Chantal Dupuy-Dunier, Parenthèses

Parenthèses : voilà un titre plutôt énigmatique. Est-ce celles qui bornent notre chemin, depuis l’avant jusqu’à l’après, faisant de nous… une parenthèse dans le cours des choses ? Il semblerait ici qu’il s’agisse des deux parents défunts : « ceux qui les referment sont les mêmes qui les ont ouvertes ». On peut y voir une charge agressive : ils n’étaient donc qu’une parenthèse ! On apprendra au fil de la lecture que le père a manqué à l’enfant, et que la mère l’a délaissée.

Chantal Dupuy-Dunier ne nous a pas habitué à ce type de texte, on perçoit bien qu’il fut une urgence pour elle. Tant est fort le besoin que nous ressentons tous de retracer l’histoire au moment du décès de père et mère. D’inscrire des mots sur la dalle :

 

Ces mots
couchés sur le papier dans l’urgence,
comme s’ils pouvaient prendre la place des morceaux
de ton corps qui se délite

 

On comprend dès lors que le texte tienne autant du récit que du poème. Pourquoi aussi il se lit d’une traite, comme si nous étions à la recherche de l’histoire familiale de l’auteur ; l’histoire de sa genèse puisque le récit des origines est à l’origine de toute histoire. Est-ce pourquoi celles-ci sont toujours reconstruites afin de donner à lire une légende où les ancêtres sont toujours valeureux ? Du coup nous voilà gonflés au narcissisme, fiers de nous et de notre tribu… Rien de tel chez Chantal Dupuy-Dunier, elle nous fait voyager sur l’autre versant de l’histoire, celle que l’on balbutie dans les larmes et l’amour.

La première partie du livre porte comme titre : Passe impair et manque : le père est passé, il a manqué, quel impair a-t-il commis ? Avant tout celui de mourir, dépouillé de lui-même :

 

changé en un autre que mon père.
Réduite, sa tête,
comme par les Jivaros
Nez busqué
avec cette trace de piqure
sous le menton
On t’a vidé de ton sang,
Vampirisé

 

Pendant neuf mois (soit le temps d’une naissance ?), la fille imagine la dissolution, la dislocation du corps paternel – un corps qu’elle aima pour le voir ainsi dans sa matérialité ; d’où cet érotisme noir où quelque chose du corps de la fille est enterré avec celui du père, avec lui elle endure le froid sous terre, elle assiste à la décomposition de son visage, la perte de son sourire, jusqu’à l’insoutenable :

 

Et les vers…
Non !

Ton ventre d’où je viens.
Vaine vendange des vers

 

Tant fut intense la fusion amoureuse.

La seconde partie du livre est titrée : Laisse de mère. On appelle « laisse de mer » la bande de débris déposés sur la plage au gré des marées, composée d’algues, de bois mort, mais aussi de déchets abandonnés par les humains. Nous voici donc prévenus !

 

Tu me délaisses,
je te délaisse.
C’est comme une comptine…

 

Il semblerait que la mère fut aussi abandonnée que la fille, sur le sable au gré des marées :

 

Naufrage de tout ce que tu aimais,
Épave rejetée sur le rivage,
ma mère

 

Je n’en dirai pas plus, au lecteur de découvrir le fond de l’histoire…

La fille n’ira pas saluer la mère agonisante. Ni son cadavre avant la clôture du cercueil. Son corps va disparaître, enfourné dans le crematorium, la fille est là :

 

Moi muette,
pas un poème lu,
étranglée.

 

C’est le père qui lui donna les mots. Quant à la mère : « de chair et de lait / de lèvres et de mains aimantes », ainsi fut-elle en un temps perdu, depuis longtemps semble-t-il. 

Un amour contrarié, donc. De sa mère, l’auteur dit : « l’imparfait porte bien son nom ». Et cependant :

 

Dans mon miroir,
c’est ton visage éteint que j’aperçois désormais.
En vieillissant, je te ressemble, ma mère.

 

… Telle est la thèse sur les parents de Chantal Dupuy-Dunier …

Présentation de l’auteur




Adeline Miermont-Giustinati, Sumballein suivi de le tunnel,

Peut-être s’avère-t-il nécessaire, pour comprendre toute la quête poétique, toute la démarche d’écriture dans laquelle s’est lancée Adeline Miermont-Giustinati, à travers le partage de ce recueil, entre confidence, poème, essai et récit, de revenir à l’origine des mots, à leur étymologie, tout particulièrement celle du verbe de grec ancien qui donne son titre à l’ouvrage fondateur et dont elle rappelle la définition antique dans un glossaire des thèmes-clés de son œuvre précieusement glissé après une postface révélatrice ? « SUMBALLEIN : transcription française du grec ancien Σύμβα λλειν que l’on peut traduire par « jeter ensemble », « mettre ensemble », « assembler », « réunir ». Dans l’Antiquité, deux personnes qui passaient un contrat cassaient un morceau de poterie. Chacun gardait un bout. Quand les contractants se revoyaient, ils lançaient leurs fragments de tessère respectifs (les sumbola) afin de se reconnaître. Terme à l’origine du mot symbole. »

