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A propos d’Yves Bonnefoy : entretien avec Jérôme Thélot

Yves Bonnefoy, (1923-2016) est à juste titre considéré comme l’un des poètes majeurs de la moitié du XXe siècle et du début du XXIe. D’abord proche des Surréalistes, il s’en détachera très rapidement pour mener une œuvre personnelle et exigeante, avec notamment la parution en 1953, « Du mouvement et de l’immobilité de Douve », unanimement salué par la critique de l’époque. Il vient de rentrer tout récemment dans la prestigieuse collection de la Pléiade, chez Gallimard. Une consécration amplement méritée. Rencontre avec Jérôme Thélot, professeur des universités, essayiste, auteur d’une quarantaine d’ouvrages. Et coéditeur des « œuvres poétiques », du poète dans la Pléiade.

En préambule de votre ouvrage intitulé La poésie précaire, vous écrivez : « Il y a longtemps que nous ne croyons plus aux enfers ni aux dieux ni aux prières, et c’est au point que nous ne croyons plus trop les poètes, ni qu’il soit nécessaire de comprendre au juste ce qu’ils font, quel rôle ou quel espoir leur reste depuis qu’il semble qu’ils ne prient plus ». Une formulation reconnaissons-le fort pessimiste, mais les poètes ont-ils vraiment besoin d’être crus. Et dans quel sens ?
Il ne me semble pas que la formule que vous citez soit « pessimiste » : elle est seulement inquiète du changement d’époque que nous vivons depuis le commencement de la « modernité », disons depuis Shakespeare, dans laquelle les représentations des religions héritées ne sont plus trop admises par la plupart des Européens, et en tout cas plus susceptibles de fonder encore les rites et les pratiques qui organisaient jadis le quotidien des sociétés. Comme les poètes d’autrefois adossaient souvent leur parole à ces représentations aujourd’hui largement surannées, le désenchantement de notre monde moderne affecte aussi la relation que nous pouvons avoir avec la poésie. Celle-ci en effet ne repose plus guère sur l’expérience d’une transcendance qui en cautionnait et en justifiait la recherche, laquelle est donc réduite à elle-même, sans autre légitimité que son vouloir propre, vulnérable et incertain de soi. Pourtant, ce vouloir persiste : les poètes misent toujours sur leur pratique paradoxale des mots pour donner un sens à l’existence, pour fonder la dignité de notre séjour, pour rendre aux hommes et aux femmes de notre temps de détresse leurs possibilités réelles. C’est en cela qu’ils demandent à être « crus » : que par eux nous soyons avertis de cette fonction de la poésie, c’est-à-dire non pas seulement que nous goûtions le charme esthétique des poèmes, mais que nous nous engagions à en reconduire, dans nos vies, l’intense promesse.

La prière que vous nommez semble relever du symptôme et ce, précisément, parce qu’elle a disparu, bien plus que de sa genèse, au sens théologique du terme. Est-ce un « fait » de notre époque, où les grandes Espérances ont presque disparu ? Car finalement Espérer, c’est empêcher en quelque sorte, « la disparition » ou « le désastre ». Qu’en pensez-vous ?
La poésie comme la veulent les grands poètes de notre temps est aussi, comme disait Bonnefoy, une « tâche d’espérance ». L’un des premiers essais de cet auteur en a d’emblée donné la définition suivante : « Je voudrais réunir, je voudrais identifier presque la poésie et l’espoir. » Et Jaccottet de son côté écrivait ceci : « La Poésie ne serait-elle pas justement ce qui nous empêche de croire tout à fait à l’absurde ? » Dès lors que la parole poétique ne se connaît plus de destinataire transcendant, son adresse à autrui ne passe plus par aucune divinité, et si une plainte infinie ou une louange extrême, ou encore une protestation ou une réclamation non moins exigeantes lui sont parfois aussi nécessaires qu’elles l’étaient jadis dans la forme traditionnelle de la prière enseignée, tout de même ces traces inéludables de la précarité humaine sont rabattues chez les poètes sur le seul plan d’immanence où a lieu notre destin.

Jérôme Thélot, La Poésie précaire (Perspectives littéraires), PUF, 1997, 150 pages.

