Claude Ber, Le Damier de vivre

Ouvrir ce beau livre de Claude Ber, auteure récemment d’Il y a des choses que non (2017), La mort d’est jamais comme (2019) et Mues 2020), c’est tout de suite tomber sous le charme, la grâce même, des cinq aquarelles de Gérald Thupinier qui accompagnent les quinze poèmes en prose de Claude Ber, splendides à leur tour, riches, intenses, vitaux dans leur rythmique souplesse.

Deux arts s’entretissant, s’honorant si finement, tout en dépliant la pleine subtilité de leur distinction esthétique, sans aucun geste d’illustration et loin de toute ekphrasis. Et puis les premiers mots de la première suite, ‘Pavé noir, pavé blanc. La marche du cheval d’échecs sur le damier de vivre’ (I), confirment le haut et dansant sérieux du poème, la puissance de son attachement à l’énigme de notre présence au monde : sa mouvance, son ‘jeu’, son incertitude, ce sentiment de hasard qui habite sa logique. Suit le début d’une longue et cascadante perspective sur l’immense, à jamais mutante gamme de notre vécu, tantôt superbement appréciée, tantôt naviguée avec difficulté ou douleur : ‘Le tragique des destins et l’éblouissement renouvelé d’exister. Les pointillés du bonheur entre les drames. Le chapeau de la cime dégringolé dans l’abîme et la main pleine au poker de la plénitude. L’hécatombe du cancer et l’apogée de la jouissance. Case blanche, case noire. La dévastation de la terre et la mansuétude de l’amour. L’inhumain de l’humain toujours recommencé et le désir dressé en oriflamme…’ (I). Tous les éléments de ce qui est et ce que nous sommes, inextricablement cousus, brodés, dans la même étoffe moirée, chatoyante, à peine crédible, mais là et partout, ‘dans, écrit Ber, l’inusable bascule des vagues rabâchant leur éternelle redite de mort et renaissance’ (I).

La deuxième suite creuse davantage cet étrange enchevêtrement de l’émerveillement et de l’horreur face à ce qui est, comprenant que ‘mathématiquement les raisons de désespérer équivalent à leur inverse sur la durée de l’éternité’, Ber soucieuse d’ajouter ‘mais qui peut compter sur l’éternité?’ (II), le mortel semblant vouloir afficher son absolutisme quand on observe, avec le poème, les infinies preuves de la non-continuité de la chair, surtout celle que l’on ne cesse de manger, ‘dorades et congres, branchies asséchées [à l’étal]’, ‘tête de veau bêl[ant] de toutes ses mâchoires mortes’, ‘graisse de cochon égorgé’ pour accompagner nos désirs de ‘paix et bienveillance’ (II). Et toute cette tensionnelle contradiction-fusionnement comprise comme si manifeste, si vieux jeu, ce qui pousse le poème à se demander ‘à quoi [la parole peut-elle] aspir[er] qui n’ait été déjà tant répété que ne reste d’elle que la carcasse?’ (II).

Et juste au moment où le poème paraît prêt à acquiescer à une condamnation de ‘l’humanité catastrophique de mon humanité [,] sa présomption et sa bêtise belliqueuse[,] son insatiable avidité et son dénuement[…,] son poids d’irrémédiable tassé au fond d’un sac biodégradable’ (II) – juste à ce moment critique, ce point de rupture irréparable, il – le poème, tout ce qu’il représente d’indicible, d’imaginable, d’improbable et de possible – replonge sa conscience dans ‘les aloès fleuris et bourdonnant d’abeilles’ de la troisième suite (III). Dans, dirais-je, un Cela, dont parlent précisément les Upanishads, et qui semble excéder même tous les signes de cette espèce de binarité, de dialectique qui persiste à vouloir dominer notre conception vécue de ce qui se passe au cœur de notre être-au-monde, ce noir-blanc, cet abîme-cime que le poème déploie. Règne ainsi cet indivisible sans nom véritable, cet infini contenant tous les noms, irréductible, car un Un au-delà de ses foisonnantes multitudes, offrant l’expérience de l’ineffable de l’amour, sans doute, pénétration dans ‘la fente de la vie même entre-baillée. Une pause de paix dans son bruyant silence. Ma main augmentée de magie caress[ant] ton visage. Son éclat rayonnant dans la bouffée solaire des mimosas. Leur poussier de clarté comme une réminiscence. Une invite à notre propre lumière aussi fragile et passagère que la leur. L’aimer, dépiauté de mainmise, la vibration le prononçant, y déclin[a}nt un absolu accessible. Intact du mot qui le désigne’ (III). Voici un passage extraordinaire, splendidement visionnaire, ouvert sur tout ce que le langage parvient à peine à murmurer, pris comme il est dans les rets paradoxaux de son besoin de dire ce que Bataille et Blanchot appelaient ‘l’impossible’, d’articuler l’indésignable.

Et tout le recueil, avec ses quinze suites et leur si serein dépliement de phrases courtes, lestes, fluides, bi- ou tri-partites, jamais gonflées ni désinvoltes car site d’un vécu intensément et pourtant généreusement caressé – tout le recueil puisant inlassablement dans un visible, un sensible, ces infinis micro-expériences de ce qui ne cesse de surgir d’un macro-phénomène où tout s’interpénètre et affiche ses interpertinences vivement senties quoique logiquement fantastiques. Le sentiment de ‘l’horreur du monde [qui] n’entame pas la magnificence de l’amour qui n’entame pas l’horreur du monde’ (V) reste le signe le plus vif de l’ubiquité d’une plénitude combinatoire de l’être. Le poème y ‘acquiesce’, semant partout dans ces riches suites ‘décrass[ées du mythique] et de [toute] prétention abusive’ (VI) les signes d’une ‘beauté’ à la fois ‘inaccessible’ et ‘évidente’ et d’une ‘bonté pour essuyer sa peine’ (VIII) au sein de ceux d’un ‘accablement de bœuf harassé’ qui risque de déborder (X). Cette totalité de ce qui est marquerait tout d’une grande intensité dans l’expérience de Claude Ber et en affirme sans cesse la haute et absolue pertinence de ‘n’importe quoi’, cette ‘certitude’ (XI) de ce que Jean-Paul Michel appelle le de notre être-là. ‘Ma vie, lit-on, toujours branchée à son voltage. Intensément puissant. Intensément intense’ (XI). Un rapport, un lien incassable, électrisant, sans fin énergisant, venant des choses qui sont et du moi qui les vit, dans, simultanément, leur nudité et leur ‘transfiguration’ (XIII). Car, comme la dernière des quinze suites nous fait comprendre, toute l’expérience que véhicule, mot sur mot, le poème, reste ‘secr[ète]’ (XV). La draper des formes mouvantes du poétique ne change rien de son caractère d’indécidabilité, de non-‘décisivité’; tout ce qui est demeure obstinément ‘obtus’ au cœur de l’intense, cette ‘confusion de broussailles et une naïveté de dormeur réveillé en sursaut’ (XV). Le poème – ce sont les derniers mots de ce si finement sculpté Damier de vivre – vécu et déroulé en tant que ‘chant [avec] sa plainte dans les tunnels du temps. Leur silence irrémédiable’ (XV).

          Un très beau livre d’une femme remarquable, juste et poétiquement sereine au cœur même des tempêtes.

Présentation de l’auteur




Pablo Andrès Rial, Poemas

I

Estás muerta
mirando a la ventana
yo estoy sentado
detrás tuyo.

Afuera
se puede ver el mismo árbol de siempre
—un sauce—
un amigo se enamora de vos.

Tu silla ahora está vacía
pero vos seguís ahí muerta
mirando a la ventana
donde ahora solo hay
un patio de cemento.

Tu es morte
regardant la fenêtre
je suis assis
derrière toi.

Dehors
on voit le même arbre qu’avant
—un saule—
un ami tombe amoureux de toi.

Ta chaise est vide maintenant
mais tu es toujours là, morte
regardant la fenêtre
où il n’y a plus
qu’une cour en ciment.

