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Pourquoi viens-tu si tard, enfin !

Déjà une ligne éditoriale claire et définie selon une esthétique qui n’a rien à envier aux maisons d’édition les plus remarquées, Pourquoi Viens-tu si tard propose des publications qui recensent de beaux nom…

A commencer par Marilyne Bertoncini, qui offre aux premiers volumes publiés par Franck Berthoux un joyaux magnifiquement orchestré grâce à une mise en page qui laisse au texte toute sa latitude dans un rapport dialogique avec des photos de l’auteure placées juste là où elle enrichissent la portée sémantique de l’ensemble… Et comme si il n'y avait pas déjà de quoi se réjouir, une traduction en italien, assumée superbement par l'éditeur...

Des petits volumes, mais avec Albertine Benedetto, Eva-Maria Berg et Ada Mondès, tout prend tout de suite de l’ampleur…Gérardmer, Poèmes pour trois voix, recueil trilingue, français, allemand et espagnol, offre cette opportunité rare de pouvoir lire un même texte dans trois langues. Le lecteur a toute latitude de mesurer  la difficulté qu’est l’exercice de la traduction, et de peser combien la musicalité des langues est différente mais si proche dans cette ambition de traversées musicales du signe.

Marilyne Bertoncini, Mémoire vive des replis, "Editions Pourquoi viens-tu si tard ?" Association LAC 2018, 94 pages, 10 € (pvst@orange.fr
www.association-lac.com)

Angèle Casanova, Philippe Martin et Miguel Angel real ont confié à PVST Erratiques, préfacé par Marilyne Bertoncini…Textes et photos de mouvement,  de vitesse du mouvement, décomposés de gestes, trajectoires des êtres, rythmés de manière à être pris dans cette vitesse de la lecture, du désir devenu presque compulsif de parcourir ce livre, une fois de plus petit   uniquement par la taille…

Laurence Bourgeois et Chantal Giraud Cauchy, Vincent Alvernhe et Jacques Fourcadier  Anne de Belleval, et l’éditeur lui-même, qui dans son Coin de table se présente :

A force de manger sur le pouce, l'auteur a connu bien des coins de table sur lesquels il a griffonné, repas après repas, des poèmes courts -en mode haïku- qui reflètent ses humeurs, mais aussi sans doute le goût et la qualité des aliments ingurgités.

On pourrait qualifier ces petites poésies de touche-à-tout tant les sujets abordés sont divers et variés, selon l'expression habituelle. Lectrice et lecteur y reconnaîtront l'amour, l'espoir, la mort, l'humour, l'énigmatique, l'engourdissement des sens et de l'esprit.

Puissent ces quelques vers vous réjouir !

Amédée Pan
Critique virtuel

Ces petits volumes n’ont de léger que le poids et... le prix ! Ils sont nés de cette volonté à laquelle Franck Berthoux a donné existence : rendre accessible l’achat de la Poésie à tous…Une posture remarquable et à encourager, à soutenir, car il ne s’agit en aucun cas de livre d’une facture médiocre, bien au contraire ! L’éditeur tient à produire de beaux livres, et il se démène et s’achemine sans compter pour offrir ce cadeau, la Poésie ! Il suffit de regarder le catalogue déjà épais et pesant le poids de belles signatures...

http://www.association-lac.com/editions/catalogue.html

Voilà, tout est dit.

Franck Berthoux, Coin de table, éditions Pourquoi viens-tu si tard, Poésie 12, 2017, 8 €.




Deux livres des éditions Les Venterniers

Mélanie Leblanc, Des Etoiles filantes

La première chose qui me soit venue à l'esprit, bizarrement, après avoir ouvert l'enveloppe et retiré l'objet, est cette citation de Michel Audiard : "éparpillé façon puzzle."

Objet, oui, plus que livre. De prime abord, du moins... Objet cerné de deux rectangles de carton décorés sobrement - d'une photo, d'une peinture ?... Entre les deux, des fiches de papier reliées par un anneau doré. Une phrase par fiche, écrite à l'encre noire, police d'écriture imposante, bien que sobre.

Mélanie Leblanc - des étoiles filantes,  éditions les Venterniers, 
livre-objet dimension 8 x 13 x 1 cm - 14 euros

Objet, certes, mais poétique. Les phrases sont des vers. Courts. Très. Un poème "éparpillé façon puzzle" sur l'ensemble de l'objet-livre. Des vers sur l'amour, la vie. Tout l'amour, toute la vie. De l'amitié au sentiment filial, du coeur amoureux aux battements perdus ; de l'existence à sa fin, de l'éphémère à l'éternité. Des souhaits d'amour, des souhaits de vie.

Objet-livre... Un livre, dans le fond, qu'est-ce ? Un amas de mots ? Une anthologie de phrases ? Ou bien une direction née de sens difficilement repérables ?... Tout ça. Et rien de tout cela ! Un livre, c'est probablement une parole, une expression. Dans l'idéal, un échange. Où tout est lié, théoriquement... Comme tout est lié par cet anneau doré, dans cet objet-livre... Anneau... Comme l'anneau des marié-e-s... On se marie à la pensée, à la parole, à l'absolu. Une certaine vision de l'éternité. Une éternité qui file, pfuit ! Étoiles filantes que nous sommes, qui ressentons, éprouvons, échangeons, lors d'un temps, court comme un poème.

Livre... Et ce n'est plus la face fuyante du personnage interprété par Bernard Blier, qui me vient à l'esprit, mais le visage faussement austère de René Char. Les livres-objets qu'il a composés, à la fin de sa vie. Sa volonté - j'extrapole sûrement - de transformer les traces du poète, en trace du poème ; poussières de création poétique, uniques - individus de mots.

Ce sont des êtres, qui se lient entre eux par l'anneau doré d'une vie, ces poèmes, ces vers, en ce livre-objet. Vies qui filent. S'enfuient. Et dont on ne conserve que l'essentiel : la pensée, l'émotion - la vérité intime.

Jean-Marc Flahaut - j'étais presque un ouvrier

À quoi sert un atelier d'écriture ? À qui ?

À cette question nombre d'autrices et auteurs ont tenté de répondre. Plus ou moins bien. Plus ou moins convaincant-e-s. Sincères, tous, toutes, je crois, espère.

Faire écrire l'aspirant autrice-auteur, pour le/la conforter dans ses choix ?... Faire découvrir la littérature, du moins l'écriture, à des gens biens sous tous rapports, mais en qui quelque chose manque/coince/blesse, que le verbe non-parlé pourrait combler/aider/soigner ?...

Jean-Marc Flahaut - j'étais presque un ouvrier, éditions les Venterniers, 96 p. 10 euros

 

 Faire noter le temps qui passe, (s') évade, à ceux qui le voient passer, sans contrôle, sans liberté, en l'isolement forcé de la maladie, de la prison, de l'enfermement ?... Faire consigner la vie à celles et ceux qui vont la vivre, par dépit, par hasard, et leur donner la certitude qu'ils/elles ne sont pas que simples passagers-passagères, mais conductrices-conducteurs sur leur voie ?... Ou peut-être n'est-ce qu'une façon d'offrir une participation, non pas à la littérature et sa supposée postérité, mais à la tentative de compréhension du monde, de la vie, que les Lettres (s') imposent ?

Jean-Marc Flahaut ne répond pas à ces questions qui, dans le fond, n'ont pas de réponse définitive possible. Il se penche sur ce qu'il y a de plus important, de vraiment important : ce que les gens ont à dire de ce qu'ils vivent. Gens qu'il laisse totalement libres de s'exprimer... Et pas n'importe quelles gens, des gens qui deviennent des individu-e-s, des jeunes qui entrent "dans la vie active" ou s'y installe... Des êtres sur le point de devenir... Mais de devenir quoi ?... Des travailleuses, travailleurs ?... Le travail définit-il l'individu ?... Sans travail, est-on passif ?... Quelques un-e-s de ces participant-e-s - certaines autrices, certains auteurs - se posent la question ; vont même jusqu'à y répondre, tenter de... Auteurs, autrices, oui, elles et ils le sont, résolument. Ce n'est pas la publication de livres, qui définit l'écrivain-e, mais d'éprouver le besoin de consigner la vie, la noter pour qu'elle n(e s)'échappe pas.

Et rien de la vie de leur échappe, à ces autrices, ces auteurs. Rien de la vie et de ses déceptions ou joies, frustrations et réussites, rêves comme désillusions... À partir de leurs expériences du travail, c'est l'expérience de la vie qu'ils et elles notent, scrupuleusement ou pas. Chacun-e sa voix. Le minimalisme pour cetain-e-s, la précision ultime pour d'autres. "Elles, ils, sont les voix de la vie." Pensé-je, souriant très vite de mon enthousiasme un brin candide !... Un sourire, oui, puis... Non, pas d'emballement. Ils et elles sont la vie.




Florilège 2018 des Editions Tarmac : l’Art comme Copeaux contre la barbarie.

2018 est une très belle année pour les Editions Tarmac. Jean-Claude Goiri a su offrir de beaux noms à ce fameux « lieu » où se fabrique la Littérature. N’oublions pas qu’en plus de ses productions livresques, celui-ci publie un épais contenu éditorial, en la revue FPM((Voir à ce propos la rencontre avec Jean-Claude Goiri parue en avril de cette année sur Recours au Poème)) et sur son site du même nom. Des articles, des œuvres plastiques, des romans, des recueils de poèmes, qui rivalisent de qualité, ont édifié la pérennité de Tarmac.

Les voix romanesques sélectionnées par Tarmac valent une lecture. Ne cédant à aucune tentative offerte par la facilité, Jean-Claude Goiri offre des voix inédites à la diégèse romanesque. Thierry Radière, qui publie Le Manège, édifie  une parole narrative qui questionne la fiction. Une indication générique claire soutient l’appareil tutélaire : « Roman ».

 

Jean-Claude Goiri, Copeaux contre la barbarie,
Editions Tarmac, 2016, 20 pages, 8 euros.

Christophe Bregaint, Dernier atome d’un horizon,
Editions Tarmac, Nancy, avril 2018, 86 pages, 14 euros.