Ce plan est un monde désert, certes, mais c’est tout de même un monde : et comme tel celui-ci est assez riche de ressources et d’abord de beauté pour encourager le poète à persévérer dans sa conviction fondamentale, qui est qu’à parler autrement, à laver les mots quotidiens de leur aliénation économique, l’amour pourra — comme disait Rimbaud — être réinventé, les énergies salvatrices pourront s’associer et le sens se reformer.
Et plus précisément chez Yves Bonnefoy, souvent qualifié de « gnostique ». Cette expression vous parait-elle juste le concernant ?
Non, elle est fausse et exprime un contre-sens. La « gnose », c’est d’une part la représentation selon laquelle le réel est une vallée de larmes, qu’ici-bas est un abîme de faute et de non-sens, et, d’autre part, l’idée qu’un Dieu caché, absent de ce monde, pourra répondre à la fine pointe de l’âme si celle-ci s’arrache enfin aux ténèbres du concret. La gnose est ce dualisme spéculatif auquel toute la pensée et l’expérience de Bonnefoy sont profondément contraires — lui qui aimait le réel, l’ici, qui adhérait de tout son être aux phénomènes sensibles et ne voyait aucun mal à la substance terrestre, à la nature telle qu’elle se donne, à la beauté de l’immanence. Seulement, c’est vrai qu’il a compris qu’à peine on prononce un mot, quoi qu’on dise, et c’est l’ordre tout entier du langage qui tend à se substituer aux choses pleines, à restreindre celles-ci à l’image qu’il en forme, et c’est du coup de l’irréel qui occupe la conscience, du factice, du chimérique qu’il a précisément appelé une « gnose ». Mais la poésie, c’est ce qui lutte contre cette chimère, contre cette abstraction préférée à ce qui est. La poésie ne veut pas l’irréalité, elle refuse que les présences concrètes soit dévaluées par les illusions du langage. Aussi est-elle selon Bonnefoy un combat incessant contre la dépréciation gnostique du monde, contre la fantasmagorie conceptuelle. Il s’agit donc, a-t-il dit, d’« être parole malgré les mots » : d’être présent au monde, malgré les représentations. Un admirable essai sur cette dialectique est reproduit sous le titre « La poésie et la gnose » parmi ses Œuvres poétiques dans la collection de la Pléiade.
Vous dites aussi qu’Yves Bonnefoy « troue son œuvre par l’hypothèse d’un dieu à naître », et pourquoi pas un dieu mourant dont on pleure l’agonie, ou un dieu déjà mort ? N’y a-t-il pas dans ce cas, une recherche impossible de la transcendance, comme principe « primordial », de l’élévation ?
Ces questions sont si grevées d’ambiguïtés qu’elles exigent des clarifications terminologiques. Au reste, c’est le rôle de la poésie de nous désencombrer des notions préconstruites et de l’usage convenu des mots. « Dieu », Bonnefoy n’a pas refusé d’en prononcer le nom. Par exemple, dans l’un de ses plus grands livres, Dans le leurre du seuil : « Tu peux nommer Dieu ce vase vide, / Dieu qui n’est pas, mais qui sauve le don, / Dieu sans regard mais dont les mains renouent. » Mais il s’agit là d’un nom désignant l’Unité de l’être quand celui-ci est rejoint en son absolu. Il ne s’agit donc pas d’une « élévation », mais, au contraire, d’une participation ici à l’être même du monde, d’une approbation réciproque du sujet et du réel tels qu’ils sont, dans leur finitude aimée. Ce « Dieu » n’est donc certes pas celui qui agonise ni celui qui est déjà mort : il n’a plus rien de sacrificiel, et il est toujours à recommencer par une pratique du langage qui dissipe les leurres de celui-ci, qui émancipe l’esprit des fictions idéologiques ou religieuses. Bonnefoy disait volontiers à la fin de sa vie : « La poésie, c’est ce qui reprend à la religion son bien ».
Le factice, le chimérique, que vous inventoriez si justement n’annoncent-ils pas finalement une société du désastre, qui n’aurait plus rien de spirituel ?