II

Detesto mi cuerpo
pero amo mi sombra.

Nunca envejece
nunca enferma
nunca duele.

Je déteste mon corps
mais j’aime mon ombre.

Elle ne vieillit jamais
ne tombe jamais malade
ne souffre jamais.

III

Las plazas
me hacen recordar
al manicomio.

Las personas van
de un lado a otro
sin ningún tipo de apuro

algunos como yo
se sientan en un banco
somos todos amigos
sin siquiera vernos
sin siquiera conocernos
sin perder ese individualismo
que nos hace caminar
desde temprano.

Porque nosotros
podemos superar al olvido
vivir
sin ser nadie para los otros
es lo que nos hace
especiales.

Les places
me rappellent
l’asile.

Les gens vont
et viennent
sans la moindre hâte

certains comme moi
s’assoient sur un banc
nous sommes tous amis
sans même nous voir
sans nous connaître
sans perdre cette individualité
qui nous pousse à marcher
dès le matin.

Car nous
pouvons dépasser l’oubli
vivre
sans être rien pour les autres,
c’est ce qui nous rend
spéciaux.

IV

Ando angustiado Augusto
por esas cosas ¿sabés?

la gente te hunde la piel
mientras preparan algo rico
y le ponés la mesa.

Decime Augusto
¿qué estás cocinando?

Je suis angoissé, Augusto
par ces choses, tu sais ?

les gens te creusent la peau
pendant qu’ils préparent quelque chose de bon
et toi, tu mets la table.

Dis-moi Augusto
qu’est-ce que tu cuisines ?

V

Me desplomo.

No como una destrucción
de mi conciencia
sino como la memoria perdida
de un recuerdo profundo
que preciso volver
a vivir.

Je m’effondre.

Pas comme une destruction
de ma conscience
mais comme la mémoire perdue
d’un souvenir profond
que je dois
revivre.

Présentation de l’auteur




Les Bonnes Feuilles de PO&PSY Elvira Hernández, Tout ce qui vole n’est pas oiseau

Un poema siempre debiera tener pájaros
Dans un poème il devrait toujours y avoir des oiseaux

                                                                                    Mary Oliver

Largement reconnue en Amérique latine, Elvira Hernández (nom de plume de Rosa María Teresa Adriasola Olave) s’est vu décerner dans son pays, le Chili, le Prix national de poésie 2024. C’est la deuxième poète à recevoir ce couronnement, après Gabriela Mistral en 1951.

Née en 1951 à Lebú (province d’Arauco) dans le sud du Chili, Elvira Hernández a une trajectoire poétique qui remonte aux années de la Dictature. Son écriture est traversée de courants contraires : l’un, effréné, est le fruit d’un arpentage lucide et têtu qui fait émerger des décombres la mémoire de Santiago, sous les feux de la répression ou de la révolte ; l’autre, plus apaisé, est marqué par la concision et une attention méditative aux menus détails du quotidien. Dans les deux cas, son style malmène et déplace subtilement les images rebattues du discours politique, médiatique ou commercial. Ce qui frappe et touche dans cette écriture est le mélange de légèreté et de précision, toujours au service d’un regard acerbe sur les dérives du monde actuel.

Son recueil le plus célèbre, La bandera de Chile, est une variation caustique autour du drapeau et des symboles nationaux. Inaugurant le pseudonyme de la poète après sa détention en 1979, il a longtemps circulé en version miméographiée pendant les années de plomb.

Elvira Hernandez, Tout ce qui vole n'est pas oiseau, poèmes choisis et traduits de l'espagnol (Chili) par Stéphanie Decante, avec une gravure de Guadalupe Santa Cruz, PO&PSY princeps, octobre 2025, 88 pages, 15 €.

En 1992 paraît au Chili Santiago Waria, un abécédaire de la capitale, sous un titre qui dialogue avec le mapundungun, langue des Indiens du sud du Chili.

Dans Pájaros desde mi ventana (2018), Elvira Hernández déploie une minutieuse observation des oiseaux à travers le prisme de la fenêtre, espace à la fois ouvert et limité, qui cadre notre regard sur le monde. Dans cette méditation poétique sur la fragilité de la nature et de l’existence, se mêlent l’intime et le politique, le microcosme du jardin et les enjeux écologiques globaux, ainsi que des variations autour de la voix, du chant et de la matérialité des noms d’oiseaux.

Nombre de ses ouvrages ont été publiés en Argentine, en Colombie, au Pérou et au Mexique. En 2016, paraît en Espagne, aux Éditions Lumen, Los trabajos y los días qui regroupe trente-cinq années de trajectoire poétique, donnant à apprécier ses différentes inflexions.

Parallèlement à ses écrits poétiques, Elvira Hernández a développé une pratique de livres-objets (fascicules sous enveloppe kraft, faux journaux littéraires facsimilés, boîte de jeu de cartes contenant des poèmes, catalogue d’exposition) et d’essais, essentiellement sur des poètes de la néo-avant-garde chilienne (Enrique Lihn, Rodrigo Lira et Juan Luis Martínez).

Elle a été invitée à la 7ème Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne en octobre 2003. Un hommage lui a été rendu en 2023 à la Villa Gillet. Sa poésie figure dans les archives du Centre International de la Poésie de Marseille (http://www.cipmarseille.fr/auteurs/1056 ).

Elvira Hernández sera l'invitée d’honneur du colloque inter-universitaire et international en hommage à Gabriela Mistral (Prix Nobel 1945) qui se tiendra à Paris les 20 et 21 novembre 2025. Dans ce cadre, trois soirées de lecture sont prévues fin novembre 2025 : Ambassade du Chili, Maison de l’Amérique latine, Université Paris Sorbonne ; et une  à Arles (librairie l'Archa des Carmes) le 18 novembre.

∗∗∗

Extraits

VILLA BRASILIA

Son muchos los años de la defunción
de este paraíso de pájaros
Volaron junto a ellos
los mil y un árboles distintos
que le daban vida. 

Le sucede en el tiempo
un bosque habitacional sin gorjeos
una trápala fónica mecánica
un frontis vehicular
baldosas removidas por raíces ocultas
sobrevuelo de aves en desbandada
un árbol solitario que perdió su nombre.

VILLA BRASILIA

Il remonte à loin le trépas
de ce paradis d’oiseaux.
Avec eux se sont envolés
les mille et un arbres
qui lui donnaient vie.

Lui ont succédé avec le temps
une forêt immobilière sans gazouillis
un caquetage cacophonique mécanique
une barrière véhiculaire
pavés soulevés par des racines ensevelies
survol de volatiles à la débandade
un arbre solitaire qui a perdu son nom.

∗∗∗

UN LARGO Y ARDIENTE VERANO

Los bosques han sido talados.
Las plantaciones chisporrotean.
Es el turno de los pinares
eucaliptos en llamas
velas que derriten su Merry Christmas.

Los camiones aljibes van
por la ruta de la alerta amarilla.

Los pájaros vienen del sur
con la alerta roja entre los dientes.

UN LONG ÉTÉ ARDENT

Les bois ont été décimés.
Les futaies grésillent.
C’est le tour des pinèdes
eucalyptus en flammes
bougies dégoulinant leur Merry Christmas.

Les camions citernes défilent
sur la route de l’alerte jaune.

Les oiseaux viennent du sud
l’alerte rouge entre les dents.

 

∗∗∗

EN LOS BAJÍOS                                                         

En un pie                                                             
la garza                                                                      
sostiene la tarde.

SUR LES HAUTS-FONDS

Sur un pied
le héron
soutient le soir.

∗∗∗

ORNITOLOGÍA

No hay tiempo para pensar
en la plumífera que llegaré a ser.

El tiempo es bocado que no se logra
saborear. Es él quien te masca.

Ayer se me cayeron unas cuantas plumas
y unos cuantos dientes.

Mañana seré desplumada.

Si pudiera yo misma
arrancaría el desvanecido plumaje de mí.

