Chronique du veilleur (60) : Roger Munier

Roger Munier (1923-2010) nous a laissé une œuvre d'une importance et d'une ampleur considérables. Son Opus incertum est certainement sa création la plus singulière. Elle rassemble des carnets, dont le premier date de 1980. Carnets et non journal intime, mais suites de pensées, d'impressions et de visions, toujours à la frontière de la métaphysique et de la poésie.

 

Il n'a pas arrêté cette écriture, jusque dans ses derniers jours. Cinq volumes ont été publiés de son vivant, un sixième récemment, sous le titre Si peu que rien, aux éditions Les Hauts-Fonds. Beaucoup de pages restent inédites et les éditions Arfuyen vont réaliser les éditions futures. Le septième volume vient de paraître, La Voix de l'érable, regroupant des notes de 1995-1997.

Une autobiographie sans doute, « mais qui ne serait faite que des moments impersonnels où l'être s'est senti traversé. » Moments de contemplation, selon la couleur du ciel et de la saison :

         Le cerisier en fleur, aux pétales emportés par le vent, se défait sous sa neige.
         Forêt d'été sous la pluie, gonflée de verdure sombre, moutonnante et ronde.

Roger Munier, La Voix de l'érable, Arfuyen, 22 euros.

Roger Munier saisit un instant « furtif », « lieu sans lieu du néant dans l'être. » Les grands thèmes de sa philosophie soutiennent la multitude des notations, en particulier celui du vide, qui l'obsède au sens premier du mot :

         Le vide nous entoure, nous presse de toutes parts, et nous ne cherchons qu'à faire du plein, dans le faire incessant, si humble soit-il. Ce n'est pas la nature qui a horreur du vide, qui est son liant, son milieu, jusqu'au sein de l'atome : c'est nous.

L'écrivain ne nous cache rien de cette terrible contradiction, qui résonne souvent sur le mode tragique. « L'homme est un animal qui promène dans le temps une âme égarée. »  Ce sont ces espèces d'égarements que nous suivons, dans notre lecture. La vision de Dieu même se fait « dans le Néant ». Egarements et tâtonnements, les carnets de Roger Munier semblent souvent des variations, que l'esprit et l'âme n'ont de cesse de conduire, tout en se laissant conduire.

On est proche de l'abîme. « L'abîme n'est pas loin. Il est au plus proche. Simple comme le proche et terrible comme lui. » Mais les allées et venues de Munier, au bord de cet abîme, nous attirent et même nous fascinent. Le langage les traduit, musicalement, poétiquement. Il faut laisser résonner chaque phrase, chaque syllabe.

         Une pensée. Et l'esprit immobile, pour la laisser retentir longuement. Elle n'est souvent elle-même que si elle retentit.

Dans cette mystique négative, on se sent sous la puissance d'une poésie qui peut nous élever jusqu'aux plus hautes cimes, ou nous plonger dans les plus grandes profondeurs.

         La poésie est d'abord une légère extase, qui  parfois ferme les yeux. Elle part du monde, mais n'en est plus. Si l'on allait jusqu'au bout d'elle, au lieu de se mettre à écrire, on irait aussi loin, je crois, que de grands mystiques.

Roger Munier a vécu toute sa vie dans ce royaume de poésie et de pensée, qui est avant tout royaume de solitude. « La montée de poésie est différente pour chacun. Son royaume est de solitude. »

Comme tout grand poète, il a prouvé que le plus insaisissable, dans une écriture fragmentaire d'une acuité et d'une sensibilité extrêmes, pouvait nous ouvrir « l'éternité dans le temps, l'évanescente éternité du temps. »

 

Présentation de l’auteur

Roger Munier

Roger Munier, né le à Nancy et mort le à Vesoul, est un écrivain, traducteur et critique français. À partir de 1953, Munier a été l'un des premiers à traduire en français l'œuvre de son maître et ami, le philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976).

Bibliographie 

L'Opus incertum

  • 1995 : Opus incertum I, 1980 - 1981, éditions Deyrolle.
  • 2001 : La Chose et le Nom, Opus incertum II, 1982 - 1983, éditions Fata Morgana.
  • 2002 : Opus incertum III, 1984 - 1986, éditions Gallimard
  • 2004 : Le Su et l'Insu, Opus incertum IV, 1986 - 1989, éditions Gallimard.
  • 2005 : Les Eaux profondes, Opus incertum V, 1990 - 1993, éditions Arfuyen. (ISBN 978 2 845 90110 0)
  • 2024 : Si peu que rien, Opus incertum VI, janvier 1994 - février 1995, éditions Les Hauts-Fonds
  • 2025 : La Voix de l'érable, Opus incertum VII, Mars 1995 - septembre 1997, édition intégrale établie par Jacques Munier et Gérard Pfister, éditions Arfuyen. (ISBN 978 2 845 90387 6)

