Fil de lecture de Lucien WASSELIN : une éditeur et ses auteurs, LA PASSE DU VENT

 

La Passe du vent éditeur a été créée en 1999. La collection de poésie s'est peu à peu imposée par la diversité des voix accueillies. Chaque volume se présente de la même façon : après un recueil (le plus souvent inédit) suivent un entretien, plus ou moins fouillé, mené par Thierry Renard et une brève présentation de l'auteur (parfois écrite par ce dernier)…

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Ahmed KALOUAZ : D'un ciel à l'autre.

 

         C'est le troisième livre d'Ahmed Kalouaz que je lis après "Paroles buissonnières" et  "À l'école du renard". Je suis bien loin d'avoir tout lu de cet auteur prolifique mais je suis sensible à la cohérence de sa démarche. Rien de gratuit dans son écriture, il note dans ses proses ou dans son autobiographie, comme dans ses poèmes les rapports privilégiés entre le moment et l'universel, il interroge le monde qui n'a besoin que d'un peu d'amour, à partir de son enfance…

         D'un ciel à l'autre se présente comme un recueil de 50 poèmes, des poèmes que traversent les ombres d'Aragon, d'Elsa, d'Éluard (et de Nush), de Jean Ferrat, de Jacques Bertin (Chalonnes, Les Ponts-de-Cé), Hölderlin (à qui  Aragon a consacré un poème dans Les Adieux). On ne s'étonnera donc pas que le ton de ces poèmes soit plutôt éluardien (car Ahmed Kalouaz chante l'amour avec beaucoup de délicatesse), voire franchement élégiaque. D'ailleurs, on remarquera l'erreur que commet Thierry Renard dans l'entretien qui clôt ce livre, quand il parle de proses ("courtes proses poétiques", "petits poèmes en prose qui naviguent à contre-courant, d'un ciel à l'autre") alors qu'Ahmed Kalouaz écrit en vers (du moins va-t-il à la ligne avant la fin de la page)… Mais ce lapsus a le mérite de souligner la continuité dont fait preuve Ahmed Kalouaz d'un genre à l'autre !

         Ahmed Kalouaz s'intéresse aux choses simples de la vie comme l'amour qui transforme cette vie, le temps qui passe… Mais il sait aussi parler de choses plus graves, comme dans "La nuit pourrait tomber" où se dit que "le ventre est toujours fécond, d'où sortit la bête immonde" et que le fascisme pourrait revenir avec son cortège de tragédies. Et ce n'est sans doute pas par hasard si les deux derniers poèmes du recueil parlent de trains : ceux qui conduisent vers les camps de la mort et ceux qui symbolisent la séparation des amants. Dois-je l'avouer ? C'est dans ces derniers poèmes que je préfère Ahmed Kalouaz…

 

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Laurent DOUCET : Au sud de l'Occident.

 

         Il me faut l'avouer avant même de parler du poème de Laurent Doucet, "Au sud de l'Occident". J'ai remonté, il y a quelques années, la vallée de l'Ourika en bus ; dans son coffre, le conducteur avait enfermé quelques volailles vivantes pour les offrir (ou les vendre !) au terminus. Je ne sais toujours pas quel sens donner à cette anecdote. Mais plus qu'un recueil de poèmes, "Au sud de l'Occident" est un long poème où le silence à sa place, symbolisé par le blanc qui sépare de brèves notations. Car Laurent Doucet ne bavarde pas…

         "Au sud de l'Occident" est un voyage sans pittoresque vers l'inconnu. Une chose plantée dans le désert qui n'a jamais été décrite. "ocre / et âcre" écrit Doucet, comme la vallée de l'Ourika que j'ai vue. Que voit-on quand on voyage ?  Rien, sinon des images d'Epinal ou convenues. Rien de tel ici dans ce poème mais qui est le Mejdoub ? Sinon ce poéte soufi, né à El Jadida au XIème siècle ? S'il est vrai que le Mejdoub demeure largement inconnu (Mejdoub signifierait celui qui est attiré par le haut), ses paroles restent et ont inspiré divers commentaires. Le poème de Doucet serait alors l'un de ces commentaires. "Les Mejdoubs ont en commun […] de communiquer une parole qui éveille et combat le rabaissement matériel de l'homme face aux besoins matériels" note M'Hamed Jemmah.

         "Qui voudrait vivre aujourd'hui au fond d'une vallée / jouant du oud, et calligraphiant ?" questionne Laurent Doucet. Je ne sais quel est le pouvoir d'un poème ou d'un livre ; ou je ne le sais que trop. Mais je comprends mieux ce que j'ai vu lors de mon voyage au sud de Marrakech grâce à ces deux vers. Je comprends l'insatisfaction et le rêve d'ailleurs des Berbères et je sais que le oud et la calligraphie ne sont que des luxes d'Occidental, ou l'expression d'un ailleurs rêvé, désiré. Parce que le présent est toujours source d'insatisfaction. Certes, il ne faut pas se résigner, ce serait alors accepter l'inacceptable. Les anglicistes s'intéresseront particulièrement à la traduction faite par Laurent Doucet lui-même dans la langue des poètes de la Beat Generation. Car "Au sud de l'Occident" est offert en version bilingue. C'est un véritable défi que s'est lancé Doucet puisqu'il répond à Thierry Renard : "… la traduction de la poésie n'est pas possible strictement (la polysémie des mots, mêlée aux jeux des sonorités, du rythme, des homophonies et des sous-entendus etc. ne sont pas complètement transposables)". L'anglais comme "butin de guerre" ? À voir de près…

 

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Laure MORALI : Orange sanguine.