Il faut également souligner les publications d’Alexo Xenidis avec Communication prioritaire, de Gilles Vernier qui signe Sans cesse, Rhapsodie à ciels ouverts. Prose poétique, poésie narrative, les postures de ces instances auctoriales et/ou poétiques ainsi que le style original de ces livres/recueils valent une lecture ! Il est à noter qu’aucune indication générique ne figure sur la une, ni même ailleurs… C’est ainsi que l’on défriche l’épaisse broussaille du futur de la Littérature, en permettant aux genres de se mêler, de s’affirmer dans ce décloisonnement fertile.

Ce souci d’exigence se retrouve dans les recueils poétiques (entendons par là qu’il s’agit d’une mise en oeuvre versifiée) publiés par Tarmac. Il ne s’agit en rien de donner voix à une coloration stylistique particulière, car Jean-Claude Goiri accueille toute parole poétique dès lors que le langage y est offert dans la dimension inédite permise par le genre… Et n’est-ce pas justement ce qu’offre Christophe Bregaint au lecteur ?

Son recueil, Dernier atome d’un horizon,  publié en avril, a connu un vif succès et consacré ce poète discret et actif… Il n’a en effet cessé de porter secours aux démunis, et de relayer les exigences de nos semblables qui luttent pour que les droits de tous soient respectés. Et, bien que la poésie ne souffre pas cette perméabilité biographique, que l’on se rassure, ses recueils sont de haute et belle allure. Le vers est vif et court, ce qui lui confère une puissance que seul un travail poétique sur la langue à même d’en révéler toute l’amplitude peut révéler. Le poème ne s'étend pas sur plus d'une page, et rend compte de l'humain dans un univers urbain devenu tentaculaire. Là au milieu des foules pétrifiées le poète voit et révèle les absurdités de nos sociétés, et offre une voix aux exclus. Surtout, il rend perméable cette solitude qui a avalé toutes les envergures des fraternités qui cimentaient autrefois nos semblables. Deux publications de Dehors, une anthologie éditée en faveur des sans abris, et des actions menées pour le changement de nos sociétés, voici ce que mène Christophe Bregaint, dans le silence et dans l'ombre.

Sophie Brassart qui est l’auteure de l’illustration de la couverture de Dernier atome d’un horizon, n’a pas à renier son premier recueil, qui offre à Tarmac une belle voix poétique. Les images sont, là aussi, inédites et fertiles, et la puissance des poèmes de cette artiste accomplie est mise en valeur par la haute tenue des publications. Le papier blanc et les pages gaufrées qui forment un écrin aux vers des poètes accueillis chez Tarmac accueillent ici aussi une de ses toiles en couverture : un visage de femme aux traits purs et mélancoliques encadré par des aplats de couleur  en dégradé de marron. Image de l’artiste, voix de l’atemporalité de l’Art ? Sûrement tout à la fois, car les archétypes présents dans les productions de Sophie Brassart soutiennent une transcendance qui est la signature de l’Art.

Sophie Brassart, Combe, Editions Tarmac,
Nancy, mai 2018, 43 pages, 12 euros

 

Jacques Cauda, Peindre, Editions Tarmac,
Nancy, 2018, 72 pages, 14 euros.

Citons encore François Ibanez, avec Lucifer au bord des larmes,  Rodrigue Lavallé, Décomposition du verbe être, et Adeline Miermont Giustinati, Sum ballein. Des vers courts et des jeux avec l’espace scriptural, des unes illustrées d’œuvres de plasticiens, tel Jacques Cauda, que l’on retrouve souvent avec plaisir dans les publications de Tarmac, et notamment dans Peindre. Il s'agit là d'un entretien passionnant mené par Murielle Compère-Demarcy,  pour le script d’un film en hom­mage au peintre. 

Un florilège bien sûr non exhaustif, bien que déjà il y ait matière à s’émerveiller !

Tarmac est donc une signature qui compte désormais, et chez qui on peut être fier de se voir publié. Nous lui souhaitons une aussi belle année 2019, et formons le vœu que Jean-Claude Goiri continue à nous émerveiller encore longtemps !

 

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Christophe Bregaint, Dernier atome d’un horizon, Editions Tarmac, Nancy, avril 2018, 86 pages, 14 euros.

Sophie Brassart, Combe, Editions Tarmac, Nancy, mai 2018, 43 pages, 12 euros

François Ibanez, Lucifer au bord des larmes, Editions Tarmac, Nancy, juin 2018, 51 pages, 12 euros.

Gilles Vernier, Sans cesse, Rhapsodie à ciels ouverts, Editions Tarmac, Nancy, avril 2018, 66 pages, 14 euros

Adeline Miermont Giustinati, Sum ballein, Editions Tarmac, Nancy, septembre 2018, 129 pages, 15 euros.

Rodrigue Lavallé, Décomposition du verbe être, Editions Tarmac, Nancy, juin 2018, 102 pages, 14 euros.

Alexo Xenidis, Communication prioritaire, illustrations de Jacques Cauda, Editions Tarmac, Nancy, mai 2018, 12 euros.

Thierry Radière, Le Manège, Editions Tarmac, Nancy, août 2018, 114 pages, 15 euros.




Didier Arnaudet & Bruno Lasnier, Laurent Grison, Adam Katzmann

Malgré la grande différence des propos et des styles, les trois textes regroupés ici pourraient l'être sous la bannière de "poésie et métaphysique",  l'absurde et un regard sagace et décalé sur le monde leur étant communs - c'est donc ce fil de lecture que nous suivrons. 

 

Didier Arnaudet & Bruno Lasnier,
Les icebergs sont encore libres d'ouvrir les yeux

 

L'élégant album que nous tenons en main ouvre sur un fond noir aux bords floutés une vue extraordinaire : celle d'un bateau rouge, qui se détache sur un  fond d'une blancheur d'azur - une barrière d'icebergs. Les auteurs, écrivain et photographe, ous précise la 4ème de couverture, sont embarqués, ensemble,  au Groenland, où l'un, Bruno Lasnier, phototographie les icebergs cadrés par les fenêtres du bateau – entre le photographe et l'écrivain (Didier Arnaudet, également critique d'art et commissaire de diverses expositions) s'engage une conversation fragmentée – on dirait à bâtons rompus tant les brefs textes – disposés tout en haut et tout en bas de la page – évoquent ces recueils d'oracles divinatoires inspirés de l'achillomancie.

Le même dispositif se répète pour chacune des vingt photos composant le parcours visuel de l'ouvrage : l'encadrement, qui évoque l'entour des vieux daguerréotypes sertissant les images fantômatiques d'autrefois, est bien celui d'un hublot, ainsi qu'on le comprend au grain de certaines images, comme grêlées de pluie, et que confirme l'inscription "durrit" et les clous de fixation de l'une d'entre elles. Chaque encadrement laisse entrevoir la masse mystérieuse de géants nébuleux, changeant au fil des heures et des jours, et selon la distance d'où ils ont été saisis.

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Didier Arnaudet & Bruno Lasnier, Les icebergs sont encore libres d'ouvrir les yeux, L'Atelier des brisants, album 50 p. 15 euros.

Feuilleter l'album est donc avant toute chose un enchantement visuel, et une sorte de fascination portant à une  "mélancolie effrayée" – de "pétrification en retour de cette contemplation des masses glacées : on ne peut en effet s'empêcher de penser au sens premier du terme (sur lequel naguère médita brillamment  Pascal Quignard, à qui j'emprunte l'expression, dans Le Sexe et l'effroi), évoquant l'érection du membre viril autant que le mauvais oeil, dont il semble que les auteurs aient doté ces blocs de banquise errants.

Au flanc de ce parcours donc, les deux voix en parallèle sur la page de gauche – en parallèle et à distance, mais le "prologue" qui explique le sens du geste "ouvrir les yeux" insiste aussi sur le fait que distance et proximité ne s'opposent pas, mais dans le flux – ici de la lecture et du regard – se rencontrent et s'entrelacent – au lecteur/voyeur d'en déceler les "intersections et les articulations" pour en faire sens – sens nécessairement pluriel, plurivoque, et révocable à chaque nouvelle lecture de cette sorte de canon à deux voix et un regard, où mots et images reprennent comme en écho différé, en contrepoint, par analogie...  Tous les parcours sont possibles ainsi que le suggère la voix en italique, p. 14 :

 

"Ce qui importe, ce n'est pas de s'en tenir à ce qui est offert, mais de parcourir, de multiplier les orientations, de changer d'avis et d'aller chercher ce qui n'est pas encore là. C'est d'être attentif à ce qui vient de loin et de s'en rapprocher sans tarder, et de prendre le déjà-là pour quelque chose qui ne peut tendre que vers l'inconnu.

 

Au fil des lectures affleurent parfois une fable, un discours politique, sous le regard des icebergs, comme des divinités tutélaires obscures et primitives. Un livre à consulter, parfois, au hasard, afin d'en faire jaillir de nouveaux sens comme on fait des étincelles du silex – des éclats de l’iceberg.

 

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Laurent Grison
E pericoloso sporgersi = une expérience typoétique

 

 

Nous avons naguère sur ces pages rendu compte d'un autre livre de Laurent Grison, aux éditions Color Gang, intitulé L'Homme élémentaire". Dans le même format carré, qu'on avait alors rapproché d'un élément des tableaux de Mondrian, ce nouveau texte sous-titré "expérience typoétique" inscrit cette fois une errance, sous le signe de cette inscription figurant autrefois sur les vitres des trains, que l'on pouvait baisser, en un temps ou "la clim" et les TGV n'existaient pas. "E pericoloso sporgersi – nicht hinauslehnen – ne pas se pencher au-dehors"...  c'est bien apparemment aussi une métaphore ferroviaire qu'illustre le tracé en rouge et noir d'un probable aiguillage, accompagné de tirets et de ces obliques, nommées "slash", que connait bien  tout usager du web – cet autre incontournable réseau.

 

Laurent Grison – E pericoloso sporgersi = une expérience typoétique = Collection Atelier, Color Gang, 42 p. 20 euros.

Le dispositif est aussi simple que celui de L'Homme élémentaire : pages aux larges marges dans lesquelles flottent des mots aux formes rondes et sans empattement des caractères calibri. « Flottent » n'est pas le mot juste, d'ailleurs : ils suivent des alignements – verticales, horizontales – jouent de la répétition, du déplacement, de l'interruption par les obliques - du lien que créent de rouges pointillés ou des tirets sur la vaste blancheur de la page... L'alphabet visuel est celui de la typo la plus élémentaire : la ponctuation, associée à des variations de taille, et cette alternance rouge et noir qui évoque les pages ornées de minium des plus anciens documents écrits de notre culture.

