Benoît VERMANDER, Chose promise Poème

 

 

Il est des hommes qui ont la fâcheuse tendance d’exceller en presque tout ce qu’ils touchent. Benoît Vermander fait partie de ceux-là. Après avoir été assistant parlementaire, il rentra chez les jésuites, puis à partir des années 1990 fut envoyé à Taiwan où il dirigea longtemps l’Institut Ricci. Depuis sept ans à Shanghai, il enseigne la philosophie à l’Université de Fudan : il est reconnu comme un des analystes les plus fins sur les questions politiques, économiques et religieuses de la Chine. Parmi ses grandes références – nul n’en sera surpris – figurent Paul Claudel et Pierre Teilhard de Chardin, scientifique et mystique dont le souffle poétique a encore été trop peu souligné. Cependant, c’est à la lecture de Guillevic que Vermander, de son propre aveu, doit son premier livre de poèmes : À taire et à planter (Desclée de Brouwer, 2010), poèmes dans la ligne héraclitéenne de « l’enfant qui joue, qui déplace les pièces sur l’échiquier » du monde, de l’univers, au moyen de courts chants, comptines, chansons de gestes. Royauté de l’enfant, souveraineté de l’adulte qui parvient à l’exprimer...

Et puis un jour ce même homme, ce même enfant, voit tout cela s’effondrer, « se défaire » comme un château de cartes. Mélancolie, dépression ? N’importe : il se « rétablit » vite - mais avec suffisamment de lucidité pour prendre conscience que cette défaite n’était qu’un signe précurseur d’un « saccage » bien réel, profond, pérenne. Deux solutions s’offrent alors à lui : soit rester saisi d’effroi, prostré, soit – et le poète empruntera cette voie – considérer que c’est le moment ou jamais, en se dépouillant, d’y aller voir, d’aller voir si cette promesse au nom de laquelle on a naguère donné sa vie tient vraiment debout devant l’univers créé et celui que l’on s’est créé soi-même : « Rien ne transparaît du voyage rien que l’irrégulier cliquetis du grelot qu’un ange attacha au bâton. // Une bosse sur la tête / Une bosse sur le dos / La troisième entre les jambes / Il arpente / Les vallons le bord des rivières / Surpris de se surprendre à / Explorer les éminences les anfractuosités / D’un corps qu’il n’ose plus dire / Lui être propre. »

Au lieu donc de se taire devant l’indicible, comme le firent nombre de poètes de la précédente génération suivant l’injonction de Wittgenstein, quitte à ressasser cette impuissance à longueur de vers et à cultiver l’ellipse jusqu’à la nausée, Vermander choisit plutôt de prendre pour modèle celui qu’Homère appelait l’« Inventif » : Ulysse. Car, oui, Chose promise se lit, telle l’Odyssée, comme un journal de bord de ce voyage à haut risque qu’une fois sortis définitivement de nos gonds nous entreprenons chaque matin, chaque nuit, pour peu que nous gardions l’esprit éveillé. Car, oui, il est un stade où les médiations ne suffisent plus, où il faut partir – et loin. Au plus loin de soi, renonçant à décrypter ce que nous appelions jusqu’alors l’« actualité » (politique, philosophique, religieuse, littéraire, etc.). Mais où ?

Outre la beauté des textes en vers ou en prose, courts ou longs, ce qui rend ce poème envoûtant, c’est le choix du lieu du combat : non pas le désert, comme dans la Bible et chez tant de mystiques ou chez un Saint John Perse ; plutôt la mer, qui ne laisse aucune trace : « Lesté des mots et des formes / Il me reste cet espace / Humide / Indéfini / Tout grand ouvert / Que je pourrais repeupler blanc / Et me plais à laisser vacant / Partie dehors partie dedans / Rien ne s’y fixe n’y séjourne / Il flotte sans bouger l’espace / Que je dissimule et qui m’enfouit. »

Arrivé à ce point, mieux vaut laisser le futur lecteur seul à seul avec le poète dans la condition flottante qu’ils ont en partage, où dieux et déesses ressurgissent naturellement, où les naufrages menacent, où l’univers apparaît mi-réel mi-imaginaire ; où se relève l’Objet de la promesse dans son humble nudité. ‒ Un conseil toutefois : Chose promise peut difficilement se lire autrement qu’au bord de la falaise, à haute voix et debout. À hauteur d’homme face à tout ce qui le hante et l’habite.

