Marilyne Bertoncini, Alma Saporito, Scatti di luce / Instantanés de lumière

"Quand les mystères sont très malins, ils se cachent dans la lumière." Avec cette phrase de Jean Giono, Marilyne Bertoncini parvient à résumer le sens du précieux petit livre photo-poétique écrit conjointement par elle et Alma Saporito, inspiré des évocatrices images photographiques en noir et blanc du poète Francesco Gallieri, d'authentiques haïkus visuels.

À la Bibliothèque Guanda de Parme a eu lieu, le mercredi 27 septembre, une présentation d'une grâce rare, où alternaient les voix critiques des poètes Luca Ariano et Giancarlo Baroni parmi le public, les explications techniques de Francesco Gallieri en tant que photographe naturaliste et les lectures de poèmes en italien et en français par les autrices.

Comme sortant des pages blanches du livre et du brouillard des marécages, des mots vibrants surgissent des clichés de Francesco, des « écailles paniques », ainsi que Marilyne  a parfaitement défini le haïku, des calligrammes sonores émergeant du silence. Les vers d’Alma Saporito sont de forme parfaite, plus libres ceux de Marilyne Bertoncini, mais tous capables de cueillir et traduire en son et fragment intérieur, le battement d'ailes ravi par la caméra, l'instant fugace devenu paradigme universel, tige de roseau qui déploie l'infini.

, Scatti di luce / Instantanés de lumière, éditions Pourquoi viens-tu si tard ?, 2023, 85 pages, 12 €.

Les 12 poèmes de Bertoncini sont 12 heures du jour, diversement captées sans souci de chronologie, pour un cercle temporel qui tourne sur lui-même,  aiguilles sans cadran, oasis hors du temps. Nous sommes dans le marais, l’espace oxymorique par excellence, où se confondent la vie et la mort, la lumière en germe dans l’ombre, le mouvement dans la stase. « Sillon de lumière / labourant l’obscur / tu deviens semence » écrit Alma, tandis que Marilyne suggère « Le marécage sent le silence / sous le clapotis de l'eau / une odeur d'algue et d'herbe morte ».

En français, les vers frémissent et résonnent comme des bruissements d'ailes, se propagent plus loin et résonnent longtemps à l'intérieur de nous. Sur les pages blanches s'opère la métamorphose de l'art, de la noire chrysalide d’encre, du signe alchimique et vertical du corps de l'oiseau, d’où surgit le papillon, la vision de  lumière, éphémère peut-être, mais indélébile dans la parenthèse du souvenir, touchant l'âme et dévoilant une beauté qui est la vérité.

Et tout cela, tout est dans Scatti di luce / Instantanés de lumière.




Fulvio Caccia, Ti voglio bene

En préambule de son poème, Fulvio Caccia compare les déclarations de désir (plutôt que d’amour ?) française et italienne. L’expression française « je t’aime » sonne pour lui comme une déclaration de guerre amoureuse, où l’on risquerait le tout…  pour tout gagner. Ou tout perdre. Alors que l’italienne, qui fait son titre, est tout en rondeur : Ti voglio bene déclare l’amant prétendant : je te veux du bien.

Du mot amour on ne connaît guère l’origine. Il pourrait provenir de l’indo-européen commun sem– que l’on retrouve dans le mot « semblable » : dans la rencontre amoureuse on éprouve le sentiment d’une similitude… D’autres auteurs soutiennent que le vocable relève du radical indo-européen commun am–, « maman », ce qui serait particulièrement éclairant : nous passons notre vie à rechercher le premier amour perdu, le seul, le vrai... Selon d’autres auteurs, ce radical am–, toujours lui, signifierait également « prendre », il renverrait donc à la cupidité propre au désir (merci Cupidon !), ce dont le locuteur français ne se cache pas quand il déclare : je t’aime.

Il y a un autre versant de l’amour : c’est sa perte. Fulvio Caccia se situe dans cette tradition élégiaque ; sur son versant noir. C’est que l’amour, le doux amour, est aussi un affrontement entre deux étrangers qui, du bord d’un sexe à l’autre, jamais ne pourront se reconnaître.