Les deux pleines pages 7 et 9 où s'alignent d'énormes signes donnnent une idée du rythme de la lecture – de la diction visuelle de ce poème typographique : elles miment, me semble-t-il, le balancement syncopé du train – des ces vieux trains de nuit pour l'Italie :  "tu es dans un train qui roule vers l'Italie" dit le texte à un interlocuteur qu’il tutoie comme jadis Michel Butor son narrateur de La Modification((éditions de Minuit, 1957)), en train lui aussi, entre Paris et Rome. Qui connaît encore ces voyages dans lesquels les pensées se conformaient au "(roulement des roues)" - évoqué p. 10 entre deux parenthèses -  jusqu'à l'anéantissement, dans une sorte de transe voyageuse ? C'est ainsi que je décide de lire le recueil de Laurent Grison qui puise à la source mallarméenne du signe sur la page, autant qu'à l'humour d'un Leiris dans ses calligrammes où il recherche le "paradis linguistique perdu" pour lequel l'alphabet serait la "clé déclenchant les ressorts de notre imagination" ((Biffures, 1948))

Ces parenthèses sont un signe – tout est signe/signal dans ce petit ouvrage qui dessine avec les mots  un discours qui ne se dit qu'à peine. On les retrouve, p 16 :

 

 

De même, elles encadrent un "( bruit sourd ) ", puis les mots "(  râle  ) " , "( cri )", "( respiration saccadée)"  et "( silence)". L'énigme – tue – se dénoue peut-être si l'on fait attention à la p. 25 qui dévoile cache entre les parenthèses ces mots :

 

 

Tout le typoème est au fond d'ailleurs une grande parenthèse inscrivant la brièveté d'un événement dans ce trajet vers "Rome      Naples      ou     Pavie", évoqué au début et à la fin dans le reflet des pages 6 et 32, 7 et 33  et 8 et 34.

Evénement qui tient de la chute, évitable si l'on avait suivi le conseil du titre, repris page 35, avant le retour au silence...

Chute lisible à la disposition verticale des mots, et que matérialise de façon humoristique la ligne de points-virgules mimant le "tapis moderne à poil ras" sur lequel elle s'achève – chute qui s'oppose (vraiment?) au mouvement du désir, évoqué au rythme hallucinatoire du train – ou plutôt qui en constitue le point d'orgue – d'ailleurs :

 

 

On laissera aux futurs lecteurs le choix d'imaginer à leur tour quelle chute est ici relatée, outre la prodigieuse "chute des reins" de la page 20 – ne serait-ce point, entre autres, la Chute Originelle qui nous chassa du Paradis, prélude aux confusions du monde, Babel et typographie incluses ? -  tout ce livret propose un jeu interprétatif, une rêverie typoétique ouverte sur l'alignement des points de suspension et du ( silence ) de la dernière page... E pericoloso sporgersi – tous les rêveurs le savent qui plongent dans le sommeil comme on part en voyage...

 

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Adam Katzmann 
L'Homme revient

 

C'est un tout petit volume dans la collection ivoire très dépouillée de l'éditeur, qui y présente des textes "nus, sous l'éclairage sans concession d'une typographie elle-même dépourvue d'artifices. Seule la chaleur du papier, ivoiré et bouffant, va permettre aux mots de reposer sur une surface douce, profonde et bienveillante."  Simplicité bienvenue dans un monde où l'apparence donne souvent au verbe un éclat trompeur : ici, aucun écran, aucune tricherie – les mots se défendent par eux-mêmes et réservent bien des surprises.

De l'auteur, peu de choses nous sont livrées : 5 titres de romans publiés chez Jacques André, de 2004 à 2007 – la fiche qui lui est consacrée sur le site indique une naissance à Constantine en 1952 et divers voyages, desquels il tire des enseignements dont la liste (farfelue) surprend :  "l'humilité au Cameroun, la Boxe coréenne à Séoul, le beer canyoning à Dublin, et le vol libre en supermarchés dans la banlieue parisienne" – autant que la présente occupation  : "Il enseigne actuellement la philosophie à Lima, et s'exerce à l'art difficile de l'ingérence humanitaire avec de fréquents séjours en Bolivie".

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Adam Katzmann, L'Homme revient, coll. Poésie XXI, éditions Jacques André, 52p., 11 euros

Je citerai intégralement également la 4ème de couverture, de la main de Jacques André, qui épaissit encore - ou élucide? - le mystère de ce voyageur toujours en partance, dont le patronyme évoque – est-ce un hasard – de façon apparemment parodique, les sonorités de l’Adam Kadmon, l’Homme primordial  :

 

 "J'ai rencontré Adam Katzman à l'angle d'une ruelle obscure et d'un boulevard inondé de soleil. Je me souviens bien de cet instant, même si je ne  me rappelle plus si c'était à Paris, à Buenos-Aires, à Dublin, Trieste ou Lisbonne. J'étais ébloui par la lumière du printemps, il surgissait de l'ombre, nous nous heurtâmes. Adam Katzmann est un habitant de l'exil, qu'il considère comme une vaste cité à caractère addictif. Il ne voyage pas, il s'en va. Il ne revient pas, il part ailleurs. Je compris immédiatement que cet homme allait prendre une place importante dans mon existence, voire qu'il allait la prendre, ma place. Mais, comme il a eu l'infinie délicatesse de ne pas exister, ce n'est pas gênant, en somme. J'ose en fin le publier.

 

Entre oubli et souvenir, entre ombre et lumière, ce personnage  épiphanique - qui a l'extrême  délicatesse de "ne pas exister" (et j’entends ex-ister comme étymologiquement : sortir du néant) - ne serait-il pas un double de Jacques André lui-même – double ou doublure, comme de ces étoffes qu'on coud à l'intérieur des vêtements, double caché et au plus près de l’être qui les porte – le revers-poète ombreux d'un éditeur discret, qui affirme dans un monostique "Tu n'as pas pour fonction première d'être poète"?

C'est bien  "le poète", le fil conducteur et le premier sujet du recueil : on le retrouvera par intermittence dans la suite des textes, qui ne constituent pas à proprement parler un parcours –   poèmes plus ou moins longs, aphorismes – tel  "tous les fleuves sont sacrés" à Michel D. Ou "Les filles / c'est comme les garçons // Avec des yeux // Et des rêves" – semi-haïkus et petits quatrains :

 

"En de nombreux points de la terre

de bleus lacs regardent les cieux

et se font sombres comme des songes

quand le soir les emprisonne.

 

Ces poèmes, nés en des circonstances sans doute fort diverses, semblent cousus en habit d'Arlequin, si l’on poursuit la métaphore lingère qui a précédé... Sous le masque d'Adam Katzmann, l'auteur mène une réflexion distanciée, amusée, sur le rôle et le statut du poète  - distance amusée et humour grinçant qui rappellent l'oeuvre de Roland Topor, qui intervient dans un poème (p.20), et dont on  retrouve l’esprit grinçant et surréaliste dans l'univers esquissé ici. Ainsi dans l'évocation du  "trou noir" par lequel s'engouffre le poète du début, perdu au fond de lui-même car il a perdu la clé de la serrure inexistante d'une porte, tout aussi inconsistante, ouverte sur l'univers  dans lequel "le métal de la clé aura fondu / à la température des étoiles".

Ainsi aussi – très noir, le dialogue ANTIPOÏEN, où le narrateur se propose de tirer un poète comme au tir au pigeon, puisque "l'espèce est en voie de disparition / et c'est tant mieux / c'est peut-être le dernier / et je veux me le faire" -  ou le poème qui commence (p. 45) par une réflexion sur l'âme, et engage une pêche à main nue dans le néant, pour en tirer la surprise… d'un poème...

A retenir aussi les rencontres métaphysiques - mais pas tant que ça – ou bien plutôt, d’une autre façon avec l’élégance de cette mélancolie dont on se rit plutôt que d’y succomber : plutôt pataphysiques, mais bien physiques et réelles, avec l'éternité qui n'a pas le temps de prendre un apéro, ou le destin qui n'est autre que l'Homme du titre, l'Adam des origines, celui qui revient et dont on ne se défait pas, comme on ne perd jamais son ombre.

 




François Xavier, Jean Grenier, Gilles Mentré

François XAVIER : Elégies du chaos (Dialogue avec Julius Baltazar).

 

Cela commence fort, très fort même : page 24, Ben et Buren sont traités d’apparatchiks de l’art et de mystificateurs (et je ne suis pas loin de partager cette formule). L’art est objet de contemplation, non de spéculation : à chaque fois que j’ai vu du Ben ou du Buren, j’ai été déçu… Le rôle de l’observation est bien noté : « C’est là toute la magie du génie baltazarien, laisser sa main décanter à partir de l’observation du réel, (re)faire à partir d’un rien, rendre à la beauté sa place originelle dans l’espace infini bien au-delà du cadre » (p 30). La notion de plan d’action prend alors toute sa valeur. Ailleurs, François Xavier éclate à propos de Julius Baltazar « Le voilà partie intégrante du réel, maître de son idée au sein de l’univers agrandi pour accueillir l’espace déterminé » (p 35). 

Julius Baltazar serait-il le dernier peintre réaliste, au risque de sombrer dans le paradoxe ?

François Xavier : Elégies du chaos (Dialogue avec Julius Baltazar). Plus de 150 pages avec les annexes, Co-édition Les éditions du Littéraire & L’Atelier d’artistes, 20 euros. En librairie ou sur commande cher l’éditeur Les éditions du Littéraire ; 70, rue de l’amiral Mouchez. 75014 Paris ; nombreuses illustrations.

Ailleurs encore, citant Pierre Wat, François Xavier ne déclare-t-il pas : «  Quand Baltazar regarde le monde et ose l’affronter, il y a chez lui (...) ce face à face  entre l’Histoire et la nature [qui] tourne  au profit de la seconde  » (p 39).