Tessons rassemblés, fragments réunis, les « symboles » de son écriture donnent de la chair aux mots et tracent le parcours d’une vie dont la genèse des textes qui semblent s’écrire sous les yeux du lecteur, comme sous la dictée de son auteur, insuffle la vie, donne forme à l’être, prépare le surgissement de l’existence prise, là encore, en son sens initial d’ek-sistence, sortie de soi, naissance d’un monde singulier qui procède d’une nuit matricielle, celle-là même dont Pascal Quignard fait le récit de la présence mystérieuse dans La Nuit sexuelle et l’analyse de l’absence de son image secrète dont procède pourtant le nouveau-né dans Sur l’Image qui manque à nos jours : « Une image manque à la source. Personne d’entre nous n’a pu assister à la scène sexuelle dont il résulte. L’enfant qui en provient l’imagine sans finir. C’est ce que les psychanalystes appellent Urszene. »

Témoignage de ré-écriture au féminin de ce cheminement d’existence, à travers la figure de la mère à la genèse, à la fois génératrice et génitrice, l’emploi sans doute non innocent d’une formule qui fait là encore écho à la conception de chacun dans sa traversée de sa vie, selon l’écrivain Pascal Quignard, comme un « dernier royaume » de son vivant, autrement dit depuis la naissance jusqu’à la mort, monde souverain mais voué à disparaître et dont les femmes, seules, les mères, plus particulièrement, ont le pouvoir d’être à la source, au commencement de la nuit d’amour fondatrice des deux fragments/amants à l’union/unisson à cette relation première mère-embryon-bébé-à-naître-nourrisson que l’auteur qualifie, quant à elle, de « premier royaume » : « le premier royaume est un désert / un silence liquide / le premier royaume est une nuit / le départ de la vie est un intermède / le premier royaume n’est pas encore l’ex-istence / il est l’in-istence / le premier royaume est un prélude / une préface / un préambule »

Adeline Miermont-Giustinati, Sumballein suivi de le tunnel, éditions Phloème, 2021, 15 €.

Prélude ludique, variation du désir en exploration d’une forêt primitive que le corps féminin personnifie avec toute la force des mythes : « je suis une forêt / je suis un monde secret et opaque / je suis le monde d’avant l’humanité / je suis la vie errante / réfugiée dans une nuit / sous une ramure / île dans une île dans une île / une et île font dans » : ce corps devient alors matrice dont la formule inaugurale du recueil en fait la matière béante du passage, des passages, de tension érotique en naissance sublime : « je deviens mon entaille » ; mais c’est d’une écriture au scalpel, sans fioriture, au corps à corps justement, dans son intensité physique comme épousant une poussée de la physis antique, la nature première dont l’auteur garde tant l’absolu mythologique de la parole oraculaire que le détail dérisoire de la contingence charnelle, que se distinguent les éclats, les poèmes divers, les différentes transformations d’un texte en métamorphose, signe d’un voyage primordial où selon ce témoignage éblouissant : « l’horizon est dedans »…

Présentation de l’auteur




Joseph-Antoine D’Ornano, Instantanés sereins

Un univers à part, un peu hors du temps. Des tranches de vie saisies par un poète qui est aussi artiste-peintre. Les Instantanés sereins de Joseph-Antoine D’Ornano (né en 1948) ont une forme de douceur doublée de la conscience aiguë du temps qui passe. Voilà, en tout cas, une voix originale dans le paysage poétique actuel.

On peut faire des poèmes avec peu de choses. Les auteurs chinois ou japonais nous ont beaucoup appris là-dessus. Joseph-Antoine D’Ornano n’écrit pas des haïkus mais capte à sa manière des instants de vie, souvent dans leur banalité la plus extrême.

Dans ses poèmes il y a des « lilas aux fenêtres », des « limonades roses », une rue discrète, un banc de pierre, un lit défait, un parapluie qui se retourne, « des petites fleurs qui jouent les coquettes », un « pré charmant », des fontaines… Voilà qui nous éloigne du tohu-bohu ambiant. Avec le sentiment, néanmoins, de se retrouver au cœur d’un monde un peu révolu.

Les aquarelles, encres et autres pastels de l’auteur qui accompagnent les poèmes sont au diapason. Le gris, le brun ou l’ocre, tonalités dominantes des tableaux, sont là pour nous signifier que le temps a passé (si c’était de la photographie, on parlerait de sépia) et que les couleurs éclatantes de la vie ont un peu fané. On découvre ici des paysages ou des visages sur lesquels le temps a fait son œuvre.

 Joseph-Antoine D’Ornano, Instantanés sereins, L’inventaire, 2023, 60 pages, 12 euros.

Car c’est une forme de retour sur des souvenirs enfouis qui imprègne ce recueil. Les personnages évoqués sont parfois des figures évanescentes et quand elles ne le sont pas, ce sont des hommes ou des femmes vivant avec le « dos cassé ». De celui-ci, le poète dit qu’il « ne sort presque plus », de celle-là que « parfois, elle quitte son fauteuil ». Les maisons sont habitées de souvenirs ou de regrets. Mais ce n’est jamais dit avec lourdeur. Non, plutôt avec une forme de douceur, dans une série de poèmes d’une étonnante clarté (sans recours aux images ou au procédés poétiques classiques). Il y a dans tout cela, au bout du compte, une forme discrète de nostalgie dans l’évocation, par exemple, de « l’amour d’une seule saison » ou de « la tristesse de ces instants disparus ».

Joseph-Antoine D’Ornano ne se paie jamais de mots. Ses Inventaires sereins font la part belle aux gens âgés et aux enfants. L’atmosphère y est légère en dépit de ce temps qui file entre les doigts. On peut découvrir, au détour d’une page,  des « gens heureux » et parfois « Sous la voûte étoilée du ciel/Le village en fête/Au son de l’accordéon ».

