dans leur fuite ils s'éloignent tellement
qu'ils finissent par devenir des sauvages.
Seuls parmi les pierres et les eaux claires
ils respirent et se reproduisent librement.

Les citadins, comme on peut s'y attendre, adorent cette histoire.
Dans leurs yeux les sabots rapides des ânes
soulèvent des traînées de poussière au-delà
de la forêt de cactus et ils sourient, placides.  

∗∗∗

MENTIRA DE LA JUVENTUD

De jóvenes, aunque mentimos
diciendo que admiramos
la belleza de las aves las odiamos.
Ellas son mensajeras de la luz
y su canto el ocaso de la mundanidad.

Pero de viejos la historia es otra.
Acaso es ya nuestra la sabiduría
de los árboles (oyentes de esa música
tan densa como el vértigo) y entonces
callamos ante ellas y con amor
les regalamos agua y alimento.  

Tal vez, esta sea la forma más llana
y sabia de vivir: dar y guardar silencio.

 

LE MENSONGE DE LA JEUNESSE

Quand on est jeunes, même si nous mentons 
en disant que nous admirons
la beauté des oiseaux, nous les détestons.
Ils sont les messagers de la lumière
et leur chant le crépuscule de la mondanité. 

Mais quand on est vieux, l'histoire est différente.
Peut-être que la sagesse des arbres 
(les auditeurs de cette musique 
aussi dense que le vertige) est enfin à nous et donc 
nous gardons le silence devant les oiseaux et avec amour
nous leur donnons de l'eau et de la nourriture.  

C'est peut-être la façon la plus simple
et la plus sage de vivre : donner le silence et le garder.

 

De Fábula de los burros salvajes y otros poemas (© Colección de Poesía Móvil, Editora BGR, 2022)

∗∗∗

EL FARDO DE LA SOMBRA

Entre los racimos de saliva y sangre
solo el fardo de la sombra 
la voz de esa mujer a la que amé
esa reja entre lo que soy
y los nombres del pasado

Todavía hay ansiedad
Aún hay vestigios de algo
que no termino de perder

La muerte se avecina
pero ya estoy en medio de la muerte
ya camino en esa acera
donde la suerte es otra
dimensión de la ironía
otro rostro de su rostro
y hay mensajes perdidos

Tal vez ya es suficiente
Quizá de nada sirve
alzar estas palabras contra la soledad

 

 

LE FARDEAU DE L'OMBRE

Entre les grappes de salive et de sang
rien que le fardeau de l'ombre
la voix de cette femme que j'ai aimée
cette grille entre ce que je suis
et les noms du passé

L'anxiété est toujours là
Il y a encore des vestiges de quelque chose
que je n'arrive pas à perdre

La mort approche

mais je suis déjà au milieu de la mort
je marche déjà sur ce trottoir
où la chance est une autre
dimension de l'ironie
un autre visage de son visage
et il y a des messages perdus

C'est peut-être déjà suffisant
Peut-être qu'il ne sert à rien
de dresser ces paroles contre la solitude

 

 (De La sal de las hienas © Plectro Editores, 2017 )

∗∗∗

GUARDO HOSPEDADA EN MI MEMORIA

Guardo hospedada en mi memoria
la imagen apacible del cuerpo del amor.
La luz ha de llegar de nuevo,
pero ahora, en lo real, tan solo la lluvia
cubre la calle como negro alpiste.

Mira descender lentamente
la espina de la carne en la herida secreta.
El burdel, su avaricia, sorbe mi alma agotada,
mi esperanza sedienta de sentir,
por un instante, el sordo crepitar.

En penumbra la prostituta baila
con la sinuosidad de una ancha llamarada.
Ya el ansia se amontona en el espejo,
la sombra de mi mano se prolonga.

Por mucho que el placer arda
siempre su rostro en mi interior se enciende.

 

JE GARDE HÉBERGÉE DANS MA MÉMOIRE

Je garde hébergée dans ma mémoire
l'image paisible du corps de l'amour.
La lumière doit arriver à nouveau
mais maintenant, dans la réalité, seulement la pluie 
recouvre la rue comme un noir alpiste.