 

*

 

 

 

 

 

 

 




Pascal BOULANGER, Mourir / ne me suffit pas

 

 

Beaucoup d’esperluettes (&) dans le dernier recueil de poèmes de Pascal Boulanger, dont le titre s’affiche en distique. L’esperluette, c’est ce qui fait nœud, tresse, torsade du « e » et du « t », comme dans cette trame :  « Titubant ça & là » (Visage du barbare, p. 60). C’est une union mystique, comme celle du croyant dans l’eucharistie, un nœud métaphysique, comme celui de la trinité catholique, un entrelacs, comme dans « le glouton entouré de clochards & de prostitués » (L’évangile a passé !, p. 59). Dans les manuels de typographie, on dit que le symbole & est devenu l’apanage du « et commercial » au 20e siècle. La prose romanesque l’a complètement laissé tomber, l’abandonnant à l’usage commercial des « marques » (comme Procter & Gamble) et de la publicité (longtemps, il resta le logo de &francetelecom). Il est temps, plus que temps, que la poésie se la réapproprie, cette esperluette, qu’elle se souvienne que Ronsard l’utilisait déjà, en 1555, dans ses Hymnes, telles que Wechel les imprima à Paris : « Qu’eftu qui fait les vers, & leurs faints artizans… » L’esperluette accélère l’écriture, la ponctuation la ralentit ; J.B. Palatino, dans son Livre d’écriture (Rome, 1545), écrivait : « On trace [l’esperluette] d’un seul trait de plume. » C’est comme le plan-séquence en cinématographe : le & fait le lien, comme dans ce titre de Pasolini, Uccellacci & uccellini (je sais, on écrit toujours ce titre avec un « e » entre les deux épithètes, mais c’est une grave erreur ! Désormais, pour montrer le lien indéfectible entre ce film, la pensée de saint François d’Assise & les oiseaux (petits & gros), on utilisera l’esperluette dans l’écriture de son titre ; cela rappellera la corde à nœuds qui ceignait la tunique du saint, comme l’indique Thomas de Celano dans sa Vie du bienheureux François : « François délace ses chaussures, ne garde qu'une tunique et remplace sa ceinture par une corde »). Lisez ça : « les lacets ne sont plus noués / dans la niche au chien » (Les cheveux déployés, p. 24). Dans ce rapprochement, l’image authentique de la vie des saints, libres d’attaches matérielles, apparaît. Maintenant, établissons les liens entre ce recueil de Boulanger & le Sermon aux oiseaux de saint François d’Assise. Dans Madone (p. 21), Boulanger écrit : « Qu’y puis-je si chiffres & chiffons / […] dégradent le sermon aux oiseaux ? » Quand ce n’est pas « Cendrillon qui en appelle aux oiseaux sous le ciel » ! (Cendrillon, p. 25.) Qu’on se remémore enfin l’adresse du saint aux petits volatiles : « De toutes les créatures de Dieu, c'est vous qui avez la meilleur grâce. » Et pourquoi donc ? Eh bien, c’est très simple : des plumes pour se vêtir, des ailes pour voler, gîte et couvert sans se fatiguer… What else ? L’absence de liens, et c’est l’Enfer ! « & nos bouches poisseuses fardées / par des nuées de plumes / ne s’embrassent plus » (Seigneur, nous voici, p. 62). Ces oiseaux reviennent une dernière fois dans le poème Les douze pierres (p. 63), « Ils jouent la tunique aux dés / près de la croix que chevauchent les oiseaux du ciel », avant de s’envoler tout à fait.