Présentation de l’auteur




Claude Favre, Thermos fêlé

 Un thermos est une bouteille isotherme dont la fonction la plus répandue est de conserver la chaleur d'un liquide (café, thé). Dès lors, le titre du dernier livre de Claude Favre, Thermos fêlé, nous fait songer à une déperdition, une porosité, aussi à un fonctionnement défectueux : quelque chose à réparer en même temps que difficilement réparable. La citation de Lorca en exergue, Est-ce qu'un homme peut jamais cesser de l'être ?, est précédée d'une dédicace :

À ceux qui, sans nom, sans toit, sans paix, sans soins,sous les coups de la douleur,  du froid, de la faim, du mépris, des oublis, de la haine, du feu, la lâcheté des pierres, des bombes, des oublis, des silences et des cris, des oublis, à ceux qui regardent le monde, entendent les cris du monde et la peur, la peur, l'intolérance, l'obus des oublis recueillent violence sans nom se recroquevillent, et meurent

 

Claude Favre, Thermos fêlé, Éditions L'herbe qui tremble, 2023, 66 pages, 15 €.

On voit d'emblée de qui il s'agit et le mot oubli quatre fois répété annonce que le livre s'emploiera à le conjurer. Il prend la forme d'une sorte de journal, chaque page datée, du lundi 29 décembre jusqu'au jeudi 19 mars (avec des jours absents après le 21 janvier). Journal qui peut-être à la fois intime, je lis « Moujik moujik » de Sophie G. Lucas (l'auteur de cet article le recommande également), et de compte-rendu d'actualités, comme il est convenu de les nommer. Tout cela est entremêlé ; or, on ne saurait réduire le livre à cet entrelacs, il faut en dire d'une part l'empathie et la colère sourde qui tissent ces pages, d'autre part le formidable travail de la langue qui par son architecture en hoquets incarne les brisures des êtres pris dans les situations qu'elle évoque qui sont aussi celles de l'auteure. Claude Favre est une habituée des lectures-performances. Elle a notamment travaillé avec le musicien Dominique Pifarély. Pour qui connaît le violoniste — je pense à sa participation au quintette de Louis Sclavis ou encore avec le groupe Next du saxophoniste François Corneloup — qui sait, donc, l'importance de ce jazzman sur la scène française contemporaine, saura du même coup que l'écriture de Claude Favre est faite de ces métissages, ces ruptures, ces lignes mélodiques interrompues, distordues, reprises et développées.

 

mercredi 18 février, andiamo, quelques années déjà autres
vie à l'os, gaie tout de même souvent, pour liberté choisie
dans la colère heurtée, colère dans ma besace, jusqu'où
L'Insee évalue à 112 000 le nombre de, personnes sans
domicile dont 31 000 enfants, ce qui dit plus dans la douleur
augmentation de 44 % entre 2001 et 2012
au même moment des migrants touchent terre
c'est le mot, dont une cinquantaine d'enfants
certains même naissent dans la traversée
de Syrie, répartis en Toscane, Sicile, sans famille, sans
espoir, que faire de l'amour, l'urgence

 

Que faire de l'amour ? C'est cet amour pour l'autre et son impuissance à changer les choses qui irrigue les vers de Claude Favre, qu'il s'agisse de la misère « ordinaire » de chez nous, 6 personnes / en quelques jours mortes en France / d'hypothermie, 6 retrouvées, pour combien, cette misère dont Claude Favre est très avertie, le mot ne dit pas ce que ressent un père avec son fils / dans un garage abandonné, ou ma mère à l'école, qui / voulait apprendre / désignée par un mot qui tue / indigente, ou la misère extrême plus lointaine géographiquement, mais si proche dans le cœur de Claude Favre, les Français déprimés / compulsifs, quand à Port-au-Prince chaque geste, altier est de la vie aller chercher l'eau. Que faire de l'amour ? Comment éradique la haine de l'autre ? Ces mots écrits après l'attentat contre Charlie Hebdo :

 

dimanche 11 janvier, éloignée je suis des vôtres
conjurer le chagrin conjurer le chagrin
marcher, marcher avec des morts travers avancer
avec sa petite mal langue à soi qui aux autres, doit
marcher, à Paris, cette puissance du non
ce n'est pas vivre que perdre sa part d'humanité
mort aux arabes écrit en breton, mort aux juifs
dans tant de bouches ici et encore, ici et encore
qu'est-ce qu'un slogan, ce mot gaëlique
qui signifie cri de guerre
et qu'en penserait Abdelwahab Meddeb ?

 

 J'ai eu la chance d'assister à un débat œcuménique auquel participait le poète et essayiste, spécialiste du soufisme. Il a toujours dénoncé l'intégrisme et appelé à une réforme de l'Islam.