Où l’on apprend que l’artiste pratique la répétition déchirée, mais déplacée, délocalisée. Julius Baltazar peint sur papier par souci de conservation nous dit François Xavier. Mais Julius Baltazar « refuse que l’art soit soit au service d’une vérité supérieure car ne visant pas l’outre-monde, mais l’ici-bas » (p 46). Mais François Xavier ne peut s’empêcher d’affirmer : « D’une pique dans la baudruche Koons…» (p 48). Mais il ne manque pas d’émailler son récit ou sa description d’anecdotes qui révèlent son incorporation dans le milieu des vrais peintres… Baltazar peint des paysages abstraits, de grandes nappes colorées pas si éloignées que cela du réalisme : François Xavier va jusqu’à noter (p 43) : « Il s’agit là de signe abstrait-figuratif », ou ailleurs (p 50) : « Il n’y a donc plus que des formes, ses formes si spéciales que Baltazar est le seul à peindre, ces fantômes d’une vie, jadis, rêvée, désirée et toujours fuyantes comme l’ombre des croûtes grises et salées des marais ». Page 60, revient la notion de chaos qui donne son titre à l’ouvrage : « D’un côté, ce qui peut paraître dramatique, cette fin du monde ou ce chaos originel ; de l’autre, une pratique ancestrale et une technique millénaire maniée avec respect et une pointe d’insolence qui transforme les monstruosités en chefs-d’œuvre » (c’est moi qui souligne !).

« Soyons honnête : il y a pléthore de peintres, alors d’où vient cette magie qui opère sur certaines toiles, offrant sur quelques élus le pouvoir de montrer la Beauté dans toute sa splendeur ? » (p 79). Dès lors, François Xavier va s’employer à trouver réponse(s) à cette question dont la principale est à trouver dans « une extrême sensibilité en relation avec ce Tout ce qui nous effraie » (id). Plus loin, il précise (p 85) : « Son œuvre se gorge de violence, temps sacrificiel qui s’imprègne d’étranges figures lentement abandonnées sur le chemin convulsif d’un retour aux origines ». C’est ce qui fait que l’amateur d’art s’arrête pour contempler… Il y a une véritable osmose qui s’établit quand on contemple les toiles ou les papiers de Julius Baltazar : « les couleurs flottent en nappes nuageuses, les pigments aux diverses intensités libèrent des sensations inconnues : lire devient une activité physique, l’extase foudroie la volonté ; la matière a raison de moi » (p 93). Même pour les livres d’artiste, cette citation s’applique : c’est que Baltazar est « visuel avant d’être cérébral » (p 95)…, mais la saillie sur Aragon est inutile ! Il va sans dire que j’adhère totalement à ce que François Xavier dit page 114 : « Oserai-je paraphraser André Breton quand il écrit […] l’arrivée d’un nouvel esprit. Lequel est bel et bien ancré dans les mœurs du XXIème siècle qui continue sa politique de destruction du Beau par la promotion de l’AC, cet art contemporain, ce divertissement sans intérêt, loin de se soucier de qualité mais seulement de rentabilité et/ou de discours creux et pompeux. De ce monde dédié au libéralisme débridé qui vénère la mondialisation comme l’idéologie suprême…». Cela ne va pas sans efforts si on refuse de rejoindre le troupeau de ceux qui encensent Koons et Cie : « Car chercher la beauté nue pour ressentir sa force brute demande quelque effort, un esprit de contradiction, un appétit sans limite pour affronter l’incohérence contemporaine» (p 122). La peinture de Baltazar, au moment où elle se fait, est résolument hors marché.

         Conclusion.

François Xavier fait preuve d’une belle connaissance de l’histoire de la peinture occidentale : l’index des noms cités court sur cinq pages, soit de nombreux peintres. Peinture sensible car  Baltazar « cherche à ne retenir les sensations, le mouvement du vent sur la peau, la lumière sur la mer» (p 76). Et ce, à une époque où la spéculation domine, à une époque où l’argent a mauvaise presse chez les vrais amoureux de la peinture, où le kitsch fait la loi, sa loi financière…Tout comme l’annexe intitulée Collections publiques est utile pour qui veut préparer une visite de ces lieux (manque seulement le nombre d’œuvres qu’on peut admirer)… J’aime ces développements sur Kijno qui surviennent au hasard (comme à la page 123), par associations d’idées. J’aime les groupes de vers de Rainer Maria Rilke qui servent d’exergue à chaque nouveau chapitre de l’essai de François Xavier. J’aime tout ; lisez donc ce livre en toute confiance…

 

KIJNO ET LES ÎLES DE Jean GRENIER

 

Il est une œuvre de Kijno, Les îles de Jean Grenier, un manuscrit à peintures froissées, qui fait office de fantôme, car jamais vue du plus grand nombre. En 1960, il recopie, à la main, des fragments des îles de Jean Grenier qu’il accompagne de peintures froissées. Seule, une note biographique, très succincte, signale cette réalisation dans la monographie de Raoul-Jean Moulin ((Raoul-Jean Moulin, Kijno, Editions Le Cercle d’Art, Paris, 1994, page 284. R-J Moulin écrit (p 44) : «…avant d’atteindre Les îles de Jean Grenier (1959-1960) et bien d’autres ports jusqu’à ce jour ».))  : «  1960 : illustre Les îles de Jean Grenier  ». Malou Kijno, qui a retrouvé ce manuscrit du peintre disparu en 2012, a eu l’excellente idée de le faire reproduire par les Editions Somogy. La librairie Landarchet, Somogy éditions d’Art et Malou Kijno organisèrent une exposition accompagnée, le 12 avril 2018, d’une conférence de Renaud Faroux, le commissaire de l’exposition La grande Utopie de Kijno, qui s’est tenue à Saint-Germain en Laye en 2017.

 

La reproduction s’accompagne d’une présentation de Renaud Faroux, d’une préface d’Albert Camus écrite à l’époque de la parution des Îles  et de la reproduction d’un choix de Kijno, textes et papiers froissés en vis à vis, opéré par Malou Kijno… « Car [Kijno en fit] don […] à son professeur qui le garda précieusement toute sa vie. Son fils, Alain Grenier, a bien voulu extraire de ses archives ce rare manuscrit pour le présenter une première fois au public lors de la rétrospective organisée par Malou Kijno à Saint-Germain-en-Laye en 2017 : La Grande Utopie de Kijno » (p 10).

Kijno : Les Îles de Jean Grenier, un manuscrit retrouvé.  Somogy éditeur, 208 pages, 27 x 20 cm, reliure suisse cartonnée et contrecollée avec revêtement en toile, 125 euros. Textes manuscrits de Kijno, nombreuses reproductions de papiers froissés. Préface d’Albert Camus, présentation de Renaud Faroux. En librairie ou sur commande chez Somogy.

C’est aujourd’hui cette reproduction qui est offerte à la curiosité des amateurs du peintre disparu en 2012. Il s’agit de véritables « mécaniques mentales » (p 13). Renaud Faroux, dans sa présentation cite Kijno qui déclare « J’invente une langue qui doit nécessairement jaillir d’une poétique nouvelle, que je pourrais définir en ces deux mots : « Peindre non la chose, mais l’effet qu’elle produit…» (p 13). Et il termine sa présentation par ces mots : « … l’association entre l’œil, la main, l’esprit et le cœur produit un jeu subtil entre le verbal et le visuel » (p 16).

La préface d’Albert Camus fut publiée par Gallimard en 1959 aux devants des Îles de Jean Grenier. A l’époque, Camus reçut un choc : «  Les Îles venaient, en somme, de nous initier au désenchantement ; nous avions découvert la culture (p 19) » : rien d’étonnant à ce que désenchantement et culture soient associés : qu’est-ce que c’est ? Camus manifeste dans ses propos une belle connaissance de la pensée de Jean Grenier : « Ainsi, je  ne dois pas à Grenier de certitudes qu’il ne pouvait ni ne voulait donner. Mais je lui dois, au contraire, un  doute (c’est moi qui souligne) qui n’en finira pas, qui m’a empêché d’être un humaniste au sens où on l’entend aujourd’hui, je veux dire un homme aveuglé par de courtes certitudes. Ce tremblement qui court dans Les Îles, dès le premier jour, en tout cas, je l’ai admiré  et j’ai voulu l’imiter  » (p 20).

Avec la troisième partie, le lecteur entre dans le vif du sujet : Les Îles de Jean Grenier que, pour la commodité de l’ouvrage, Malou Kijno a réduites à huit chapitres raccourcis… Il me faut revenir à ce qu’écrivait Renaud Faroux quant à la reproduction du livre original dans le présent ouvrage : « L’ouvrage original se compose de différents cahiers avec d’un côté le texte copié sur un léger papier kraft et de l’autre comme sur du papier buvard des séries de papiers froissés. Le tout est enchâssé dans dans une pochette de carton dur qui donne à l’œuvre un aspect de véritable parchemin » (p 10). On remarquera une différence dans la reproduction (?) : le texte est reproduit sur du papier de couleur kraft plus clair que le kraft ordinaire… On me permettra de m’arrêter sur le troisième chapitre intitulé Aux îles Kerguelen car c’est là qu’on comprend le mieux que Kijno n’illustre pas, mais peint, non la chose mais l’effet qu’elle produit. Dans ce chapitre, au niveau des papiers froissés de Kijno, on trouve une traduction des coups de vents et des bourrasques qui soufflent sur les îles Kerguelen, comme des idéogrammes ou des pictogrammes extrême-orientaux…

Le moment est sans doute venu de parler du texte avec les Îles Fortunées: celui de Jean Grenier est précis, évocateur, il dit tout ce qu’on peut penser de rares paysages (p.85 et suivantes, et, surtout, la page 86.8) : la beauté est dangereuse. Sur le chapitre ayant pour titre « L’ Île de Pâques » que Kijno visitera quelques dizaines d’années plus tard,  rien à dire si ce n’est qu’y furent prises quelques photographies dont une (très belle) de Christian Pinson où l’on voit Lad en majesté et en mouvement… Dans les Îles Borromées, je retrouve le cercle cher à Pierre Garnier : Kijno n’en finira pas de chercher ses îles Borromées…

Un livre, doublement, de poésie…

 

Gilles MENTRÉ : « Le bruit de la langue ».

