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La valise poétique de Piotr Florczyk

Pour Paul Valéry, la poésie était une langue métabolique et métamorphique. Stanley Kunitz parlait lui aussi d’un méta-langage poétique qui évolue selon ses lois naturelles situées à la confluence de l’être et du devenir. Ce méta-langage montrait que la poésie transforme chaque expérience vécue en une rencontre de vecteurs anciens et futurs, une matrice d’énergie et de matière nouvelle souvent métaphorique, une trans-structuration de l’inspiration.

Ces échanges réciproques entre la vie et la poésie transforment l’événementiel en légende. Le langage n’est pas seulement un éblouissant feu d’artifice; il révèle donc la trajectoire unique de chaque poète. Il est donc impossible de comparer un poète à un autre, car la qualité expérimentale du langage ne se laisse pas enfermer dans une structure, un rythme, ou un vocabulaire prédéterminés. La trajectoire de Piotr Florczyk va elle aussi à contre-courant des modes. Son attirance pour les choses et les œuvres difficiles le garde engagé dans son apprentissage poétique. Et les codes linguistiques et structurels de son métalangage créent des citations cryptiques. S’ils sont relativement aisés à identifier, il est plus difficile de déchiffrer ces partitions où les notes harmoniques partent d’un fond collectif culturel historique et cheminent à travers les souvenirs et associations propres au poète avant d’affleurer dans le poème. 

Albatros sur cette terre, le poète retourne à l’innocence de la première pensée et du langage premier où tout est à créer. Grand voyageur, Piotr Florczyk ressent profondément le paradoxe de l’absence au creux du présent et recense les géographies de ses voyages réels et intellectuels. Comme il le dit dans le “Poème encadré par deux emprunts,” il est “un bel esprit / qui voyage de par le monde / léger comme une plume / un doigt dans le nid.” Les métaphores du voyage sont aisées à déchiffrer.

Les villes du bord de l’eau sont des villes de départ; ces exils répétés et reflétés sont ceux du poète et de ses poètes préférés, parfois physiques, parfois intellectuels, mais toujours dictés par la poursuite de la non-conformité. Immigrant aux États-Unis, Piotr Florczyk cherche constamment à s’ancrer dans un lieu tout en restant au bord de l’eau sur le qui-vive, prêt à reprendre le chemin. Puis les citations cryptiques ralentissent la lecture. Dans le poème “Le huitième jour,” l’émigration est comparée à la création de l’homme et de la femme sur une plage où, une fois “tombés de la main de Dieu pour la première fois,” Adam et Ève courent après une mouette comme s’ils étaient en vacances. En parallèle, ils entendent les plaintes d’un naufragé attaché à un bûcher fait des planches de son radeau - clin d'œil aux aventures de Robinson Crusoé - sans savoir si les pirates vont revenir après avoir pillé les coffres de leur victime et bu la moitié de son vin. Puis, naufragés eux aussi sur une île déserte au premier jour du monde, ils vont peut-être faire la fête sur la plage avec la bouteille de vin. Ces images à rebondissement sont un survol en raccourci de l’histoire, de la Genèse aux hippies. En outre, Adam et Ève ne cessent de changer, de muer de peau dans leur “ici-bas” pour lequel “il n’y a pas de / là-bas,” et dont l’espoir a disparu. 