 Ce livre est un plaidoyer, formule que l'on a coutume d'employer, contre l'injustice, l'intolérance, avec cette dénonciation de notre indifférence et de nos petits soucis dérisoires :

 

[…] la haine contre la présence, l'irresponsabilité dit-on, françaises
on brûle des effigies du président de la France au Pakistan
et c'est Sarkozy, c'est dire notre différente temporalité
à Grozny éclatent des manifestations obligées téléguidées
au Niger il y a 45 églises brûlées, et dedans, des morts
à Ploucville on espère il n'y aura pas de vent

 

Tribut également rendu à celles et ceux qui comptent, qui se dressent :

 

les poètes, les hommes pour qui dire c'est / faire c'est dire n'est-ce, Nasreen, Rushdie, Djaout et cætera, soulever traces, des autres quand le mot blasphème est / un mot en langues, terrain commun de la haine l'assignation / perdre les siennes, tracer plus haut, sans peur vouloir, danser

 

J'ai dit l'écriture particulière de Claude Favre, les extraits que j'ai donnés montrent un aperçu de cette langue, tendue, vibrante d'une auteure qu'il faut suivre. Pour conclure à propos de ce beau livre, accompagné de peintures de Jean Dalemans, je citerai ce long vers, isolé sur une page :

 

un peu comme un thermos fêlé — impeccable intérieurement, mais dedans rien que du verre brisé

 

Présentation de l’auteur




Richard Rognet, Dans un nid de flammes

 Rognet emprunte son titre à un vers de Rimbaud dans son poème Nuit de l'Enfer : Extase, cauchemar, sommeil dans un nid de flammes. D'ailleurs, il le signale dans une note en fin de livre et précise : Ainsi, je me rapproche de Rimbaud, comme j'ose penser qu'il le fait pour moi, me signalant où je puis le retrouver, le rejoindre, au sein d'embrassades drues, de frôlements émus, au point que ce qui est à l'un est aussi intemporellement à l'autre.

Il s'agit en effet de frôlements, plus que de références directes, une parenté que ressent peut-être plus l'auteur que ne le fera le lecteur. Formellement d'abord : point de poème en prose comme pour Une saison en Enfer, mais des poèmes rimés (quelques exceptions à l'intérieur de certaines strophes), tous construits sur le même modèle : sept quatrains pentasyllabiques.

Une horrible crasse
couvre les maisons,
je sais les grimaces
qui donnent raison

aux mensonges flous
qui dressent des piques
sous nos chants épiques
immensément fous,

je vais de guingois,
frileux, maladroit,
j'ai l'allure sotte
d'un jour lourd de flotte,

pourquoi contempler
ma misère nue ?
Vaut-elle une nue
jalouse des blés ?

Je ne comprends rien
au couloir sonore
où s'abat l'aurore
sur mes va-et-vient,

regarde ! me dis-je,
ton chemin vaincu,
a-t-il jamais su
où pousse une tige ?

où le vent se colle
à la boue des routes ?
suivant ta déroute
entre les deux pôles.

Et c'est là le deuxième différence : on est loin des fulgurances hallucinées de Rimbaud., aussi du style impeccable de ses poèmes en vers : je vais de guingois, / frileux, maladroit, / j'ai l'allure sotte / d'un jour lourd de flotte ne résiste pas à la comparaison avec : Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache / Noire et froide où vers le crépuscule embaumé / Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche / Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Certes, de légers clins d’œil renvoient à l'homme aux semelles de vent mais sans éclat : il me précéda / partout dans le monde, / ô ma triste ronde, / mes pieds dans le plat ! // dans ses yeux trop bleus / aucune voyelle / ne comprit le feu / qui rampait sous elle. Mais il ne suffit pas d'écrire Mon Rimbe, mon beau, ni pissotière, odeurs, faisant sans doute référence à ces vers On le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe, / Sous un golfe de jour pendant du toit. L'été / Surtout, vaincu, stupide, il était entêté / À se renfermer dans la fraîcheur des latrines, extraits du poème Les poètes de sept ans pour égaler la façon incisive et ciselée du garnement sublime, comme le surnommait Mallarmé. Rimbaud écrit dans son poème en prose Vagabonds, extrait des Illuminations : Pitoyable frère ! Que d'atroces veillées je lui dus ! […] J'avais en effet, en toute sincérité d'esprit, pris l'engagement de le rendre à son état primitif de fils du soleil, — et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule. Ce qui donne chez Richard Rognet : Feu, vagabond, frère, / à quoi rêves-tu ? / moi, ce que j'espère / ne sera pas tu, // le lieu, la formule / d'un fils du soleil, / voilà mon éveil / lorsque tout bascule

 

 Richard Rognet débute son poème, page 59, par : Je cours à tes trousses / car tu n'es pas mort

 Gageons qu'il peut courir longtemps...

Richard Rognet, Dans un nid de flammes, Éditions L'herbe qui tremble, 2023, 150 pages, 18 €.

 

Présentation de l’auteur




Lili Frikh, Un mot sans l’autre — dialogue avec Philippe Bouret

Attention, pas motus, et bouche décousue ! Un mot sans l’autre, paru chez Mars-A, est un livre fort, plus fort que le café le plus fort, mais en aucun cas fort de café. C'est un livre difficile à lire parce qu'il ne triche pas comme sait si bien le faire le genre humain entre autres en littérature et poésie.