Le premier mouvement du poème est titré Métis rhapsodie. C’est dire que d’emblée nous voilà plongés dans le bruit et la fureur : Métis est la mère d’Athéna la guerrière, elle est avalée par Zeus, elle restera dans ses entrailles. Nous voici dans un emboitement du père, de sa  femme, et de leur enfant : une confusion.

Mais l’unité éclate. Métis déclare :

Fulvio Caccia, Ti voglio bene, encres de Richard Killroy, éd. La Feuille de thé, 2023, 120 pages, 20 €.

Je suis celle qui habite de l’autre côté.
Comment savoir si tu mens, répond le poète

Et il ajoute :

Cher petit animal
Tremblant dans ce sentier improbable
Je connais tes ruses, tes faires semblant
Tes astuces, tes pauses

Elle l’a trompé, elle est perdue, il souhaiterait qu’elle ne revienne plus le hanter… alors qu’elle est toute sa vie… Tels sont les termes du combat : non, mais oui… Tel serait le programme du poème :

Des rêves, des rêves à la pelle !
Je me suis réveillé pour te ramener 
t’arracher à la nuit
reprendre la route où tu t’es échappée

Dans le second mouvement titré Actualité, le poète souhaiterait s’étourdir dans les événements, la voix goguenarde lui répond :

Débarrasse-toi de ton rictus d’opérette
dont le masque cache mal
la crainte

Petit à petit une irréalité se propage, au point d’interroger l’existence du poète comme de son aimée. Le poème deviendrait une inanité.

Dans le troisième mouvement éclate la Parodie : tel est son titre.

Comment te croire
maintenant que tu es devenue pure image
Que ton effigie est dans la rue
Tu es même un autel où brûle l’encens

Voici le poète devenu « seul et désœuvré ». De l’aimée il déclare : « tu es et tu n’es pas », voilà que le rêve trouve enfin son assise, jusqu’au dénouement que le lecteur découvrira.

Je qualifiais ce poème d’élégiaque. Dans L’amour du nom, Martine Broda soutient que le lyrisme amoureux n’est pas l’exultation d’un moi, il serait creusé par un manque, celui du désir. Dans le désir, le poète est aspiré par une Chose perdue dont il n’a pas la notion, sinon qu’elle serait le tout du Tout. Il s’agirait d’un objet perdu, tellement perdu qu’il n’aurait pas existé, à jamais barré. Voilà pourquoi les poètes ne peuvent se contenter de l’objet réel, si décevant au regard de la Chose perdue. Ils font de l’aimée un impossible. C’est une morte comme la Sophie de Novalis, l’Hélène de Pierre-Jean Jouve, ou c’est la femme à venir (pas encore là !) comme l’Elsa d’Aragon. Elle finit par devenir un pur fétiche, condensée dans un nom, un mythe comme celui de Métis.

On retrouve ce mouvement dans le poème de Fulvio Caccia. On y retrouve une longue glissade de la femme réelle, incarnée, à la femme perdue, puis à l’évanescence de sa trace dans un nom, jusqu’à sa disparition. Alors peut survenir une joie qui serait une réconciliation avec soi, une folle façon de la retrouver enfin, dans un désir devenu sans objet. N’est-ce pas le mouvement même du deuil, qui consisterait à se retrouver en retirant de l’objet perdu ce qu’on lui avait donné de soi ?  

Présentation de l’auteur




Salah Oudahar, Les témoins du temps & Autres traces

Qui sont les témoins du temps et que nous disent leurs traces ? Salah Oudahar se met à l’écoute du silence pour déchiffrer le récit du monde, celui des pierres, d’une maison et d’un pays. À travers eux, il rejoint l’histoire d’un temps fracassé, la sienne et celle de tout un peuple.