 

Gilles Mentré, dans son recueil « Le bruit de la langue », mêle prose et vers, réflexions sur l’écriture et essai d’écriture poétique (qui ne néglige pas les dites réflexions). Ce livre est composé de différentes parties que séparent les peintures de Christian Gardair. Si la première partie s’interroge sur la poésie, tout en interrogeant le poète lui-même (sur son intégrité, sa liberté, qui ne ne connaissent pas de limites), la seconde s’emploie à traquer la réalité. D’où ces questions : « Comment la réalité peut-elle être si discontinue en nous ? » (p 19), « Est-il possible de regarder les choses en face, comme si c’était nous qui les éclairions ? » (p 20)… Ces questions sont légions, comme les peut-être, les mais qui amorcent des hypothèses de réponse… Que viennent vérifier les poèmes qui terminent chacune de ces parties? Peut-être est-ce le rôle de l’homme ou de la femme (du poète) que de s’interroger sur l’adéquation des mots et du monde ? En tout cas le poème s’y essaie : désespérément. 

Gilles Mentré s’empare ensuite de la particularité des bobacs((il s'agit d'une marmotte des steppes de Sibérie, dont le suicide collectif annuel constaté depuis la fin du XIXème siècle est relaté par Jean Giono dans le Nice-matin du 12 septembre 1964 et repris par Barjavel dans La Faim du tigre.)) (leur « suicide » collectif depuis plus d’un siècle) et en produit un poème fait d’accumulations et qui interroge le lecteur sur l’écriture poétique. Gilles Mentré s’essaie à la justification à droite pour le poème (p 56). Les considérations linguistiques du poète sont parfois difficiles à suivre ; j’en veux pour preuve ces deux vers : « si la phrase ne contient pas seulement les mots /mais la langue »…  Alors ?

Gilles Mentré, «  Le bruit de la langue  ».
L’Herbe qui tremble éditeur, peintures de
Christian Gardair, 96 pages, 14 euros. En
librairie ou sur commande sur le site de l’éditeur…

 

Gilles Mentré passe au conte dans ses proses mais continue sa méditation: « la possession est dans les mots / et les mots seront rendus au langage » (p 68). Et si le poète n’écrivait que la difficulté à saisir le réel ? Et s’il s’interrogeait sur ce qui fait la singularité du langage ? Et si, et si… Il faut lire ce recueil pour son originalité et pour celle de la démarche de Gilles Mentré…




Gilles Baudry et Philippe Kohn, Roland Halbert, Xavier Grall

Gilles Baudry et Philippe Kohn : « Haute lumière »

 

Etre moine bénédictin en Bretagne. Et le dire en poèmes à l’occasion des 1200 ans de  l’adoption de la règle de saint Benoît par les moines de l’abbaye de Landévennec. Gilles Baudry, moine-poète, décline en une trentaine de textes cette « vie humble à fleur de terre », accompagné par les photographies en noir et blanc de Philippe Kohn.

 

« Communier sous les espèces de la vie simple ». Etre moine bénédictin, nous dit Gilles Baudry, c’est conjuguer louange, pauvreté, silence, sobriété. C’est accepter le « terne quotidien » et savoir entendre « l’appel des lisières ». C’est vivre à l’écart mais dans une « solitude ouverte » en trouvant la « juste distance ».C’est « oser la confiance/malgré nos indicibles contre-jours ».

Gilles Baudry nous avait déjà fait saisir du doigt les « grandeurs et servitudes » de la vie monastique dans son Demeure le veilleur (éd.Ad Solem, 2016). Il nous en parle plus directement ici, nous disant comment il faut savoir « faire vœu d’effacement » et demeurer ce « veilleur de l’invisible » qui se tient « à l’ombre lumineuse du silence ». Mais sans jamais renier le concret, la routine, le quotidien.  Pour les moines de Landévennec, il y a le verger de pommiers dont la récolte donnera une production de pâtes de fruit. Mais il y encore plus le « Jardin des Ecritures » arpenté quotidiennement dans le chant et la prière « à ciel ouvert ». Frère Jean-Michel, abbé de Landévennec,  le dit à sa manière dans la préface du livre quand il parle de « l’intuition de Benoît invitant le moine à trouver Dieu en toute chose : à l’oratoire comme aux champs, dans la lectio divina aussi bien que dans le travail des mains ».

 

Haute lumière,Gilles Baudry et Philippe
Hohn, Locus Solus, 80 pages, 18 euros.

Landévennec (à la pointe du Finistère), où saint Guénolé, un jour, jeta l’ancre, est cette terre d’élection où la louange monte « dans le miroir/sans tain des brumes basses »comme « derrière la silhouette profilée du vent ». Gilles Baudry entend le « bruissement de  l’Ecriture », s’adresse à son « Seigneur »,ce « premier-né d’entre les morts ». Pour accompagner ces mots sur cette vie humble, il fallait les photos épurées de Philippe Kohn. Pas de  moine derrière le viseur de l’artiste, mais tout ce qui témoigne de leur vie simple : les épingles d’un séchoir à linge, un alignement de chaises en paille, une salle de réfectoire vide, un bouquet de fleurs sur une table en bois, un cloître gagné par la lumière… Tout en noir et blanc, comme ces compagnons du quotidien appelés arbres, racines, râteaux, feuilles… Oui, une prière en images « à ciel ouvert ».

 

Gilles Baudry accompagne par ailleurs 11 pastels de Nathalie Fréour dans un petit livre d’art intitule L’orée (18 euros + 3,50 euros de frais de port à l’ordre de Jean Lavoué, éditions L’enfance des arbres, 3, place vieille ville, 56 700 Hennebont.

 

                            

 Roland Halbert : « L’été en morceaux »

 

Le poète nantais Roland Halbert entre avec brio dans le cercle restreint des auteurs qui ont raconté, par le truchement du haïku, un séjour à l’hôpital. On peut donc, désormais, l’associer aux prestigieux Masaoka Shiki et Sumitaku Kenshin, haïjins japonais ayant écrit sur leur maladie. Skiki, qui meurt à 35 ans, en 1902, d’une tuberculose osseuse, est l’auteur de Un lit de malade, six pieds de long. Kenshin, qui meurt à 26 ans, en 1987, d’une leucémie est, pour sa part, l’auteur de Ebauche et de Inachevé, haïkus précisément consacrés à son hospitalisation.

Roland Halbert, qui fait d’ailleurs allusion à eux dans son livre, publie Un été en morceaux, journal en 103 haïkus de l’été 2015. Il sous-titre son livre chambre 575 par allusion au « pouls métrique »du haïku classique en 5, 7, 5 syllabes.

L’été en morceaux, Roland Halbert, éditions
Fraction, 105 pages, 25 euros.

 

 

 

« Ce court poème à l’oreille ultra-fine,écrit l’auteur dans une introduction à son livre, est une médecine douce ». Poursuivant la comparaison, il suggère « de ne pas dépasser la dose prescrite ». Puis il cite Julien Gracq pour qui « le haïku agit à dose homéopathique » (lettre à l’auteur de 2001).

Comme dans tout haïku digne de ce nom, dominent ici l’humour, l’ellipse et l’autodérision. Faut-il rappeler que Roland Halbert (auteur d’autres excellents livres de haïkus) maîtrise à merveille le genre?  « Ma belle d’été/s’appelle Morphine/ -cœur en quarantaine ». Ou encore ceci : « Prendre son mal en patience…/je fais de la sonde/ma corde à sauter ». Dans cette approche du plus fragile et du plus précaire – qui caractérise aussi foncièrement le haïku – il peut aussi signer ce merveilleux haïku : « Pies, moineaux, mésanges/qui veut pour perchoir/ma potence grise ? ».   Issa n’est pas loin (« Viens jouer avec moi/moineau/qui n’a pas de mère »).La lune (figure totémique du haïku)  est là, aussi, consolatrice : « A l’étage un enfant hurle/couleur doliprane, la lune/le soulage ».

De bout en bout, le dehors dit le dedans. La nature est là pour exprimer les douleurs ou les désarrois du patient. Pas étonnant, donc, qu’une« figue saigne »,qu’un « merle s’alarme »ou que « pris dans les boues rouges/un scarabée estropié/baratte le jour ». Confiné dans  sa chambre d’hôpital, Roland Halbert fait vibrer le monde extérieur. Ses sensations de malade sont celles d’un homme de plein vent dont le corps est aujourd’hui « empli de frelons ». Et, quand convalescent, il fait ses premiers pas, tout naturellement il peut écrire : « Marche à pas pénibles/le rouge-queue chante/les progrès de la médecine ».

Pour ajouter au bonheur de lire ce journal/album si incarné, au ton si juste, Roland Halbert a fait danser les haïkus dans la page. Une manière de nous rappeler que le fond c’est aussi la forme.

 

« Solo » : poèmes et dessins de Xavier Grall

 

Solo réédité. Oui, mais avec des dessins de Xavier Grall lui-même. « Dessins colorés, naïfs »,dont le poète a « enlacé, enluminé, illuminé ce long poème »,note en introduction  Marc Pennec.

On a tout dit sur Solo, œuvre essentielle sinon majeure de Xavier Grall. Le livre est publié au 2etrimestre 1981 par les éditions Calligrammes à Quimper, soit quelques mois avant le décès du poète en décembre de la même année. « Solo est un long chant de de réconciliation, nostalgique, très tendre, plein d’amour et de considération pour les êtres et les choses, d’un lyrisme au style laconique, précis », écrit Yves Loisel dans la biographie qu’il a consacré au poète de Bossulan (éditions Jean Picollec, réédition Coop Breiz 2015). « Xavier atteint le sommet de son inspiration lyrique et musicale dans Solo, en particulier dans cette fluidité de la mélodie de ses nostalgies et du temps qui passe », note pour sa part Mikaëla Kerdraon dans l’importante biographie qu’elle consacrera aussi à l’auteur (An Here, 2000).

Solo,textes et illustrations de Xavier Grall,
éditions Dialogues, 45 pages, 12 euros.

 

 

Qui n’a pas désormais en tête, s’il s’intéresse peu ou prou à la poésie bretonne, ces vers qui introduisent Solo : « Seigneur me voici c’est moi/Je viens de petite Bretagne/Mon havresac est lourd de rimes/De chagrins et de larmes ». Des mots qui reviendront régulièrement dans la bouche du jeune Yvon Le Men dans les récitals où il déclame les textes de Xavier.