 

         Laure Morali partage ses jours entre le Québec et la France, elle voyage beaucoup ("à l'épaule / un pays un autre / dans le ventre"). Comme elle respire. Le recueil est soigneusement composé de huit sections. Chacune est placée sous le signe d'un écrivain dont un haïku ou un très bref fragment sont mis en exergue. Suivent alors des poèmes plus ou moins longs, tantôt narratifs (pour les longs), tantôt évocateurs (pour les courts). Détails prosaïques, impressions, souvenirs font la substantifique moelle de ces poèmes ; mieux, ils constituent la quintessence des lieux traversés. Laure Morali devient le paysage ; mais elle est continuellement en quête de son identité introuvable ou complexe car elle est le résultat d'une histoire mouvementée…

         Ainsi la troisième section (qui s'ouvre par ce bref poème de Bashô : "Du papillon le vol / à travers la prairie / cette ombre seulement") est une quête discrète des origines. Ou un rappel. L'Afrique est évoquée, sans doute l'Afrique du Nord quand on sait que Laure Morali (on le devine à la lecture) descend du côté paternel de Pieds-Noirs et qu'on remarque que cette partie est intitulée "Les orangers""la vie s'enroule / au soleil" écrit-elle. Mais il s'agit de "rapiécer le monde / en l'ajourant" car "Quand je suis née / quand elle est morte // entre les deux un seul visage". Plus que des origines (qui ont leur importance), Laure Morali est à la recherche de son identité, ici et maintenant. Même si l'orange sanguine traverse le recueil… Même si la sixième suite à pour titre "Sanguines" et qu'elle évoque, peut-être, le grand-père…

         Les hasards de la vie (Laure Morali est née à Lyon, elle a vécu et étudié en Bretagne, elle est souvent en avion ou sur les routes, elle est plutôt nomade…) en font une citoyenne du monde qui ne s'est jamais attachée à un endroit. Elle explique bien cela dans la conversation finale avec Thierry Renard. Elle est d'une spiritualité sans dieu… Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'Orange sanguine soit d'abord paru au Canada dans la collection Mémoire d'encrier.

 

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Abed MANSEUR : La Cendre des larmes.

 

         Abed Manseur est né en 1965 en Algérie ; il y a étudié les lettres françaises à l'université d'Oran. Ce qui explique qu'il "malmène" aujourd'hui la langue française, comme Jacques Prévert ou Boris Vian dit-on. Comme Ghérasim Luca, ajouterai-je (au moment où j'écris ces lignes, vient de paraître le n° 1045 d'Europe, mai 2016, qui est consacré à Luca). En effet ce dernier écrivait dans La fin du monde (publié en 1969) : "Je te flore tu me faune / […] / tu me  mirage tu m'oasis". Ou comme Henri Pichette  qui osait au siècle dernier : "Je te vertige, te hanche, te herse, te larme…" Alors qu'Abed Manseur, dans la première suite de poèmes (Les poussières) de ce recueil utilise le substantif à la place du verbe, ce qui donne des vers étranges comme "Je te champ" ou "Je me pauvre"… Monique Delord, dans sa préface, dit d'Abed Manseur qu'il se proclamait volontiers "faiseur de trucs". C'est ainsi que le lecteur peut identifier d'autres trucs, comme le poème réduit à une suite d'affirmations, toutes logiques prises indépendamment mais qui, lorsqu'on les lit d'un seul trait, révèlent un enchaînement illogique, insensé… Comme le non sens, les libres associations (parfois phoniques), comme les jeux de mots reposant sur l'homophonie (comme de puits / depuis ou était / été)…  Cela donne une poésie assez fantaisiste, un aspect expérimental qui renouvelle l'écriture poétique… Une poésie très libre et sonore plutôt que visuelle, réflexive ou narrative : Abed Manseur prend son bien là où il le trouve…  Mais Abed Manseur sait dénoncer avec vigueur les injustices dont sont victimes les humains (comme dans le poème intitulé De la Nouvelle Orléans à Bagdad). Quoi de mieux ou de plus efficace que la poésie pour exprimer l'indignation ? Et surtout, il est un poète de l'amour puisqu'il invente des mots inouïs et tord son cou à la logique même quand cet amour est interdit d'une façon ou d'une autre…

 

*

 

Ces quatre recueils confirment cette diversité d'autant plus qu'ils proviennent d'horizons différents et témoignent d'itinéraires variés. Ils rappellent que la poésie est multiple.

*

 

 

 




À l’envers, et autres poèmes

 

 

 

A L'ENVERS

 

 

 

droite dressée face à moi - occupant tout l'espace tu voudrais faire basculer l'horizon de la chambre - défaire l'agencement qui endigue le cours de notre tête à tête - limite la circulation tendue de notre sang 

nous avons hésité à l'orée - juste avant de s'autoriser - nous avons parlé à demi mots de fantasmes confus - nous n'avons rien dit de ce que nous imaginions au delà - en dedans - rien dit de nos désirs

tourner autour avant de prendre les devants - s'empêcher de penser avant de partir au hasard de cet autre chemin - de changer d'hémisphère - derrière les hauts murs de nos réticences la nuit a la densité de l'or 

droite dressée face à moi - plantée là au dessus de moi - tu incarnes la révolte contre le bon sens - tes doigts blanchis par l'effort - plantés dans mes épaules - tu t'élèves et retombes - le plaisir puis la douleur - à contre temps de moi - les mâchoires serrées autour d'un gémissement