Sólo entonces estaría siguiendo
el ejemplar camino del águila.

ORNITHOLOGIE

Pas le temps de penser
à la plumitive que je deviendrai.

Le temps est une bouchée qu’on n’arrive pas     
à savourer. C’est lui qui te mâche.

Hier j’ai perdu quantité de plumes
et pas mal de dents.

Demain je serai déplumée.

Si je le pouvais
j’arracherais ce qui me reste de plumage.

Et alors seulement je suivrais
l’exemplaire chemin de l’aigle.

 

           

∗∗∗

DE UN ALA

Así me sacaron.
Así me fui caminando.
Así golpeé puertas y
oídos.
Así paré en seco
y me di un palmazo
en la frente
y volví a la carga.       

EN ME PRENANT PAR L’AILE

Ils m’ont expulsée.
Alors j’ai poursuivi mon chemin.
Alors j’ai toqué à des portes et
à des oreilles.
Alors je me suis arrêtée net
et me suis frappé
le front
et je suis repartie à la charge.

∗∗∗

HABÍA COSAS QUE NOS GUSTABAN

Salíamos de casa al golpear el viento.
Rompía a llover.

Éramos como hojas
arrancadas de árboles mayores.
Otro destino parecía
nos daba la mano.

Por las calles corríamos
planeando en danza propia.
Me sentía bajo el cielo
empapada
plena
mojada como un pitío.

CES CHOSES QUI NOUS PLAISAIENT                                                

Nous sortions de la maison quand le vent frappait.
L’averse éclatait.

Nous étions comme des feuilles
arrachées à de grands arbres.
Un autre destin semblait-il
nous tendait la main.

Dans les rues nous courrions
esquissant notre propre danse.
Je me sentais sous le ciel
mouillée
comblée
trempée comme un pinson.

∗∗∗

AGREGAR ALGO MÁS AL PAISAJE      
DE YOSA BUSON

                           están las grullas
                                      el estanque
                                      los juncos
                                      el rocío

                  agregar las partículas atómicas
                                             fisionadas.

AJOUTER QUELQUE CHOSE AU PAYSAGE
DE YOSA BUSON

                        les grues
                        l’étang
                        les joncs
                          la rosée y sont

                                          ajouter les particules atomiques   
                                                              en fission.

Présentation de l’auteur




Anne Barbusse, Les mères sont très faciles à tuer

Chants pour les à mères

Cependant, méfions-nous du titre de livre d’Anne Barbusse. Et eu égard sa table des matières en quatre chapitres : « Le psychiatre parle, Le dernier jugement, Dans les villes de province, L’automne de la mère »), se déroule d’un même tonneau une histoire d’une mère, d’un fils, d’une famille mais surtout un long et envoutant poème sur la douleur et les souffrances dans divers lieux de Grèce ou de  la province française tandis que et par exemple un «vieux voisin ramasse les feuilles tombées / avant de mourir et que le village mugit son silence ».

Quant à la narratrice, elle ressemble  avec émotion aux femmes qui vivent toutes seules dans leurs maisons. Elle essaie d’avoir la triste volonté du jour mais pas besoin d’aller au bout du monde : partout il y a des arbres où pendent des nostalgies en fleur. Quant aux rivières par définition elles sont violentes surtout les pluies d’automne ou du printemps dans la fonte des neiges.

Bref qu’importe les lieux car dans leur ventre sourd s’‘entendent les moteurs des voitures souveraines mais surtout des hommes qui souffrent face au pourrissement des vignes. Mais il en est ainsi en la solitude des mères. Dans ce livre le lyrisme parfois effroyable  danse sur les plis du vent parfois il se rêve de la mer abolie d’objets inanimés sur une terrasse d’été, « de la saveur de la pastèque ».

Ici la douleur n'a pas pourelle  un seul ami dans la région. Mais Anne Barbuss  tente de la repeindre de blanc même si chez sa narratrice « mon ventre porte cicatrice sur cicatrice un soir / il me fait écouter la Chanson des vieux amants de Brel / et je pleure toute la nuit pour garder un enfant ». Vogue ainsi l’histoire où des femmes se prostituent « à la modernité visible via l'ordinateur ».

La vie tâche de tenir debout dans un village de campagne  ici ou ailleurs. Elle vit « trop de cris qu'elle soit son tombeau ». Parfois se perd l'envie du matin et ses jambes ne portent plus le poids de l’existence. Mais l’héroïne arrive à non-lieu à la terre étrange ‘sans y voir plus que de lumière tombante sur les choses » et elle devient chose parmi les choses, ses désirs éteints et tombés parmi tant d'objets.

Anne Barbusse, Les mères sont très faciles à tuer, Editions Pourquoi viens-tu si tard », Nice, 2025, 160 p., 14 €.

Si bien que chaque mère recèle quelque chose de dangereux et aussi «  Quelque chose d'une allumeuse, d'une emmerdeuse » mais comme le chanteur Arno cité en exergues, l’'amour est toujours dans « les  yeux de ma mère ».  Bref il y a des femmes très méchantes comme des mères révolues (« tu es une petite pute une petite conne ton fils t’a larguée »)près  des murs de pierres et des blocs de béton éboulés. Autant à Olympie que dans la plaine de la Crau.

Parfois la narratrice « pleure comme un homme. S’'il n'y avait eu sone voyage en Grèce tout cela ne serait pas arrivé. La vie se serait passé plus calme « sans espérance avec l'idée que la répétition ne tue personne que les moutons du berger peuvent traverser le village ». Elle déploie seulement ses agissements voire en demandant « au cinéma de lever mon corps » ou appeler  des voix inopérantes, « ne sachant prendre la mesure de mon vide ». Mais elle poursuit par son chant du salutaire, le reste en découle, les gestes se déplient avec effort. Elle  tâche de maîtriser ses absences « superbement irrationnelles » et les jours passent. Le psychiatre n’y fait pas grand-chose : « il parle dans son bureau les angoisses » mais tâche d’ouvrir une vision éclairée. Il suffit que les talus gonflent de l'herbe pluvieuse du printemps même si les enfants restent mutiques dans l’espoir  d'une seconde naissance.

L’auteure via sa narratrice « fait double deuil / je suis la veuve d'un pays et d'un enfant / je suis la veuve confuse de l'univers mêlé d'histoires ».  Elles vivent à ses côtés, vidée et reine, tenant debout à tâtons à peine fréquentant les jours creux. L objectif est d’échapper à son diable jusqu’à ce que ses  enfants du futur fassent partie d’elle.

D’une telle héroïne on  voulut  retirer la langue mais ici elle la tire comme l’escargot sort les cornes portant sa coquille. Rejaillit peu à peu une renaissance chaleur loin des erreurs de pronostic quant à sa nature. Et plus tard des mots n’habillent plus son cadavre.  Cela donne peu à peu un air de fête. Les paroles dansent sur des fils avant de s’envoler comme des anges que les oiseaux emportent.

Présentation de l’auteur




Rémi Letourneur, L’odeur du graillon

Un premier livre de poésie étonnant pour ce jeune diplômé en Sciences politiques et en Histoire. Peut-être faudra-t-il chercher dans l'enfance de Rémi Letourneur, passée dans un quartier populaire de Toulon, ce qui a inspiré L'odeur du graillon, publié cette année par Cheyne éditeur dans sa Collection Grise. Peut-être pas.

De quoi s'agit-il ? Sept longs poèmes (comme les sept jours de la semaine?) d'errance au travers d'une ville (en bord de mer) et à l'intérieur de soi. D'entrée, le titre prévient, le graillon, la nourriture, c'est le première urgence des démunis et l'odeur du graillon peut s'avérer aussi bien cruelle pour celui qui n'a pas les moyens que prometteuse d'une satiété à venir. Cette odeur sera donc une sorte de fil rouge tout au long du recueil, physiquement présente ou plus largement métaphorique d'un monde livré à une société consumériste que refusent l'auteur et ceux qui l'accompagnent.