Regarde descendre lentement
l'épine de la chair dans la blessure secrète.
Le bordel, sa convoitise, gobe mon âme épuisée,
mon espoir qui a soif de sentir,
pour un instant, le crépitement sourd.

Dans la pénombre la prostituée danse
avec la sinuosité d'une vaste flambée.
L'avidité s'entasse déjà dans le miroir,
l'ombre de ma main se prolonge.

Le plaisir a beau brûler,
ton visage s'allume toujours en moi.

 

(De El abismo del hombre © Buenos Aires Poetry, 2020)

 

 

 

Présentation de l’auteur




Bhawani Shankar Nial, extraits de Lockdown (confinement)

C'est par l'intermédiaire de la poétesse Emanuela Rizzo, traductrice de Lockdown en italien, que j'ai découvert le recueil du poète Bhawani Shankar Lia, dans l'excellente traduction anglaise de Bankim Mund - à qui l'on doit une préface éclairante, témoignant de la richesse des échanges entre le poète et le traducteur, à l'origine du livre que j'ai lu.

Écrits pendant la longue et douloureuse période de confinement, qui a produit autant d'œuvres qu'ell en a empêché beaucoup d'autres, les poèmes présentés ici dépassent le cadre de la pandémie et de l'affliction personnelle, et aboutissent à une réflexion plus profonde sur le sens de la vie, dans la solitude à laquelle la situation nous a tous maintenus, hors du flux pressé de la vie contemporaine.

Poète, penseur, éditeur, Bhawani Shankar présente donc une trentaine de poèmes en sa langue natale, l’odia -  et touchent par leur universalité :  la présence d'éléments locaux tels que les rituels à Lord Jagannath et le banian récurrent (la forme dans laquelle le poète souhaite renaître dans un seconde vie possible, issue d'un destin humain trompeur - dans un élan de paganisme qui parcourt toute son écriture profondément mystique) n'ajoute pas une touche d'exotisme à son discours sur la place et l'action de l'homme dans le monde - il ajoute juste leur poids d’humanité.

D'autant plus que ces notations qui ancrent les poèmes dans son expérience s'accompagnent de remarques élargissant le champ de pensée du poète - reliant les expériences religieuses et mystiques aux théories scientifiques plus récentes (à travers, par exemple, le livre d'éthique sur qui étudie son fils, d'où découle une considération sur le « vide »)

C'est notre commune solitude et notre identique quête de sens qui est en jeu : le chemin à parcourir vers notre mort, avec le bagage de mots qui permet d'envisager le terme de manière « humaine » et spirituelle ; Bhawani Shankar Lia nous propose de lire et de suivre sa méditation face aux dangers, et nous invite à nous appuyer sur les livres et les paroles qui nous empêchent de "mourir lentement" dans l'ignorance ou la terreur du chemin.

"Viens" est le titre d'un poème - et cet appel résonne - contre la solitude, l'égoïsme, l'oubli - par l'approfondissement qui permet à notre vide intérieur de se combler, de réfléchir et de donner un sens aux événements qui nous ballottent. Nous ne sommes pas seuls, dans la chaîne des générations, dans notre rapport au principe divin auquel le poète se réfère, ni dans la chaîne humaine des lecteurs de poésie, auxquels les mots peuvent apporter réconfort et réconfort – ici par la lucidité et la foi.

∗∗∗∗∗∗

 

Toi aussi, tu commences à mourir lentement

Toi aussi tu commences
à mourir lentement
Si tu
Ne lis pas
Les livres de ton époque
N’entends pas
L'appel de la vie
N’exprimes pas franchement
Ce que tu penses de quelqu'un,
Ne te détournes pas
De l'éphémère pour la demeure éternelle,
Et même
si tu ignores
La hiérarchie
De ton clan.