Les poèmes et les photographies de Salah Oudahar se répondent ici comme sur une partition à deux voix, dans ce qui est un chant de l’exil. La maison en ruines sur la couverture n’a plus que l’ampleur du ciel pour toit. Plus de porte à la demeure, rien qu’une poutre de bois qui en barre l’entrée, en même temps qu’une partie du ciel. Comme si le livre était placé sous le signe d’une maison et d’un passé raturés, devenus inaccessibles...  Les pierres ne sont pas muettes, écrit le poète, en quête de bribes et de fragments, pour exhumer une dévastation qui commença dès l’enfance. Car c’est elle qu’on lit sur l’ancienne photo dans le regard trop grave de l’enfant resté debout face à l’objectif, alors qu’il est désarmé par le spectacle incompréhensible du feu qui le brûlait. Images de guerre, première expérience de la perte, de ce qui s’ébranle à jamais du toit d’une maison :  Rabah Oudahar,  écrit le poète, nommant ainsi Rabah, son frère mort après avoir pris le maquis et le chemin de la liberté pour son peuple. Car Rabah était avec Ceux qui ont fait le terrible, l’inaccessible choix de mourir. / Pour vivre. / Pour rendre possible le rêve de vivre.  Rabah est le frère perdu, mais il est aujourd’hui aussi le fils, qui porte le nom de son oncle, doublé du prénom de Frantz Fanon. Mémoire transmise, souffle vivant de ce qui perdure d’une soif de vivre et de tout ce qui a été donné aux autres à travers la mort. Si le toit de la maison s’en est allé, le ciel reste, comme la mer, comme l’oiseau ivre d’espace qui s’essore au crépuscule au-dessus du Cap Tédlès. Le ciel et la mer demeurent, au-delà du deuil et de l’exil. Ils restent, comme le  minuscule grain de sable /... / Qui a résisté aux vents / Aux tempêtes / Témoin blessé de la trace / De l’imperceptible trace / De notre présence en ces lieux.  

Salah Oudahar, Les témoins du temps & Autres traces, Les cahiers de poésie, Editions A plus d’un titre, 110 p., 15 euros.

Au-delà de la perte et des désillusions, le poète choisit de garder vivant ce qui fait sens pour lui, cette mémoire vive du sillon qui continue de nous habiter et qui nous garantira peut-être notre part d’humanité future. Salah Oudahar a cherché très loin dans le passé ce qu’il appelle la pierre native, remontant la succession tragique des soubresauts de l’histoire de son pays, celui des hommes libres. Il appartient à chacun de poursuivre, toujours porté par le même élan, tel le grain de sable qui demeure et traverse le temps, si minuscule soit-il. Le noir et le blanc des photographies célèbrent les reflets de l’ombre et de la lumière. Saisissantes, elles captent le muet chatoiement des choses, cette infinie mouvance où tout se fait et se défait. C’est sans doute en leur nom que le poète affirme qu’il faut : Continuer malgré tout à vivre. /.../ À faire l’éloge du jour. De la venue du jour. / L’éloge du multiple / De la multiplicité complexe et lumineuse du vivant. La silhouette debout face à la mer qui accompagne le dernier poème du livre souligne si bien la détermination à ne rien laisser ni de nos rêves ni du vertige que procurent la vie et le vivant. Un très beau livre, profondément émouvant.

Présentation de l’auteur




Tristan Felix, Grimoire des foudres

Devenu chardon, il entra dans la gueule de la chèvre. Il connut là le chant profond de la meule et le craquement de l’os … (P.46)

Les Surréalistes le savaient, Jacques Hérold, Hans Bellmer, Max Ernst, René Magritte, Oscar Dominguez et tous les autres, nous portons - tels un remords, un regret, un espoir, une promesse - des formes inédites, des monstres délectables, des chimères fugaces, fragiles, inéluctables et pourtant inquiètes d’avoir été si peu de chose dans l’évanescence de nos rêves.