Ac-couchée sur le divan du psychanalyste, mais aussi poète et écrivain, Philippe Bouret, Lili Frikh nous donne en un peu moins de cent pages les clés de compréhension qui ouvrent grandes les portes de ses travaux d'écriture et graphiques. Ici la confiserie poétique, cette perversité consumériste du système marchand, n'est pas de mise. Lili prévient : quand elle écrit c'est dans le vide. Il n'y a pas de chaise pas de table pas de papier pas de stylo...C'est aveugle. Et plus loin, lorsque sortant opportunément du retrait qu'il s'impose, Philippe Bouret pose la question écrire à partir de l'oralité ?elle précise : oui, j'écris à voix haute. Ecrire à voix haute, ce n'est pas lire ou relire à voix haute. J'écris avec la voix qui prononce, dans le souffle de l'oralité. Le passage de cette voix dans l'espace littéraire a été et reste une véritable traduction. Le papier fige la voix, l'embaume, le livre consacre sa mort, ou la renvoie dans la lecture performance où trop souvent la forme colonise le fond. Le livre est une amputation, un livre ça coupe, alors que parler, nous dit Lili, c'est pour tenir dans le vide, pas sur la page. Elle nous ramène au mystère de la création, ce viscéral besoin sans cause diagnostiquée de dépasser les normes, ces tue l'amour nécessaires dans toute leur effroyable dualité, parce que constate Philippe Bouret vous êtes plus une amoureuse qu'une artiste. Et l'artiste, surtout quand il se vend au genre contemporain en oubliant les mots perd pour Lili sa capacité de résistance et de souffrance ; l'obligation à verbaliser dans l'indicible, l'effondrement n'est pas plastique.

Lili Frikh, Un mot sans l'autre, Editions Mars-A, 15 euro.

Lili Frikh nous instruit de la jouissance de la voix d'avant les mots, fluide circulant dans.  l'espace du corps que la sortie en langue mortifie. Elle nous rappelle aussi la putasserie des créateurs de tendances qui vont faire un tour de bidonville pour détecter et s'emparer des trouvailles de la misère matérielle. Quand le fond humain est d'un côté et l'oeuvre de l'autre, le crime est parfait. Pour se guider, sur son chemin, l'auteure plaide pour le renouvellement de l'inconnu qui existe comme tel et fait partie de vivre, la plongée dans l'insoupçonné de nous-même car ça permet de laver les œuvres, et oui faut laver les œuvres pour qu'on ne les prenne plus pour des objets d'art. Il nous appartient de ne pas faire basculer les mots tout de suite dans la langue, ne pas les prostituer trop vite, les laisser parler avant de les égorger dans le miroir. 

Un mot sans l'autre est une œuvre de salubrité publique sur la misère d'écrire en poète. Le poète n'a jamais été celui qui veut être malheureux et crever de faim . La misère n'a jamais été une revendication, pas plus que la souffrance, seulement la conséquence d'une résistance. Pour changer la donne, il faudrait que le refus de, la liberté de, la résistance à , soient côtés en bourse. UN MOT SANS L'AUTRE est un cours de philosophie sans les afféteries absconses de trop de philosophes dont les antiennes séculaires n'ont rien corrigé de la nature humaine. Ainsi relève Lili Frikh, la déconstruction linguistique n'est chargée que de la part conceptuelle de la langue et passe totalement à côté du souffle analphabète qui traverse la totalité du langage et unit tous les mots de tous les pays de tous les hommes. Un mot sans l'autre est l'ouvrage indispensable pour comprendre comment échapper à la dictature du portrait sur la vérité du visage, savoir qui on est et où et coment on va en poésie. Enfin. Quand Rimbaud parlait de changer la vie, c'était pour plus de vie, pas pour moins de vie. Dont acte. 

Présentation de l’auteur




Valéry Zabdyr, Injures précédant un amour légendaire

Avec une colère rentrée, profonde et qui ne demande qu'à exploser, avec un agacement pathologique, une susceptibilité exacerbée, une allergie au bruit, aux odeurs et à la connerie, un narrateur bien ronchon traverse Paris. Il se heurte à la foule, aux couleurs, aux formes et chaque aspérité est inacceptable. Comme un sans abri aviné, il déverse un tombereau d'insultes, d'insanités, de grossièretés et d'éructations. Un inculte parlerait de syndrome de la Tourette, sauf que l'homme est archiconscient des énormités qu'il débite dans un flot ininterrompu.

Le lecteur, moi, vous, nous sommes face à un texte énorme et poétique de la veine de Gombrowicz, Bloy, Céline ou Vallès. C'est dire l'enjeu ! Le lecteur, moi, vous, nous sommes pris par l'inventivité et la musicalité, et nous finissons par nous approprier cette colère qui, peu à peu, nous apparaît légitime. D'ailleurs, qui, aujourd'hui, oserait accepter comme normales les pollutions sonores, les réflexes panurgiens d'une foule partout présente, la surproduction d'objets inutiles et, surtout, celle de livres insipides ? Cette déclamation terrible est une ode à la pensée qui n'existerait plus, une ode à un humain qui stupidement s'autodétruit, une ode à la poésie dans ce qu'elle a de plus pur et qu'il faudrait savoir recréer. Valéry Zabdyr prouve par son contraire que la beauté existe dans la fange.

"Quand je me lève, j’en dégueule, faces de rats trompés par des souris et mariés à des ragondins, vieux vikings vaincus par le confort des chaussures d’agents immobiliers, ô planètes étranges, inatteignables comme vos trous de balle odoriférants, salingues, corrompus, je me rue moins que je ne me tue en raison de votre salope saloperie de médiocrité. Un exterminateur, je veux être. Je me sens bien en uniforme, tirant au hasard, butant agneaux et pigeons humanoïdes. Le matin est atroce. La journée est ignoble. La soirée ne vaut rien."

Et, pour que la chose dite soit encore mieux comprise, Valéry Zabdyr l'illustre avec une enluminure du XVe siècle où il repère "nettement cet enculé de Gaston Phébus et cette brêle de Jean de Grailly charger les Jacques et les Parisiens, ces mouches à merde de la révolte qui tentent de prendre la forteresse du marché de Meaux où est retranchée la famille du Dauphin, le 9 juin 1358."