Piotr Florczyk nomme des endroits-jalons, soit des lieux mythiques comme Cracovie sous occupation allemande ou le Wild West américain, soit des villes peu connues des Européens mais importantes pour les poètes: New York où séjourna Miron Białoszewski, ou encore Sodus sur les bords du lac Ontario, où grandit John Ashberry et où Piotr Florczyk visita le verger de pommes qui appartenait à sa famille. Ces multiples associations se cristallisent dans le poème Redondo, qui est en quelque sorte son poème-credo tant il contient d’associations géographiques et culturelles. La ville californienne située au bord du Pacifique de Redondo, où il habite et dont le nom signifie “le cercle” en espagnol, est utilisée dans le poème pour un voyage en boucles primaires, l’un réel entre Redondo et Reheboth dans le Delaware où Czesław Miłosz passait ses vacances, et l’autre représenté par le voyage des nuages entre la ville de Delft aux Pays-Bas et Redondo. Ces boucles primaires recouvrent des boucles secondaires; l’allusion à Czesław Miłosz qu’il ne nomme pas mais appelle “le Poète,”montre son attachement au perfectionnisme poétique, tandis que la mention de Delft renvoie à trois expériences culturelles, le poème de Wisława Szymborska sur le voyage des nuages (“Woda”), le poème de John Ashberry “View of Delft,” et la prédilection des Polonais pour Vermeer et la culture hollandaise raffinée du 17e siècle. En hommage à Ciaran Carson, le poème “Redondo” a une forme digressive tout en faisant écho au poème de Joe Brainard “Je me souviens.” L’amertume de l’exil pointe dans l’ironie de la juxtaposition entre l’ancien monde et le nouveau, montrant les contrastes sociaux entre Los Angeles et Delft, et linguistiques entre l’anglais britannique et l’anglais américain. Ainsi le poème Redondo” nous donne-t-il un aperçu de la transformation des voyages événementiels de Piotr Florczyk en voyages légendaires associés aux affinités littéraires du poète avec d’autres poètes qu’il a réunis en une “valise poétique.” 

Une grande partie des voyages de Piotr Florczyk a lieu aux États-Unis. Son voyage entre les villes et les grands espaces, entre les foules de touristes sur la plage de Redondo et  le parc national de Joshua Tree et les réservations apaches, se double d’un voyage dans le temps évoqué à travers des événements historiques importants tels la Constitution américaine, l’ombre des trappeurs, la ruée vers l’or, et la mise en réservations des Indiens Apache, nous ramenant au présent par une citation des Miranda Rights lus par la police aux coupables. Ces contrepoints entre lieux fermés et ouverts, ces proximités et éloignements chronotopiques se reflètent dans la juxtaposition fréquente des prépositions od (partant) et do (vers) dans le texte polonais, ce qui accentue leur rapport non seulement linguistique, mais réel, tout départ étant en fait une arrivée. Les contrepoints du départ et du retour s’orchestrent entre les vivants et les morts, la mémoire du vécu personnel et celle des absents, la mouvance de la mer et des algues, et l’ordre terrestre réglé par la géométrie. Ce voyage incessant vers soi et loin de soi est à la fois un voyage intérieur et un voyage réel, et il caractérise la mouvance constamment renouvelée de la poésie de Piotr Florczyk comme une forme moderne du romantisme.

Les boucles primaires et secondaires cryptiques de la poésie de Piotr Florczyk invitent le lecteur à inventorier le contenu de sa valise poétique et à déjouer les “colles” que lui posent ses raccourcis de pensée. Cet ésotérisme particulier sert d’avertissement contre une lecture facile et rapide, et force le lecteur à faire sien l’univers du poète, à changer ses habitudes de pensées au contact d’un nouveau langage culturel, et à déchiffrer le long kadish par lequel il fait hommage aux poètes qui sont ses compagnons de route. Aux poètes déjà cités, il faut ajouter d’autres grands voyageurs, poètes de haute volée mais inclassables, donc moins connus, tels Elizabeth Bishop, qui mourut en 1979. Piotr Florczyk lui rend hommage dans le long poème digressif “À Elizabeth Bishop – cette lettre” – ce qui fait écho à un poème de Zbigniew Herbert intitulé “À Ryszard Krynicki – cette lettre,” ce poème faisant lui-même référence à un poète très apprécié en Pologne par la jeune génération qui l’appelle Pan Ryszard. Il faut aussi mentionner ici les hommages multiples à Ciaran Carson, poète irlandais disparu en 2019 pour lequel l’anglais était sa seconde langue. Il ne faut pas oublier non plus l’emprunt à la fin du “Poème entre deux emprunts” d’une expression de Tadeusz Różewicz teintée de résignation. Ainsi Piotr Florczyk non seulement s’assure de la compagnie de ses poètes préférés, mais il s’assure de l’affection durable du lecteur pour ces derniers. 