 

des odeurs de graillon dans la rue
je sais
derrière la porte quelque chose à manger
assez de rues pour se tacher la gueule

 […]

 dehors
c'est la loi qui le dit
interdit de s'en foutre partout
de boire
pas le droit d'être saoul
dehors
avec modération

on a construit dedans pour se cacher de nous
au sec au chaud
au régime
ce qui se passe dehors
on a construit dedans pour l'oublier
mais moi
je n'oublie pas les épices du soir qui tombent
petites étoiles dans nos narines

 […]

 je passe la porte donc
j'ai ce moteur dans les guiboles
le ventre déployé comme une voile
aller vite
le festin est peur-être au bout

 

 Vivre vite, aller vite pour espérer le festin, l'Eldorado. Vivre déraciné, vivre tard, vivre vite chantait Bernard Lavilliers (pardon pour le parallèle) car ce qu'on cherche, c'est toujours plus loin, toujours plus fou, toujours plus beau. La quête de Rémi Letourneur procède un peu de cette façon, dans cette urgence menée plus sans doute par une fébrilité que par l'objet à atteindre. Tant que l'on cavale, on est vivant et tout mérite qu'on l'attrape. Pour l'immédiateté !

 

je trace maintenant
pister du nez le graillon
trouver quelque chose à becqueter dans la vie
de la bouffe du shit des filles
trouver tout ça
il faut toujours aller derrière
derrière la porte
derrière les toits
derrière la rue

 

Je trace, je disais ça quand j'étais adolescent, je me dépêche, je fonce. Vers où, quel but insensé ? Vivre à plein l'instant en même temps que l'abolir, projeté sans cesse.

 

je débarque derrière
et toute l'équipe est là
à bouffer du ciel et des clopes
les yeux orang-outan
sautent courent s'insultent et se battent
ils fument
des narines de dragon
envoient les phalanges pour dire ça va
pendant que le crépuscule enfile
en scred
ses boucles d'oreille prune

c'est comme ça
on se retrouve le soir
tous
on scotche la solitude
sur les épaules d'un pote
on espère
alors on se tend les poings
on crame par le nez
on attend qu'il descende par nos bouches
le kebab mystique
et le plan
qui mène de l'autre côté
de la nuit

Rémi Letourneur, L'odeur du graillon, Cheyne éditeur, 2025, 80 pages, 18 €.

Impossible de ne pas évoquer le langage employé ici, le vocabulaire des « jeunes » ; en scred par exemple (= en douce, discrètement, verlan de discret, scredi abrégé de sa voyelle finale). Le texte en donne quelques-uns, dont nous sommes parfois familiers : meuf, scoot, kiffer, squatter, d'autres moins : le dm – je ne suis pas un habitué d'insta, comme on dit, j'ai dû chercher : traduire par direct message. Mais ce niveau de langue, s'il est consubstantiel aux « personnages » de cette épopée contemporaine, n'est pas pour autant la trame univoque de ce livre ni de son auteur qui n'écrit pas « gueule de bois » mais les obsèques de l'ivresse.

C'est le refus d'entrer dans la norme qu'exprime cette langue, tant dans le fond que dans sa forme. : les autres / ceux qui voudraient que je taffe / perfusé à une chaise / que je fasse rentrer des thunes / et des clous dans mes pompes / je les écoute pas. Même les copains finissant par être douteux quand parmi les potes / certains sont chauds / devenir parents / ils disent / ça fout des rebords au monde / des bouées dans l'eau / crevés ils sont / marcher sans jamais voir le bout / c'est pas une vie // et ils s'écrasent alors / sous les roues d'une poussette / et d'une Kangoo d'occaz'

Loin d'un credo immature, nous avons là une parole de poète qui se voudrait peut-être des semelles de vent, en tout cas éviter celles de plomb.

 

l'errance
c'est la religion des jambes lourdes
et des cervelles en couleur
alors il faut marcher
sans s'arrêter
sans piste ni boussole
à travers le bitume les dunes les forêts
tendre nos pieds vers l'horizon

 

 L'horizon, le mot qui emplit la tête et les yeux de certains enfants ; quelques-uns le garderont dans leur malle au trésor en grandissant.

 

Présentation de l’auteur




Tahar Bekri, Mon pays, la braise et la brûlure

Les frontières entre temps et espace se défont dans l’incessante quête de la mémoire de la terre natale. Je te porte pays, écrit Tahar Bekri, avant de commencer les poèmes suivants par Tu me portais, s’adressant aussi directement à son pays qu’il l’aurait fait s’il avait dialogué avec lui.  L’histoire du poète et celle de sa terre nourricière sont chevillées au cœur d’un livre que l’on lit comme une émouvante traversée des années, par-delà l’absence et de l’exil.

L’histoire individuelle et collective est là à chaque page, avec des rêves, des espérances et aussi les déceptions qui sont venues les démentir. Le pays imprègne chaque vers, avec tout ce qui se tisse d’une vie, d’un chemin. Si la scène de l’histoire est envahie par des briseurs de rêves, ceux-ci ne sauront emporter tout à fait ni les désirs ni les images.  Je te porte pays, répète Tahar Bekri. Car rien ni personne ne peut anéantir ce qui est inscrit au fond de soi. Le poète affirme et réaffirme un amour indéfectible pour son pays, malgré les souffrances qu’entraînent emprisonnement, perte, désillusion.

 On sent tout au long du recueil la puissance et l’intensité de ce qui souffle en braise incandescente. La concision des vers exalte une respiration haletante et l’émotion qu’il y a à toucher ce passé dont souvenirs et sensations ne se sont jamais évanouis. La route sentait la mer/ Le chèvrefeuille et l’huile d’olive / Les vélos se bousculaient malins et habiles / Sfax, Gabès, Tunis ou encore le festival de Tabarka et la rencontre avec Ravi Shankar. Les bribes de l’enfance, transe au mausolée de Sidi Boulbaba ou lait en poudre à l’école primaire, puis celles de la vie estudiantine avec les clubs de littérature et les théâtres ponctuent les poèmes comme les étapes d’une trajectoire. On y retrouve la passion d’un monde en devenir, un monde qui serait meilleur et ouvrirait forcément des horizons nouveaux. Puis dans le fourgon avec trois jeunes camarades / Vers la prison du 9 avril /Ensuite vers Bordj Erroumi dit le Nadhour / La cellule et la petite cour / Tu connaîtras Habib et Habib et Slimane / Fèves aux bestioles dans la gamelle.

Tahar Bekri, Mon pays, la braise et la brûlure, Edern éditions, 2025, 64 pages, 15 € 20.

Langue toujours incarnée, ombres et lumière, drames intimes et collectifs… Est-ce le passage du temps et l’éloignement qui donnent paradoxalement aux sensations et aux paysages une force particulière ? Ou est-ce parce qu’on les porte en soi, faute de les avoir autour de soi, ou de pouvoir oublier ce qui brûle et que la mémoire ressuscite avec un surcroit de présence ?

Ce recueil est en effet à la fois narratif et autobiographique. Le poète y rend vie à une Tunisie qui n’a jamais cessé d’habiter son cœur. L’imparfait des verbes confère à de nombreuses pages une touche de nostalgie, comme un rappel lancinant de ce qui relève désormais de la trace. Pourtant le poète ne cesse pas d’être habité par sa terre au présent. Il y a des êtres / Comme des rayons de soleil / Nécessaires à la vie / Ouvre le jour / Pour leur dire / Le monde est une merveille Car au-delà des ombres qui veulent chasser la lumière, le monde est mouvement. C’est aussi ce que rappelle la très belle couverture d’Annick Le Thoër avec l’intensité des couleurs qui restent au cœur de la braise en sommeil.