De grandes catastrophes se sont produites, se produisent encore : « L’ours en peluche semblable à l’ange gardien / a été oublié sur un banc / & l’enfant ne sait plus comment / trouver les forces de l’amour / ni sur qui appuyer ses mains égratignées » (L’attente, p. 69). Ou bien : « Déluge d’images depuis les satellites / les idoles de la mort / jambes & cous enchaînés / entrent dans l’âge écranique » (Descente, p. 70). Et surtout  « je ne voyais plus autour de moi / que la présence de la mort / la mort en habit / la mort sans habit » (Naufrage, p. 23). Comment remonter de cet Enfer très contemporain où « le mal progresse » et les « hommes finissent / dans la routine bornée de la mort » (Défaite, p. 18) ? Écrire, écrire encore et encore pour ouvrir les yeux. Il faut s’en mettre plein la vue pour que les oreilles s’ouvrent, « flux sonore dans ma rétine » (L’inachevé, p. 38). L’œil écoute. Et, non, le silence n’est pas d’or (le vieux proverbe s’est trompé), il « vide les barrages », il assèche tout, l’eau vitale, par rupture du lien/des liens. « La parole n’est donnée / que pour entendre ce qui est tu » (Les cheveux déployés). C’est alors que « les vases se brisent » (allusion biblique s’il en est), et qu’ « est le jardin » (Jardin, p. 20). Le mouvement de l’écriture (qui est le seul vrai roman) produit alors des miracles : « & c’est un jardin sur terre qui se construit / les enfants s’étonnent des milles canaux / qui animent leurs mouvements / & de la pierre d’aimant qui fait tourner le monde » (Mouvement, p. 71). Au début était le Verbe. Il faut que ça tourne ! D’ailleurs, le langage est fait pour ça (même s’il est très peu utilisé pour cette qualité).

Mourir / ne me suffit pas est un livre construit à rebours de la mort. Il tient tout entier entre la « fin des terres » (« J’ai besoin d’une lumière grise / loin des chiens qui aboient / pour m’habituer à la mort », Finistère, premier poème du recueil), soit la mort de la connaissance, la fin de l’Histoire, et la lumière, la lueur, si faible soit-elle, d’une bougie (« La flamme d’une bougie / balaie les dernières traces / du monde », La bougie) du dernier poème. Entre ces deux extrémités se joue le jeu du monde de Boulanger : au beau milieu de ses poèmes/poètes préférés, qui remontent par discrètes allusions : Bible, Dante, Rimbaud, Claudel, Pleynet, et même Héraclite, le seul « païen » de cette constellation, dans un poème titré L’incestuel : « L’aiôn reviendra jouer avec la parole / autrefois levée haut / quand sortira de l’arche avec effroi avec joie / l’anonyme enfant. » Deux hypothèses de travail : 1/ L’exergue, emprunté à Pierre Reverdy, annonce la couleur : « Je n’ai pas assez de place pour mourir. » À mort la mort ! 2/ Page 41 se tient peut-être la lettre cachée du volume, dans une « simple » citation de Jean Follain, nommée « Trame » : « La même lettre de plomb sert pour imprimer l’infâme décret mortel et la prière au ciel chrétien […] » Boulanger a choisi son camp, celui, rimbaldien, où « après longtemps nous peuplerons / d’enfants du désert notre royaume désert » (Demain, p. 43). Laissez venir à moi les petits poèmes de Boulanger, assentiments à la vie ! J’ai soif. Malheur à ceux qui recèlent des déserts et élèvent des « murs aveugles » : c’est alors que « la mer des joncs ne s’ouvre plus », que « plus aucun fleuve souterrain n’apparaît à la lumière » (Les murs, p. 28).

Et soudain, page 65, un poème m’est dédié, Bestiaire des villes, qu’il s’appelle : « Fougueux furieux ils jaillissent des bauges / les soies dressées les prunelles en feu / dévastant, en avant & en crachant, / les rues et les jardins & les terres emblavées […] » Ces créatures horribles méritent l’Enfer dantesque ; d’ailleurs, ne regardant « jamais le ciel », « leurs pieds tordus ressemblent à des pigaches ».
On le sait, Boulanger a prononcé autrefois une conférence sur « Pleynet & Rimbaud » ; maintenant, il écrit directement du Rimbaud, c’est mieux ! Lisez ça : « Un cœur […] / marche dans la boue marche dans l’or / avec le gel de la nuit / dans la chaleur jaune des fauves. » (La bouche pourrie, p. 42.)
Elle est retrouvée ! Quoi ? La rosée du temps. Ce sont les « noces » de Pascal Boulanger allées (célébrées) avec les « vitraux du ciel » (Rosée, p. 26).

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Patrick DUBOST, 13 poèmes taillés dans la pierre.

 

 

Ecrits pendant une résidence à la Chartreuse Notre-Dame-des-Prés dans le Pas de calais, ces textes d’emblée adoptent l’attitude contemplative, reproduisent l’ambiance monacale.  Chaque sommet du triangle-poème commence par « on ». L’effacement du sujet est donc de mise.  Il semble bien probable que le lecteur ait dans un coin de conscience que la lecture procède d’un parcours à étapes, d’où l’évocation alors facile des stations du chemin de croix, (ici 13 au lieu des 14 ou 15 traditionnelles), d’autant plus facile que la dernière ligne se termine par « premier jour sans lendemain », ce qui pourrait être un raccourci pour ouvrir sur une forme de résurrection et de passage à l’éternité.