Que notre temps soit souvent ou même structurellement désastreux, Bonnefoy le dirait ou l’a dit en effet, comme l’avait dit Hölderlin prenant conscience du retrait des formes traditionnelles du sacré. Mais ce désastre est selon Bonnefoy l’une seulement des conséquences du langage, qu’il a mise en balance avec une autre, dont il convient aussi de tenir compte. La première conséquence du langage, c’est, nous venons de le dire, le déploiement du chimérique dans la conscience aliénée, c’est l’assujettissement de celle-ci à l’empire des concepts qui substituent aux réalités évidentes leurs exériorités partielles et fragmentées, et c’est donc la séparation de l’homme d’avec le monde réduit au rang d’objet exploitable — et tel est, de toujours, le « désastre ». Mais l’autre conséquence du langage est qu’il autorise un emploi des mots non pas pour leur seule valeur conceptuelle, mais aussi pour leur musique, et qu’il encourage que soit ranimée dans les vocables leur matérialité sonore : or celle-ci permettant aux mots de se réassocier à la matière du monde leur donne de se faire non pas des concepts mais des symboles, non pas seulement des représentations mais des participations unitives à la plénitude du sensible. Disons que le langage ne condamne pas la conscience à l’aliénation, il lui permet aussi d’inventer dans la langue une utopie qui la désencombre de ses illusions la rouvre à l’unité. En face du « désastre », se tient toujours le possible. Et le possible, c’est la réserve de sens inédit dont les mots sont porteurs quand ils sont rendus à leur musique native — à leur puissance poétique. Les sociétés contemporaines ne sont pas privées de ce que vous appelez le « spirituel », peut-être même ne sont-elles pas beaucoup plus abandonnées au désastre que les sociétés de jadis et de naguère : car elles disposent — par-delà toute croyance héritée et tout rêve d’arrière-monde — de l’esprit d’utopie dont le poète prend la responsabilité en ceci qu’il décide de parler autrement. Autrement que selon le savoir ; autrement que selon la nostalgie des métaphysiques épuisées ; autrement que selon le concept. C’est l’utopie en acte telle qu’elle se lève dans la musique verbale, dans la prosodie, dans les rythmes de la parole poétique, que d’inventer par ses symboles un nouvel être-au-monde qui émancipe l’humanité et lui donne un vrai lieu. Bonnefoy, en tout cas, n’a jamais cessé de revendiquer cette sorte de « foi » : non pas un catalogue de croyances adossées à des représentations douteuses et souvent désastreuses, mais, par le son des mots, la réinvention de l’homme nu, et la retrouvaille de chaque chose non comme objet mais comme visage.
Cependant la connaissance et le savoir permettent de mieux connaître le monde dans lequel nous vivons – mais il y a aussi l’inconnaissable, et l’irrévélé : « Non pris, non dit, non communicable », comme le suggère Saint-Jean-Chrysostome par exemple, et que certains poètes essaient de révéler. La métaphore poétique est-elle une justification du « sens caché » ?
Vous avez raison de suggérer que le concept n’est pas non plus le seul responsable de tous nos maux ; et Bonnefoy disait comme vous sa valeur irremplaçable dans le travail de la compréhension, en particulier le travail des sciences. La critique du concept chez Bonnefoy, comme chez Bergson, n’est nullement un irrationalisme, nullement une défiance à l’endroit de la raison : c’est seulement le premier moment critique pour reconquérir une raison élargie.
D’autre part, oui, l’expérience d’un surcroît du connu et d’un excès par rapport à toute communication, est celle que le poète donne à mémoriser et à relever dans ses poèmes. Il l’appelle quant à lui l’expérience de la « présence ». Et ce dernier mot s’entend chez Bonnefoy non pas comme l’entendent les philosophes (non pas comme un fondement ou une substance qui serait l’origine de toute réalité), mais simplement comme l’apparaître à la fois singulier et absolu de l’être même de ce qui est — un apparaître qui est abîme, et dont les mots employés poétiquement gardent la trace et relancent la promesse. Le poème selon Bonnefoy ne célèbre donc pas un sens « caché », et il n’est nullement ésorérique : il vise l’ouvert même de l’apparaître, la donation première de ce qui se donne. Sauf que cet ouvert est ordinairement trahi par l’empire des concepts. Parler poétiquement, ce n’est que démembrer cet empire et réhabiter l’ouvert.