Présentation de l’auteur




Marie-Hélène Prouteau, La Petite Plage

Autobiographie d’un lieu

Mona Ozouf a préfacé cette deuxième édition de la Petite Plage, elle évoque ce lieu comme un paysage originel qui ouvre un chemin mémoriel : « Marie-Hélène Prouteau établit sa filiation avec ce lieu-dit au fil de 26 fragments où elle convoque ses souvenirs, ses admirations littéraires (…) Elle a ouvert le chemin de la mémoire. » Ces fragments sont  « autobiographie du lieu » selon l’expression de Erri De Luca  que Marie-Hélène cite en exergue de son ouvrage. Autobiographie d’un lieu mais aussi  autobiographie de l’auteure comme elle le révèle en page 18 : « La Petite Plage, n’en finit pas de dilater la vie, la sienne, la mienne aussi. »

« Ce paysage premier » laisse des traces indélébiles, comme un tatouage sur la peau, il marque aussi le cœur et l’esprit de sa présence ineffaçable : «  Cette petite plage me fait dans le cœur un tatouage d’écume » (p.17). Depuis l’enfance, en ce lieu de mer et de vent, tous les sens sont éveillés.

Si Philippe Claudel vit une passion pour les lieux d’altitude, Marie-Hélène Prouteau de cette terre armoricaine a la passion de l’Océan ; elle invite les lecteurs à la rejoindre en son jardin secret.  

L’écriture est en relation étroite avec le lieu et pour Marie-Hélène Prouteau la petite plage est la matrice de l’écriture à venir, elle est aussi le réceptacle de futures rencontres artistiques et littéraires.

Comment ayant vécu en ce lieu, ne pas être touchée par Les pêcheuses de goémons de Paul Gauguin ou La vague de Hokusai. Devant la mer ou devant ces œuvres, ne pas être submergée par «l’incroyable énergie des vagues… où le cœur se noie. » Comment ne pas être déchirée par le silence de l’Océan quand il est assassiné par l’Amoco Cadiz, un silence  qui alors se fait «  stupéfait, dévasté »

En cette nature de terre, de ciel et d’eau domine le bleu mais aussi beaucoup de couleurs qui éveillent à la beauté, à l’humanité et à « l’éternité possible », cette éternité est présente dans le lavis du peintre He Yifu « qui a donné la parole à l’éternité. », comme elle l’est dans la poésie de François Cheng, «  ma petite plage de sable blanc est une estampe orientale » (p.37), qui aurait été dessinée par un peintre calligraphe et vue par un poète calligraphe en quête du vide et du beau.

Marie-Hélène Prouteau, La Petite Plage, Suivi de Brest, rivage de l’ailleurs, éditions La Part Commune, 2024, 112 pages, 13 € 90.

Marie-Hélène Prouteau sait voir, vraiment voir, elle s’est approchée de l’invisible car  comme le dit un auteur qui lui est cher, Paul Celan « celui qui apprend vraiment à voir, s’approche de l’invisible » ( Microliti )

S’approcher de l’invisible comme ont pu le faire les tailleurs de pierre, quand le lieu se fait ancrage, qu’il devient le réceptacle d’un état d’âme, et qu’ il se fait immuable ; stabilité dans un monde fluctuant, fragile. Un passage du livre prend une tonalité nouvelle à l’heure de la reconstruction de Notre-Dame de Paris: «  J’admire ces hommes. Ils tracent des lignes invisibles depuis le clocher de la chapelle jusqu’aux dunes de Keremma à la somptueuse nudité. Entre ce lieu créé de la main humaine et l’autre, atelier du ciel et de la mer, l’esprit parle. L’on aperçoit un peu de la lumière. Le labeur de ces ouvriers relie ces points par la grâce d’un antique savoir. » (p.60)

Il y a des lieux comme des êtres  qui irradient l’écriture, car ils sont sources de lumière « il y a des êtres, il y a des lieux qui sont des sources de lumière. »(p.94)

 De très belles pages évoquent ces êtres lumineux que furent sa  grand-mère ou l’oncle Paul qui a fait don de son absence…

Cette Petite Plage a donné à la vie de l’auteure sa beauté, elle est ce que Milan Kundera appelle la mémoire poétique : «Il semble qu’il existe dans le cerveau une zone tout à fait spécifique qu’on pourrait appeler la mémoire poétique et qui enregistre ce qui, nous a charmés, ce qui nous a émus, ce qui donne à notre vie sa beauté. »  

En partant d’un lieu, la dimension affective s’élargit, l’esprit s’ouvre au monde et nous mène de la singularité à l’universel, de la représentation d’un espace à la représentation commune de d’autres lieux. Il y a pour Marie-Hélène Prouteau comme pour Kenneth White ou Eugène Guillevic une double géographie, la géographie spatiale et la géographie intellectuelle ; l’écriture capte et l’espace géographique et l’espace intellectuelle pour créer « un espace littéraire » selon Maurice Blanchot.

Ecrire  ce lieu de l’enfance, permet de découvrir d’autres lieux ou de les inventer, d’aller à la rencontre de lieux imaginés ou transformés par des artistes selon un triple procédé définit par Georges Perec d’esthétique, d’intériorité et de poétique.

La Petite Plage est un lieu de lumière, de mémoire, de quiétude, un lieu d’intériorité qui ouvre au monde ; Bien réelle mais par le jeu de la distance, elle devient lieu de l’imaginaire car elle est source inépuisable de création. A la lumière de ce lieu l’auteure aborde l’art et la littérature. La Petite Plage est le lieu d’une identité. Immuable, elle est un pont entre l’hier de l’enfance et l’aujourd’hui, elle a ouvert à l’émerveillement, à la beauté, à la vie intérieure et à l’éternité possible…

Présentation de l’auteur




Marc Dugardin, Personne dis-tu

Le poète Dugardin n'est pas de ceux qui exposent leur vie pour en tirer des poèmes autobiographiques. Il s'exprime dans le retrait et le "je" qui s'y lit n'est pas personnel jusqu'à faire oublier la portée universelle de ses textes, déchirants, qui rameutent blessures et enfances.

Chaque poème, réparti en plusieurs tranches (monostiches, distiques, tercets, quatrains), n'est jamais un bloc de sens comme si la fluidité, le chant se révélait par marches, pans. Si bien que le lecteur prend fait et cause de cet halètement profond qui coule sous ses yeux.

Le "je" semble rappeler à lui des images de femmes : la mère, l'amoureuse. Ce fut souvent blessure avec celle qui donna le jour au narrateur qui se souvient. L'échange ne fut pas facile si même il fut.

C'est comme l'écho d'une "pierre dans un puits".

Et qui saisit-on? Personne, selon le titre. Ou sinon un certain savoir, ignoré de soi, de loin cousu, "beauté déchirante" ou "urgence de mon cri".

Qui parle sous ces mots, dans des vers en devenir, au rythme souverain (3/3/2/2/2 - 1/1/2/2/3/1), dans la coulée du recueil, sans majuscule ni point, comme d'une seule venue - la vie et son rythme?

Les mots du poète ne contredisent jamais la douceur ou l'indulgence, et il y a quelque espoir - au fond, en dépit de tout - comme "une lente migration/sous tes paupières" ou "en filigrane de ton absence/ la preuve que tu existes".

J'aime dans cette poésie la justesse posée pas à pas, sans certitude encombrante, ni leçon, ni vindicte. Seulement, l'ajustement d'une âme à ce qu'elle tente de comprendre, du monde, des autres, de soi.

Marc Dugardin, Personne dis-tu, Rougerie, 2025, 64 p., 12 euros. Préface d'Anouk Delcourt.

Présentation de l’auteur




Catherine Pont-Humbert, Quand les mots ne tiennent qu’à un fil, Une épopée poétique

Discours de Madame Béatrice Bonhomme pour la remise du Prix Vénus Khoury-Gatha

Une maille à l’endroit, une maille à l’envers, méditation au crochet, au tricotage, au point mousse, à l’aiguille, à la reprise, à la broderie. Méditation filée sur le fil des mots, méditation funambule sur les mailles du tricot, du filet, de l’œuvre d’art, celle de Pierrette Bloch, ornant la couverture du beau recueil de l’édition La tête à l’envers.