nous avons joué à cette frontière - précédant le langage - évitant la parole - avant de passer en deçà et de construire un tête à tête autour de vertèbres malléables - tendues en toi comme pour te tenir toute entière 

tu t'es retournée - pour nouer avec moi cette entente de chair et de sang - nous avons tourné le dos au visible - tourné nos yeux vers un dedans - nous sommes retournés en nous mêmes au fondement reconnu de toute pression du sang - sur nos membres et nos gestes présents 

droite dressée face à moi - tendue autour de tes vertèbres douloureusement - toute entière crispée sur cet intérieur du corps ouvert - traversée par ta présence advenue - tu as rompu nos liens avec l'espace pour nous projeter jusqu'à l'envers du décor 

tout s'organise maintenant autour de l'intérieur - où tout se dit sans la voix - où droite dressée face à moi tu es l'axe nouveau du monde - qui incline au sens dessus dessous 

 

 

 

***

 

 

 

MÊME SI

 

 

 

Et si même c'était la fin de ces détours sans répit. Si s'éteignait l'esprit d'où naissent les méandres - mordre la poussière - peut être trouverais tu dans la métaphore le baume pour le corps endolori ? - peut être le trouverais tu en mordant la poussière ? - à la fin d'une course folle - tortueusement s'éloignant dans la platitude de l'attente. 

Si même c'était la fin de mon courage - restera une écharde - je perds la force de m'acharner sur une plaie - peut être une boucle sans fin butera t elle - un jour - dire tourne en boucles -  un martyr voudra bien s'abandonner à ma spirale - à ma place - sur la voie toute droite tracée par une bonne idée ? - dire se refuse trop souvent malgré lui - tout cela déboucherait il - entrainé doublement par l'ignorance et l'errance - dire se voue à l'erreur - sur une voix qui clairement se donnerait ? - dire et dérober les mots aux mains où s'inscrivait le temps - où débutait l'histoire.

Si même mon temps venait à finir - le pas s'entend à distance déjà - faudrait il déplorer de se taire ? - subsiste, et son écho revient - si venait à tourner court à l'heure des mauvaises raisons d'abandonner, le désir ? - scande le cours de la pensée  - si le temps épuisé l'avait quitté -  le pas ne renonce à rien de ses rêves de conquêtes - faudrait il pleurer l'esprit déchu ? - être défait surtout de ce glorieux épuisement - oublier de lire entre les lignes - qui vit à ma place - contourner les détours de l'esprit emprunté - à la place du désir.

 

 

 

***

 

 

 

PAUSE

 

 

 

Mon amour réside seule dans une vision
Seule dans l'espace où s'est figé le monde
Déjà absente à cette heure où le vent a soufflé
Où le vent à laissé sur son front
Une pensée
Alerte dans ce monde figé

Mon amour pense les yeux ouverts
Ses lèvres et ses mains miment des mots
Tout un langage fait de failles
Et d'errance 

Ce qu'elle dit ce qu'elle montre :
Les sables du désert, aveuglants et brûlants
La neige et la blancheur du vent
- L'index en mesure précède l'œil et l'idée
Mon amour ôte la vue aux savants
La main voit avant eux ce monde de voyants -

- Tout est né d'une bouche abyssale
Tout se dissout dans une mémoire sans fond -
Mon amour est passée derrière un voile
D'un geste d'un seul geste
Sans retour possible
On a fait cesser son temps de vivante
Pour qu'elle se fonde dans l'espace figé de cet autre monde 

Mon amour légèrement
A incliné la tête -
Une mèche est tombée
Et ses cheveux se sont répandus
Pour faire avec la pierre étendue
Une fresque faite pour son image
Mon amour légèrement
A aider la pierre à mûrir 

Et le ciel est un suaire
Au dessus de mon amour
Il pose mains ouvertes
Paumes offertes pour le corps qui s'incline
Pour le front qui se donne 

Et le ciel où se dépose
Le front de mon amour
Est un suaire pour son visage de vivante
Tout à son travail d'ombre et de lumière 

 

 

 

***

 

 

 

TOURNER LES MOTS

 

 

 

Je dois tourner les mots dans ma bouche
Polis comme galets de la plage
Le ressac et la rondeur des heures passées
À s'enrouler dans un temps sans fin 

Enfant j'ignorais qu'il fallait mourir cent fois
Qu'il fallait revivre cent et une fois avant de pouvoir dire 

Rouler les mots
Comme le sucre de l'enfance
Jusqu'à ce que la langue claque
Du plaisir d'entendre et de ressentir s'enrouler le temps sans fin
(Sur une disparition - une fuite vers l'oubli )
Dans le ressac et la rondeur des heures
Et le sucre et l'alcool à venir sans fin
A rouler dans la gorge
Jusqu'à l'espace creusé dans le souvenir
-les mots viendront une autre fois -

Tu sais bien quand tu te lèves le matin
Cette forme creusée par ton corps dans le matelas
Au cours des rêves de ta nuit
Tu sais bien cette forme s'estompera
S'effacera
Tu sais bien le lit  reprendra la plénitude de la matière
Pour accueillir à nouveau ton sommeil
Et tu t'enrouleras
Ivre comme galet de la plage
Dans le ressac et la rondeur des heures
A rouler les mots comme le sucre et l'alcool de l'enfance
Jusqu'à ce que l'espace se creuse 