Xavier Grall, de bout en bout, s’adresse ici à son Créateur. Il lui parle de cette Bretagne qu’il va quitter (ou qu’il a déjà quittée) et lui adresse sa requête au moment de Le rencontrer par delà la mort: « Seigneur Dieu c’est moi/J’ai fait un grand voyage/Permettez que je retourne en Bretagne/ Pour vivre encore quelques années/Je n’ai pas grand âge/vous le savez ». La Bretagne qu’il a aimée est celle des« oraisons ferventes », celle des « bonnes auberges », celle des « grèves ivres », celle des « hymnes marins »… Dans sa « bretonne supplique » (à la manière de François Villon, sous d’autres cieux, en d’autres temps), Grall demande à Dieu de lui redonner sa « maisonnée » et sa « femme française », mais aussi ses trois bouleaux, ses deux cyprès et son « talus buissonnant ».

Aujourd’hui les dessins du poète donnent une couleur chatoyante à cette supplique. Avec les pastels qu’il s’était procuré auprès de Geneviève, une de ses cinq filles, le poète avait apporté « une contrepoint solaire, lumineux, presque enfantin, au tragique de Solo »(Marc Pennec). On y découvre un bateau toutes voiles dehors, un caboulot (« Au repos du marin »), un calvaire comme entouré de buissons ardents, un phare…  Un pays« glaz », naviguant entre le bleu et le vert. Sans oublier un « Christ bleu »,en référence au Christ jaune de la chapelle toute proche de Trémalo. « Mais Seigneur Dieu/Comme la vie était jolie/En ma Bretagne bleue ». Amen, Alleluia !




Autour de Paol Keineg, Jean-Luc Le Cléac’h, Guy Allix et Amaury Nauroy

        Paol Keineg : « Des proses qui manquent d’élévation »

S’il s’exprime aujourd’hui en prose, c’est toujours en poète que Paol Keineg revient vers son lecteur. Mais ne lui faites pas dire que « la poésie sauvera le monde » comme certains auteurs peuvent aujourd’hui le prétendre.

Le nouveau livre qu’il publie recèle, bien au contraire, de commentaires teintés d’amertume. « J’ai presque cru en les pouvoirs de la poésie. La poésie a disparu, ou presque », affirme-t-il. Ou encore ceci : « Un poète n’a pas plus d’importance qu’une mouche sur la vitre ». Pourquoi ce constat accablant ? Parce que « la mode n’est pas à la difficulté » et donc, poursuit-il, « on ne lira plus de poésie »

Il y a dans ces mots, en réalité, une forme de douce provocation. Car en publiant ces « proses qui manquent d’élévation », l’auteur confirme en réalité qu’il croit encore en la poésie. Voici 88 textes ciselés où le poète nous prend  à rebrousse-poil dans son approche d’un monde qui lui semble ne pas tourner très rond. Le lisant on pense à ces mots du cinéaste allemand Werner Herzog : « Je ne suis pas nostalgique, je contemple le désastre ».

 

Paol Keineg, Des proses qui manquent d’élévation,  
Obsidiane, 105 pages, 16 euros

 

Dans la foulée de ses deux précédents livres, Abalamour (Les Hauts-Fonds,  2012) et Mauvaises langues (Obsidiane, 2014), Keineg nous dit, sur un mode décalé associant tableaux de genre et commentaires souvent décalés, comment il continue à avoir mal à son pays. « Nous vivons en des temps heureux : on ne croit plus au diable, on ne paie plus sa chaise à l’église ». La forme est subtile pour dénoncer à la fois le monde clérical d’antan et le matérialisme partout à l’œuvre aujourd’hui. « Garder un œil sur la laideur du monde », lui paraît donc une urgente nécessité à une époque où « s’enrichir fait de vous un héros ». Des propos de ce type, dispersés dans son livre, s’inscrivent dans un terroir concret et rural où « l’on cultivait le froment et la pomme de terre (cela remonte à l’époque reculée d’avant le maïs) » et où l’on travaillait, enfant, dans les champs de petits pois. Mais, s’empresse d’ajouter malicieusement Paol Keineg, « avoir grandi  au milieu des champs de pommes de terre ne garantit pas l’immortalité ».

Retour d’Amérique, le poète vit depuis déjà quelques années dans son Finistère natal. Il voit les clochers de Hanvec et de Rumengol quand il déambule dans les chemins à pied ou en vélo (et il écrase parfois des doryphores). Il cultive son jardin, sème des fleurs et fait du compost. Humant l’air du pays (un peu trop pollué par les odeurs de lisier comme il le laissait entendre dans Mauvaises langues), il nous  parle de ces deux tantes « qui n’eurent jamais honte de parler breton toute la journée ». Ce qui lui permet d’affirmer à nouveau, aujourd’hui comme hier: « Quand elle est programmée, la mort d’une langue est un crime contre l’humanité ».

  Jean-Luc Le Cléac’h : « Poétique de  la marche »

 

S’il avait vécu au Japon au 17e siècle, Jean-Luc Le Cléac’h aurait pu être un disciple de Bashô, ce poète marcheur auteur de La sente étroite du bout du monde. Chez les deux hommes, le même amour de la pérégrination, de la lenteur, de la méditation. Mais Jean-Luc Le Cléac’h vit en Bretagne au 21e siècle.  Et alors que Bashô s’exprimait sous la forme courte du haïku, l’auteur breton,lui, raconte dans une prose élégante, ce qui l’enivre dans cette découverte des paysages permise par la marche au long cours. 

Chez l’auteur japonais comme chez l’auteur breton, en tout cas, une forme de « sobriété heureuse », non seulement culinaire (le bol de riz pour l’un, les biscuits et la thermos de thé pour l’autre) mais surtout spirituelle qui les amène à porter attention au plus minuscule ou au plus insignifiant rencontré au bord du chemin. 

 Jean-Luc Le Cléach, Poétique de la marche,
Part Commune, 142 pages, 15 euros.

« La marche, avec la lenteur relative qui l’anime, est inséparable du détail sous toutes ses manifestations, note Jean-Luc Le Cléac’h, mais dans le même temps ou presque, l’œil et l’esprit se hissent jusqu’à l’infini, happés qu’ils sont par une étendue du territoire qui se laisse découvrir depuis une hauteur, ou plus simplement, par le ciel qui apparaît à la fois proche et immense ». 

Ce microcosme et ce macrocosme, l’auteur breton les mesure dans leur plénitude sur les sommets « bossus » d’Alsace ou d’Auvergne, dans les collines d’Europe centrale, mais plus encore sur les sentiers côtiers de Bretagne, à commencer par ceux du Cap Sizun qu’il affectionne plus que tout. « A chacun ses Amazonies : les miennes se tiennent à l’extrême pointe de la Bretagne, dans les vallons insoupçonnés du Cap Sizun ». L’auteur, né à Concarneau, vit dans le Pays bigouden. Il est ici en pays de connaissance, mais n’en finit pas de déchiffrer (défricher ?) son territoire. Son « terrain de jeu » comme il l’appelle.

Qu’il y ait une « poétique » de la marche, cela va donc de soi pour Jean-Luc Le Cléac’h. Mais « s’agissant de la marche, affirme-t-il, il n’est de règles ou de conventions que celles que nous nous donnons, que nous élaborons au gré de nos randonnées et de nos humeurs ». D’où le côté discursif de son propos, nous entraînant par des chemins buissonniers, vers une approche émerveillée du monde. Jean-Luc Le Cléac’h s’arrête, renifle, savoure. Il nous parle l’odeur sucrée de l’ajonc en fleur avant de nous entraîner dans une réflexion toute philosophique sur « l’horizontalité » de tel paysage et sur « l’apaisement » qui en découle. Marcheur-philosophe (à la manière d’un vieux sage), marcheur-lecteur aussi par cet art de la « digression », du « détour », de « l’écart ».

On se dira, malgré tout, pourquoi encore un livre sur la marche (après ceux de Jacques Lacarrière, Bernard Ollivier, David Le breton, Pierre Sansot et tant d’autres) ? N’a-t-on pas tout déjà dit sur le sujet ? Jean-Luc Le Cléac’h rétorque : « Peut-être parce que le plaisir de la marche, la sensation de légèreté, parfois même le bonheur qui nous traverse, ce serait une forme d’égoïsme coupable de le garder pour soi seul, de ne pas essayer de la faire partager ». Goûtons donc, sur ses pas, ce plaisir partagé.

 

 

Guy Allix : « au nom de la terre »

 

« Ma terre au fond de moi/Très loin dans ma mémoire ». Guy Allix est un homme du Nord, de ce pays de ciel bas où la terre, lourde et humide, colle aux pieds. Il a raconté, dans un très beau petit livre, cette enfance « terreuse » près des terrils (Maman, j’ai oublié le titre de notre histoire, Les Editions Sauvages, 2016). Cette terre ne l’a jamais quitté. Il en fait aujourd’hui une vraie matière poétique en élargissant son propos à ce qui est notre terre à tous. En clair, à notre condition d’homme, de femme, ici ou là-bas, passants confrontés à la mort. « Terreuse/Cela qui grouille interminable/Dessous toi dessous tes Pas/Gonflé de la pourriture/Et des morts et du sang/Et du travail des vers/Tout cela en toi ».Oui, nous dit encore Guy Allix, « Telle est la terre/Qui t’obsède et te pétrit/Ce ventre grouillant de vers et d’eau ».

Cette antienne aux accents funèbres, voire mortifères, ne doit pas cacher l’autre versant de la terre. Terre nourricière sur laquelle ont vécu ses ancêtres paysans, « Ces hommes et ces femmes/Les très-bas/Toujours à hauteur de ce sol/Qui les avait vus naître/Et n’être que si peu ». Guy Allix les appelle les « atterrés ».

Terre nourricière, en effet, parce que terre ensemencée. Terre femelle, terre/sexe. « La terre est une femme/Que tu travailles et que tu creuses ». Et encore ceci, plus loin : « Terra mater/Terre ma terre maternelle/Maternante et marâtre parfois/Terrassante ».

Cette terre, le poète nous la montre aujourd’hui objet de tant de convoitises, victime de souillures de toute nature. « Ils t’ont oubliée, ils vont trop vite. Ne savent plus ton rythme et la patience. Ils t’ont profanée, déversant du poison dans tes entrailles ». D’où cette exhortation : « Refuse l’artifice, ce qui croyant nourrir la terre, la pourrit, la corrompt. Porte ton vers au plus fragile, au très-bas ». Il y a quelque chose de franciscain dans ces mots-là. Et même d’évangélique quand Guy Allix écrit : « Il te faut mourir à toi/Pour que germe la graine ».