Le livre s’ouvre sur un prologue et se clôt par un épilogue car les mots sont archétypaux, venus d’une mémoire ancestrale, immémoriale comme celle de la tragédie antique et de son chœur de voix collectives et anonymes, venus du fond de notre inconscient, comme conte, fable, fabliau ou épopée. Les mots venant de la langue, la grande commune qui nous lie les uns aux autres en tant que fil de vie et de mort. Méditation sur les textures, les linges pliés dans les armoires, les vêtements de vie et de mort, le berceau comme le linceul. Les mots incarnés et notre corps de mots comme miroir de la précarité, de la finitude de la vie et de la mort, de l’amour et des contes de fées :

 J’apprenais leur sens, leur poids, leur couleur, leur odeur. Je
devinais qu’ils existent comme des corps autonomes,
indépendants. […] Nous sommes enfouis dans un cercueil de peau.
L’enveloppe fine de la peau se relie à l’intérieur dont elle garde
la mémoire et résume tout.
L’amour lui-même se résume à la peau, si fine qu’elle ne supporte
pas le moindre grain de sable sur le drap.
Aucune miette, aucune boule de poussière au fond du lit. Une
peau de princesse au petit pois 

 Méditation sur les mots personnifiés, vivants, morts ou malades, portant blessures et plaies :

 la plaie tracée dans la blancheur crayeuse »
“tranchant du fil de l’épée pour des plaies cachées »

Catherine Pont-Humbert, Quand les mots ne tiennent qu'à un fil. Une épopée poétique, œuvre de couverture, Maille de Pierrette BlochEditions La Tête à l'envers, 2025, 18 €.

Écriture de variété polymorphique, dans sa superposition hélicoïdale d’époques, dans son travail de composition au sens musical par effets d’échos, de symétrie, de reprise, de couture décalée. Orchestration de strates d’événements en couches géologiques, de textes écrits entre lesquels des échos et relais symboliques conjurent l’éparpillement, mots-rythmes, mots-refrains, mots reprisés autour de l’œuf en bois de l’enfance, où sans cesse revient jouer l’aiguille de la poète, l’origami de la poète :

 

D’abord sont arrivés les mots « plis, pliages, pliures.
Ils sont entrés dans la chambre amenés par la nuit.

Les plis, pliages, pliures ce furent d’abord les cassures dans
les tissus qui m’attiraient follement dans l’enfance.

 

Poésie qui réinvente son lieu et sa formule. Car les mots sont énigmes et mystères à déchiffrer, à décrypter. La poète doit désormais se faire trouveuse, découvreuse, quêteuse, archéologue, pour pénétrer l’os des mots et tenter de retrouver, à travers les brisures, l’inscription originelle. Il s’agit de retrouver la trace archaïque, enfouie, la lettre perdue, la graine de l’origine, énigme indéchiffrable. Mais l’origine, c’est peut-être avant tout soi-même. Pour comprendre les signes des mots et du monde, il faut d’abord plonger en soi-même. La poésie n’est-elle pas un acheminement toujours recommencé vers l’intérieur de soi ? comme l’explique Novalis « le chemin secret va vers l’intérieur » et le poème apparaît comme voix de réponse dans quelque dialogue secret :

 

Les mots ont des mystères
Ils sommeillent dans les hauts-fonds de la langue 

 

Car les mots, tissés sur le rouet du temps, sur le rouet des contes, mots endormis comme des belles au bois dormant, mots attendant leur réveil par la poète devenu prince des contes, forment textures, forment tissu, fil de laine et de bure. Les mots sont aussi le corps où s’incarne notre pensée, ils sont le pouls qui bat à notre poignet, le rythme comme vague entre flux et reflux du sang et de la houle :

 

Ils s’écoulent vers l’océan
Se glissent sur les gestes
Recouvrent les objets
Filent à travers les trouées de ciel
Pour échapper à l’informe
J’avance drapée de leur tissu
Dans les roulis de leurs vagues incessantes

 

La poète s’engage dans la quête incessante des mots, du mot juste, du mot vrai, quête presque métaphysique pour trouver sous l’apparence, dans les plis où demeurent le caché, le secret des mondes inconnus qui se déploient en vérité originelle :

 

Je cherche depuis toujours leur densité de chair
L’onctuosité de leurs courbes
Leur tremblement sous les ratures
Descente sous le langage
Sous la croûte des mots
Là où rien ne parle 

 

Les mots sont pliés dans les armoires, les armoires de la mémoire. Pour tisser la toile du texte, la poète puise dans la toile d’araignée de la mémoire. La mémoire est d’abord textuelle, il existe un tissage de la mémoire chez Catherine Pont-Humbert comme se tisse le texte même du poème et tout cela est œuvre de patience. Patience qui lutte avec le temps lorsque celui-ci est compté, mais patience infinie, patience intime, secrète par laquelle la poète se donne le temps, le temps de la maturation de l’œuvre, patience qui est déjà acte de mémoire. L’image du voile, du tissu et du tissage est récurrente, toile à saisir sous les brisures, toile du monde qui nous entoure qui inspire la toile textuelle. Dans l’univers sans cesse de petits réseaux se tissent, fragile toile d’araignée :

 

Carte d’un territoire aussi délicate qu’une toile d’araignée pour former un immense filet de lumière où se rassemble le monde. 

 

Dans les fils d’Arachné, plusieurs nuances se nouent et se dénouent et la poète est comme Pénélope, recousant sans cesse, réparant l’ouvrage du monde et de la page. Mais, en dépit du dessaisissement, la mémoire reste trace, inscription. Les mots prennent la valeur d’un témoignage comme s’il importait, malgré la fuite du temps et des choses, que cela fût dit. Tisser les mots, Inscrire, écrire, relier, relire, tout cela est devoir de mémoire, conjuration de la mort par l’écriture. Sans doute, nous explique la poète, survivaient-ils déjà d’une certaine manière dans le souvenir mais la parole confère aux souvenirs et à ces moments fugitifs une sorte de forme spirituelle, c’est pour cela qu’il est nécessaire de mettre à toutes choses la couronne des mots, cette frise de l’enfance, cette scintillation. Efflorescence s’enroulant comme le thyrse autour d’une construction secrète. Pourquoi dirions-nous épopée ou rhapsodie ? Parce que ce travail est comme une couture de plusieurs morceaux de vie ou de mémoire, comme un chant à travers le feuilletage du temps, toutes les coutures joignant leurs fils pour coudre et recoudre le patchwork du monde, dans le puzzle, dans le jeu des sept familles des mots et du monde car l’enfance est là et les jeux de l’enfance tissés dans notre mémoire :

 

Répétant « plis, pliages, pliures » je pensais avoir fait le tour du
silence, je cessais de douter et donnais chair aux mots.
Alors, comme pour me faire perdre pieds, est arrivée une
cohorte de leurs semblables, de leurs frères, de leurs sœurs : « fil,
filage, filure ». Nouvelle famille conviée à la fête que
j’ordonnais.

Et voilà qu’aussitôt une autre tribu s’annonçait : « rame, ramage,
ramure ». Bientôt elle rejoindrait les premières. Et d’autres
encore viendraient.
La mémoire consentait à poursuivre sa remontée du temps. Elle
tirait le fil.

 

Fil, filage, filure » s’installait dans mon paysage de mots

 

Catherine Pont-Humbert est rhapsode, à l’instar du premier, ce chanteur de la Grèce antique qui, de ville en ville, allait récitant des poèmes épiques, des fragments homériques qu’il cousait ensemble en discours toujours nouveaux :

 

un refrain sur le bout des lèvres, quelques pas de danse, une
ronde de mots.

Cette forme de présentation circulaire comme une chorégraphie explique la structure organique du rythme de l’epos qui est un rythme de récurrences ou des formes oratoires qui s’y rattachent. Au sein de cette écriture du crescendo, nous ressentons ce rythme épique qui s’adresse à un auditoire et pas seulement à un auditeur, cette tension si essentielle dans l’épopée qui aussi feuilletage de la mémoire.