Parfaitement bilingue en polonais et en anglais, de surcroît traducteur, Piotr Florczyk joue sur les mots interchangeables. Il y a tout d’abord les mots polonisés tels que Midwest ou rollercoaster, mots passe-partout et passe-langue, signe d’un langage dédoublé qui refuse d’amputer la nouvelle réalité que vit le poète. Ce nouvel usage du langage fait rechercher au poète l’emploi en contrepoint de raccourcis ésotériques et d’expressions populaires, dictons ou phrases toutes faites, comme s’il jouait à cache-cache avec le lecteur. Ces contrepoints indiquent sa conscience des limites infligées au langage par des blessures multiples, ce qui se voit de façon poignante dans le poème IV de From the Annals of Kraków où il a conservé une maladresse, “nous ne savons pas assez bien sur Dieu,” parce que c’était l’expression d’un ancien d’un ancien déporté témoignant pour la Fondation de la Shoah à l’University of South California et maîtrisant mal l’anglais. Quelle que soit la forme du langage, elle indique que Piotr Florczyk est à l’écoute de la façon dont les gens utilisent le langage. Les expressions populaires qu’il emploie sont des phrases toutes faites, donc rassurantes; signes/textes les plus accessibles, les plus réels pour le plus grand nombre, ils représentent la mise en relation du poète avec le réel, avec avec “les gens.” Elles sont des points d’ancrage, des instantanés qui ponctuent les long monologues qui vont de la perception à la mémoire. Le résultat est une poésie en partie narrative, en partie philosophique, en partie nostalgique, une poésie qui suit le rythme de la vie tout comme elle vit la vie en poésie.

∗∗∗

Piotr Florczyk pour Translator Tuesday.

Sélection de poèmes en anglais et en polonais par Piotr Florczyk
Traduits de l’anglais et du polonais en français par Alice-Catherine Carls

Le Nouveau Monde

À New York
Miron Białoszewski
derrière les rangées
de fauteuils 
regardait
des gars
les uns sur les autres 
et autres normalités
de Babel.
Au début il
avait peur de prendre le métro.
Une maison contre une autre.
Des religieuses hilares.
Le septième étage 
était un paradis –
aucune grossièreté
dans les revues porno
éparpillées sur le plancher.
“Le coeur de Jésus”
veillait sur lui.
À la télévision
les spectateurs battaient
des mains et se tordaient
de rire –
invisibles
à toute heure
en toute saison.
Leur langue n’avait rien
de commun
avec la première
neige de chez lui.
Par contre le jus 
des ananas
soleils jaunes 
coupés
sur la planche,
coulait le long de sa
barbe pendant des heures.
Uptown. Downtown.
Pisser ici et là. 
Il vit, il vint –
tout le monde n’a pas
cette chance. 

 

À Elizabeth Bishop – cette lettre

 

Si tu vivais comme moi,
         dans une ville en ruines
                  de maisonnettes en crépi

et de béton, tu me pardonnerais
         de penser aux forêts de varechs
                  comme aux fidèles

sur les bancs de l’église,
         oscillant au rythme
                  ascendant et descendant

des orgues et de l’encens.
         En sandwich entre
         amis et ennemis,

crucifiées par beau temps
         par les rayons du soleil, 
elles sont pareilles à nous,

encore qu’on ne puisse jamais en
         être sûr. J’ai déjà pêché
                  une fois, en utilisant

un couteau à cran pour couper
les tiges et les feuilles qui entravaient
         ma jambe. Le temps s’était arrêté.

Je suffoquais et tremblais 
         comme la bulle d’un niveau.
                  Des brins de varech

dérivant au loin
         dénudaient mon corps
                  comme il y a bien longtemps

les trous de mon chandail 
de charité. Exceptionnellement, 
comme le confirme 

plus d’un récit sur ce sujet 
je ne devins pas un ornement sous-marin. 
                  Quand la perche bleue

(medialuna californiensis)
         apparut soudain et me jeta
                  un coup d’oeil, je pointai

l’arbalète et appuyai sur la gâchette.
         La flèche partit,
                  déroulant un fil

que je venais juste d’apprendre à
         enrouler. Avant qu’elle ne revienne
                  je ne voyais

quasiment rien
         par le masque embué,
                  mais elle brilla 

plus qu’elle ne blessa. Peu importe
         que je revienne bredouille –
                  pas de poisson imberbe pour le dîner 

pas de belle queue de poisson –
         ou que dans ma précipitation je lâche
                  le couteau dans l’eau devenue

trouble. Deux coups de pied
         et je refis surface
                  comme un pantin

sauteur – plaisanta 
         plus tard ma femme
quand nous essayions

de comprendre comment 
la crosse de l’arbalète
                  en me frappant à la poitrine

m’avait sauvé la vie. J’en porte la trace
         aujourd’hui encore – elle est ici,
                  oh, ici. Mes souvenirs

ne vont pas plus loin.
         Sur la terre ferme nous accueillirent
                  la gale et les carreaux cassés par le vent.