Parfois l'amertume 

Je peux tourner les mots
Longuement
J'ai appris à remplir ma bouche
D'un plein de sucre et d'alcool et de phrases
Faits à la mesure de cette forme là qui creuse mes nuits
À proportion exacte de la fracture
Du vide
Et roulent galets polis par ma langue de brute
Dans les heures sans fin de la mémoire creusée
Dans le sucre et l'alcool de l'enfance
Ressac insaisissable 

À la fin l'amertume 

Songe qu'il suffirait de croire
D'inventer un récit
Un visage
Songe qu'un horizon
Une idée
Suffiraient à faire de ce vide que tu creuses
Un refuge 

Toujours l'amertume

Tourner les mots dans ma bouche
Jusqu'au coeur de la mémoire polie par la langue
Comme le sucre de l'enfance
L'ivresse enroulée sur son centre brûlant 

Le galet savamment usé par le temps sans fin du ressac
Jusqu'à cette forme transitoire et innommable
- le noyau creux d'un fruit inaccessible  interdit -
La langue claquera sur l'espace qu'elle a creusé
- L'étonnement douloureux du savant
Devant l'absence - son refus entretenu du vide - 

Et toujours l'amertume
Les mots viendront une autre fois 

 

 

 

***

 

 

 

DIALOGUE

 

 

 

Sur le battement même de l'aile éprouvée
Tu tournes une page noircie
Et tu ne reviendras pas
La pierre est immobile
Maintenant que tu es passé

"Ma poitrine est cette plaine
Ou s'échouent les soupirs
Et ou le granit luit sous les lames de la lune"

Tu parles la langue venue d'une nuit noire et d'un sommeil profond
Ça n'est pas la rosée qui résonne dans la fracture du matin
Ni le vol lointain de la lumière
Ce sont les sanglots pris par un gel estival
Qui se brisent sous le pas de marcheurs imaginaires 

"Chacun de mes membres est un voyage
Porté par une matière véloce
Et par la volonté d'un nuage enfoui
Je verrai le soleil à chaque heure du jour et de la nuit"

Ça n'est pas le jour qui encense les êtres éphémères
Sous la voûte de la lumière et jusqu'à l'horizon renversé
Ce sont des voix qui font trembler l'onde de la mémoire
Et s'abandonnent savamment à l'oubli 

"Je suis une crypte toute entière dédiée
Au présent des torrents que j'entends siffler
Sur le flanc de la montagne et dans l'herbe allongée sous le vent
Des torrents lents et audacieux
Sur mon ventre et au dedans de mes cuisses
Jusqu'au plus profond de la terre qui remplit ma bouche"

Tu parles une langue que je n'entends pas
Que je ne comprendrais pas
Tu parles à ma tempe qui bat
A partir de ton silence irrémédiable 

"Je suis pierre tombée
Modelée par la terre
Traversée par une vie sans dimension
Écrite maintenant par d'infimes tâtonnements affamés  
Je suis terre sans commencement ni fin "

Tu retentis dans le lointain quand je m'interroge à haute voix
Ou bien quand dans le silence de l'attente de toi
Je cherche à te toucher en lançant un mot à l'aveugle

En explorant l'obscurité d'un geste de la main autour de moi
Tu es cet écho enfoui qui répond à mes gestes
Mais quand je dis les mots que nous savions ensemble
Tout reste suspendu entre ma main et ta demeure 

"Mon corps s'inscrit sur les marées d'un lac lunaire
Peau chair et sang traversent des orages infimes
Portés par une nuée compacte
Mon corps inscrit sur la terre imite la dispersion des étoiles"
 

"D'abord raidit tout entier autour d'une sève noire
Comme une statue aux yeux levés vers le ciel
Je restai prostré, pensif comme le marbre
Puis je laissai le rêve d'un tout autre
Renouveler les formes de mes membres
Modeler la glaise qui avait fait de moi un marcheur"

- oh que tu restes en moi -

Là où se dresse ton nom
Viennent chaque jour une aurore
Un crépuscule
Mais jamais ne participent à l'alchimie qui recompose ta présence
Tu restes indifférent à l'épopée des jours et des nuits
Aux récits confiés par le vent à la pierre érigée là où tu te tins
Et j'accueille une ombre encore quand le feu du soir s'éteint
Un passant dans le monde juste avant la nuit noire
Une ombre évanouie déjà quand mon étreinte veut l'approcher 

-oh que tu te dresses encore en moi
Quand la nuit creuse le temps que je vis -

 

 




Hubert Le Boisselier

Poète.




Le Rossignol, tu l’attrapes, et autres poèmes

 

 

Le Rossignol, tu l'attrapes (et lui brises le cou ?)

 

 

 

Se boucher les oreilles
Le bruit du piano entre les branches sèches et cassantes
Je voudrais que mon ombre fasse comme toi derrière moi quand je marche : tout ce qu'elle veut
Tasser son dedans, courber et recourber la trajectoire des astres
Ecarter leur bordure, comme celle des rideaux
Pour faire poétique

Il reste, parfois, un clown étrange qui bondit de là sur son ressort rouillé
D'une si douce et coquette boîte à musique
Un homme en danseuse sur la pédale d'une bicyclette lancée sur le trottoir mouillé
Et le pied qui flottille

Il y a, entre nous, les ombres entre les mots
Les voix d'un couple des années vingt qui retentissent
Et celles des anges qui refroidissent

Ukiyo : c’est le monde flottant en japonais
C’est l’intermonde entre les interstices du visible
Le pays intercalaire
La terre intermédiaire