Toi aussi tu commences
à mourir lentement
Si tu
étouffes
ta dignité personnelle,
si tu éteins
L'étincelle de feu
Emanant du coeur
Pour éliminer
tortures et pillages massifs,
si tu ignores
Toute ton énergie
et
ce que te dit ton esprit.

Toi aussi tu commences
à mourir lentement
Si tu méconnais
la voix intérieure
De ton âme,
Omets d’écrire
Le message de ta
propre conscience,
si tu hésites à t’appuyer sur
La continuité de ton
Souffle
inspiration & expiration
Et
Aussi lorsque tu ignores
Le gémissement du peuple
Cruellement torturé.

Toi aussi tu commences
à mourir peu à peu
Si tu ne peux pas
Poursuivre le rêve
Si tu ne peux pas tracer ta route
Vers ton destin
Ou
Te purifier
Dans le premier rayon
Du Soleil levant,
Et
 si tu es même
Incapable de transformer
La punition liée au destin
En bénédictions.

Toi aussi tu commences
à mourir lentement
Si tu transmets
La discrimination entre les humains,
Si tu Continues
D’opprimer la nature,
Si tu perpétues
les attentats
À la bombe dans les villes.

Toi aussi tu meurs lentement
Si tu continues
De mentir à
Ton âme et ton esprit,
Si tu pratiques
Le mensonge avec
Tes Amis et parents,
La société et l’État,
la Nature et le cosmos.

 

*

08 MARS

Une vallée
Voici ce qu’elle est ;
Mère de
De nombreuses civilisations
Et
Leur témoin,
Contemplant une myriade
D’Ascensions et de Chutes
Au long du temps

Fille, belle-fille
Et Mère aussi
Elle est
L’identité
D'une femme totale,  
Femme de plénitude,
A l’origine
De l’infinie diversité des contes et légendes
À propos de Superman
Et même
du passé et du futur
Et de tant de désir
Du présent.

 

*

VIENS

Viens!
Viens sur
Cette route étrange
Ensemble surmontons
Ce long  cheminement
Parcouru peu à peu..

Viens
Sur cette route
En compagnie de
Ta
Propre solitude
Ta propre insouciance.
Poursuis la route
Et imprègne ton
Isolement personnel
De ton
Confinement.

Viens!
Ensemble nous
devenons
Compagnons de voyage.

Viens !
Encore
Un peu plus loin
Portant
Nos voix intérieures..

Viens !
De grâce,
ne me rappelle pas
Encore--
Qui suis je ?
Qui es-tu?
Pourquoi suis-je?
Pourquoi es-tu seulement ?'

 

*

AVANT DE PRONONCER UN MOT

Ami !
Avant
De t’asseoir sous
Le banian
Incline-toi
Devant la myriade de feuilles
Entourant les
Fruits rouges.

Avant d'émietter
Le pain
Incline-toi devant
Le sol qui colle
Aux plants de blé.

Incline-toi devant
La terre fertile
Qui élève et nourrit
La rizière
Avant les rituels
De l'offre de vivres
Au Dieu Jagannath.

Incline-toi devant
Les arbres, rampe
Même devant
Le pied de basilic dans
Ta cour
Tandis que tu respires,
Prosterne-toi devant
Les nuages sombres avant
L’ondée
De la première pluie.

Avant de prononcer
Un mot
Adore le divin
AUM
Demande la permission
De l'utiliser
Pour cette nouvelle aube
Ardemment désirée.

Oui, chers amis !
Voici ce que l’on doit
Payer à l’instant.
Seule une bienveillante gratitude
Émanant
D’Un cœur pur et
Soumis
Peut exécuter les
Lois divines-
Une relation entre
Dieu et l'homme
En l'aimant
Pendant et après sa
Demeure éphémère.

 

*

L’ESPRIT

L’esprit
Issu de la berge
D’un fleuve
Entre directement
Dans l'océan insondable
Du destin.

L’esprit,
Qui accède, par
la conscience Interne
et externe
porte une promesse
de destin
Et pénètre
les entités corporelles
Des animaux, des oiseaux
Et même celle de
L’Homme -
Etre supérieur éphémère
Et totalement épanoui.