Valéry Zabdyr, Injures précédant un amour légendaire, Ed. Unicité, 2024, 110 pages, 14 €.

Si dans la première partie de ce petit roman, l'atroce est érigé en sublime, la seconde partie montre ce même narrateur dans un autre espace, un autre temps et donc une autre humeur. Brutalement, l'excès s'inverse et devient extase. Une face noire et une face blanche. De l'Enfer au Paradis. Le promeneur-narrateur, sorte de Dante sans Virgile, se défait de son allure de clochard. Il est en Bretagne et a rendez-vous avec Nathalie. Dans les prémices de la rencontre fatale, les tremblements, les doutes, les émois le rongent et le ravissent. Et ces sentiments semblent s'appuyer contre les collines, les ruelles, les murets ou la flèche tordue de la chapelle Saint-Gonery.

J’avais même pensé à l’immanquable et passionnante promenade au bord de la mer avec Nathalie, au dos si beau et musculeux de cette déjà bien-aimée ardente, que le sentier prolongeait intimement, oubliant jusqu’à l’insipide bêtise de la répétition des jours et des nuits, à quelques années-lumière des bagatelles de la vie sociale. J’avais envie de redevenir niais grâce à quoi le cynisme redeviendrait une école de pensée, ni plus ni moins.

Quel effet de balancier entraîne-t-il un même narrateur dans une telle binarité ? Comment peut-on passer d'un pessimisme cynique à une forme de vénération ? La réponse, le narrateur nous la donne : par la force d'un amour démesuré où l'objet du désir se fonde au paysage. Un amour fou dans un cadre idéal, idyllique.

J'avais envie de parler d’amour, du vrai amour, celui qui ne porte ni signe distinctif ni ironie littéraire. Je ne connaissais qu’un roman d’amour réussi, celui de Marcel Moreau, "Nous, amants au bonheur ne croyant...

Celui qui est capable de sonder aussi profondément l'humain a le droit et le pouvoir d'atteindre une sorte d'ivresse permanente, une béatitude terrestre, accrochée au ciel et à la mer. Et si Injures précédant un amour légendaire était unautre roman d’amour réussi ?

Présentation de l’auteur




Joël Gayraud et Virginia Tentindo, Les Tentations de la matière, Ocelles

Les Tentations de la matière
sur des sculptures de Virginia Tentindo

Vingt-quatre poèmes, le plus souvent brefs, pour autant de sculptures d’une artiste d’origine argentine, installée de longue date à Paris où elle possède son atelier. Les poèmes n’existeraient pas dans ce cas sans les sculptures, photographiées sur fond noir par Luc Joubert et reproduites dans un beau livre tel que les éditions Pierre Mainard savent les confectionner.

En Virginia Tentindo, née à Buenos-Aires en 1931, Joël Gayraud, traducteur, poète et essayiste voit à juste titre « une créatrice de première grandeur dans la constellation surréaliste des cinquante dernières années ». Pour ceux, si nombreux, qui ne la connaissent pas, nous recommandons de commencer par visionner le film réalisé par Fabrice Maze en 2011 (1). On y découvre une artiste et une œuvre puissante auquel le livre dont il est question ici ajoute les commentaires poétiques d’un maître dont les recueils sont publiés, chez José Corti, Libertalia, l’umbo, etc.

Virginia Tentindo façonne d’abord des petites figures en argile qui seront éventuellement agrandies et/ou non fondues dans le bronze ou sculptées dans le marbre en Toscane (où se trouve son autre atelier). Ses œuvres sont surréalistes sans faire penser pour autant aux artistes de la génération d’avant (comme Bellmer, etc.). Elle crée des chimères, des hommes dans des carapaces de tortues, des corps humains à tête d’animal. On verra dans le recueil une étrange sirène dont la queue est en réalité un énorme phallus. Le sexe et la mort sont partout présents avec de claires réminiscences de la civilisation Mochica (ou Moche) qui fleurit au Pérou entre le second et le septième siècle de notre ère. 

Joël Gayraud, Les Tentations de la matière – poèmes sur des sculptures de Virginia Tentindo, 21,4x27 cm, Nérac, Pierre Mainard, 2021, 62 p., 18 €.

Ainsi les deux figures des pages 26 et 34, toutes les deux au sexe dressé et dont les quatre membres sont réduits à des moignons, l’une à tête de singe, l’autre à tête de mort, sont-elles très directement inspirées d’une sculpture Mochica. V. Tentindo pratique également des emboîtements : le haut d’un crane peut être une assiette (p. 20), une tête de lionne sur un corps de femme peut se détacher pour révéler autre chose (p. 8), etc.

À propos de cette dernière sculpture, baptisée « La Lionne terre-lune » par l’artiste, une femme arc-boutée la poitrine en avant, dont les reins se prolongent en une longue queue qui se termine elle-même par deux courtes pattes et des fesses surmontées d’uns calotte amovible, J. Gayraud commence son poème ainsi :

Elle se dresse de toute la force de son désir
dans la savane des nuits et des jours
des jours enfuis comme le vent
emplis comme le verre à boire
perdus comme le hasard
échevelés comme les saturnales
Elle s’offre aux mille échos de son plaisir
dans la savane des jours et des nuits
des nuits claires comme le jour
[...]