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A propos de Jérôme Thélot

Jérôme Thélot, ancien élève d’Yves Bonnefoy au Collège de France, disciple aussi de René Girard et de Michel Henry, est essayiste et traducteur, et professeur de littérature française à l’Université de Lyon. Ses écrits portent sur la poésie romantique et moderne, sur la philosophie de l’affectivité, et sur les conditions de l’image. Il développe auprès des auteurs qu’il interroge, en particulier Baudelaire, Rousseau, Dostoïevski, Sophocle, une poétique générale qui remonte à la fondation de la parole et de la représentation dans la violence originelle. Ses travaux sur la photographie ont d’abord décrit les conséquences de l’invention de celle-ci sur la littérature (Les inventions littéraires de la photographie, PUF, 2003), puis les caractères propres de sa phénoménologie (Critique de la raison photographique, Les Belles Lettres / Encre marine, 2009). Ses « Notes sur le poétique » (Un caillou dans un creux, Manucius, 2016) explicitent les attendus de sa recherche.




Yves Bonnefoy

Une des toutes premières rencontres à avoir été publiée sur Recours au poème, parue en octobre 2012.

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Natacha Lafond et moi-même avions rencontré Yves Bonnefoy en janvier 2004, dans son bureau du Collège de France, pour un long et passionnant entretien, qui était destiné au numéro de la revue Le Bateau Fantôme portant sur le thème du « livre ». Cet échange consista principalement dans la discussion des questions que nous avions préparées, mais aussi dans l’évocation chaleureuse de nombreux souvenirs littéraires.

Comme le lecteur pourra le constater, le poète a répondu à nos questions sous la forme d’un court essai, ou, si l’on préfère, sous la forme d’une longue lettre adressée aux questionneurs ; mais il demeure, dans son discours et son esprit, un entretien.

Sur les trois parties de ce texte, la première, la plus longue (elle couvre la moitié de l’ensemble) est reproduite ici pour Recours au poème. Le texte complet a paru la première fois dans la revue Le Bateau Fantôme, n°4, « le livre », 2004.

Mathieu Hilfiger

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Cher Mathieu Hilfiger, chère Natacha Lafond, j’ai lu vos questions, je leur ai trouvé beaucoup de sens, et c’est au point que je souhaite que vous les placiez, toutes ou au moins certaines, au seuil de ces réflexions. Mais permettez-moi de vous répondre comme si vous ne m’aviez posé qu’une seule grande question, celle du rapport que j’entretiens, ou qu’un écrivain peut entretenir, avec le livre, le livre comme tel…  Car c’est là un problème que je suis loin de maîtriser, d’où suit qu’avant de m’arrêter à vos points de vue plus particuliers, j’ai besoin de faire un retour sur moi, qui risque de prendre tout mon temps.

Un retour qui doit pour commencer en revenir à l’enfance puisque celle-ci est dans l’existence le moment où les livres ne peuvent manquer de produire sur leur lecteur prenant conscience de soi leurs effets les plus forts, parfois même bouleversants. Je l’ai déjà rappelé, à chaque fois que j’ai eu à m’expliquer sur la poésie, l’enfance est l’âge où la pensée conceptuelle, celle qui aborde les choses par leurs aspects, donc par leur dehors, se met en place dans la parole, dans le regard, mais de façon lacunaire encore, insuffisamment cohérente, d’où des failles entre ses propositions par lesquelles la plénitude de l’immédiat, en passe d’être oubliée, se marque dans l’esprit avec du coup un relief, une qualité de mystère, qui pourront hanter la mémoire pour tout le restant de la vie. Et ce souvenir, c’est alors le bien de la poésie, qui cherchera à le préserver dans tous ces mots de la langue que la vie adulte, pour sa part, ne peut que concéder ou abandonner aux concepts. 

Or, ces mots, où vont ainsi se retrouver aux prises les deux regards, celui du logos conceptuel organisateur du monde où l’on a à vivre, ou déjà les grandes personnes vivent, et celui d’auparavant, qui percevait les êtres et les choses dans leur immédiateté, leur unité, où se présentent-ils à l’enfant qui grandit sinon dans les livres qu’il lui est donné de lire ?  Je me propose donc de retrouver la façon dont j’ai vécu, pour ma part, le fait du livre. De comprendre comment un livre peut, comme tel, troubler la pensée, par sollicitation de ce que j’appellerai l’imagination métaphysique : non celle qui se complait à rêver de situations simplement inactuelles, inaccessibles, dans la réalité comme elle est, mais celle qui conçoit des degrés supérieurs de celle-ci, et veut se porter vers eux.

