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Philippe Salus, Loin des loups

Ce poème, tu l’as déjà écrit,
et même que tu en étais plutôt satisfait
mais avec cette manie
de ne jamais rien archiver consciencieusement,
il est resté dans les entrailles du vieil ordinateur,
celui que tu as dû rendre
avec tout le matériel de la maison d’édition en faillite.
Alors aujourd’hui, tu veux le réécrire,
ne sachant pas si tu retourneras un jour à New York
refourguer tes rêves de velours débraillé,
de rimmel clouté, de Cadillac walk à deux balles,
emprunter le souterrain mauve
qui va du Queens à Brooklyn
et de Brooklyn à Manhattan,
sans même un foutu sauf-conduit du ministère de la Poésie.

Et cet après-midi, tu as décidé
                                           — comme ça ­­—
                                                                  de le réécrire,
en écoutant en boucle Billy Idol,
                                                            Eyes without a face,
parce que cette chanson te tire du côté de la nostalgie
sans objet, un sentiment qui rôde autour de toi
depuis qu’a commencé ce mois de confinement
et qui te souffle que tu n’as plus aucune excuse à présent
en te réfugiant derrière les obstacles
que la réalité pourrait dresser entre toi et l’écriture,
pour faire de
Philippe Nathaniel, 178 rue Legendre, Paris XVIIIe
Philippe Salus, 12 rue Jeanne d’Arc, Perpignan
Raymond Algadul, plumitif réfractaire et masqué,
un même handicapé de la littérature troglodyte,
celle qu’on se jette à la figure des années plus tard
pour se demander si la vie valait vraiment d’être vécue
ou bien restera à jamais cette pellicule de poussière
sur les quais des pas perdus d’inutiles gares.

Alors, tu le réécris, et cette fois c’est Sweet Jane,
version Cowboy Junkies, qui fait la boucle.

À la station Rockaway Blvd,
la petite black en brushing Dallas assise en face de toi,
minijupe en jeans et bottes couleur turquoise.
Tu ne l’oublieras pas si tu poses tes mots ici.
Comme cet employé du métro,
toujours à la station Rockaway Blvd,
surgi des entrailles de la ville,
apparu dans la vapeur des essieux de la vieille rame à l’arrêt,
black lui aussi, mais avec un teint gris comme la poussière
du métal, immense carcasse à peine carnée,
barbe à la Abraham Lincoln, quoique plus longue,
et taille bardée de clés de mécano et de lampes torches.
Putain de Vulcain de la négritude, celui-ci !
Tu ne pourras plus l’effacer de ce novembre glacial,
Thanksgiving new-yorkais, où tu cherchas le plus vieux
des cimetières juifs de la ville comme si ta vie en dépendait
et que tu trouveras, trois jours plus tard :
autour de quelques pommiers faméliques,
une vingtaine de tombes délabrées de Golem espagnol
envahies de mauvaise herbe, reléguées
entre deux buildings de la 11e rue.
Ouf, ton rêve était sauf !
Et tu es passé sur le trottoir d’en face, coller ton nez
à une vitrine éclairée, en quête d’une balise
par ce dimanche soir lugubre dans ce quartier désert.
Le grand sex-shop sadomaso était donc ouvert
avec un unique mannequin de femme nu en vitrine,
long tablier en cuir, hachoir féroce dans la main droite.
Derrière la caisse, un éphèbe blond,
auréolé de martinets en cuir
et aussi immobile que ce mannequin en face de toi,
rêvassait, ­­— à quel afterhours de croquemitaines maussades ?

Manhattan mauvais œil
Wall Street chasse à l’homme
tu as vu l’enfer à Canal Street
et le déluge à China Town
tu n’as rien vu surtout
que tes rêves en poche
et un petit caillou posé au bord des docks

Il y eut aussi ce premier rendez-vous, à Chelsea,
dans le Spanish coffee où on ne servait
que de la bière et qui affichait en vitrine
sur une grande ardoise :             

                                                              Sunday 
                                                              paella

On mijotait donc ce plat typique de la Costa Brava
dans la 23e rue, dans la cantine préférée
de ton hôte Amadeo, peintre valencien naufragé à Nueva York. L’artiste survivait têtu sur le 
radeau de son atelier improvisé au-dessus du très flambant Chelsea Market.

Tu as souri en songeant aux interminables heures d’avion
avec la longue escale à Amsterdam et ces Américains qui éclataient de rire au-dessus de 
l’Atlantique pour un film débile avec un lapin géant chiant des crottes tels des obus 
d’artillerie.
« De grands enfants ! » paraît-il,
« de grands enfants » foutrement anémiés…
Il y eut aussi le douanier au teint verdâtre,
tellement soupçonneux quand tu fus incapable
de citer ton adresse à New York.
Rien à voir avec le policeman rondouillard,
faisant les cent pas devant le Spanish coffee,
matraque débonnaire pendouillant le long de la cuisse,
— un gourdin noir comme un accessoire de la Warner.
Allait-il entamer une chorégraphie de claquettes
avec la savante maladresse
d’un personnage de « Laurel et Hardy » ?