Yeux minéraux, cheveux de verre, pupilles étoiles : composition autour d'un visage
Tu me dis je t'aime, non
Les visages traversent les visages

Désirer, non, désirer
Ouvrir, non, ouvrir
Tu me lâches la main, non, tu ne me lâches pas la maintenant
Et à bout
-Tissant
Le Rossignol, tu l'attrapes (et lui brises le cou ?)
Broder de fils d'or autour de l'oiseau mort ne m'intéresse pas
Regard, non, regard
Tu me tiens, non, tu me tiens, la main

Ma mélodie, ma mélodie, non
Le rouge feu sacré de mon sang non, pas du tout
Le corps et le fond du corps
La bordure
Toujours la bordure

Petite clef de métal à l'arrière dans la nuque
Trou dans le vêtement qui sent l'ancien tout froid l'humide
Bloquée
La remonter
Vite !

 

 

 

***

 

 

 

Les cercles de cristal d'Aristote autour du monde

 

 

 

Sont peut-être autour de toi
C'est ce que je vois

Psaume 93 : Le monde est ferme. Il ne chancelle pas.

Depuis on a mis tant de coups de pieds dedans
Pour faire surgir les fentes les éclats
De voix de verre, de minéral

Grand courant d'air poussière astrale
Feuilles tonitruantes et cris d'oiseau pagaille
Qui se soulèvent avec ma robe rimmel

Là-bas les paons qui font la roue
Dans leur bac à sable
On les distingue à peine
Les tenir loin

Là-bas les mains crispées sur les fourchettes

Positions capturées du corps en chute libre
L'une après l'autre, un dixième de seconde d'intervalle
Pourrait-on mettre en pause l'image d'une petite fille qui saute à la corde, quand elle est en haut ?

 

 

 

***

 

 

 

Je n'entends pas la langue

 

 

 

L'hirondelle de ta bouche la buée de ton front
Chute en cascade de mes cils à mes lèvres
Marcher le long des côtes en espérant boucler la boucle.
Essoufflée. Continuer.
Parfois j'essaie d'aller du coeur au ventre au ventre au coeur
La route n'est pas si longue et pourtant

Poème en blanc mineur
Unité du poème entre son et couleur

Certains visages imprègnent le nôtre
S'accrochent autour des rêves
Lèvres cerises, joues rondes d'éclipses solaires :
Cils bouche coeur ventre
Chute (effondrement) d'étoiles

« Sorcellerie évocatoire »
Je veux écrire, je veux écrire, des plus-que-poèmes
Je veux qu'il n'y ait plus de langue
Je n'entends pas la langue
Je n'utilise pas la langue
Je veux que vous ne l'entendiez plus

Qu'est-ce que c'est ce que cette histoire ?

 

 

 

***

 

 

 

Les pluies ne sont jamais assez longues

 

 

 

Tremper son visage
Dans le lavabo plein de lumière glacée
Le soir, respirer l'air froid cheminée
Le matin la lumière givrée

J'écoute des phrases étonnantes
Passer dans mon esprit
Comme on écoute la radio

Tu me dis
« Les pluies ne sont jamais assez longues »
Je te disparition
Je passe un temps fou à revenir

Parfois l'ascenseur se coince entre les étages
Au loin les échelles ont froid les oiseaux se taisent
Ou sifflent comme les arbres

Les formes sous mes paupières
Une tache renversée de lait au sol (mineur)
Le coeur n'existe pas

Le coeur n'existe pas
Tu me dis
Il n'a pas de lieu il n'a pas de il
Je te distorsion
Tu me disperses
La question s'est levée au milieu du lit
-rature

Danser dans le lit sans qu'il ne se passe rien
Rien
Dis

Tais-toi veux-tu
Tu passes
Brusquement sur mon petit corps en boule dans le siège de la voiture pour fermer la porte que j’avais entrouverte

Dis
Rien
Lèvre rouge d'une inconnue cachée sous un pli
C'est quelque chose
C'est quelque chose

 

 

 

***

 

 

 

La mer entière dans la baignoire

 

 

 

J'ai voulu mettre la mer entière dans la baignoire.
Mais l'été, il y a trop de lumière.
Alors je n'y voyais plus. Ça a débordé.

Tu ne me voyais plus ! Je ne te voyais plus ! On ne se voyait plus !
L'hiver, je pouvais m'abriter dans ta grande ombre et me cacher dedans
Mais l'été...
Je l'ai mise, toute la mer, entre les carreaux de la baignoire.
Et nous avons débordé.

Maintenant, tous ces baisers, à côté de mes lèvres
Juste, à côté
Mes yeux brouillés regardent le mur.
Ils pensent au silence souriant des tiens, oh ce silence
Comme je n'en ai trouvé que dans les grands lacs

Sur mon épaule droite, ma bretelle tremble
Le ciel a un haut-le-corps
Je le vois se contracter, puis s'humidifier
Je sens tout l'air passer entre mes jambes écartées

Désormais, j'occupe mon temps à effleurer du bout du doigt l'univers en braille
Pour essayer encore, malgré tout,
D'en rapporter pour toi les contes du silence.

 

 




Céline Escouteloup

Céline Escouteloup a publié deux recueils de poésie à ce jour : Le soleil dans la bouche, qui vient de paraître aux éditions Unicité, ainsi que Le ventre vide, aux éditions Kirographaires, en 2012. Elle publie également dans de nombreuses revues telles que Verso, Les Cahiers du Sens, Décharge, Libelle, Flammes Vives, Contre Jour, Poésie/Première et Les Écrits du Nord. Ses projets actuels se dirigent de plus en plus vers des collaborations, dans lesquelles ses mots dialoguent avec les autres arts.