Un livre ? Mais remarquons d’abord l’ambiguïté de ce mot qui désigne aussi bien une œuvre littéraire, par nature immatérielle, que le volume où on peut la lire, en ce cas du papier, de la chose imprimée, une couverture, neuve ou usée, tous éléments offerts au regard sans relation évidente avec ce dont le texte fait part : le livre, en ce sens du mot qui est le plus vaste autant que le premier, ayant sa vie indépendamment de l’œuvre. Le même vocable a deux acceptions profondément différentes. Et pourtant ! N’y a-t-il pas entre ces deux réalités, l’entité purement mentale et l’objet physique, quelque chose pour les unir en nous qui sera plus que le simple fait que l’une soit le véhicule de l’autre ?

Telle la question que je dois me poser sans plus attendre, car je vois bien qu’elle peut expliquer beaucoup de mes rencontres les plus anciennes avec les livres. Très importants furent pour moi les petits volumes d’une certaine collection Printemps à laquelle j’ai déjà fait allusion dans d’autres écrits mais dont il me faut reparler, de ce nouveau point de vue. On m’avait abonné quand j’eus neuf ans aux petits ouvrages de cette série bimensuelle, je les recevais par la poste, 64 pages de minime format gardées ensemble par deux agrafes avec trois ou quatre illustrations, du dessin au trait, sous une couverture en couleur, elle aussi une belle image. Et ces petits romans, que j’attendais avec impatience un jeudi sur deux, c’était bien, tout d’abord, un livre, au sens matériel du mot : l’enveloppe que l’on déchire et cette ressemblance aux publications antérieures que l’on est ravi de constater dans la livraison nouvelle, avec beaucoup d’affection pour cette typographie, cette minceur souple qui ont déjà apporté de si séduisants récits. Ces livres, je ne les abolissais pas dans l’acte de la lecture, je les conservais, avec respect, avec compassion aussi pour leur fragilité évidente.

Et le même intérêt pour l’enveloppe des textes, je l’ai éprouvé tôt après cette première expérience de lecture dans l’espace plus austère mais tout aussi fascinant des Classiques Vaubourdolle, petits livrets voués à toujours la même présentation matérielle et eux aussi très minces et bien fragiles, dans leur refermement sur des textes cette fois imprimés serrés et avec une encre un peu trop grise mais qui me paraissait annoncer ainsi une difficulté essentielle. Il y avait à la maison un certain nombre de ces brochures, aussi quelques autres de chez Hatier, et j’y découvrais Andromaque, Britannicus ou Le Cid, je lisais subjugué ces tragédies, mais cette fascination pour des textes ne me faisait pas oublier leur vêture, et quand je regardais en quatrième page de couverture la longue liste des ouvrages « de la même collection », c’est à celle-ci que je pensais tout autant qu’à des œuvres encore inconnues de moi. Je perdais mon regard dans une cohorte de minces livres gris bleu, je m’avançais parmi eux, présences à la fois invisibles et proches qui étaient comme à veiller pour moi dans l’espace qui s’étendait entre le lieu proche et ces œuvres lointaines, énigmatiques.

Car voici bien ce qu’il faut que j’ajoute sans attendre, et qui me reconduit à ma première remarque, sur le regard des enfants, au moins de quelques enfants : ces œuvres, ces livres - dans cette fois le sens littéraire du mot, et en particulier ceux de la collection Printemps -, ne s’ouvraient pas à moi comme le récit d’événements ou de situations d’un monde réel, d’un monde certes inexploré encore mais bien réel ici même, et que mon imagination, mon désir, auraient voulu pénétrer, anticipant sur les années à venir, non, c’était l’imagination métaphysique qui avait d’entrée de jeu pris la barre, et je ressentais ainsi, de façon aussi instinctive que profonde, que ce que je lisais avait son lieu dans un autre monde, un qui, pour avoir les mêmes objets, les mêmes lois, les mêmes paroles que le nôtre, n’en était pas moins séparé de nous par un grand mur invisible.  La réalité dite par ces livres, et que rien ne distinguait de la mienne, en fait transcendait celle-ci, elle se situait à un degré supérieur dans l’être, elle était donc inapprochable sinon par la pensée qui ne cessait pas de s’élancer vers les cimes de cet ailleurs, irisées d’une lumière parfaitement mystérieuse.