Manhattan mauvais œil
Wall Street chasse à l’homme
le sentier indien n’a plus trace au Nasdaq
et les manitous font du yoyo
— Dollars partout !

Samedi soir, Amadeo voulut te montrer
la New York night fever et vous êtes allés
boire une bière dans un bar lounge du Village.
Au fond du saloon cosy, deux fauteuils de velours rouge
profonds comme un Triangle des Bermudes
valaient tous les flippers de l’american dream.
Une fille à côté d’une cheminée enflammée
commanda une bouteille de vin rouge
à un barman aux gestes précieux.
Dans de longs verres à pied remplis de glaçons,
elle et ses amis ont dégusté l’incroyable vino con hielo.
Ça c’était juste avant que ne débarque l’hermaphrodite
à Kubrick, — créature mi-ange mi-démon, cheveux bruns
et peau lactée, maquillage discrètement pointu de cyborg interlope,
court manteau blanc aux boutons dorés,
pantalon cigarette en satin noir et bottines à petits talons.
Il cornaquait de très jeunes jumelles à peine majeures,
vêtues comme des premières communiantes.
Au poignet du minet délétère, un bracelet en verre rouge fluo clignotait,
comme tombé de l’enseigne d’un Peep Show.  
Et tu ne pus détacher ton regard de ce détail impensable.
Mais tu fus le seul à voir le diable cette nuit-là.

Lorsque vous êtes rentrés, la nuit, la vraie, débutait
à peine et les chauffeurs de taxi étaient soudain assaillis
par des cover girls noires vêtues de robes à paillettes.

De l’autre côté de la 15e rue l’enfer était donc à ce prix.

Manhattan mauvais œil
Wall Street chasse à l’homme
bienvenue à l’inauguration du Dôme du Plaisir !
Vous reprendrez bien un peu de mort
mister Kissinger ?

Amadeo t’avait demandé de lui tirer le tarot,
sur de toutes petites cartes en papier déchiré
qu’il avait stylisées au stylo à bille, selon tes instructions.
Tu as été impressionné de voir avec quelle dextérité
il a griffonné l’Arcane sans nom, treizième carte du jeu,
celle qui fait peur à tous les coups.
Tu lui as prédit la gloire et le déracinement
et tu vois aujourd’hui sur le net qu’une galerie
porte son nom dans le New Jersey, qu’il aime toujours
les performances et le body-art,
et qu’il fut de l’expo « Hispa-York - Tribute to Tápies ».

Qu’est donc devenue la galerie de Brooklyn,
dans la rue en pente vers l’Hudson où tu contemplas
au crépuscule les tours incendiées de Manhattan ?
Les laitiers déposent-ils toujours leurs bouteilles
devant les porches de Williamsburg ?
À deux pas de là, le petit disquaire où il fallait descendre
deux marches à l’intérieur pour découvrir
tous les enregistrements, publics, officiels et furtifs,  
des New York Dolls et de Johnny Thunders,
de Richard Hell et de Television,
de John Cale et des Ramones.
 ­— Promets-moi de ne jamais oublier ce samedi matin
de givre où, passé la porte, le premier CD qui te fit de l’œil
dans le premier bac à l’entrée était la bande du film
Un samedi sur la terre de Pascal Comelade !

Manhattan mauvais œil
Wall Street chasse à l’homme
le sentier indien se perd à Broadway
Sunday morning en roue libre
dans une galerie d’art imparfait tu t’es douché
en lorgnant une ballerine autrichienne

Le plaisir ne dort jamais donc ici
et les chambres en plein ciel
tutoient des nuits qui ne prennent pas tant soin de toi.

Aujourd’hui, une seule question te turlupine.
Absurde et dissonante.
Y-a-t-il souvent du brouillard à New York ?
Est-ce que des millions de gouttelettes de vapeur d’eau
prennent  parfois ce pouvoir de former un suaire
à tant d’excès et de sidération ?
Et cette fumée de mer, peut-elle donner
aux choses, aux êtres et à la ville entière
l’ardeur de se sublimer malgré tout ?

Aujourd’hui, New York flotte sur une onde calme et noire
mais l’interruption momentanée de l’image
fera-t-elle revenir les cavaliers pâles
et les pauvres fous épris de gratte-ciel
et de guitares bondissantes ?

Perpignan, Pâques 2020

 

Présentation de l’auteur

Philippe Salus

Né en 1957, Philippe Salus a travaillé dans l’édition parisienne dans les années quatre-vingt avant de devenir journaliste à Perpignan, en 1990. Cette même année, il fonda les éditions Mare Nostrum qu’il dirigea jusqu’en 2018. Philippe Salus a déjà publié dans les revues Obsidiane, Le Mâche-Laurier, Recueil ainsi que dans la NRF. Il a en outre collaboré avec le poète Bruno Grégoire.

© Crédits photos Steff Saint-E

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