Patrick Coppens

Poète.




Les nommeurs d’étoiles

 

 

L'ombre verte de notre néant imparfait se déplace,
sans charrier les runes de terre dont nous l'avons percée.
Elle n'enlise le corps que pour le rendre marqué
à une virginité de ritournelle.
Mais il y a là toutes sortes d'ombres étendues à sécher:
l'ombre-chèvre
qui tourne comme un animal autour du piquet de sa chose;
l'ombre-lionne
qui glisse librement vorace sous les nuages;
l'ombre-étincelle de l'oiseau,
l'ombre-brûlure qui traverse la paume.

Il y a des gens qui brûlent le long des quais,
sur les chemins de halage,
au fond du ciel aussi,
à la surface des lacs,
ce sont les mêmes.
Comme des signaux de néant,
une attraction pour le sourire.
Artificiers en feu pour nuits de cendres,
métreurs de l'absolu à petites flammes,
préparateurs d'azur dans le frisson des caves,
fabricants d'yeux,
chercheurs de freintes occupés à tamiser les dépôts du vide;
tous calcinés sans qui la fête ne serait pas pour nous.

Certains ont arrangé les contours de leur ombre;
cela se voit sur leur visage:
ils vont plus transparents dans le mystère.
En marchant,
ils accompagnent la course des arcs-en-ciel
qui prennent source dans les larmes.
Ce sont les trouble-fêtes des morts,
ceux qui serrent la destinée des hommes
en refermant leur poing,
et donnent le bras à des vents fatigués.
Ils ouvrent des voies nouvelles à chaque pas,
mais contrarient le vol.
Leur apparition est comme un rendez-vous d'amour,
mais vont attendre ailleurs, à une autre heure.
Ils tendent la main pour nourrir les étoiles,
et ces perles ressemblent
à des regards d'oiseaux chez l'empailleur.
Ils donnent des prénoms aux choses mortes;
des graines de destin embroussaillent les sentiers.
Leurs caresses sont nommeuses d'étoiles.

Pourtant, ils savent bien que non.
Ils sont, dans le chaos du sens,
des étoiles sans nom,
une pensée d'avant la langue.
Ils ne croient pas à des choses très simples:
à la succession,
aux liens,
aux distances.
Ils font bloc.
Dans l'ubiquité, ils font bloc.
Toute une vie les arrose de l'échec satisfait des possibles.
Ils cherchent la formule,
qui n'est surtout pas magique;
une formule d'abolition destinée à ne pas transformer,
ne pas choyer,
ne pas privilégier;
une formule pour révéler.
Une formule révélatrice.
Ils vivent en état de choc,
sans rien heurter,
par manque de temps,
par défaut de croyance.
Pour mourir, il leur suffit d'y croire,
un instant;
et ça leur vient sans douleur,
comme une montée de l'absence,
une bouffée.
Leur mort est dans les choses
et leur mort est possible.
Ils en reviennent par rétention.

Ils ne croient pas aux choses,
pas au combat des hommes;
ils ne croient pas.
Ils vivent dans un monde sans violence,
au milieu des coups,
des hurlements,
de l'odeur du mal,
parce qu'on leur a arraché les sens,
excisé les nerfs.
Ils disent cela mais ils ne croient toujours pas
à la succession,
aux liens,
aux distances.
Ils cherchent le nom,
pas l'argument.
Ils peuvent mourir quand ils veulent.
Sans cruauté.
Par une incantation même pas murmurée,
à peine pensée.
Dans un chaos, au large.
Ils savent bien que non.
Ils attendent la formule.
Elles viennent par centaines,
par milliers,
par millions.
Ils ne croient pas aux nombres.

Mais nul ne songe à moquer la naïveté d'un mortel;
et sa guerre n'est pas un écueil à la fête
chaque fois qu'on signale une étoile.
Voici l'heure de grande jouissance.
L'air se condense autour d'une chaleur sans nuit.
Quelqu'un a essayé de traverser la vie par le quai nord,
où frappe maintenant son triste corps qui flotte.
Personne pour nous dire d'entrer et nous accueillir
au dîner froid où s'attarde le jour pesant;
aucun brigand d'un soir ne mise,
sur la table d'hôte,
la bourse d'or gris qui tinte faux dans les plats vides
et résonne dans les instruments silencieux.
Un jeu savant de flammes dessine sur les vitres
des messages sans secret;
car il faut, pour y voir, allumer des feux sous la canicule.
Et les rares nuages attendus 
prennent l'allure de paroles décevantes.

 

 

 

***

 

 

 

Corps ouverts sur l'étendue 

fleurs carnivores dans les marais 
à ciel ouvert éclairs en cage 
une trombe rompt l'horizon 
la mer sur nous comme une pluie salée

La mer 
où vont mourir les amants

Corps ouverts sur l'étendue 
lits sans serrure 
pans de ciel aux fenêtres 
fenêtres ouvertes sur les cages 
nos yeux sur l'horizon débordent

L'horizon 
où vont mourir les amants

Aux fleurs d'amour chantant 
dans la fournaise de l'été 
aux bêtes aveugles de la nuit 
cherchant à tâtons leur soleil

Le soleil 
où vont mourir les amants

Corps ouverts sur l'étendue 
la route poursuit son destin 
vitres ouvertes et corps en cage 
dans la nuit à tombeau ouvert 
avec du vent dans les yeux

Là-bas 
où vont mourir les amants

Souvent la nuit tremble la terre 
souvent la nuit frissonnent les corps 
la mort a posé son visage dans mes mains 
c'est un chien tranquille après la course

La mort 
où vont rêver les amants.