Guy Allix est lauréat du prix Paul-Quéré 2017-2018, du nom du poète et artiste bigouden qui travaillait à la fois les mots et la terre dans sa « poèterie » du bout du monde.

Guy Allix, Au nom de la terre, Les Editions
Sauvages,
 collection Ecriterres, 77 pages, 12 eurosq.

                                                                                                

Amaury Nauroy  et sa « saga » littéraire de Suisse romande

Ramuz, Roud, Chappaz, Chessex, Cingria, Jaccottet, Perrier… Ils ont tous un point commun : être des auteurs originaires de Suisse romande et avoir établi entre eux, pour la plupart, des liens d’amitié et de connivence fondés en particulier sur le profond respect des jeunes pour les plus anciens. On pense en particulier à Jacques Chessex et à Philippe Jaccottet qui ont voué un véritable culte à leur maître en écriture Gustave Roud (1897-1976). Toute cette saga littéraire méritait bien un livre. Il est l’œuvre d’Amaury Nauroy, « jeune auteur » né en 1982 et pétri de cette littérature de Suisse romande. Il nous propose ici, sous l’énigmatique titre Rondes de nuit,  une véritable plongée dans un monde qui a connu ses « heures de gloire » au cœur du 20esiècle mais qui continue à séduire un lectorat fidèle.

Cette grande aventure littéraire et humaine n’aurait sans doute pas été possible sans le rôle essentiel joué par l’industriel et mécène suisse (amateur d’arts, de manuscrits, de poésie…) qu’était Henry-Louis Mermod (1891-1962). C’est lui, depuis Lausanne, qui a été le catalyseur de cette véritable effervescence littéraire en devenant l’éditeur de la plupart des grands noms de la poésie de Suisse romande (Valais, Pays de Vaud, Haut-Jorat…). Amaury Nauroy consacre une large part de son livre à Mermod. Il le dit dans une langue superbe avec une abondance étonnante de détails (à la manière des meilleurs investigateurs), tout cela dans une véritable empathie avec ce milieu. Ce qui n’empêche pas quelques coups de griffe à l’encontre des frasques de tel ou tel, à l’image de Jacques Chessex (1934-2009). « Il employait une part de son énergie manœuvrière et jalouse à exister, quitte à se mettre en avant. Et, pour peu qu’on eût fait devant lui l’éloge de ses compatriotes encore en vie, il se braquait », raconte Amaury Nauroy qui a rencontré l’auteur suisse à plusieurs reprises dans sa tanière de Ropraz.

Les pages qu'il consacre à Anne Perrier (1922-2017) et à Philippe Jaccottet (né en 1925) sont sans doute les plus belles parce qu'elles nous permettent de mieux comprendre cette originale approche du monde qui caractérisait de tels auteurs. A propos d'Anne Perrier, Amaury Nauroy écrit : "C'est un pays tout intérieur et désancré, celui du coeur et plus encore un pays d'âme, qu'elle traduit avec des mots tout à fait simples, dans un registre qui alterne l'abstrait (le silence , le bonheur, l'amour, la gloire...) et le détail le plus réel".

De sa connaissance aigüe de l’œuvre de Philippe Jaccottet (qu’il a rencontré plusieurs fois à Grignan dans la Drôme), il tire cette leçon personnelle : « De poisseuses inquiétudes ne doivent pas nous faire oublier l’effarant appel de ce monde. Aussi mouvant qu’il soit, aussi cruel et imparfait, le pays qui s’ouvre devant nos pas est le seul dont nous puissions faire l’expérience concrète. Il réclame d’abord d’être aimé puis certainement d’être dit ».

 

Amaury Nauroy, Rondes de nuit,  Le bruit
du temps, 285 pages, 24 euros.

Le livre d’Amaury Nauroy (qui emprunte quelques chemins buissonniers où l’on menace parfois de s’égarer) est ainsi parsemé de notations d’une grande justesse. Il nous révèle sa profonde intimité « spirituelle » avec les auteurs qu’il nous présente, sans parler des « comparses » tellement riches et savoureux (artistes peintres, libraires…) qu’il introduit avec bonheur dans cette saga.




Sophie Brassart : Combe

Combe – ce titre comme une caresse – la courbure d’une aile de colombe. Combe – mot plein d’incertaines promesses – relief inversé, coupure comme une tombe dans les plis des collines – douceur d’abri en forme de berceau, « la cavité des mains » - entaille d’un ravin que rien ne peut combler …

Promesses incertaines du titre doublées de l’énigmatique visage à peine esquissé, femme à la chevelure tressée d’un fin trait d’ocre comme, à demi-effacée, la sinopia cachée sous la fresque des couleurs. Car on sait l’auteure peintre, aussi – on connaît les ors jaillissant de ses encres, l’éclat des bleus, l’éblouissement charnel de ses rouges. Tout au contraire, ici, dès le seuil, dès la couverture au format allongé des éditions Tarmac, se présage un écrit de l’intime, aux tons assourdis, comme une confidence sombre, dans le creux de la nuit :  un livre d’ombre, sur des ombres…

Tient-on le sens du recueil - du triptyque poétique - lorsque l’on met bout à bout l’incipit et la dernière strophe ? Sans doute, puisque se dessine une sorte de parcours, à rebours :

« Retourne-toi la voilà
la douleur première
langue brune affleurant
sur un front applaudi

(…)

 

 A l’horizon se lève

le point lumineux de l’oubli »

Sophie Brassart, Combe,
Tarmac éditions, 48 p.12 euros.

Ainsi est-ce à une quête de l’oubli que nous convie cette injonction – revers d’une anamnèse, recherche de la combe immémoriale que Sophie Brassart creuse sous « l’or gris des talus », ce sable qui « ensemence les peines » écrit-elle. C’est ce cheminement qu’on parcourt avec la poète, qui écrit peut-être parce que « Même si on est seuls / avec l’effroi / peut-être qu’il y a un nous », caché « derrière le soir ».

Chaque poème creuse la solitude, le silence, la douleur, remontés de l’enfance, et en tire des formes, flottantes comme dans les rêves, comme les désignations au fil du texte – ce « tu » fluctuant dont la parole s’est tue dans « le chœur antique du silence » - ce « tu » d’outre-combe, dont les « mues » apparaissent, dessinant dans le désert de la page cet ambigu  « la Serpent », couleuvre dont le nom évoque encore cette fluidité de sable du souvenir qu’on tente en vain de retenir.

Restent les « Ossements du poème » - empreintes du réel dans le « reflet du monde ». Contre quelle mort, quelle naissance, la poète « que déchire le mot vivre » écrit-elle « Désirant vivre / j’avale des cendres » ? C’est un monde de masques, de grimaçants museaux qui nous accueille dans la deuxième partie où surgissent aussi les souvenirs de sensations charnelles, dans des

 

images de peintre, précises, presque photographiques, et d’une grande beauté, évoquant par exemple « champ de pierres colza embué / ouragan de feuilles sous bruit de pluie // rideaux de soldats peupliers// & solitaires // continuelle à la frange / mouillée d’humus, vert crevé jauni (…) »

Un « grenat » parmi des quartz et des ammonites, pour « celle qui naît des pierres » ; « l’air sitôt rouge » d’un moment de liberté, ou l’horizon « ni or ni azur ») : rares sont les éclats de couleur qui marquent ces poèmes traversés par « le long corps blanc des femmes », ou la poète même, devenue « Vestale aux blancs silences ouverts à l’impossible » : « des leurres, des spectres (…) au sang de mes lèvres » écrit-elle. Rien d’exsangue pourtant dans ce texte touffu, à l’imagerie cruelle et d’un « gothique » post-punk et romantique assumé, où le corps, dépecé, de l’auteure-monde qui « empreinte » au réel, produit le texte :

« Au monde qui n’existe pas
je tends les veines épaisses & coupées
du cerisier » (p.29)

« des morceaux de vie dansent
le long de mes bras » (p.35)

 

Ce voyage à rebours n’est-il pas celui qui amène Sophie Brassart à la peinture ? Elle qui écrit « tous nos gestes possibles vivent dans mes mains » : ses « mains de silence » pour traiter le « silence du réel » en seraient-elles la preuve ? Qu’importe ! On lui sait gré d’écrire, aussi bien qu’elle peint, la violence des émotions, du combat avec le réel et la mémoire, monstres qu’il faut maîtriser pour et par la création.




Sanda Voïca : Trajectoire déroutée

La dédicace en forme d’épitaphe (« Pour Clara Pop-Dudouit (1994-2015) »), sous l’austère couverture, semble ériger un classique tombeau poétique - mémoriel monument de mots dont on ne sait si la « déroute » du titre concerne la poète affligée, ou la précoce interruption de la jeune vie qui est pleurée. 

Toutefois, dès les premières lignes, ce recueil n'a plus rien de la forme attendue – rien de plaintif ni de lyrique, dans cette noire élégie où tout le corps même de la poète, se dresse « tombe blanche / ovale dans [son] corps » - comme une maternité inversée. Et le « coup de poing dans le plexus » évoqué par l’auteure frappe aussi son lecteur, happé, contraint à se pencher avec elle, sur l’infini puits de douleur d'où elle arrache les mots comme des morceaux d'elle-même. Lire est une grande douleur partagée pour qui, emporté au fil des effrayantes métamorphoses de ce corps écrit, douloureux et survivant, dans un récit dur, précis et sans pathos, découvre que cette lamentation ne sera pas du tout un livre-stèle, l'eulogie d'un chant funèbre, mais la voix, éraillée de douleur, de celle qui tente de se restructurer, par le labeur de poésie, avec son crayon qui laboure la page, contre la douleur qui ronge celle qui écrit «Je suis celle qui s'extrait / de MON jour / de SA nuit».