Le Grimoire des foudres de Tristan Felix est dans la lignée de ces grands découvreurs d’altérités. Comme tous les vrais chercheurs, celles et ceux qui partent errer hors des sentiers battus, sur des terres que rien, sauf le battement de leur cœur ne balise, le poète en appelle, tout d’abord, à des chiffres :

« 36 contes magiques », « 21 poèmes composés de trois tercets d’ennéasyllabes », et enfin un « grimoire en 21 passes, chacune structurée en trois parties : « un cauchemar », suivi d’une « formule magique en italiques », et enfin d’un « miracle » … Le chiffre trois est essentiel puisque l’ouvrage est composé comme un triptyque, mais le neuf (trois fois trois ou trois plus six) l’est également peut-être parce que tous les chiffres, au fond, sont « neuf(s) », pourvu qu’on leur prête une âme ? Comme le dit le poète, à condition qu’ils aident à « délivrer l’ombre farouche », ils ne sont plus seulement « contraintes obsessionnelles » mais deviennent promesses de formes nouvelles. Bien entendu, comme tout organiste est appelé à le faire avec les basses chiffrées, cette numérologie est là afin d’être elle-même « dé-chiffrée » au sens très précis de ce verbe et, in fine, « réalisée » en pure musique. Et puis, il faut bien qu’il y ait, au départ, de la mesure pour mieux se mesurer, ensuite, au démesuré.

Voilà pourquoi ce « Grimoire », si hanté par la mort, est tout de même habité par un à venir. Il élabore un univers imaginaire qui serait très proche d’un retour à une enfance adulte, assumant de tourner le dos à la réalité maussade par une créativité tous azimuts. 

Tristan Felix, Grimoire des foudres, PhB éditions 10 euros ISBN 979-10-93732-72-5.

Renoncer à sa forme afin d’en essayer bien d’autres ? Les « 36 contes magiques » sont autant d’extraits, sensiblement de même taille, de « fragments sans queue ni tête qui donnaient soif de mort » et dans lesquels prévaut « l’inquiétante étrangeté. »

Foin de la grise raison raisonnante, on célèbre la sensation pure, la sensorialité, la sensualité impérieuse de l’enfance, dans les « 21 nocturnes » suivants :

(…) l’âme s’en revient dévitrifiée
rendue aux dunes mouvantes pâles
lors, qu’on y abandonne ses mains !

et son grain de peau au cœur du quartz
ses grains de folie aux trous de l’orgue
épars et noués en rubans d’algues (…) 

Et qu’il me soit permis d’évoquer le « petit miracle » que fut pour moi la découverte du court-métrage onirique Sortilèges (à retrouver sur le site tristanfelix.fr), lequel reprend certains textes du deuxième volet du Grimoire intitulé « L’orgue de Dominique Preschez » et dans lequel l’on peut entendre la musique improvisée de cet organiste (et je serais bien curieux de connaître le nom de l’instrument qui a été touché). Pour moi, l’orgue fut et reste non seulement un prodigieux instrument de musique, mais encore, une incomparable boîte à rêves. Que mon imaginaire se fane un tant soit peu, il suffit que je pense à un orgue, que j’écoute de l’orgue, que je monte à un orgue, pour que, tout soudain, mon intérieur, de nouveau, bourgeonne. Alors, d’avoir rencontré à la lecture de cet ouvrage « une sœur » en « organité », voilà un cadeau bien inattendu de la vie.

Quoi qu’il en soit, ce « pervers polymorphe » qu’est l’enfant à venir, joue avec toutes les formes possibles. A cet égard, on voit bien que Tristan Felix n’est pas seulement poète avec les mots, mais qu’elle crée en dessinant (l’ouvrage présente quatre gravures de l’auteur), en réalisant des films (comme ce court-métrage dont nous venons de parler), et par bien d’autres biais. Et si j’ai donné les noms, au début de cette recension, de grands plasticiens surréalistes, c’est que les œuvres visuelles de Tristan Felix m’ont fait penser à eux.

de l’haleine retrouvée du chant
s’en viennent de drôles d’oiseaux verts
acides aux ailes épineuses »
(…)
jusques aux trompes de Saint-Eustache 

Les synesthésies se mêlant aux jeux sur les mots, elles bousculent nos sensations et leur font dire du neuf. Et nous en trébuchons de rire. Même si nous sommes toujours dans la problématique surréaliste.