      « On » pourrait comprendre le livre comme un petit traité philosophique sur le rien, la mort,  le temps, l’existence. On pourrait deviner l’entendre dit à l’aune des performances sonores que l’auteur nous a habitués à voir ponctuées de mouvements de mains.

       Treize poèmes taillés dans la pierre, gravés par la force du silence, de la méditation, de la concentration. Il y a dans ce recueil une dimension apophatique de l’être : « on existe bien sûr encore un peu... mais ... très très peu » dans le poème numéro un,  jusqu’au « on est ce rien » du poème 9, tout se joue dans le retrait (de la retraite « au cœur de l’immobile»). Poèmes mais aussi musique comme expression dépersonnalisée du poète qui ne dit plus « je » et qui cesse de vouloir dire, qui donne plutôt à entendre en même temps qu’il nous montre un décor fait d’angles et de parois, mais aussi au sol, de pelouse, de traces de mulots, d’insectes.  Et les insectes savent qu’ « on existe un peu moins quand on existe un peu trop », qu’il faut passer par l’oubli de soi pour comprendre et vivre pleinement « le sujet élargi » qui « ne connaît plus ses bords » (poème 10), en d’autres mots atteindre l’unité,  faire un avec ce qu’on appelle « le grand tout », c’est-à-dire accéder à une dimension d’amour. Préciser que l’auteur est athée mais qu’il respecte les fois et les croyances.

        « On » pourrait presque entendre dans les poèmes des échos, des accents de poètes contemporains tels Jacques Ancet ou Antoine Emaz, eux qui écoutent et se recueillent, se fondent et se diluent dans le silence et la conscience du presque rien . Ou bien encore James Sacré dans l’interrogation de ce qui fait poème: « on sait que peu de mots tombés dans un lieu silencieux fortement structuré font peut-être un poème » écrit P.Dubost au début du poème numéro 7.

       Mais au-delà du contexte environnemental (espace du spirituel),  au-delà des exigences graphiques qui se sont imposées comme des contraintes pour soutenir, telles contreforts précise la quatrième de couverture,  l’édifice langagier, on peut aussi relever la ressemblance de chaque triangle rectangle avec un A majuscule en italique « inversée », il penche sur la gauche. Donc treize poèmes « A » comme treize commencements. Cependant d’autres thématiques et peut-être involontaires, affleurent, dessinant une problématique soulevée au-delà du sens véhiculé, que ni Hegel, ni Jean-Luc Nancy, ni encore Bachelard n’ont évitées.

      Ainsi pour Bachelard, la poésie représente, constitue, est l’union des moments métaphysiques, elle est acte de passage vers la transcendance et son expression artistique en est la preuve.  L’instant poétique capturé par Patrick Dubost est bien une forme de dépassement du quotidien qui pénètre dans le métaphysique par la profondeur, la finesse des perceptions, de la méditation  et de la disponibilité des sentiments. 

        Quant à Hegel, dans Esthétique : « ainsi  la poésie détruit l’union de l’intériorité spirituelle et de l’extériorité réelle à un point tel qu’elle cesse d’être conforme au concept primitif de l’art et court le danger de se séparer totalement de la région du sensible pour se perdre définitivement dans le spirituel. » Jean-Luc Nancy (dans les muses et commentant Hegel) conclue ceci : « La poésie est donc la fin de l’art en tant que sa mise en danger. Et sa mise en danger met en danger une nécessité absolue de l’Idée, ou de la vérité, en tant que l’une et l’autre, l’une ou l’autre, doivent essentiellement apparaitre ou se faire sentir. »  Poésie tension, poésie point de contact, poésie interface, poésie piste de lancement, Patrick Dubost est exactement à ce point de « danger », il prend ce risque de relier et de tenir ensemble ce qui doit essentiellement apparaitre ou se faire sentir. A savoir le monde idéal, une forme de liturgie, le réel du monde et ses créatures, l’absence et la présence, l’éveil mystique et le prosaïque pareillement baignés de lumière, lumière posée « au centre de toute chose » comme un parti pris de vivre un toujours premier jour. 