Autres œuvres

  • 1963 : Contre l'image, Gallimard, coll. « Le Chemin » ; éd. revue 1989
  • 1970 : Le Seul (suivi de) D'un seul tenant, Tchou, ; rééd. Deyrolle, 1993.
  • 1973 : L'Instant, préface de Jean Sulivan, Gallimard, coll. « Voix ouvertes »
  • 1974 : Gantner, Éditions Wally Findlay Galleries, Paris, 1974
  • 1977 : Le Contour, l'éclat, La Différence, coll. « Différenciation ». Réédition : Les Editions des Compagnons d'Humanité, coll. « Bibliothèque de l'existence », Paris, 2023.
  • 1979 : Le Parcours oblique, La Différence, coll. « Différenciation », no 5
  • 1979 : Passé sous silence, Parisod, coll. « Strates »,no 2
  • 1980 : Terre sainte, éditions Arfuyen.
  • 1982 : L'Ordre du jour, Fata Morgana
  • 1982 : Le Moins du monde, Gallimard
  • 1982 : Mélancolie, Le Nyctalope
  • 1983 : Le Visiteur qui jamais ne vient, Lettres vives, coll. « La Nouvelle gnose », no 3
  • 1983 : Terre ardente, éd. Deyrolle
  • 1985 : Au demeurant, La Feugraie, coll. « L'Allure du chemin »
  • 1986 : Eurydice : élégie, Lettres vives, coll. « Entre 4 yeux »
  • 1988 : Éden, éditions Arfuyen.
  • 1989 : Le Jardin, éd. La Pionnière
  • 1989 : Requiem, éditions Arfuyen.
  • 1991 : Le Chant second, Deyrolle
  • 1991 : L'Apparence et l'apparition, Deyrolle
  • 1992 : Stèle pour Heidegger, éditions Arfuyen.
  • 1992 : Voir, Deyrolle
  • 1992 : Psaume furtif, éd. Perpétuelles
  • 1992 : Tous feux éteints, Lettres vives, coll. « Terre de poésie »
  • 1993 : Exode, éditions Arfuyen.
  • 1993 : L'Ardente patience d'Arthur Rimbaud, José Corti
  • 1993 : L'Être et son poème : essai sur la poétique d'André Frénaud, Encre marine
  • 1994 : Ici, éd. La Pionnière
  • 1994 : Orphée : cantate, Lettres vives
  • 1994 : Si j'habite, Fata Morgana, coll. « Hermès »
  • 1996 : Dieu d'ombre, éditions Arfuyen.
  • 1996 : Éternité, Fata Morgana, coll. « Hermès »
  • 1998 : La Dimension d'inconnu, José Corti, coll. « En lisant en écrivant »
  • 1999 : Sauf-conduit, Lettres vives, coll. « Terre de poésie »
  • 1999 : Contre jour (suivi de) Du fragment, La Feugraie, coll. « L'Allure du chemin »
  • 2003 : L'Extase nue, Gallimard
  • 2004 : Adam, éditions Arfuyen.
  • 2004 : Nada, Fata Morgana
  • 2009 : Pour un psaume, éditions Arfuyen.
  • 2010 : L'Aube, Rehauts
  • 2010 : Esquisse du Paradis perdu, éditions Arfuyen.
  • 2012 : Vision, éditions Arfuyen.

Traductions

de l'allemand

  • 1957 : Martin Heidegger. Lettre sur l'humanisme, éd. Montaigne ; 2e éd.. Montaigne, 1964 ; 3e éd. Aubier Montaigne, 1983, coll. « Philosophie de l'esprit »
  • 1970 : Angelius Silesius. L'Errant chérubinique [édition abrégée], éd. Planète, coll. « L'Expérience intérieurr". Nouvelle édition revue et augmentée éditions Arfuyen, 1993. Rééditions 2014 et 2023, coll. « Ombre » (ISBN 978 2 845 90358 6)
  • 1982 : Heinrich von Kleist. Sur le théâtre de marionnettes, éd. Traversière
  • 1983 : Martin Heidegger. Qu'est-ce que la métaphysique ?, Cahier de l'Herne : Martin Heidegger, 1983. 
  • 1998 : Rainer Maria Rilke. La Huitième élégie de Duino, Fata Morgana, coll. « Les Immémoriaux »

de l'espagnol

  • 1965 : Octavio Paz, L'Arc et la Lyre, Gallimard, coll. « Les Essais », no 119 ; rééd. 1993, coll. « NRF Essais »
  • 1972 : Octavio Paz, Courant alternatif, Gallimard, coll. « Les Essais », no 176 ; rééd. 1990, coll. « NRF Essais »
  • 1976 : Octavio Paz, Point de convergence : du romantisme à l'avant-garde, Gallimard, coll. « Les Essais », no 193 ; 2èmé éd. 1987 ; rééd. 2013, coll. « NRF Essais »
  • 1978 : Antonio Porchia. Voix (suivi de) Autres voix, Fayard, coll. « Documents spirituels »
  • 1980 : Roberto Juarroz. Poésie verticale, Fayard, coll. « L'Espace intérieur » ; rééd. 1989, coll. « Poésie » ; rééd. 2006, éd. Points
  • 1984 : Roberto Juarroz. Nouvelle poésie verticale, éd. Lettres vives
  • 1986 : Roberto Juarroz. Quinze poèmes, éd. Unes
  • 1986 : Antonio Porchia. Voix inédites, éd. Unes
  • 1987 : Octavio Paz. Sor Juana Inès de la Cruz, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées »
  • 1990 : Roberto Juarroz. Poésie verticale : 30 poèmes, éd. Unes
  • 1992 : Roberto Juarroz. Treizième poésie verticale, José Corti, coll. « Ibériques »
  • 1998 : Octavio Paz. Fernando Pessoa : l'inconnu personnel, Fata Morgana

de l'anglais

  • 1978 : Haïku, préf. de Yves Bonnefoy, Fayard ; rééd. 1990 ; rééd. 2006, Seuil, sous le titre Haïkus ; rééd. 2008, Points

du grec ancien

  • 1991 : Héraclite. Les Fragments d'Héraclite, Fata Morgana, coll. « Les Immémoriaux »

Préfaces

  • António Ramos Rosa (trad. Michel Chandeigne, préf. Roger Munier), Le Dieu nu (I), Paris, Lettres vives, coll. « Terre de poésie », (ISBN 978-2-903721-38-1).

Poèmes choisis

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