Il est certain qu’un ouvrage si haut perché (et en même temps si proche de nos fragilités), voit au-delà des limites humaines. Il y est donc question de mort, bien entendu, d’os, de squelettes, de « camarde en rade ». Pour que des métamorphoses adviennent, il faut que les formes révolues périssent : « l’ancienne cendre de vies cramées »

Mais

des fissures de touches s’extirpe
un insecte blanc presque invisible
comme un voleur il se sauve intact »

Les mots en fusion ouvrent la voie à ces créatures à venir, peut-être tout simplement à un regard nouveau sur l’étrange beauté de la vie ? Il me semble que tout ce bel univers poétique est à relier à cet INEXPLORÉ dont parle Baptiste Morizot, un regard « neuf » sur le petit peuple des êtres, insectes, herbes, cette humilité grouillante des choses qui permet à nos existences de s’épanouir. Comment apprendre à aimer l’inhabituel, « d’autres grands debout qui n’auraient pas l’habitude de l’habitude » ? L’ouvrage de Tristan Felix a le mérite de suggérer quelques réponses, mais surtout de poser la question.

Présentation de l’auteur




Fil de lecture de Pascal Boulanger : Sacha Thomas : Eaux et Carêmes — Patricia Suescum : L’ombre du dialogue suivi de Doléances du réel

Sacha Thomas : Eaux et Carêmes, Editions du Cygne

Le recueil Eaux et Carêmes, autrement dit effusion et tension, offre une écriture rayonnante, flamboyante qui, sans céder aux métaphores et aux images outrées, ne s’économise jamais. Elle a recours au légendaire, à la mémoire des choses et des mots, elle glisse parfois sur le narratif et surtout elle évite les deux écueils de la poésie contemporaine, celui de la performance pour la performance et celui de la confidence et de la grandiloquence.

Sacha Thomas, grande lectrice et notamment de Rimbaud, de Balzac et de Yourcenar sait que le poète a une responsabilité formelle. Sa parole, nourrie de latin et de grec, d’étrangetés inactuelles, nous déplace dans le temps et dans l’espace. Le chatoiement du vocabulaire et l’emploi de mots inusités, relèvent d’un baroque - proche parfois des plus beaux poèmes surréalistes - dans lequel se glissent draperies et parures antiques, pierreries d’illuminations fluides qui brillaient déjà dans la poésie rimbaldienne.

Cette poésie oblique déchire les signes, les excède par une écriture - pour reprendre une expression de Yourcenar – tendue et ornée. Les visions se succèdent, défilent en accéléré, avec une allégresse et une ivresse où des figures tutélaires ou redoutables et des mythes se croisent, se chevauchent, se perdent et se retrouvent.

Une sorte de noce barbare dresse un décor dans lequel surgissent des nymphes des sources et des bois, des gladiateurs, des femmes qui incantent des marins privés de port, des idoles qui tanguent… Il n’y a plus de frontière entre l’éprouvé et le rêvé. On croise des mariés et des égarés, on jongle avec l’ombre des dieux, on s’évade du monde où l’on piétine, on s’aventure en mer puis on se retrouve à Paris, sur un banc près du Panthéon, on succombe sur des terrains de sable avec des marchands, des tisserands et des nomades, on se retrouve dans des tavernes autour de pintes. Et c’est toujours merveilleusement bien écrit.

Sacha Thomas, Eaux et Carêmes, Editions du Cygne, 2022, 50 pages, 10 €.

A propos de Balzac, Adorno écrivait qu’il ne s’était pas incliné devant les faits concrets mais qu’il les avait regardés en face, en laissant apparaitre le monstrueux. Il y a cette dimension à la fois très sombre et à la fois très lumineuse dans les poèmes de Sacha Thomas comme s’il fallait Ouvrir LE ciel. Y flanquer l’ombre.

Il y a aussi l’appel du dehors, la levée des nouveaux hommes et leur en-marche (Rimbaud cité en exergue), toute une invitation A la raison qui condense la liberté vitale – son souffle – et l’insoumission, avec les courbes de l’amour qui s’incarnent ou se désincarnent.

 

Le thym fondant cinquante alliances d’or et de vermeil pour l’huile bouillonnante : morale !

Je dévore des beignets et me gargarise d’eau de goudron ultramarine le jour du festival de musique de chambre de la province d’Oulu : fable !