 

 

 

 

Photo Gregory Crewdson




Lionel Mazari

Poète.




Aventures de l’œil déserteur de lumières

(extraits)

 

 

 

Le pignon dressé dans le ciel va s’écrouler un jour dans l’herbe sans faire de mystère. Petit à petit le vide grignote les pierres. Le vide blanchit sans que personne n’en soit sûr. Et la poussière des pierres s’éparpille comme des os noirs lorsqu’ils menacent les pas des hommes. En attendant une barre de fer pour danseuse suicidaire les soude d’un seul trait. Il est temps de se souvenir que le lierre n’a pas toujours raison et qu’être funambule en dessous masque les vertus du confort. Personne ne sait d’ailleurs de quel côté le ciel démarre.

 

 

 

***

 

 

 

Les chemins de la campagne aboutissent trop vite à cette fente où coule la source synonyme de vie à brève échéance. La preuve est qu’à l’extérieur subsistent des pierres à contempler dans leur désolation. Le lierre y arrache un peu de vie à la nature comme il arrache des morceaux de craie par dessus la source trop étroite pour que le jour puisse y être découvert.

 

 

 

***

 

 

 

Le vertige tombe à l’intérieur d’une fenêtre coupée par du lierre grimpant à sa source. Comment un corps à l’entrée d’un autre souterrain  peut-il s’en sortir ? Mieux vaudrait battre le linge à sa terrasse. A cette profondeur toutes les trajectoires ne cessent de se contredire. Il n’y a plus jamais de printemps dans ces ruines assemblées en toiles imprécises. Peut-être la fenêtre attend-elle que des ruines blanches la bouchent un jour que le barrage de la source aura sauté.

 

 

 

***

 

Le chemin qui descend a un parfum de religion à faire peur aux enfants. Cette odeur de buis en tournant autour des ruines se révèle insupportable. Les arbres accumulent de l’ombre sur un point du malheur enfoui. Personne ne sait jamais où. Par nécessité toutes les branches se réfugient contre les murs qu’elles griffent comme des bougies vacillantes. Il faudrait devenir un géant pour comprendre ce monde à moitié enterré qui meurt chaque jour sans nulle comparaison.

 

 

 

***

 

 

 

Les trous à l’intérieur des murs sont des meurtrières qui n’attendent que la chute des pierres. Dans cet ensemble de perspectives mourantes il fait toujours nuit. Le visage implore et glisse sur les parois de moins en moins glabres. Le grain de la pierre à suivre est rendu brillant par le gel. Il sait se durcir au point de couper les doigts de l’esprit qui veut s’élever en faisant des cauchemars en plein après-midi. Et ce monde se compose de mouches paralysées dans les interstices par des signaux qui ne bougent plus qu’une fois les corps précipités à terre.

 

 

 

***

 

 

 

Sur le ciel tapissé de feuilles entre ces quatre murs ouverts l’air ne circule que s’il est froid. Et en bout de course demeure une impression de volume fait âme. Il serait facile d’en rester là puisque personne ne surveille le lent travail de la mort. Partir pour le ciel debout nécessiterait un peu de calme à la dernière main enfouie dans l’ombre. Déjà les portes du paradis s’entrebâillent avec un regard fuyant lorsque l’essentiel est de vivre dans le bruit.

 

 

 

***

 

 

 

La vie échoue dans un trou de verdure noir où la nuit ne respire pas au dehors. Tandis que les arbres passent derrière les encadrements de silence des portes les serpents de bois se pétrifient en hiver faute de pouvoir s’élever entre les murs. Le brouillard des cœurs monte lentement entre les tombeaux vides après que soient remués les débris des poutres. Comment trouver l’équilibre au milieu des décombres qui pourrissent moins vite que les corps ?

 

 

 

***

 

 

 

Les fenêtres sont tombées avec la lumière entre quatre murs dépourvus de transparence. Des fantômes ont dû se relever pour les mettre à bas. Au passage ils ont enlevé la lumière sans allumer de feu. Et maintenant le corps passe à travers les montants engoncés d’orties. Il coule en apparence dans cette eau teintée de brou de noix. A l’intérieur le voici prisonnier d’une gangue retardant toujours la route. Ses pas avancent masqués comme s’ils appartenaient à un criminel qui aurait perdu son visage à force de le frotter contre des miroirs obscurs.

 

 

 

***

 

 

 

Le corps ne bouge plus. Tapissé de paille verdâtre il songe à réveiller l’absolu. Mais il faudrait pour cela des prières à dormir debout avec de la mauvaise lumière dans les yeux. Si la paille sent le refermé d’innombrables fleurs sont à écarter comme les minutes d’une vie végétative. Le visage n’absorbe pas ses paillettes mais demande juste des preuves que la place qu’il occupe peut toujours s’évanouir. Par contre l’odeur de vomi se réfugie dans la terre de crucifiés anonymes. Contre leurs bois rampent dans cette maison des bêtes à bon dieu.