Comment aller au centre, Elisa, comment
         as-tu pu le faire, toi seule?
                  Depuis que j’ai regardé cette carte 

je me cherche.

 

 

La géométrie

 

Depuis quand les jours et
les nuits manquent-ils
pour tout voir

je vais ici et là 
de plus en plus loin
de moi.

Le trottoir fendu montre
sa plaie avec une feuille calcinée
par la canicule. Ma Californie

brûle
comme chaque an.
Depuis toujours

elle brûle
de plus en plus près
de chez moi.

S’enfuir – où?
Quand je peux, je dessine
en craies de couleur

un cercle –
un, puis un deuxième –
sur la table de la cuisine.

Craie noire: la mort.
Craie blanche: la survie.

Quelquefois quelque chose
de plus grand domine le reste
de son vide rouge.

C’est la vérité:
le coeur ne bat
que là


se croisent
les destins.

 

From the Annals of Kraków (anglais)

 

IV


            Personne ne demandait de nos nouvelles, personne n’en demande

nous avons survécu, pas de questions c’était bien 
mais est-ce toujours bien? Ils nous ont aidés non par compassion 
mais ils nous ont aidés. Ils avaient deux pièces. Ils en
ont rempli une de paille jusqu’au plafond, herbe ou
paille, j’ai oublié, ils ont fait un petit trou
pour moi au milieu. Pas plus. Les gens venaient, s’asseyaient 
et parlaient dans l’autre pièce pendant que je me terrais
dans mon trou. La paille était importante. Naturelle.
Au printemps ils ont eu besoin de la paille
et j’ai dû partir.


          De retour dans le ghetto, j’appris un métier

je devins tailleur je coupais sergeais cousais.
Les mesures arrivaient chaque matin avec
les vêtements enlevés aux morts. Que je modifiais.
De mon mieux. D’être en vie était terrible. Les Polonais 
avaient leur style, nous le nôtre. Ça détonait comme des
chaussettes blanches et un complet noir à un enterrement.

Chapeaux et manteaux – pas les mêmes. Les souliers? Nous avions une
seule paire pour dormir et courir. Les boutons, je ne sais pas –

je n’étais jamais assez près.

          Vous n’êtes pas comme moi si vous
ne me ressemblez pas, si vous parlez, vous habillez, priez, mangez, éternuez, 
nagez, ou marchez autrement, si vous ne regardez pas mes films, ne lisez pas mes 
livres, ne dansez pas sur mes airs vous êtes autre, vous n’êtes pas le bienvenu

ici si vous ne riez pas des mêmes blagues ne serrez pas la main
des étrangers vous n’êtes pas comme moi si

vous vivez au rez-de-chaussée plutôt qu’au cinquième vous
n’êtes pas comme moi si vous ne dormez pas du même côté du lit

tenez votre fourchette autrement ne portez pas les mêmes lunettes
on ne vous teignez pas les cheveux comme moi. 


          Entre temps notre Palestine flottait 
à l’horizon comme un joujou sans que Hitler
ne cache rien. Même le vide à venir qui serait 
permanent. Pas besoin d’être un génie pour le voir.

Les Polonais comptaient gagner la guerre – nous savions
que ça irait de mal en pis, les arrachages de barbe, les rossées.
Même aujourd’hui nous ne savons pas assez bien sur Dieu 
pour Le blâmer.

 

La seconde langue

 

Il a plu si longtemps que
je ne me suis pas levé pendant des jours.

Chopin au coeur faible 
répète sa marche funèbre
d’une “petite main.”

Mes voisins –
“À table!” –

ne s’inquiètent ni pour 
la pluie ni pour la disparition
de nos initiales sur le trottoir.

Je regarde dans la glace
et je vois un cochon.

Je relis le livre de la fin au début
mais questions qui couvent 
font un trou qui se creuse.


Il y a des années, à Varsovie,
je suis allé voir ce coeur 
entreposé dans le 
premier pilier sur la gauche.