Rien que de naturel dans cette impression, j’imagine, c’est simplement la mémoire de la présence, celle que j’évoquais au seuil même de ces remarques, qui cherche à s’inscrire dans la figure du monde à mesure que des récits élargissent cette dernière. La mémoire produit ce que dans un de mes livres j’ai appelé un « arrière-pays », un vestige de l’expérience originelle préservé aux lointains du monde comme il faut bien qu’on l’accepte.

Mais ce qui apparaît maintenant et que je dois souligner, c’est le lien que cette rêverie ontologique fait apparaître entre le livre véhicule et le livre texte, entre le contenant et le contenu : le premier se révélant davantage qu’un simple porteur du second, sans effet sur l’œuvre. Existence qu’il est bien, comme le montrait déjà l’affection qu’il sait provoquer, il peut être non tant le guide que je disais tout à l’heure, vers de la littérature encore non lue, que le messager qui vient à nous de cet ailleurs où les personnages et les situations des récits, des drames, paraissent alors résider. Il a un peu de sa vie ici, oui certainement, mais le plus clair autant que le plus secret de son être est « là-bas », à l’horizon du visible. Le livre, le support matériel de l’œuvre, quel est son rapport à celle-ci ? Dans de tels cas, c’est de confirmer qu’elle n’est pas de ce monde.

Un leurre, par conséquent, ce papier, ces caractères typographiques, ces couvertures comme des portes de temple étagées à plusieurs niveaux dans les brumes d’un outre-espace, un leurre car cette imagination d’un ailleurs dans l’expérience de vivre est tout de même un péril, et qu’il faut combattre. Le sentiment de présence, avoir compris - avoir su - que la réalité, c’est l’intensité dans la figure des choses, voilà qui est véridique, c’est le bien que nous recevons de notre mémoire quand elle se fait poésie, mais où le danger commence, c’est quand cette impression de réalité se sépare de nous pour se porter sur des choses rêvées ailleurs, alors que c’est ici même que ce qui est a son lieu, et doit être reconnu, et vécu. Là-bas, en dépit de l’intensité qu’on y rêve, ce ne sont que des représentations sans épaisseur d’existence, c’est de l’image, rien qui pourra répondre aux besoins de la personne comme il faut pourtant les savoir et les accepter si l’on se veut fidèle au moment premier de présence, présence aussi de soi-même à soi. De telles rêveries sont des leurres, et la poésie, ce sera de se persuader de cela. 

Vous voyez, je viens de vous faire part d’une de mes convictions, cette idée que le livre, le livre chose, peut être vécu d’une façon qui fait de lui un péril, en tout cas pour la poésie. Le livre peut être dangereux. Mais l’essentiel, aujourd’hui, ce n’est pas de redire cette expérience, c’est de comprendre la raison pour laquelle un tel leurre se met en place. Pourquoi, comment, le livre qu’on tient entre ses mains peut-il donner lieu à une transmutation des figures qu’on y rencontre, alchimie qui de leur statut ordinaire de simples sténographies de choses et de personnes d’ici tire l’or d’une apparence d’épiphanie ? Pourquoi ? Eh bien, parce qu’en sa nature même de chose, d’objet matériel, tangible, manipulable, le livre a une forme et des limites.  D’où suit que le texte qu’il contient est lui-même délimité, séparé de tous ces possibles qu’auraient été une suite donnée à son récit, par exemple, ou une objection apportée par un critique. Il lui est permis d’exister en soi, resserré sur soi : et c’est de cette virtualité, si le lecteur s’y attache, que la transmutation est la conséquence.