 

 

 

***

 

 

 

L’enfer semble s’être déplacé sur la terre. Là-bas l’eau noire disparaît avec sa source à distance en signe de respect pour un déluge inconsistant et il n’y a même plus d’eau dans la maison aux galeries cerclées de briques. L’hiver est devenu un désert aux allées sourdes. C’est à peine si les robinets coulent des murs ininterrompus. Les pierres ont moulé les visages de travailleurs pétrifiés. Prendre congé de ces lieux revient à laisser traîner son âme loin de la fête laïque. Personne n’a parlé d’être robot. Personne n’a parlé. La soif reprend vite quand la tête dépasse l’ombre du corps allongé.

 

 

 




Gabrielle Althen, Soleil patient

 

 

Dès le texte liminaire, les choses s'inversent : " Le mot arrive / puis il nous dévisage " au moment où la poète, dans l'appartenance à un groupe, réfléchit à une marche collective sans savoir " où va le temps " lui-même.

Des textes apparemment sans lien entre eux ne semblent obéir ni à une structure propre ni à une structure commune et offrent au rythme sa variété. On distingue, à ce sujet, une certaine obéissance au mètre et parfois également à la rime; des surprises, d'autre part, sont ménagées comme, par exemple, quand deux versets se font face.

L'écriture, contemporaine dans la mesure où elle refuse de se plier au commentaire, ne renonce cependant pas à la beauté sincère de la métaphore : " Des perles manquent au chapelet de la parole " ou aux allitérations et aux assonances : "la foret verte égrène ses vertèbres ", " Le val est vert et la saison profonde ". Rythme oblige. Ainsi lit-on encore des chutes qui chantent notamment à l'occasion d'interrogations récurrentes, de questions sur l'être, le temps, l'ailleurs.

Le mystère, en effet, reste parfois entier : " Le sens gît à terre / Mais il ne se voit pas ", comme le dit en s'en faisant le témoin, le texte " l'Inconnue ". C'est le son alors qui fait sens quand dans " Consolation " le signifiant l'emporte : " L'émoi qui n'est pas moi me cerne et je vacille ". La difficulté même du texte en fait sa valeur et dis-trait, au sens étymologique, le lecteur.

Le rêve d'absolu, d'un autre côté, n'empêche pas ici un certain réalisme. Le vocabulaire souvent concret, au moyen d'images originales, célèbre le quotidien, le corps ou la nature elle-même, en palliant en quelque sorte la dureté des concepts : " Le temps blêmit sur les terrasses de chaleur " ou, plus loin : " Jeune fille ma sœur  après la pluie de sa toilette /  La liberté fut nue sur la table du jour ". Sont développés aussi des champs lexicaux : " rochers ", " pierres ", " tessons ".

Au milieu des larmes, une poétique du " sans " s'exprime : pas de lieu et, par là, pas d'évasion : "Je suis le sans-abri ", " Ma gare sans départ …", "Absence de visage ",  " manque des mots ". Le besoin d' " un centre pour aimer " est formulé  au cœur de l'œuvre juste avant le texte " Oser " dont la chute manifeste le désir de vivre. C'est bien le cosmos tout entier qui donne la respiration car " Des mots déjà poudroient dans le soleil " et la poésie qui fait heureusement naître le lieu et ses habitants car elle est elle-même lieu ; son expression sert, malgré tout, de refuge. Avec elle Gabrielle Althen nous offre des protecteurs : " Des anges à manteaux bleus nouent  des cordes sur les monts ". Et même si les lilas sont coupés, la joie de vivre est quotidienne :" Chaque jour la parole m'éveille ". La musique qui émane de celle-ci veut être adjuvante et permet ce qui sera la conclusion de l'opus dans quatre vers annonciateurs de la seconde partie " Falloir " :

 

" Jusqu'à ce que passée la déchirure
Une machine distribuant par bouts
Ludwig van Beethoven
Use la question et précipite le soleil "

 

La musique, alliée à une lumière " en voyage  " est la clef d'un équilibre qui doit se réaliser entre le noir et le blanc ou le rire, entre la vie et la mort, entre aussi - et c'est le vent cette fois " qui interroge " - le chagrin et le roucoulement. Et, entre fatigue et repos, se trouve  dans " Apprentissage " un des plus beaux textes du recueil. Un bain de couleur, aussi, " entre habitable et néant ". Puis il y a le voyage aussi comme Ulysse et le départ sur la mer, elle qui, de façon récurrente dans l'oeuvre de la poète, symbolise un trajet avec sa quête : " Et le bateau va vers son immensité ", quête à la fois du lieu et de l'intemporel quitte à tuer " le pittoresque ".

Dans la troisième partie, " Le troisième jour ", un poème antithétique, cette fois encore, entre tristesse et joie, est offert à l'aimé comme une complainte justement de " la fille debout du bord du large ".

Enfin, dans les derniers textes apparaissent des variations sur les sensations visuelles et auditives avec le regard, la musique, leur lumière et le bleu qui connote la liberté au milieu des autres " couleurs du monde ".

Alors, malgré toujours bien des questions, le chant s'achève, optimiste :

 

" Ô terre blonde
Quand le fond d'or est byzantin
Toute maldonne se taisant
La mer répète ses baisers "

 

Lyrisme et spiritualité inspirés par la rencontre, notamment, de Georges Schéhadé, et exprimés au son de la musique de Mozart qui " sourit ", sont un rappel du livre précédent " La Cavalière indemne " et de la première phrase de " L'Art poétique " qui le clôt : " Mozart sans poids entre deux pleurs a tant aimé le monde qu’il y laissa frémir la place de Dieu parmi les rires ".

Et, véritablement réjouissant, l'excipit justifie le titre : " Et le soleil plus nu se mettra à danser …"

 

*