 

Tout commence par des mots qui ouvrent les portes
Qui balaient les vieilles peurs accrochées aux murs suintants
Qui aèrent l’esprit et allègent le cœur
Des familles se sont formées au fil du temps
Des tribus reliées par de secrètes alliances
Elles accompagnent mes rêveries
Petites graines semées dans le champ de mon imaginaire
Avec elles j’ai appris à inscrire l’impensé dans le sable des jours
À sculpter lettre à lettre ce qui ne pouvait l’être
Les mots s’accrochent aux parois de la mémoire
Comme si le temps rechignait à filer
Pour ne pas les perdre
Je les dessine à même la table, gravés dans le bois sombre 

Toute récitation épique a quelque chose d’une récitation cérémonielle, rituelle et d’une présence vivante tout à la fois. Cette récitation a besoin d’une forme particulière, d’un souffle, d’une respiration ample :

Les tiroirs étaient verrouillés. Il ne servait à rien de trouver la
clef. À l’intérieur, entre les draps pliés, se cachaient des papiers,
des photographies, des objets… Fatras de souvenirs déposés là,
puis oubliés.

Un certain souffle, un récit ample qui s’édifie dans le pur déroulement du langage. Cette forme qui ouvre les chemins de la liberté hors des mètres reçus, cette forme qui échappe à la métrique traditionnelle, c’est tout à la fois le vers, la prose, le verset. Le verset accueille la poésie comme il accueille générosité et fantaisie. Le verset n’est pas l’intermédiaire entre vers et prose, mais en lui, réside plutôt la possibilité de dépasser les deux, ce qui évidemment dérange, bouscule les idées poétiques reçues. Hybride au-delà de l’hybride, il invente une autre phrase comme le signe d’une liberté, d’une délivrance, d’un refus des normes attendues, des formes convenues, des convenances poétiques et culturelles. Ce vers, entre vers libre et prose, parfois si long qu’il vient à déborder une, puis deux, voire davantage de lignes, ignore les prétentions stratégiques, les positionnements rhétoriques, il demeure dans la souplesse polymorphe du vivant qui ne s’enferme ni ne se réduit, le poème devenant également questionnement, interrogation sur le genre poétique et ses débordements.

La litanie des mots. C’est le « retardement épique » dont parlait Schiller. L’épopée est ainsi efficace par ses répétitions qui sont relance, possédant une vertu rythmique qui agit sur l’auditeur. C’est une diction d’énergie. Un souffle. Le poème surgit là où les mots se tissent, se détissent, se métissent, là où l’on lie les saisons et les amours dans une convergence d’horizon. Mots à la dimension de l’univers.

 

ll suffisait d’étirer les bras, de dénouer les articulations des
doigts de pieds pour me tendre comme un élastique. Je pouvais
ainsi incorporer le globe terrestre pendant mon sommeil. 

 

J’insisterai maintenant sur un point qui me paraît essentiel est l’architecture du recueil, car il y a bien une composition. Cohérence interne parfaite où chaque élément renvoie à l’ensemble. Pour filer un texte où les mots se lient et se mêlent, la poète en appelle à ces enfants de la nuit ou de l’Érèbe que sont les grandes fileuses, les trois sœurs « Atropos, Clotho et Lachésis » réglant ainsi la durée de vie depuis la naissance jusqu’à la mort à l’aide d’un fil que l’une file, que la seconde enroule et que la troisième coupe.

Ces trois fileuses sont filles de Zeus et de Thémis mais aussi sœurs des Heures ou divinités des saisons : 

 

J’adoptais la filure cependant, et la mêlais à mon nouveau bouquet de mots.
De filage, j’avais aussi appris sur des gravures ce geste ancien des femmes qui filaient les femmes qui filaient à l’image de Jeanne d’Arc la maîtresse.
Fuseau et quenouille, mots qui sonnaient étranges dans mon imaginaire. 
Bientôt le filage des étoffes entrait dans la danse. 

Rame, ramage, ramure, de branches, d’arbres et d’oiseaux, plumes sergent-major, plumages, mots comme une cartographie de chambre des cartes, comme une chorégraphie de tournes, de tournis, de tournure et dans la lumière rayon, rai, rayures pour habiter les mondes :

 

Chants d’oiseaux dans les ramures des arbres, aubes qui résonnent du chœur des colombes, des geais, des roitelets…  Ramages, gazouillements. Passeurs entre visible et invisible, chants annonciateurs de volontés venues de hautes sphères. Attention d’enfant à cette poésie simple. 

 

Le rythme de ce poème comme, forme stable d’un flux, un battement. Le poème des mots suit son rythme naturel circulaire/cyclique, affronte la variété en s’enroulant et se reprenant comme le thyrse. Ce mouvement est également très présent dans le versus poétique de Catherine Pont-Humbert dans la danse en cercle et les litanies, dans la parole du mythe, toujours répétée. Concentré sur les miracles de l’échange, de la mise en relation, du renouement, la poète multiplie les rencontres, les rapports, les accords, les connivences dans l’ouverture à la polyphonie du monde, chaleur du soleil, rayonnement et fleur, silence et concentration sur le minuscule, passage et finitude, précarité et pépiement, humilité d’un regard porté vers l’aiguille du chant de l’oiseau, mince et brillant dans la toile du monde, recousant le monde en lui apportant son étroite, sa fine résonance, son ample chant dans l’épopée des mots.

Présentation de l’auteur




Victor Malzac, Vacance

Uppercut littéraire

 

J’abonde, bouge, avance un peu trop vite, je démarre

des moteurs, des danses, des envies se font en

moi sans gêne, sur la plage ou dans le jardin de

mes parents qui brûle…/…

Victor Malzac : Victor comme Hugo, Malzac comme Balzac, on dirait un pseudo à la Patrick Bruel. Pour l’heure inclassable/insaisissable pour cause de jeunesse, difficile à cerner…( à palper, écrirait-il), malgré ce qu’il écrit et ce qu’on a déjà écrit sur lui ; en dépit de sadite jeunesse.

Le clavier de Victor Malzac est en surface au moins un mix de La Fureur de vivre et de Soudain l’été dernier sans la victimisation. En aussi percutant, quoique en poésie sur le papier et pas en chair et en os à l’écran.

En 1871, les Vilains Bonhommes ont dû ressentir quelque chose d’approchant en entendant Rimbaud lire Le Bateau ivre.

Pas souvent là où on l’attend, Malzac. 

Au fait, où en est-il, aujourd’hui ? Le recueil Vacance remonte à fin 2022. Depuis, vite, en 2024, il y a eu le roman, Créatine, dans une veine voisine, à ce que j’en devine des critiques que je feuillette - mais je préfère ne pas le lire avant d’avoir rédigé ceci. Avant de me jeter dessus après.

Très chic, Vacance, l’objet, dans la collection grise de Cheyne en Ardèche. Très fin, le rouge sous le gris comme une semelle Louboutin.

Moins chic, moins fin, Sète, là où ça se passe, quoique en métamorphose de nos jours, comme Arles et La Ciotat, les vieux bastions communistes maritimes du Midi la rouille, le métal, les pneus, badigeonnés soudain d’investissements libéraux. Car ils ont en fond ce Midi-là le sable et les palmiers du grand renversement, les mots du petit jeune, ou de la petite jeunette - on s’en fiche -, à scooter ou en skate - on s’en fiche.

Victor Malzac, Vacance, Cheyne, 2022.

On s’en fiche parce qu’au-delà de ce qui forcément passera, sera trop marqué par son temps, genre, etc., début des années 2020, il y a son uppercut littéraire.