Que sont ces mots, en effet, qu’on rencontre alors dans le livre, qu’on y lit mais en se heurtant à gauche et à droite aux bords du cadre, lesquels renvoient vers le centre, là où sont les phrases du texte, avec leurs indications ainsi absolutisées ? Ces mots ne peuvent parler à ceux qui sont restés au dehors, ils ne peuvent entendre ce qu’on leur dit, rien en eux par conséquent qui puisse prêter à parole, ils ne sont, purement et simplement, qu’une langue, la langue que constituent leurs rapports au sein du livre. Et cette langue est donc libre de déployer ce qui est dans la nature des langues, à savoir qu’elles ignorent le temps de la finitude, celui qui dans nos vies, par la pensée de la mort qui en résulte, oblige à prendre au sérieux les situations du hasard et ne pas douter que c’est ce hasard le réel. Qu’on se laisse capter par une langue en son être propre, qu’on préfère en percevoir les structures plutôt que les employer, et ces structures se font un intelligible, au sens platonicien de ce mot, et quand ensuite on aperçoit cet intelligible dans les quelques figures - c’est le récit - qu’il puise dans le monde sensible pour, en somme, se signifier à lui-même, on voit celles-ci dans sa lumière, on les a perdues pour ce monde, ici, où on peut bien continuer à vivre mais où on a cessé d’exister. 

Et cesser ainsi d’exister, c’est évidemment une tentation, puisque c’est cesser aussi bien d’être mortel, et je crois donc que cette façon de se laisser séduire par le livre - autrement dit de profiter de son caractère fondamental, sa capacité de tailler dans la continuité de la parole, de fermer du texte sur soi -, c’est un fait assez répandu dans la communauté des lecteurs, quitte à prendre divers aspects, qui sont diverses manières de promouvoir la langue à l’encontre de la parole. On peut rêver d’un « arrière-pays » et il y a déjà nombre de façons de le faire, soit géographiquement, soit comme nostalgie d’autres moments de l’histoire, mais aussi on peut imaginer l’ailleurs érotiquement, passionnellement, la passion amoureuse, découverte dans des poèmes avant d’être tentée dans la vie supposée vécue, n’étant qu’une des retombées de ce grand mirage. Et d’aucuns, enfin, profiterons de ce qu’une langue, c’est de l’oubli de la mort, c’est décharger le vivant du sérieux de l’existence, pour se mettre à jouer avec les signifiants de l’idiome ainsi offert à la paresse de vivre, et ce sont alors ces analyses critiques comme on en voit souvent aujourd’hui, analyses-jeux faites à l’aide des simples formes, ou ces livres puisés dans le matériau de rien que la langue par une combinatoire qui élargirait son champ à, rêve-t-on, pauvrement, tout ce qu’on pourrait faire d’intéressant sur cette terre.

C’est en ces régions extrêmes du consentement au mirage, régions plutôt désertiques, que je commence, pour ma part, à m’attrister de la révérence, si ce n’est de l’idolâtrie, dont notre époque fait parfois montre à l’égard du livre, compris comme un texte d’entrée de jeu assumant le fait de son cadre, et y trouvant son bonheur. Pourquoi faudrait-il qu’un livre soit, comme tel, une fin ? Que l’idée d’écrire un livre fasse trembler d’émotion ? Que l’on s’enferme dans l’écriture d’un livre comme si c’était la réponse qu’il faut au supposé non-sens qu’il y a à vivre ? Je n’admire pas l’idée mallarméenne du « Livre » unique, absolu, idée obscure et, heureusement, contradictoire. J’aime profondément Borgès pour son sens exacerbé, en fait douloureux, de la finitude, mais quelle épouvante que la bibliothèque de Babel, à quoi s’est risquée son angoisse ! 

Mais revenons à mon expérience personnelle du livre, des livres, car ce n’est que par cette évocation que je me sens en mesure de répondre à votre attente. Les mirages produits par la collection Printemps ou par les classiques Vaubourdolle ne furent pas les derniers, j’eus à subir d’autres sollicitations, ce furent par exemple, au lycée, les éditions analogues de quelques auteurs latins et d’abord le manuel de grammaire latine, syntaxe mais morphologie presque autant, surtout dans ses « premières années ». Et la même sorte de transmutation du contenu des ouvrages, je l’ai opérée encore quand, dans mes années de lycée toujours, j’ai pris conscience de l’existence des livres surréalistes. Quel paradoxe ! André Breton y parlait d’ajouter des dimensions à la vie, de lui donner plus de réalité, et pourtant ce qui m’attirait à lui c’était ces livres dont la bizarrerie des textes, les images maintenant explicitement suggestives d’une autre réalité - plutôt pauvrement d’ailleurs, mieux eût valu, mais seul Chirico en était capable, s’attacher aux énigmes de l’évidence immédiate -, le tirage très limité, indice qu’ils n’étaient destinés qu’à un petit nombre d’élus, et, de temps en temps, la fatigue de l’exemplaire, preuve de l’existence de compagnons sur la voie à suivre, faisaient d’eux clairement, indubitablement, des messagers d’un ailleurs cette fois encore.