Le poète laissant courir librement son imagination, le résultat peut nous paraître éloigné ou non de notre propre perception de l’œuvre mais ce n’est pas ce qui importe. Le but est bien de « faire poésie » à propos mais à côté de la sculpture, sans chercher à la copier. Néanmoins, dans ce cas, des vers comme « elle se dresse de toute la force de son désir » ou « elle s’offre aux mille échos de son plaisir » traduisent à la perfection l’attitude de la femme-lionne sortie des doigts de V. Tentindo.

La statue « Alice prend son pied » (p. 36) montre effectivement une femme qui prend dans sa main le pied d’une jambe démesurée qui traverse le toit de la maison dans laquelle elle se trouve acagnardée. Ici le poète joue avec toutes les expressions qui tournent autour du pied.

Oui elle jouit elle prend son pied
sans nous casser les pieds
ni faire des pieds et des mains
ni se prendre les pieds
dans le tapis volant
des grandes idées
mais en levant le pied
tout simplement
sans épine à tirer

Ailleurs, à propos, par exemple de la statue intitulée « La fiancée » (p. 48), soit un petite fille la bouche ouverte regardant vers le ciel, avec des seins minuscules mais néanmoins bien formés, assise sur un tabouret recouvert d’un voile d’où sort une tête de diable, le poème ne parle nullement de la sculpture mais se met à l’unisson de l’inspiration surréaliste de l’artiste avec des vers comme ceux-ci :

La fiancée est arrivée en sous-marin décapotable
véhicule idéal pour une créature amphibie
et les grands oiseaux blancs ont déroulé un tapis de guanox

On l’aura compris, ce recueil qui vaut aussi bien par ses illustrations que par les poèmes réserve autant de surprises du côté de celles-ci que de ceux-là.

∗∗∗

Ocelles
avec des dessins de Virginia Tentindo

 

Le propos est ici tout autre que dans le recueil précédent. Ocelles regroupe quarante-huit courts poèmes, le plus souvent de trois vers brefs, sans être pour autant d’authentiques haïkus, à l’instar de celui qui est reproduit sur la couverture :

Lèvres blanches
De la neige
Ne parlez pas

Une poésie minimaliste, donc, et la contribution de Virginia Tentindo est également minimale puisqu’elle se réduit au dessin de la couverture, repris sur la page-titre et dont un détail, le stylo couronné d’une plume (2), apparaît en trois endroits dans le corps de ce livre qu’on considérera peut-être avant tout comme un bel objet, au format inusité, imprimé sur un très beau papier Rives.

Il serait dommage, pourtant, de passer sans s’y arrêter sur les fulgurances de ces petits poèmes, par exemple celui-ci :

Épée de lumière
Dansant sur le fil
De la pensée

Neige, pluie, vent, nuages, grêle, givre, mer, vague, rivage, étang, roche, sable, arbre, olivier, feuilles, lumière, feu, étoiles, lune, éclipses, arc-en-ciel, l’inspiration est naturaliste. Des animaux sont présents, bête, aigles, épervier, lions, troupeaux et les organes du corps humain sont convoqués à plusieurs reprises, les lèvres, on l’a vu, mais aussi la tête, le visage, la joue, les cils, les mains, l’os, le sang ou les yeux, comme ici ceux de rochers troués par l’érosion :

Rochers déchirés
Yeux caves des falaises
Habités par la fièvres

Joël Gayraud, Ocelles – couverture et dessins de Virginia Tentindo, 19x28,5 cm, Toulouse, Collection de l’Umbo, 2014, 20 p. 15 euros (+ 3 euros pour les frais de port). Adresse pour les commandes : jeanpierreparaggio  @yahoo.fr.

Un érotisme discret surgit ça et là. Ainsi dans cette évocation du désir masculin :

Flèche de chair
Aiguisée
De ses désirs

Il y a bien des manières de poétiser. La plus brève, la plus discrète, n’est pas la moins délicieuse.

 

Notes 

(1) https://www.virginiatentindo.fr/films/minimes_innocences/

(2) Plume bien pourvue de son « ocelle » !

Présentation de l’auteur




Luce Guilbaud, La perte que j’habite

Arasé. Tel est le premier mot qui m’est venu à la lecture de La perte que j’habite : écrit à ras du langage. C’est la mort qui veut cela. Face à la disparition, rien n’apparait plus – sinon le rien de la mort de l’être aimé avec qui on avait fait la vie.

Plus d’un poème décrit le monde tel qu’on le voit désormais, dans sa platitude : il est devenu muet. C’est que

jamais ne sera rendu
      l’éclat des lucioles dans la chambre ni
      le regard qui me disait vivante.

En même temps, quelque chose veut persister. Pour lui, pour soi.

je ranime le feu
avec mon souffle de vivante
c’est la flamme qui danse

Luce Guilbaud, La perte que j’habite, les Cahiers du Loup bleu, éd. Les Lieux-Dits, 2023, 44 p., 7 €.

vite rabattue

et se prépare aux cendres
mais aucun feu plus jamais

On reste là, dans l’entre-deux, ni morte ni vivante. D’où le projet du poème annoncé d’entrée :

le poème voudrait penser
ce qui a été étouffé    étranglé
ce qui s’est éteint
ce qui s’est tu

Il s’agit pour Luce Guilbaud de penser cette perte où elle se perd, qu’elle habite alors que les mots l’abandonnent. Voilà ce que l’on va suivre à la trace de notre lecture : la résurgence du poète, lestée désormais d’une absence. Tel est son combat, c’est aussi le nôtre, ou le sera un jour. Avec cette difficulté :

ce que je cherche à voir
c’est sans doute ce que je fuis

Une recherche que l’on suit page après page, dans l’attente d’un dénouement qui ne viendra pas comme on l’attendait, parsemée de bonheurs d’écriture, comme : « celui qui part avec mes clés » ; « tenir ta main dans la terre remuée » ; « le printemps sera sans réponse »…

Dans son avancée, Luce Guilbaud convoque des poètes qui l’ont tenue, Marina Tsetaïeva, Georges Séféris, Roberto Juaroz, Pascal Quignard, c’est Aragon qui aura le dernier mot, clouant sur la dernière page du poème « le lieu de nous où toute chose se dénoue ».