 

*

 

cet article a fait l'objet d'une première publication sur Poezibao de septembre 2016 - la rédaction.

 




Patrice Maltaverne

Né en 1971 à Nevers, Patrice Maltaverne vit à Metz.

Il a publié depuis 1990 des poèmes dans une trentaine de revues.

Il anime le poézine « Traction-brabant » depuis janvier 2004, ainsi que le blog : http://www.traction-brabant.blogspot.fr

En 2012 il a créé deux blog de chroniques poétiques : http://www.poesiechroniquetamalle.blogspot.fr et http://www.cestvousparcequecestbien.blogspot.fr et enfin les micro-éditions Le Citron Gare : http://www.lecitrongareeditions.blogspot.fr

 

Dernières publications :

 

 « Venge les anges », (collection Minicrobe, supplément à la revue Microbe, 2013)

« Même pas mort à Vienne » (Vincent Rougier Editions, 2013)

« Perte / Perdu » (Asphodèle Editions, 2013)

Participation à l’anthologie « Buck you » (Editions Gros Textes, 2013)

«  Lettre à l’absence » (Editions La porte 2014)

« Patrice Maltaverne and Cie » (Mgv2>publishing, 2015)

« Indiscrétions d’une vie souterraine » (La Girafe à pistons diffusion, 2015)

 

 

Photo par Claude Billon




Muriel STUCKEL, Du ciel sur la paume.

 

 

Le titre singulier de Muriel Stuckel dit toute l'aspiration folle et paradoxale du poète : tenir dans le creux de la paume/poème tout  l'infini du ciel... Le poème s'y fait aile sous la plume qui le trace, sous la main qui le tisse, qui tresse les motifs d'une musique toute en contrepoints, jaillie des touches noires et blanches qu'elle frappe-caresse. Composé en effet comme une suite musicale, ainsi que le souligne Pierre Dhainaut dans la très belle préface à ce recueil, entre prélude et finale, les poèmes sont regroupés en 7 mouvements, comme une "partition pour main de poète".

Les titres évoquent d'abord la naissance du poème, arraché de la "spirale de l'obscur", puis confronté à la "feuille d'albâtre" où le couche la main... La violence de ce début, entre arrachement, creusement

 

"pliures
              ratures
                          morsures

 

pour ébrécher l'espace
            trouer le temps"

 

s'oppose à l'immatérialité  des mots-flocons, poussière, syllabes incolores, aile, plume, palme ou éventail de lignes, ainsi extraits du néant, prêts à l'envol.

Toutefois, une autre trame parcourt le recueil ( et l'on rappellera le très bel essai que l'auteure vient de consacrer à l'esthétique de la trame dans la poésie d'Angèle Paoli) : la poète tresse les métaphores du tissage, de la couture :

 

"de mes doigts pressant plume
je relie surface et profondeur

pour mieux les confondre"

 

Elle réalise ainsi, sous les yeux du lecteur, point par point, une étonnante broderie, d'une préciosité toute mallarméenne, où les mots étincellent dans un vertige – "une ivresse d'espace" - qui traverse les vers tendus vers leur envol, depuis la très matérielle, très sensuelle, condition de leur écriture :

 

"mes purs ongles
au plus profond
dédient leur nacre

gorgé d'encre
la feuille de chair
soudain vacille

entre le silence et l'éclat

le nuage et le ciel
la pluie et l'embellie

pur cliquetis de signes

où la dissonance
ne cesse de s'abolir"

 

La préciosité de son chant n'est en rien vaine ou gratuite : la poète a l'ambition de "reconsteller le langage", de "rendre vives les paroles dégelées/ que murmure l'intime". Et elle le fait avec une précision toute phénoménologique, dévoilant couche après couche, geste après geste, les différents plans d'une réalité qui plonge au coeur du plus intime, du plus ineffable. Muriel Stuckel convoque aussi bien  les figures tutélaires d'Octavio Paz, Rilke, Claudel et Paul Auster, ou Valère Novarina, Beckett et Bonnefoy ... en épigraphe des différents chapitres, qui  semblent écrits aussi comme dans un état de rêverie éveillée, dans le suspens d'une inspiration, au sens propre du terme : on y sent les mots circuler dans l'espace, entre le néant d'où ils naissent et la conscience de la pleine page où le lecteur  perçoit l'auteure, vibrante, ouverte aux moindres signes du verbe qui "palpitera" ; l'abeille du mot s'y substitue au flocon ou à l'étoile, les ailes mordorées d'un scarabée naissent sans doute d'une plume trempée dans l'encre, obéissant à la "paume nue / paume lune / où le ciel se dilue", dans une magique dérive métaphorique, où l'écriture devient danse, envol sans cesse du corps qui retombe, comme la main brodeuse entrelace les motifs, ou la main musicienne, sur les touches d'un piano.

