Rémi Letourneur, L’odeur du graillon

Un premier livre de poésie étonnant pour ce jeune diplômé en Sciences politiques et en Histoire. Peut-être faudra-t-il chercher dans l'enfance de Rémi Letourneur, passée dans un quartier populaire de Toulon, ce qui a inspiré L'odeur du graillon, publié cette année par Cheyne éditeur dans sa Collection Grise. Peut-être pas.

De quoi s'agit-il ? Sept longs poèmes (comme les sept jours de la semaine?) d'errance au travers d'une ville (en bord de mer) et à l'intérieur de soi. D'entrée, le titre prévient, le graillon, la nourriture, c'est le première urgence des démunis et l'odeur du graillon peut s'avérer aussi bien cruelle pour celui qui n'a pas les moyens que prometteuse d'une satiété à venir. Cette odeur sera donc une sorte de fil rouge tout au long du recueil, physiquement présente ou plus largement métaphorique d'un monde livré à une société consumériste que refusent l'auteur et ceux qui l'accompagnent.

 

des odeurs de graillon dans la rue
je sais
derrière la porte quelque chose à manger
assez de rues pour se tacher la gueule

 […]

 dehors
c'est la loi qui le dit
interdit de s'en foutre partout
de boire
pas le droit d'être saoul
dehors
avec modération

on a construit dedans pour se cacher de nous
au sec au chaud
au régime
ce qui se passe dehors
on a construit dedans pour l'oublier
mais moi
je n'oublie pas les épices du soir qui tombent
petites étoiles dans nos narines

 […]

 je passe la porte donc
j'ai ce moteur dans les guiboles
le ventre déployé comme une voile
aller vite
le festin est peur-être au bout

 

 Vivre vite, aller vite pour espérer le festin, l'Eldorado. Vivre déraciné, vivre tard, vivre vite chantait Bernard Lavilliers (pardon pour le parallèle) car ce qu'on cherche, c'est toujours plus loin, toujours plus fou, toujours plus beau. La quête de Rémi Letourneur procède un peu de cette façon, dans cette urgence menée plus sans doute par une fébrilité que par l'objet à atteindre. Tant que l'on cavale, on est vivant et tout mérite qu'on l'attrape. Pour l'immédiateté !

 

je trace maintenant
pister du nez le graillon
trouver quelque chose à becqueter dans la vie
de la bouffe du shit des filles
trouver tout ça
il faut toujours aller derrière
derrière la porte
derrière les toits
derrière la rue

 

Je trace, je disais ça quand j'étais adolescent, je me dépêche, je fonce. Vers où, quel but insensé ? Vivre à plein l'instant en même temps que l'abolir, projeté sans cesse.

 

je débarque derrière
et toute l'équipe est là
à bouffer du ciel et des clopes
les yeux orang-outan
sautent courent s'insultent et se battent
ils fument
des narines de dragon
envoient les phalanges pour dire ça va
pendant que le crépuscule enfile
en scred
ses boucles d'oreille prune

c'est comme ça
on se retrouve le soir
tous
on scotche la solitude
sur les épaules d'un pote
on espère
alors on se tend les poings
on crame par le nez
on attend qu'il descende par nos bouches
le kebab mystique
et le plan
qui mène de l'autre côté
de la nuit

Rémi Letourneur, L'odeur du graillon, Cheyne éditeur, 2025, 80 pages, 18 €.

Impossible de ne pas évoquer le langage employé ici, le vocabulaire des « jeunes » ; en scred par exemple (= en douce, discrètement, verlan de discret, scredi abrégé de sa voyelle finale). Le texte en donne quelques-uns, dont nous sommes parfois familiers : meuf, scoot, kiffer, squatter, d'autres moins : le dm – je ne suis pas un habitué d'insta, comme on dit, j'ai dû chercher : traduire par direct message. Mais ce niveau de langue, s'il est consubstantiel aux « personnages » de cette épopée contemporaine, n'est pas pour autant la trame univoque de ce livre ni de son auteur qui n'écrit pas « gueule de bois » mais les obsèques de l'ivresse.

C'est le refus d'entrer dans la norme qu'exprime cette langue, tant dans le fond que dans sa forme. : les autres / ceux qui voudraient que je taffe / perfusé à une chaise / que je fasse rentrer des thunes / et des clous dans mes pompes / je les écoute pas. Même les copains finissant par être douteux quand parmi les potes / certains sont chauds / devenir parents / ils disent / ça fout des rebords au monde / des bouées dans l'eau / crevés ils sont / marcher sans jamais voir le bout / c'est pas une vie // et ils s'écrasent alors / sous les roues d'une poussette / et d'une Kangoo d'occaz'

Loin d'un credo immature, nous avons là une parole de poète qui se voudrait peut-être des semelles de vent, en tout cas éviter celles de plomb.

 

l'errance
c'est la religion des jambes lourdes
et des cervelles en couleur
alors il faut marcher
sans s'arrêter
sans piste ni boussole
à travers le bitume les dunes les forêts
tendre nos pieds vers l'horizon

 

 L'horizon, le mot qui emplit la tête et les yeux de certains enfants ; quelques-uns le garderont dans leur malle au trésor en grandissant.

 

Présentation de l’auteur

Rémi Letourneur

Rémi Letourneur est né en 1992. Au terme d’une double formation en Sciences politiques et en Histoire. Il publie des poèmes en revues depuis 2022 et est co-fondateur du collectif de poésie.

Bibliographie 

L'Odeur du graillon, Cheyne éditeur.

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