Qu’est-ce qui empêche le monde
de s’écrouler?

Granice (polonais)                         

 

Le huitième jour

        

         Quand nous sommes tombés de ses doigts
pour la première fois, Dieu
         n’était plus que l’ombre de 
lui-même. Il se redressa
         et agita les mains sans raison.
À notre vue il posa un

         pied sur le sable – 
égaux mais éloignés?
         Un crabe courait droit devant lui.

Une noix de coco devenait un ananas.
         Les bananes noircissaient en un clin d’oeil.
Plus d’une bizarrerie

         a son intercesseur,
mais ici-bas il n’y a pas de 
         là-bas, ajouta-t-il en collant

son oreille à une conque. Donc nous courûmes
         après une mouette
sur la plage brûlante et ce ne fut pas

         la plainte d’un naufragé qui nous parvint
mais le chuintement du radeau-bûcher
         auquel il avait été ligoté. 
Survivrait-il? Deux coffres béants
         brillaient. La bouteille de vin
à moitié bue reposait contre une pierre.

         Depuis ce jour
         tu ne cesses 
de muer. 

 

 

Poème entre deux emprunts

 

Se rapprocher de soi de jour en jour.
Littéralement. Piotr (Pierre) est une pierre.
Jésus fit la première association

puis le livre des prénoms se
l’appropria. Le plagiat
est mince.

Car au lieu d’un dur, 
voici un bel esprit 
qui fait le tour du monde
léger comme une plume 
un doigt dans le nid.
Que d’autres luttent
avec le temps. Inutiles, les mains
oreilles jambes. Le nombril ? Un nid à microbes.
Le sang anime chaque coeur – 
sauf  le mien. Du reste
quand on marche sur un pont 
dans un blizzard, le béton semble
se construire de lui-même. 
Il n’y a rien de plus simple ni rien 

de plus triste. 

 

Quel bleu

 

C’était comme une mer bleue
mais pas tout à fait une mère bleue. 
Comment était-ce possible?

Quelque chose brille, gicle, et reste bleu
pour toujours? Comment l’expliquer?
Mieux vaut écrire que c’était une mer

très profonde, alors il y avait peut-être 
en elle la douleur du bleu – quelque chose 
en train de se noyer – comme chaque

pensée, comme la mer qui s’agite sous ma fenêtre,
et ceci et cela, bleu aussi –
un gros poisson? Ce qui a été – fut

et passa – exactement 
comme la célèbre Mer
Bleue au coeur du monde. L’être humain 

a une idée et c’est tout. En fin de compte
ce qui est bleu comme la mer bat la mesure 
en nous et grommelle dans sa barbe.

 

Redondo

 

Après le Midwest où les rails ont une destination,
nous avons atteint L.A. le dernier mercredi d’août,

des pickups y distribuaient des oignons gratuits et le Santa Ana
soufflait, ouvrant la bouche des taciturnes. Qui ne pleurait pas 

n’était pas lui-même. Véritablement. Nous avons repris haleine 
la nuit suivante à Joshua Tree. Sous les étoiles, dans les collines – 

le moindre arbuste est incoupable. Qui penserait que
ces cactus dressés sur pied comme des sémaphores seraient

indestructibles. Les drogués de U2 ne les gênent pas plus que 
les fous des mines dont on sortait l’or et les corps amoureux

du noir. Du reste moi aussi, contemplant les étoiles, je rêve d’un
bonnet de marmotte à queue. Alors que faisons-nous ici? Un bruit 

de crécelle qui fait sursauter et se retourner les autochtones 
à notre vue. Auraient-ils jeté l’anglais aux orties? 

Bien sûr, les nuages de Delft nous ont rejoint, faisant craindre 
une averse, mais la poussière des trottoirs compte le temps aussi 

fidèlement que la clepsydre ou le calendrier menstruel. Et
que dire des treize colonies? Le malheur dans le bonheur –

dit l’Apache de la réservation. Car il est difficile (on a beaucoup essayé)
de savoir si deux cent cinquante ans est peu ou beaucoup. Bah, ni l’aigle

ni les gens ne tiennent de discours à deux faces, donc les  fenêtres
du troisième étage sont elles aussi grillagées et l’infanterie balnéaire

descend le dimanche sur Oceanside où nous avons couru de ci
de là comme des échassiers sans savoir ce que cachait le sable.