 

"Main de musique
main de poésie
ailes jumelles nous sommes
à l'heure de sombrer dans la tombe

à jamais reliées par le souffle glacé"

 

L'exploration chorégraphique de la genèse du poème, cette ode au corps malléable des mots, ode à la main qui les pétrit, se renverse alors, devient requiem dans la dernière partie - qui éclaire la dédicace du recueil, " à Mizzi (...) à jamais vive". L'expérience de la perte semble briser l'élan vital du poème "De notre oeuvre achevée / de son intuition partagée // le ciel sur la paume / sera le masque mortuaire" écrit la poète. Mais le livre-paume devient arche de mémoire  aussi ; les mots retournent à l'ombre du néant, l'amie de longue date devient "Eurydice à jamais"ii

Les beaux chants de Muriel Stuckel sont ponctués des encres pleine page d'Hélène Baumel, où la sépia de l'écriture calligraphie des chamarrures sombres sur un maelström de couleurs s'élançant, depuis les profondeurs nocturnes de la gamme des bleus et des violines, vers la blancheur d'une aube originelle – qui est aussi celle de la page où se prend le poème :

 

" Cousu main le poème

il m'échappe se faufile
d'un point cardinal à l'autre

cousu main le poème
je goûte l'idée blanche de l'aube
toutes mes poussières je diffuse

en un geste d'abandon cosmique"

 

*

 




Christophe DAUPHIN, Un fanal pour le vivant

 

Ce « fanal », ensemble de poèmes très écrits, est bien l’éloge de ce que le vin, son entourage peuvent donner de plus beau. Le livre offre au lecteur, bien vivant, de très longs poèmes, chaque fois ancrés humainement et géographiquement. Ainsi, les nombreux dédicataires des textes ont un lien privilégié avec le poète voyageur, amateur de crus, qui, avec lyrisme et ferveur, à l’aide de métaphores parfois solennelles à l’adresse des lieux et des gens, au fil des rencontres dont il tire parti, sème de belles descriptions à l’usage des amateurs des régions de France et d’ailleurs, de leurs vins, et ce, par une traversée des vignobles, des divers cépages (« Cahors/ des tanins longs et concentrés ») et de l’histoire. Un peu comme l’eussent fait autrefois Cendrars et Thiry ou Goffin, pour insérer le banal, l’anecdote, le moderne, l’usage nouveau dans le poème. Ici, « la poésie roule plein gaz sur l’autoroute ».

Oui, il faut vivre et se donner le goût d’apprécier « la langue » qui « se nourrit de ce qu’elle absorbe », de  moderne, passé, anecdotique etc.

L’exotisme, ainsi, n’est pas absent : « Le téquila se boit dans une ville-monde / au manteau de bidonvilles/ dont les trottoirs se recouvrent de paupières »

Rien de paradoxal pourtant à voir, dans cette célébration de la vie et de la vigne, quelques « tombeaux » à l’adresse des poètes, d’anonymes.

Célébration mais avant tout du vin, que Dauphin décline selon des variations en « cette Côte-Rôtie de belle terre et de pluie » ou en « c’est le pays de Saint-Chinian/ des fruits noirs et des parfums de garrigue/ qui fusent sur les réglisses comme tram sur la mer ».

Mais avant tout, dire, la mer, le soleil sur Londres, l’amitié des gens, des lieux, de tous les proches (A. Breton).

« Un fanal », c’est de la poésie qui a de la chair, de l’étoffe, de la matière. Quelque chose de grenu : on sent le poète plus versé pour décrire le monde qu’à densifier ses élans. Ses poèmes, donc, prennent le temps, s’arrogent la féconde langue des métaphores et la pâte heureuse des beaux termes poétiques.

Le lecteur sans cesse est sollicité : les invites, les apostrophes, les conseils sont nombreux (« Buvons ce vin aux tanins frais/ pas de trêve pour la soif »).