L’esprit
Porteur d’un certain
Potentiel
Esquisse à chaque instant
une  réplique
Du processus cyclique
d’illumination
Sur le chemin circulaire du ciel.

L’esprit
qui choisit
Et m’a choisi
Moi
Le temps de ma vallée
Les frontière de
Mon entrée et ma sortie
Et même, éternellement brillant,
Le Royaume de ma conscience
Et
Le patrimoine contenu
Dans mes globes oculaires
Manifestant
Passé comme futur.

Un tel esprit
Érigeant une demeure
Dans mon corps
Depuis des temps immémoriaux
a soigné
la nécessaire régularité des
Programmes et processus
Et
La recherche et le résultat
Vérité et contrevérité
Achèvement et inachèvement
Lumière et obscurité
Émanant
d'eux.

 

Présentation de l’auteur




Plantations – Constant Tonegaru

Trad. Stéphane Lambion ∙ Éditions Abordo ∙ mars 2022

 

Constant Tonegaru naît en 1919 à Galaţi, au sud-est de la Roumanie. Sa vie est marquée par une opposition politique permanente, d’abord au régime fasciste d’Ion Antonescu durant la Seconde Guerre mondiale, puis au régime communiste à partir de 1945.

En 1949, il est arrêté par la police politique roumaine et il est accusé d’atteinte à la sécurité de l’État. Il est envoyé en prison ; sa santé s’y dégrade jusqu’au point où, pour ne pas être accusées de sa mort, les autorités le renvoient chez lui. Il meurt à Bucarest le 10 février 1952, laissant derrière lui une œuvre poétique d’une densité et d’une richesse rares.

Femeia Cafenie - Constant Tonegaru

∗∗∗

Rétrospection

J’attends que les vaisseaux partis vers un horizon de terre sans point cardinal
m’apportent l’image où serrant la crosse du fusil comme un violon
j’ai arrêté le boston dissonant que je faisais valser dans ma tête
avec un petit bruit qui au-delà des lignes a éteint je ne sais qui avec sa cigarette.

Au moment où j’ouvrais des boîtes de conserve à la baïonnette,
préoccupé par la faim, par des surfaces de terre et des intentions mystiques,
je coupais des hommes banals de dimensions diverses
qui désertaient vers l’inconnu sous la pression des données statistiques.

La nuit s’étalait comme un drap sur un brancard avec un mourant
mais des flocons aux reflets de naphtaline se glissaient quand même
à l’endroit où avec un petit bruit on éteint une vie et une cigarette
en attendant de détruire la dernière cargaison d’essence.

De l’absence de mes bateaux aux flancs oints de goudron
coulés peut-être sous l’effet de tant de neiges silencieuses, je n’ai crainte ;
sur mes boucles je garde encore quelques flocons d’une neige qui n’a pas fondu
assez pour écrire un poème.

 

 

∗∗∗

L’oiseau noir

Je ne sais comment diable a fait l’homme au chapeau melon,
il avait dans sa cabane une cage avec des tigres affamés
qui rongeaient à travers les barreaux des os de vaches
et au fond il y avait encore un endroit de jaune drapé
où immobile le célèbre corbeau croassait :

                                                             – Nevermore !

Sur la toile figurait quelque part Edgar Poe.
Une canaille te disait à son sujet :
               – Edgar Poe ?... un ivrogne américain,
né en telle année et mort à l’hôpital
il a peut-être même été un gangster,
mais c’est vrai, il a édité « Graham’s Magazine ».

Le dimanche les gens sont malins,
ils se promènent sur les boulevards, ils vont au cinéma,
quelques-uns à la foire vont voir des tigres du Bengale
nés en captivité à Huși ou à Focșani
et le corbeau du poème qui a traversé l’océan.

Une fois un fou enfui de l’hôpital
en tunique bigarrée et avec un journal pour chapeau
a voulu voler le corbeau.
                                              Il y eut bataille, commissaire et scandale
et sans cesse à l’entrée t’invite un infirme,
le corbeau étant empaillé, l’homme au chapeau melon était ventriloque.