Et pourtant, « le sourire est toujours sur le seuil » écrit Luce Guilbaud. Ce sourire qui éclaire si bien son visage, pour qui la connaît un peu. Le mot de la fin pourrait être

Sourire pour accompagner ton départ
Vers ce pays sans nom sans réveil sans rêve

qui est le lieu décrit par Aragon. À moins que nos pensées ne soient que vanité… ces pensées que le poème devait bâtir. Comme si vivre encore serait trahir le mort… alors que, dit le poète cité, Roberto Juaroz, « vivre commence toujours maintenant »

Cette plaquette est la cinquantième parution de la collection du Loup bleu, Sylvie Turpin l’a l’illustrée avec un animal bleu comme il se doit, au regard perçant, on dirait qu’il va bientôt détaler en dehors de la couverture. Lui aussi…

 

Présentation de l’auteur




Cécile A. Holdban, Premières à éclairer la nuit

Faire parler quinze femmes poètes du XXe siècle dans des lettres (imaginaires) adressées à des êtres chers : un projet original et surtout ambitieux que l’autrice, poète et peintre, Cécile A. Holdban a réalisé dans un livre qui nous fait traverser les plus grands drames du siècle passé.

« Elles furent les témoins des grands drames qui sont les marqueurs du XXe siècle », souligne d’emblée Cécile A. Holdan. Le nazisme pour les Allemandes Nelly Sachs et Gertrud Kolmar. Le stalinisme pour la Russe Anna Akhmatova. L’Apartheid pour la Sud-Africaine Ingrid Jonker. Le fondamentalisme islamisme (toujours d’actualité) pour l’Iranienne Forough Farroghzad … « Ce qui leur est commun » , ajoute Cécile A. Holdban, « c’est le besoin de transcender la vie par les mots, de ne pas accepter l’insupportable, de braver les habitudes, de porter le poids du destin.»

Mais pourquoi cet intérêt de l’autrice de ce livre pour ces femmes au destin souvent tragique (près de la moitié d’entre elles se suicideront) ? C’est « parce que ces poétesses ont été traversées par cet histoire dont j’ai hérité une part de mes grands-parents, que leur œuvre résonne en moi », explique Cécile A. Holdban (évoquant notamment une grand-mère maternelle née dans l’Autriche-Hongrie du siècle dernier).

Cécile A. Holdban, Premières à éclairer la nuit, Arléa, 240 pages, 21 euros.

Pour autant, en choisissant ces femmes écrivains, il ne s’agissait pas, pour elle, de faire un livre à connotation féministe. « Ce serait réducteur de parler d’une poésie féminine », convient-elle, même si le titre du livre, Premières à éclairer la nuit, entend bien souligner le rôle éminent joué par les femmes en ces périodes troublées.

Il ne s’agit pas non plus, ici, d’une biographie de ces femmes poètes, mais de récits de 8 à 10 pages, où « chacune de ces voix s’adresse, à la première personne du singulier, à un être cher ». L’Autrichienne Ingeborg Bachman s’adresse à Paul Celan, l’Américaine Sylvia Plath à son mari le poète anglais Ted Hughes, Nelly Sachs à Selma Lägerlof, la Russe Marina Tsvetaieva à sa sœur cadette, la Finlandaise Edith Södergran également à sa sœur…

L’originalité du texte de Cécile A. Holdban est d’avoir incorporé dans son récit des passages en italique qui sont extraits des poèmes, journaux ou correspondances de ces quinze femmes. Ainsi quand l’Allemande Gertrud Kolmar s’adresse à sa sœur Hilde Wenzel, on peut lire : « Les persécutions dont nous étions victimes semblaient ne pas devoir connaître de fin (…) Je me disais : je vais mourir comme meurent la plupart, le râteau passera au travers de cette vie et mettra mon nom en copeaux dans la glèbe ». Quand l’Italienne Antonia Pozzi évoque son amour de la montagne à son ami Tullio Gadenz, poète et alpiniste, on peut lire : « Je me suis toujours représenté le paradis de Dante comme un refuge de montagne. Ici il est impossible de mourir. J’y ai connu les premiers émois de ma chair, dans une communion presque érotique avec la nature ». Et Cécile A. Holdban ajoute, en italique, ces mots recueillis dans l’œuvre de Pozzi. « Aujourd’hui, je me cambre nue dans la pureté du bain blanc, et je me cambrerai nue demain sur un lit, si quelqu’un me prend »

Tout est l’avenant dans ce livre en faisant cohabiter habilement des lettres imaginaires (mais fondées sur l’histoire) avec des textes authentiques de ces femmes poètes. Cécile A. Holdban nous révèle, par le fait même, sa profonde connaissance de la littérature féminine du XXe siècle. Elle éclaire pour nous le chemin qui a conduit ces femmes à l’écriture de poèmes pour pointer du doigt des drames absolus, mais aussi pour témoigner de leur amour et de la beauté du monde.

Présentation de l’auteur