Comme dans plusieurs recueils antérieurs, Dauphin use des mots-métaphores avec trait d’union, tels que « épée-rasoir »…

Nourri de culture, de références littéraires et autres (terroir, tradition), le livre sait aller du côté du « pays de Joë Bousquet », l’ermite contraint de Carcassonne, dont le « vin » cathare « a la robe intense.

Tout le livre propose de belles trouvailles de rythme  (ce que facilitent les anaphores et la longueur de nombre de poèmes) et des blasons :

Dans « Vau de vire des falaises », par exemple :

 

« Paupières d’ardoise et d’écume
  Dieppe fait rouler ses falaises
  Dans le fond de tes poches trouées »

 

Un très long texte, trois pages, au titre « Poète assis au bord du Danube », déroule thèmes de soi et hommage aux autres poètes, tel cet Attila Josef, dont la « nuque » fut traversée de balles.

Aussi, le livre est-il fécond pour faire sentir la fraternité et le vin s’offrir en partage.

« Ce vin dont le ciel est l’enclume » m’a fait tout de suite penser (effet intertextuel ou de connivence) à Bousquet et son « le fruit dont l’ombre est la saveur ».

Les bonheurs d’écrire abondent : « Lausanne s’enivre de chasselas/ et de solitude ».

Je suis sûr que Pirotte eût aimé ce catalogue de vers(verres) / à boire.

Bon vin, Dauphin, dirai-je tout simplement.

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Debasish Lahiri

Debasish Lahiri a fait ses études à l’Université de Calcutta et il enseigne la littérature anglaise à Lal Baba College, qui fait partie de cette même université. Il a beaucoup écrit et publié sur la théorie postcoloniale, la poésie africaine et australienne. Il est l’auteur deux recueils de poèmes, First Will and Testament paru en 2012 et No Waiting like Departure, paru en 2016. Ses poèmes sont publiés dans de nombreuses revues comme The Journal of the Poetry Society of India, Muse India, Indian Literature, Inkapture (Durham UK), et The Poetry Salzburg Review. Il collabore régulièrement en tant que critique littéraire à The Statesman, l’un des principaux quotidiens en Inde.

 




Rectificatif de Lucien Wasselin à propos d’une critique parue dans le numéro 168 :

Dans le n° 168 de Recours au Poème (mis en ligne début novembre 2016),
je publiais une note de lecture sur le dernier livre de Jean-Pierre Georges, "Jamais mieux". Mais j'avais lamentablement confondu cet écrivain avec Jean-François Dubois.
Aussi faut-il lire cette note en supprimant à la fin du 3ème paragraphe le passage suivant : "Mais Jean-Pierre Georges m'a envoyé… les éditeurs négligeraient ?". Je demande à Jean-Pierre Georges et à Jean-François Dubois de bien vouloir accepter mes excuses comme je le fais auprès des lecteurs de Recours au Poème que j'ai induits en erreur. Voilà qui devait être dit...

Lucien Wasselin

 




Poème

 

 

 

Disparaître
dans la confusion
d'un tremblement de terre.
Muet
devant la désolation,
il ne sait plus
d'où il vient,
ni où il va.
Ici, l'épicentre
de son mal être.

 

L'île,
insaisissable,
cousue
de vents et de mystères
trône au creux du silence.
Vive à son bord
est tout un art.

 

Au fil des jours,
sa mémoire
s'effiloche,
s'efface.
Les visages,
les photos
ne lui parlent plus.
Les couleurs ont disparu.
Enveloppé de noir,
l'oubli prend toute sa place.

 

Résister au vent
et effacer ses traces.
Abandonner un chemin obscur
pour tenter de trouver
un espace plus lumineux.

 

Se créer
un monde éphémère
juste le temps
d'un rêve!

 

 




Chantal Couliou

Née à Vannes en 1961, professeur des écoles, vit entre la rade de Brest et le golfe du Morbihan.

De nombreuses publications en revues ( Arpa, Friches, Lieux d'être, Spered Gouez, ...) et en anthologies. Une trentaine de recueil publiés.

Au creux des îles, éditions Soc et Foc, Croqués sur le vif, éditions Les Carnets du dessert de Lune, A fleur de silence, éditions Soc et Foc, Une petite pluie ( nouvelles) éditions Les Découvertes de la Luciole, Le vieux vélo de Jules, éditions La Renarde rouge, Géographie de l'eau, éditions Corps Puce