 

 

∗∗∗

Un peu d’alcool

Comment les étoiles sont montées au ciel, je ne sais pas,
mais la Lune, vraiment, je la mettrais sur un porte-manteau
pour qu’elle ne bouge plus, traditionnelle,
et je lui déchargerais dessus une carabine Manlicher

Peut-être qu’après tout je resterai résigné
attendant que les loups se faufilent dans les congères
le ventre rentré et reniflant dans le froid
pour manger, avec les éditeurs, des poètes dans leurs assiettes.

Comment les étoiles sont montées au ciel, je ne sais pas,
ni comment trois d’entre elles sont restées sur une étiquette ;
il est écrit : JAMAÏQUE virgule COGNAC IMPORTÉ
et sur la photo une créole sourit, coquette.

La bouteille est plate. Cela pour rentrer dans la poche.
Maintenant elle est vide. Quand les meutes aboieront sur la Lune,
– vraiment, elle avait embrassé des seins bruns de señoritas –
avec soif, je boirai sa lumière à pleins poings.

 

∗∗∗

Compte rendu d’automne

Messieurs,
j’ai voulu écrire quelque chose au sujet de l’automne aussi,
mais cet automne a été banal
car tous les automnes sont identiques
                             et je vous assure :
Aucun n’a de thème original.

J’habite près du cimetière
et je vois la ville de loin.
             Depuis des tuyaux de radiateur
ou peut-être même depuis les usines
             la fumée ressemble à de l’encens brûlé ;
quant aux morts, ils ne viennent plus ici depuis un an
             et les miséreux perdent leurs aubaines.

Les croque-morts à la solde non payée
jouent un dentier à pile ou face aux carrefours
pour acheter des boucles d’oreille de pacotille à leur bien-aimée.
Avec des chiens tachetés, à la déchetterie, ils se lancent
des regards de napoléons affamés.

Messieurs, ça a été un automne misérable
et le Soleil ne cessait de refroidir comme les poêles en fonte.
Un cochon criait comme une scie sauteuse.
                                        Depuis lors même
les grands fantômes ne veulent plus passer
en tenant par la main les fantômes plus petits

 

Plantations, de Constant Tonegaru, paraîtra début mars dans la collection bilingue des éditions Abordo, avec une préface de Linda Maria Baros.

Présentation de l’auteur




Philippe Mathy, Dans le vent pourpre

Les lecteurs qui aiment les livres « de chair et d’encre » sont comblés : si la beauté des publications des éditions L’Herbe qui tremble ne fait aucun doute, les peintures d’André Ruelle (peintre avec lequel Philippe Mathy a déjà collaboré) font de la présente publication un livre remarquable.

Le recueil comporte sept séquences de poèmes soit versifiés soit en prose, chacune introduite par une peinture, à l’exception de la dernière composée de poèmes de circonstance. Bien que l’écriture prenne source lors d’occasions diverses, la voix du poète assure une profonde unité.

Violence et recueillement pour la première partie intitulés Verdun – écrite lors d'une résidence d'auteurs en mars 2016 – qui évoque le champ de bataille dans un paysage où l’âpreté du souvenir se mêle à la douceur du printemps et de la lumière, une dualité qui se retrouve au cœur des images : « une sueur de gel », « la mort vit encore », le « brasier bleu » des souvenirs…

la Meuse serpente immobile
les poches emplies de terre
de cailloux
de poussières d'homme. 

Philippe Mathy, Dans le vent pourpre, Gouaches d’André Ruelle, Éditions L’Herbe qui tremble, pages 124, prix 16 euros.

Suit la séquence intitulée Jours de cendre qui sont des poèmes sur l'acte même d’écrire, une méditation tout en délicatesse sur la fuite du temps et à la monotonie des jours avec  « si peu de fenêtres ouvertes sur l'inconnu »,  des jours gris où tout est noir et froid, au cours desquels le poète, en proie à la solitude, la tristesse et l’ennui, las de « ramer à contre-courant », s’interroge

Que sommes-nous ?
Si peu de brouillard de vivre
Un amour qui s’efface- un autre qui perdure

ou encore

Qui ai-je été ?