Reste qu’ils me conduisirent, ces messagers, vers tout de même, à Paris, des êtres qui existaient dans ce monde, belle occasion pour revenir de ce côté-ci de l’image. Et aussi je commençai à écrire, et à publier, je voyais d’autres personnes publier à côté de moi : ce qui changea mon rapport au livre. Bien naturellement ! Le livre-messager dont je viens de parler, c’est ce qui nous vient d’un ailleurs, il ne faut pas en avoir rencontré l’auteur, avoir dû constater que celui-ci n’est, si j’ose dire, que réel. À plus forte raison perd tout prestige possible le livre où prend place un texte dont on est soi-même l’auteur. Ne sommes-nous pas, nous qui écrivons, nous qui publions et qui nous parlons, à jamais du pays d’ici ? 

Et qui plus est, d’un pays dans lequel des questions se posent, qui décolorent les rêveries de l’adolescence qui veut durer aussi efficacement que le réveil au matin efface celles des nuits. L’époque, dès 1934, avait commencé à parler très fort. Un autre texte que celui des œuvres littéraires se faisait de plus en plus une incontournable évidence, dans un imprimé, le journal, et aussi un parlé, à la radio, dans les rues, qui bousculaient la forme des livres, la forme inhérente au livre, laissant du coup échapper de leur discours multiple et contradictoire l’aveu de la distorsion par les structures verbales de la réalité comme il faut la vivre. Bien difficile aurait-il été dans ces années-là de ne pas comprendre que la société tout entière, privée ainsi de parole, était soumise à des systèmes conceptuels – philosophies autoritaires, dogmes des églises, idéologies portant ce passé déjà dangereux et coupable à des conséquences sinistres – qu’il fallait critiquer comme précisément des mirages dans la pensée. C’est de ce point de vue que le surréalisme, aussi chimérique parût-il aux yeux de beaucoup, était un guide vers l’existence vécue le plus quotidiennement : vers la « vraie vie », réclamée par Rimbaud, celle qui se sait « réalité rugueuse », anges oubliés, finitude. – Je compris ainsi, en tout cas, ce que suggérait André Breton. J’écrivis un « Donner à vivre » pour le catalogue de l’exposition de 1947, puis un Anti-Platon. Et je me mis à lutter contre ces tentations – je les ai plus tard appelées gnostiques – qui donnent prestige aux livres des autres et à travers eux à tout livre qu’on prend dans ses mains, que l’on ouvre. Quand j’en vins à en publier un moi-même, un qui aurait à circuler tant soit peu et qu’il fallait rendre présentable, je fis attention à sa présentation, à sa typographie, profitant de la liberté que me laissait l’éditeur, mais il n’en mettait pas moins fin à tout un moment de ma vie.

J’étais d’ailleurs déjà dans le projet d’autres livres. Non pas que je voulusse cela, écrire d’autres livres pour le plaisir d’en écrire, mais il fallait bien que se donnât des points d’appui au dehors - des occasions de souffler - le mouvement d’une écriture dont la réflexion sur l’existence incarnée ici, dans l’ordinaire des jours, m’apparaissait désormais la seule valable raison d’être. En cela, oui, je me sens proche de Proust. Et je ne traite pas bien les livres que j’ai écrits et publiés, ces volumes, plus ou moins gros.  Leur contenu, leurs moments successifs, je les ai assurément en esprit, autant que ma mémoire me le permet, mais je les garde en désordre, et quand il m’arrive d’en chercher un, s’il n’est pas tout à fait récent, je dois l’arracher à l’étau d’autres bien trop serrés contre lui ou le tirer de sous une pile, qui s’écroule. Ma couronne de lauriers, que je dois bien avoir placée quelque part, en tout cas je ne l’ai pas disposée au dessus d’un beau meuble où mes publications vieilliraient agréablement côte à côte, drapées de papier cristal. 

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Photo © Télérama.