Yves di Manno, Terre sienne

Yves di Manno, je le connais comme traducteur. Je lui dois la découverte de Georges Oppen, d’Ezra Pound et de William Carlos William. Ce n’est pas rien. Qu’il soit poète ne saurait surprendre. Seul un poète peut traduire un autre poète. Aussi, tombant au Marché de la poésie sur ce recueil, je n’ai su résister. Voilà pour l’anecdote. Maintenant, nous sommes en juillet. Je suis en terrasse à Paris et j’ouvre le recueil.

Des vers brefs, sans verbe, avec des jeux de parenthèses qui donnent une une couleur à l’hiver. Apparaissent une terre, de la pluie, un pré, des herbes. Je devine l’œil, l’esprit du poète cherchant à capter l’indicible qui dore le moment qui passe. Puis, je m’interroge : est-ce un paysage ou une peinture (chevalet, carré, triangle viennent de se glisser dans le poème) ? Après tout, il y a des couleurs simples (noir, vert et on se souvient du titre : « Sienne » qui appelle aussi l’Italie et sa peinture). Et déjà une preuve surgit sur un vers : le mot pinceau. Nouvelle interrogation : s’agit-il d’un tableau ou d’un livre d’art, puisqu’il y a des pages ? J’hésite, tandis que le poème me parle d’une chair, d’un œil étroit, d’un corps mutilé, puis de « chantiers abandonnés / hissant dans la nuit claire / leur outils » (p. 30). Et à nouveau le vert, le noir, des fourrés, de l’humus et « ces plaies plus que ces plaintes ». Le silence a gagné en épaisseur. Fin du premier poème.

Un autre arrive. Il enchaîne des spirales visuelles l’une après l’autre, puis affirme : « la terre comme porte // (mais ne donnant / sur rien » (p. 44, la parenthèse ne se referme effectivement pas). Plus loin, surgit une chevelure « (ou une dune / mordorée » (p. 46) qui apporte une douceur « bleutée ». Mais cela reste fragile comme « le sol d’un / grenier vacillant » (p. 48).

Yves di Manno, Terre sienne, Isabelle Sauvage, 2012, 72 pages, 14 €.

Se dressent sous mes yeux un tableau noir et une ligne blanche. La noirceur gagne, une noirceur « aux confins d’une // autre ténèbre » (p. 56), que rien n’arrête, ni les volets entrouverts, « ni le visage apparu » (p. 58), ni la traînée verte « des talus d’herbe sèche » (p. 59), ni les autres choses qui sont comme des « oriflammes / en loques » (p. 62). Tout est sillonné « par le noir // du pinceau » qui enferme « la vision // dans les plis / du papier ». Ainsi sommes-nous les vivants spectateurs d’une nuit sortie d’un « jour ayant dû // ignorer le corps qui la signe… » (p. 67). Derniers vers.

Pour conclure, dévoilons le secret de fabrique de cet étrange recueil : oui, il s’agit bien de poèmes sur deux volumes de livres d’art. Je le savais (l’éditrice me l’avait appris et la dernière page le rappelle). J’ai voulu l’oublier pour mieux baigner dans la temporalité visuelle dans laquelle nous entraîne Yves di Manno et mieux apprendre ce qu’on vit quand on voit.

Présentation de l’auteur

Yves di Manno

Yves di Manno, né en 1954, a publié une vingtaine de recueils dont, pour ne citer que le dernier, Champs, un-livre-de-poèmes (2014, reprise, chez Flammarion, de deux volumes parus en 1984 et 1987), ou d’essais, parmi lesquels « endquote », digressions (Flammarion, 1999), Objets d’Amérique ou encore Terre ni ciel (José Corti, 2009 et 2014).
Il est aussi traducteur de poésie américaine (William Carlos Williams, Ezra Pound, Jerome Rothenberg ou George Oppen) et dirige la collection « Poésie/Flammarion » depuis 1994 .

Bibliographie 

Poésie

  • Les Célébrations, Bedou, 1980
  • Champs, Flammarion (collection Textes), 1984
  • Le Méridien, Éditions Unes, 1987
  • Champs II, Flammarion, 1987
  • Kambuja, Stèles de l’empire khmer, Flammarion, 1992
  • Partitions, champs dévastés, Flammarion, 1995
  • Un Pré, chemin vers, Flammarion, 2003
  • Terre sienne, éditions Isabelle Sauvage, 2012
  • Champs (1975-1985), édition définitive, Flammarion, 2014
  • une, traversée (avec Anne Calas), éditions Isabelle Sauvage, 2014
  • Terre ancienne, Monologue, 2022
  • Lavis, Flammarion, 2023

Narration

  • Qui a tué Henry Moore ? Terra Incognita, 1977
  • Solstice d’été, Éditions Unes, 1989
  • Disparaître, Didier Devillez, 1997
  • La Montagne rituelle, Flammarion, 1998
  • Domicile, Denoël, 2002
  • Discipline, Héloïse d'Ormesson, 2005

Essais

  • La Tribu perdue (Pound vs. Mallarmé), Java, 1995
  • "endquote", Flammarion, 1999
  • Objets d'Amérique, José Corti, 2009
  • Terre ni ciel, Editions Corti, 2014

Anthologies

  • 49 poètes, un collectif, Flammarion, 2004
  • Un nouveau monde: poésies en France 1960-2010 (avec Isabelle Garron), Flammarion, 2017

Nouvelles

  • Ariane hors Flaubert (1976)

Traductions

  • William Carlos Williams, Paterson, Flammarion, 1981
  • George Oppen, D’être en multitude, Éditions Unes, 1985
  • Ezra Pound, Les Cantos (en collaboration), Flammarion, 1986
  • George Oppen, Primitif, Éditions Unes, 1987
  • George Oppen, Itinéraire, Éditions Unes, 1990
  • Des “Objectivistes” (en collaboration), Java, 1990
  • Ezra Pound, La Kulture en abrégé, La Différence, 1992
  • Jerome Rothenberg, Les Variations Lorca, Belin, 2000
  • Ezra Pound, Les Cantos (en collaboration), Flammarion, 2002 (nouvelle édition)
  • William Carlos Williams, Paterson, José Corti, 2005 (version revue et corrigée)
  • Jerome Rothenberg, Les Techniciens du sacré, José Corti, 2008
  • George Oppen, Poésie complète, José Corti, 2011
  • Ezra Pound, Les Cantos (en collaboration), Flammarion, 2013 (troisième édition, revue et augmentée)
  • George Oppen, Poèmes retrouvés, Corti, 2019

Bibliographie

  • Renaud Ego, "Un poème, scène 1", La Bibliothèque de midi. La Pensée de midi, 13(3), 112-134, 2004.
  • Autour des Objets d'Amérique, Fusées n° 18, 2010.
  • Martin Rueff: "Non identifiable: la tâche du poète-traducteur", Agenda de la pensée contemporaine n° 18, 2010.
  • Europe, n° 1153, William Carlos Williams / Yves di Manno, Paris, 4 mai 2025.

Poèmes choisis

Autres lectures

Yves di Manno, Terre sienne

Yves di Manno, je le connais comme traducteur. Je lui dois la découverte de Georges Oppen, d’Ezra Pound et de William Carlos William. Ce n’est pas rien. Qu’il soit poète ne saurait surprendre. [...]