S’il est vrai qu’ici on se fait les dents, ailleurs on se les mange ou on se 
les brise. Quand ai-je constaté que je commençais à me répéter,

moi et pas les autres? May gray, June gloom ne me dérange pas.
La marée brise la verticale des pilotis, l’eau te reflète en biais, de plus 

en plus en biais. Une équipe filme dans un coin et le parking
est plein. Il faut le voir pour le croire – des varechs

dans les vagues bleues. Le rollercoaster s’enroule et se tord comme un vers
sur l’hameçon. C’est décidé: le quatre juillet nous deviendrons

végétariens, car l’homme est une espèce envahissante, mais
je n’y peux rien si les autres notent ce qu’ils veulent se rappeler,

moi, j’ajoute bien volontiers ce que je voudrais oublier. Un jour,
rescapé de Gettysburg, traversant la forêt en claudiquant sur 

ma jambe trouée par une balle, je tombai sur une centrale nucléaire. 
Can you hear me now? Je t’observe, tu m’observes--  aux jumelles.

Plus tard dans le Delaware, depuis les tours de garde, j’épiai les U-Boots 
et la villégiature d’été du Poète, mais je fus de nouveau déçu.

Cela fut et passa? Soyons précis: je me lève le matin et je note ce que
je dois oublier. Un deux trois, nous irons au bois, qui ne se cache pas

cache quelque chose, pourquoi m’enfuir plutôt que de discuter et pourquoi
avoir du mal à regarder les gens dans les yeux? Nous, le peuple ne nous

inclinons pas devant nos ombres, mais pourquoi ai-je oublié
avoir lancé des oeufs contre le mur de l’entrée? Que le curé me gifla

la veille de ma première communion, et que je mangeais vingt saucisses 
au petit déjeuner. D’où vient ma joie d’entrer avec une planche 

dans les frigides eaux du Pacifique? J’ai oublié que j’avais dissecté un requin
en biologie et mis à la poubelle des boîtes de conserve et une lanterne juste 

avant le tremblement de terre. Que les bureaucrates m’avaient invité à choisir 
Peter comme prénom. Pourquoi diable ai-je appris l’allemand à San Diego

plutôt que l’espagnol? Et pourquoi Jésus pleura-t-il? Je l’ai oublié.
J’ai oublié que tout ce que je dis et écris sera retenu

contre moi. Entre temps nous passons les frontières, les frontières
nous traversent, et la langue dédoublée refuse de la fermer. 

                                                                                  à la mémoire de Ciaran Carson (1948-2019)

 

Piotr Florczyk & Jean Boase Beier en conversation à propos du recueil récent de  Piotr, Krakow Testimonies.

Présentation de l’auteur

Piotr Florczyk

Natif de Cracovie, établi aux États-Unis depuis 1994, diplômé de San Diego State University et doctorant a l’University of Southern California, Piotr Florczyk a enseigné la poésie, la traduction, et la littérature dans plusieurs universités américaines. Poète, critique littéraire, et traducteur, il écrit en polonais et en anglais. Il est le co-foundateur de la maison d’édition Textshop Editions qui se spécialise dans des textes courts et expérimentaux. Ses poèmes et articles ont paru aux États-Unis dansThe American Scholar, Boston Review, Harvard Review, Michigan Quarterly Review, The New Yorker, Notre Dame Review, Los Angeles Review of Books, PleiadesPoetry International, SlateThe Southern Review, Threepenny Review, Times Literary Supplement, West Branch, and World Literature Today et en Pologne dans Odra, Więź, Przegląd Polityczny, et Wizje. Traducteur de Julian Kornhauser, il a reçu en 2017 le Harold Morton Landon Translation Award pour sa traduction de Building the Barricade par Anna Świrszczyńska. Ses livres comprennent Barefoot, un volume d’essais avec photographies, LA Sketchbook, et trois recueils de poésie, East & West (2016) and Dwa tysiące słów (2019), et From the Annals of Kraków (2020), un volume de poèmes basé sur les témoignages de survivants de la Shoah se trouvant à la Shoah Foundation Center for Advanced Genocide Research de l’University of Southern California.  

Poèmes choisis

Autres lectures

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