Ce qu'on lit, c'est la relation scrupuleuse d’une saison en enfer, à laquelle on participe tant la description est puissante, une lutte contre la possession vampirique de la vivante par la morte : «la fille revient / s’empare de moi (…) je mets la fille disparue / dans mon échine ». Ce cheminement tracé sur la page vers la libération des deux entités conjuguées dessine une sorte de Livre des mo(r)ts : le livre de la morte/vivante encore dans le corps de la mère – la recherche au fil des mots de la prière qui va l'aider à sortir enfin du monde – comme dans le Bardo Thödol, le Livre des morts tibétain, décrivant le chemin ultra-terrestre  parcouru par le mort en route vers sa libération, à travers des épreuves comme autant d'étapes de couleurs, aidé de la parole de ses proches. Le poème est une « navette » (p.47), « outil à passer le fil / dans le métier à tisser », ce linceul des fils de deux vies croisées à dissocier désormais - mais comment, lecteur effrayé, oublier que ce mot désigne aussi la barque, le bac, permettant l'ultime traversée, à travers les poèmes qui l'emportent ?

Des images archaïques vous assaillent dans toute leur brutalité. C'est donc ainsi que l'on pleure – vraiment - dans sa chair, dans ses os. Sans fioriture. Sans joliesse. La douleur est ogresse - comme la morte et son souvenir : « Ogresse, elle / moi aussi ogresse / Qui mangera qui ?»

Enfermée, double et solitaire, dans ce corps « découpé/dépecé », qui ne lui appartient plus, la poète « tâtonne », dénoue les « cordelettes blanches », devient larve, insecte, disparaît, tente l'envol vers plus de blanc, de bleu... toujours attachée à la fille qui n'est pas souvenir, mais chair de sa chair « faisandée vivante », plantée en elle et qu'il faut aider à partir... 

Je colle à mes tripes

Je colle à mes mots

Je colle à la mort.

(…)

Ma mort est celle de la jeune fille.

En vol, on ne voit

que l'air sous nos ailes ...

Le texte se lit comme une longue parenthèse hallucinée, dans laquelle se renversent toutes les évidences, où s'inversent aussi les fonctions des choses du réel : les murs attaquent, l'air est solide, le corps devient pierre, et « toutes les dalles / de l'allée et des parterres rectangulaires / ne sont plus celles de mon jardin / mais celles d'une tombe (...) » dans le magnifique paysage inversé des pp 49 et 50.

Lorsque Voïca écrit les vers commençant par « Retable », on pense inévitablement aux peintures baroques, à L'Enterrement du Comte d'Orgaz, à l'horreur sous nos yeux de ce passage qu'il faut affronter, chacun seul, inventant ses propres solutions pour survivre, afin de ne plus porter enfin qu'un souvenir poreux... Et la poète qui tente de réinvestir ses mots évidés/son corps/sa vie, en creusant une tombe avec ses poèmes, nous entraîne aussi dans une sorte de transe chamanique, où devenue « géante aux godillots », elle observe « le monde, en bas », le vide aussi, comme le visage absent de la fille, devenus « gués vers un univers plus blanc / malgré le pullulement de toutes les couleurs ».

Puis la douleur se résorbe avec le souvenir – et Sanda Voïca puise au plus profond des mythes universels pour nous narrer l'involution de la mort, les échanges entre existants et revenants évoqués à propos des toiles de Chagall, le tissu désormais plus lâche, comme une nasse, qui va la libérer assez pour déclarer, comme ressuscitée parmi les mots : «   Me voilà » …




Du Cloître à la Place publique

Une anthologie de poètes médiévaux du Nord de la France (XIIe - XIIIe siècle) choisis, présentés et traduits par Jacques Darras.

J’avais jusque maintenant dans ma bibliothèque « L’Introduction à l’Histoire de la littérature française » d’Edmond Jaloux, publiée en 1946 à Genève par les éditions Pierre Cailler. Je me reportais au tome I quand je voulais trouver des renseignements sur Adam de la Halle, Richard de Fournival, Conon de Béthune et Jean Bodel (pour ne citer que ceux-là qu’on trouve dans l’anthologie de Jacques Darras).

Et voilà que celui-ci donne une anthologie des poètes médiévaux du Nord de la France des XIIe et XIIIe siècles. Je connaissais les Fatrasies d’Arras car j’ai fait mes études secondaires  dans cette dernière ville avant de partir pour Lille et ses universités. Jacques Darras, qui présente dix poètes et une école anonyme, oppose dans sa préface, ces poètes médiévaux de langue d’oïl aux poètes de l’amour courtois de langue d’oc :

La littérature apparue dans la ville à ce stade [Arras] traite pour la première fois, des questions d’argent, de liberté et de santé. Et n’a plus rien à voir avec la poésie lyrique des petits seigneurs féodaux du Sud de la France, ces codificateurs de l’amour courtois. Non plus qu’avec la mystique royale bretonne issue des monastères anglo-normands… (p 7).

« Du Cloître à la Place publique » :Les poètes médiévaux du nord de la France (XIIᵉ-XIVᵉ siècle) Trad. de l'ancien français et préfacé par Jacques Darras Collection Poésie/Gallimard (n° 524), Gallimard

« Du Cloître à la Place publique » :Les poètes médiévaux du nord de la France (XIIᵉ-XIVᵉ siècle)
Trad. de l'ancien français et préfacé par Jacques Darras
Collection Poésie/Gallimard (n° 524), Gallimard

Si Jacques Darras s’attache à traduire les 273 douzains octosyllabiques du Miserere du Reclus de Molliens ou L’Art d’aimer et les Remèdes d’Amour de Jacques d’Amiens, il n’ignore pas cependant les célébrités locales comme Jean Bodel ou Adam de la Halle… Il faut lire avec attention sa préface courant sur 16 pages qui dresse un tableau convainquant du Nord de la France au XII - XIII ème siècle. Il est vrai que dans une précédente vie, il anima In’Hui qui, dans son n° 20 (publié en 1985 !) témoignait déjà d’une belle connaissance de la poésie du Reclus de Molliens puisque cette livraison était intitulée Dans la Nuit de l’Europe. Mais à trop vouloir déterminer ce qui fait l’originalité de la poésie picarde du Moyen Âge, Jacques Dardas en vient à oublier quelque peu l’autonomie de l’œuvre d’art. Quelque peu… Qu’on en juge : Arras « pratiquait aussi la banque, le commerce de l’argent, grâce aux chartes octroyées par les comtes des Flandres et, en 1194 par Philippe Auguste en personne » (p 6). À moins de supposer que cette part d’autonomie réside dans la forme versifiée adoptée par les poètes ici rassemblés comme Jacques Darras invite le lecteur à le faire ou dans le vocabulaire scatologique (le pet et la vesse tiennent une place très large dans les Fatrasies d’Arras) …

Mais là où je me sépare de Darras, c’est quand il oppose la poésie de langue d’oïl à celle de langue d’oc ; Edmond Jaloux n’écrit-il pas en son ouvrage que je citais dans la première phrase de cette étude : « Nous savons aujourd’hui que la poésie de langue d’oïl […] a subi  l’inspiration des pays de langue d’oc » (p 144). Voilà pour le lyrisme amoureux et l’amour courtois : Edmond Jaloux cite même Conon de Béthune  (p 145), ce qui n’empêche pas Jacques Darras de reproduire dans son anthologie des chansons de ce Conon de Béthune comme il le fait pour Philippe de Rémi… Où l’amour courtois apparaît clairement.  Edmond Jaloux ne note-t-il pas : « C’est sous la forme de chansons, de refrains que la poésie apparaît d’abord » (p 144). Une lecture nuancée de cette préface est donc nécessaire. Mais Jacques Darras a choisi parmi les poèmes représentatifs de Conon de Béthune, son Moult me convie l’amour à être en joie dans lequel ce dernier défend la langue d’oïl (pp 92-93)… Le même Conon mêle dans son Amour, hélas, quelle dure séparation ! amour courtois et départ pour la Croisade (pp 93-95)… Histoire et langue picarde définissent donc la poésie de langue d’oïl. D’autant plus qu’à l’amour courtois succède l’amour déloyal, d’autant plus que Conon de Béthune règle ses comptes, via le poème, avec ceux qui n’acceptent pas ses décisions (pp 100-104) quant à la femme recherchée ou désirée…

Richard de Fournival semble s’inscrire dans une lignée qui va des différentes branches du Roman de Renart au poète Jean de la Fontaine, pour l’usage qu’ils font des animaux. Mais Jacques Darras ne manque pas d’indiquer que l’amour « s’exerce dans le cadre d’un débat, voire d’un combat entre les sexes qui semble préfigurer les violents affrontements peints par […] Choderlos de Laclos, dont les Liaisons dangereuses, au XVIIIe siècle, camperont une société  en voie de dissolution religieuse quasi totale » (p.107)… En tout état de cause, Richard de Fournival se sert des animaux pour décrire les rapports entre l’homme et la femme dans les jeux de l’amour de son Bestiaire… Animaux présents dans la nature (comme le lion ou le loup) et animaux mythologiques (comme la sirène ou la caladre) se mêlent dans ces proses comme il sied à l’époque. Ultime pirouette, la dame répond aux remarques et explications de Richard de Fournival, ce qui ne va pas sans humour… Mais je ne vais pas ainsi continuer à passer en revue les auteurs présents dans cette anthologie sauf pour affirmer quelques vérités premières : que j’ai été sensible à la modernité de Hélinand de Froidmont qui, dans ses Vers de la Mort, revendique son athéisme (ou ses doutes ou son aspiration à plus d’égalité…) à une époque où simplement l’écrire pouvait le conduire au bûcher : « Les mieux vêtus les plus gras / Dépouillent désormais les pauvres en pain / Les pauvres en draps mais cela est preuve / Que Dieu sans faille ou bien n’existe pas / Ou bien… » (p 512), celle de Jacques d’Amiens qui, dans L’Art d’aimer », abonde en bons conseils que d’aucuns entendent toujours :

Si tu veux bien mon conseil croire, 
Tu dois donc peu manger peu boire,
Afin de bien garder le sens
(p 191).

Je ne dirais rien d’Adam de la Halle que Jacques Darras traduit admirablement, ni de Baude Fastoul dont Les Congés me ravissent, certes pour l’érudition sans failles de l’excellent picardisant qu’est Jacques Darras, mais pour l’originalité de la forme… Mais l’important n’est pas là : il réside dans cette anthologie de poèmes qui permet d’avoir les textes sous les yeux dans l’excellente traduction, faut-il le répéter, de Jacques Darras. Un ouvrage à précieusement conserver dans sa bibliothèque et ce n’est pas rien !