Quelques pas essoufflés dans le fracas de vivre
cherchant le feu d’un amour
la vigne d’un rêve où goûter à l’ivresse des jours

La séquence suivante donne son nom au recueil, son illustration figure donc sur la couverture et c’est sans doute la plus belle des six : on y retrouve le rouge violacé qui caractérise la couleur pourpre du vin, celui du Val de Loire où vit le poète une partie de l’année. Le vin, présent dans le verre que l’on entrevoit entre les pieds de la chaise, posé à même le sol. Une grande douceur émane de la peinture d’André Ruelle aux couleurs de bois rougeâtre, de tissu couleur de nuit, de feuilles et de soleil où l’on voit un homme assis tenant dans ses bras une femme aux trois-quarts dévêtue, une invitation à l’ivresse, à l’amour.  Des nuances feutrées à l’exception, en haut du tableau, du vert cru des grains de raisin auquel répond, dans le bas du tableau, le rouge pourpre du vin dans le verre, comme deux symboles qui s’interpellent et insufflent une vie au souvenir.  

Attendre
sur la rive de ce fleuve
où le matin
vient déposer sa chevelure
pour chanter le désir
de plonger dans la tienne

Quatorze poèmes que le poète traverse dans des pages hantées de paradoxes (« si lointain le proche/ si proche l'absence ») qui, avec grâce et subtilité, disent l’amour, le désir d’infini et de liberté. La nature s’invite dans le quotidien de l’auteur : « la nappe du ruisseau », « le ciel glisse un drap bleu »… Entre visible et invisible, le poète trace un chemin sur lequel le passé vit dans le présent, où « le cœur peut s'ouvrir/ comme un fruit » dans la lumière tamisée.

 Dehors, mains ouvertes est peuplée de voix, de reflets, de parfums de fleurs, de tremblements de feuilles, d’oiseaux « qui cachent l’invisible sous leurs ailes ».

Dans Rive de Loire, où l’on assiste à une véritable symbiose entre le poète et la nature, la concision du style s’intensifie, le désir se fait de plus en plus présent et se lit dans le choix des mots « frisson », « étreinte », « toison », « pénètre », « langueur », « enfanter »… bien que le poète, accordant au lecteur une totale liberté d’interprétation (les mots cités sont attribués à la brume, la lumière) reste dans une discrète retenue, à l’image de l’eau :

L’eau, elle aussi, ne laisse rien paraître.

Belle île, lieu « où le futur devient possible » est composée de poèmes en prose. La séquence s'ouvre sur l'image maternelle et apaisante d'un paysage de quiétude où sommeille un bateau « couché sur la peau de la mer » , les vagues des jours « caressent les fenêtres », laissant apparaître en filigrane la silhouette d'une jeune fille absente (disparue ?) que « seul le soleil peut voir ». La tristesse ne saurait cependant s'imposer. Le passé, sans lequel l'avenir ne serait pas, s’avère de fait indispensable.

Tu parles et ce ne sont pas des débris du passé mais le lever d'arc-en-ciel d'une parole après la nuit.

L’île est un lieu de renaissance où le souffle des profondeurs est autant celui de l’océan que celui du poète.

Le livre se termine sur des textes de circonstance dont les dédicataires sont des personnes chères à l’auteur. Mais le livre n’est-il pas tout entier une longue dédicace ?

Ce vent pourpre nous offre « des mots sans grillage » qui s’écoulent avec fluidité (peu de ponctuation, aucun point final excepté dans les poèmes en prose), un vent qui souffle sur la beauté tranquille des fleuves (La Meuse, la Loire) en attisant le feu des paroles qui embrase le cœur, un livre qui réchauffe comme ce « bol de porcelaine à la soupe bien chaude. Impossible d'y boire encore, mais on s’y réchauffera les mains dans les jours ou le froid nous assaillira ».

 

Présentation de l’auteur