 

et les disputes et les combats c’est beau et les gens qui

se collent et se battent par terre et les cris et le cri du

perdant c’est beau

 

Le temps de me ramasser, k.o., au bout du bout les grues les chantiers, des étoiles vrillent pêle-mêle, dans mon crâne : Vathek, Forgetting Elena,Cobra, Héliogabale [Beckford, Edmund White, Severo Sarduy, Alberto Arbasino] Pourquoi ces titres-là ? Peut-être parce que je suis, par cette lecture, sonné et brutalement renvoyé à mes amours de jeunesse. A en croire l’éditeur : « La poésie de Victor Malzac chahute les lecteurs. Elle leur fait ressentir à nouveau ce qu’est la vie quand celle-ci n’est encore qu’une promesse qui pointe » ; ou, à en croire la préfacière : « C’est le pari de Victor Malzac : nous donner dix-huit ans à nouveau et le sentiment d’urgence collé au corps comme un maillot mouillé. »

Espérons que la promesse et l’urgence demeureront, pourquoi pas, même après que la vie aura pointé, atteint son zénith et commencé à décliner. Avec une légère dérive style Les Vacances de Monsieur Hulot, sans doute.Espérons que Victor conservera sa promesse, son urgence (… il écrirait : son « muscle »). Souhaitons qu’il continuera à mouiller le maillot. Mais ne le limitons pas à sa jeunesse. Ecoutons, d’ailleurs, son narrateur :

 

je veux qu’on me laisse à tous les corps, les corps

adolescents ou non, les corps neufs et les corps

abîmés, …/…

 

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas ça l’important. L’important, c’est son uppercut littéraire.

Un pavé par page [non, pavé n’est pas le mot : la justification est en drapeau droit], absence de majuscule pour faire poésie, un point, un seul, au bout de chaque page, un point c’est tout.  Pas de fer à droite justification forcée, rien de forcé dans sa prose… poésie… rien de rigide, le drapeau oscille gentiment tel le fanion vert de la p.l.age de Palavas-les-Flots les jours sans coup.e.s de vent. Une p.l.age mi-raide mi-élastique comme la démarche de Monsieur Hulot.

On pourrait penser, jusqu’à un certain point [… « jusqu’à un certain point », répéterait un psychanalyste en ménageant un long silence avant de congédier son patient, avant de partir en vacance.s au bout du bout], qu’on aurait pu appeler cela « vacances » avec un « s ».

Le décor, en effet, est planté sauf que.

 

la mer, la plage sale, ce qu’on voit à la télé, les

reportages, les documentaires, le Crau du Roi le

Cap d’Agde Carnon, Sète, l’étang de l’Or, l’étang de

Thau, les familles, la police municipale qui tourne

en voiture, les sauveteurs, les corps qui gisent, les

noyades, les serviettes…/…

 

La vacance au singulier rôde bel et bien au sein des vacances - témoin l’intrusion du reportage télévisé dans le jour ensoleillé, de la présence ou de l’absence de virgules, qui tournent dans les énumérations comme la police municipale au bord de mer -, vacance du narrateur face à une surcharge d’informations visuelles, auditives, olfactives, sociales.

 

…/… les flamants roses

dans la boue, sur la digue, à l’abreuvoir et dans les

vignes, j’aime ça, c’est moi complètement, c’est moi,

c’est moi aussi le mort dans les sacs en plastique et

dans le sable et dans les ventres, le mortier, dans

 

… vacance ou trop-plein du monde au repos repus à la plage ou du monde actif pas à la plage qui n’en oppresse pas moins le lycéen sur le sable

 

                                                                         …/… je ne

veux pas mes notes, mes contrôles, non, je ne veux

pas de la cantine à midi, du cordon bleu épinards

pâtes carottes pauvres en sel, je ne veux pas de la

pornographie pour compenser.

 

Nous, c’est exactement ce que nous voulons, exactement  ça : je ne veux pas de la

 

pornographie pour compenser.

son uppercut littéraire

dans les salles de sport, dans les jardins publics,

dans le garage ou dans ma chambre, les tractions,

les machines, les haltères, la fonte, je me muscle, je

 

nous voulons son coup bien envoyé qui, dissimulé jusqu’au dernier moment, touche fort au menton.

Dans une énumération qui (pubis, seins, poils) tient de l’enchaînement de boxe, un crochet, d’abord : dans «ses bras vitaux ; puis l’uppercut : ses bras qui me concernent [mes gras].

Certains mots, souvent adjectifs, mais pas seulement, tranchent dans la logorrhée, antithétiques, et pas seulement parce que déchets, plastique et bactéries côtoient la mer et les vagues .

Dans l’énumération qui suit, le premier et le dernier terme sont sémantiquement proches de ceux qu’ils enserrent mais leur léger bond de côté, leur esquive fait des merveilles : je suis proche des bêtes, ça veut dire, des monstres, des juments, des ânes, des poulains, des taureaux, des chiens, des flamants roses, des saillies…[mes gras] Ailleurs, on note : les museauxdes gens. Qui n’est pas une métaphore ou pas tout à fait.

Malzac ne donne pas « tout à fait » dans les figures de style même si, à l’occasion, il joue avec la métonymie comme un chat narquois avec une souris grise prise

 

…/… je remplis

des seaux, je peux rouler des pelles, je peux détruire

des châteaux de sable

 

Il crée, dans une sorte de non sequitur perpétuel qui n’est pas tout à fait un non sequitur, une écriture qui tient la dragée haute aux amateurs de poésie.

Ces « pas-tout-à-fait », et ces « sorte de » font la hardiesse et la réussite de cette langue-là, qui transforme ses ruptures en tremplins de sa récitation.

Je porte ma tenue, mes fringues toutes neuves, découvertes au printemps, je m’embellis de jour en jour sans crainte, je n’abîme rien, sur la plage tout le monde veut mon bien, mon style et mon immense feu de paille, et tout le monde est sans colère, les garçons et les filles s’abandonnent à moi, sans âge, tout le monde court me sauver depuis la cabine, je nage avec tendresse et grande facilité, dans le miroir je me regarde le matin, mes abdos sont tendres, mes mains sont tendres, mes cheveux sont lavés, je m’épie, je me parle, je m’enlève le poids d’un navire en parlant… [mes gras]

Les mots d’une énumération qui va toute à peu près dans un sens se révèlent tout à coup n’avoir que servi de prétexte au poète, qui, pendant ce temps, mesurait son allonge : ses mots n’avaient fléchi les jambes que pour mieux nous porter un coup à distance : un mot qui n’appartient pas à la liste, une idée qui dévie. Ces coups à distance remplacent les rimes d’autrefois, renvoient instantanément la poésie de papa dans les cordes.

Le lecteur est embarqué par le flot vers une métaphore (là on peut sans doute parler de métaphore : « le poids d’un navire »), mais avant cela il est ballotté, cahoté, incapable de lâcher le bordé. L’avancée est rythmée, ô combien rythmée, à en être déclamée sur scène par un Fabrice Lucchini qui ne vous laisse pas un instant de répit.

 

…/… le môle et le théâtre

de la mer, tout m’appartient,…/…

 

Seul le point au bout de chaque page nous permet de reprendre le souffle du narrateur et de rythmer notre lecture.

Et puis comme un cheveu sur la soupe comme il se doit et là est le génie, vient un autre uppercut : mon docteur longtemps. Complément dej’attends ? Le corps d’un autre.

mon docteur longtemps est un coup puissant qui fait des dégâts chez le lecteur la lectrice. Dur à parer. Puissant à quel point, il.elle ne s’en apercevra que plus tard. Allez donc y voir. Allez donc y lire.

 

je suis dans mon corps comme dans un justaucorps.

                            *

ce que j’ai vu ça m’a tué, c’est là, c’est ma demeure,

mon remède, je suis prophète en mon pays, la

Méditerranée c’est le feu, la dinguerie, le territoire

brûle et pleure en pleine canicule, c’est le lieu d’une

maladie grave, d’un aveu, ça vaut bien mon déluge,

mon navire, ma barque et mon école en sacrifice,

et tout le reste est noir …/…  

Tout cela, au fond du fond, est d’un grand, d’un vénérable classicisme. Comme un match de boxe bien mené. Rien de honteux là-dedans. Un grandiose uppercut littéraire. Ca valait la peine, finalement, Victor, d’user tes fonds de  culotte sur les bancs d’école.

 

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