Et toi, mon amour, toi qui ne rêvais d’aucune étrangeté, toi qui ne réclamais aucun miracle, te voici devenu héros de mon conte. Tu avais seulement soif de ma vague ;

Simplement besoin d’un corps pour investir le tien.

∗∗∗

Patricia Suescum : L’ombre du dialogue suivi de Doléances du réel

Le premier mot du tout premier recueil poétique de Patricia Suescum était le mot « mal » … Sa traversée, sa fatalité, son dépassement ne sont-ils pas au centre de nos destinées, au cœur même du gouffre qui ne cesse de se creuser et que nous essayons – en vain – de dévoiler et de dépasser ? Ce mot fait place, dans cette Ombre du silence et ces Doléances du réel au silence et au retrait, mais à un silence qui interroge et parle. Il y a, en effet, une parole parlée qui déplie ses monotones scénarios, qui s’encombre de bavardages. Il y a, plus rarement, une parole poétique, celle de ces poèmes, qui en creusant l’abîme et le jamais garanti (Rilke), s’engage dans l’évidement, dans la profondeur de la chute. Le poème devient ce gouffre même auquel il retourne dès sa parole accomplie.

Pour ne pas déranger l’intime, écouter les silences assourdissants

  • Que dis-tu dans ton poème ?
  • J’exprime la souffrance.
  • Le poids de ta douleur ?
  • Non, la chair et l’espace des mots.
  • Laisse-moi voir l’étoile collée sur ta bouche.
  • Elle s’est posée sur ton épaule.

Se faire discrète face à la confession, sublimer l’appel des aurores dévêtues.

 

Il s’agit bien d’opposer sa souveraineté – et celle de la chair et de l’espace des mots – au déferlement du négatif. Nos vies sont précaires, tatouées de morsures, est-ce une raison pour se laisser éblouir par les néons de la confession, par le bavardage incessant du ressentiment ?

Patricia Suescum : L’ombre du dialogue suivi de Doléances du réel, 2023, 64 pages, 20 €.

L’art poétique de Suescum refuse d’être pris en otage par des vies en cage et, tout autant, par la fausse vitalité des illusions. Il connait trop l’exil pour se compromettre avec la mort en spectacle. Si la méthode est bien une science du singulier, elle loge alors au lieu même de l’énigme, sachant que l’essence d’un mot est toujours double, à l’image de nos paradoxes. Comme la pensée d’Axelos, qui elle aussi interroge, la poésie dans l’attente de ce qui vient ou est déjà advenu, adopte la forme interrogative. Elle trace un chemin d’errance inclus dans le jeu du monde et les mots du poème s’éclairent en de grandes ombres. Il y a un courage poétique (Hölderlin en est la figure la plus aboutie) qui consiste à être – pour soi-même – la plongée et la grâce. Le courage, ici, est un champ de bataille livré sans vacarme.

Aux dialogues entendus
je préfère le silence
le courage du retrait

A devenir une ombre
je choisis mon reflet.

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Jean-Pierre Védrines, Artaud et les constellations

« 1924. Je vous écris Jacques Rivière. Un homme se possède par éclaircies et même quand il se possède vraiment il ne s’atteint pas tout à fait. Je me creuse dans le poème. Je suis ailleurs. Qui me dira comment me penser dans l’autre, dans le regard de l’autre, dans le corps de l’autre ?

À travers le feu qui me brûle, la mort est sourde à mes appels. Je n’ai pas assez de mots. Je suis encore vivant, mais je ne suis rien. » : c’est ce cri dans l’écriture que trace Antonin Artaud dès cette correspondance fondatrice, reprise dans la réécriture redéployée par le poète et lecteur Jean-Pierre Védrines, qui permet de sertir une définition-joyau du grand Artaud : « arbre désastre », « Homme enflammé », « pierre noire », « obscur diamant », dès les premières lignes s’ouvrant sur l’identification, la confusion possible, l’abolition permise à travers le « je » de l’écriture, réunissant dans un même devenir-squelette Antonin Artaud et Jean-Pierre Védrines : « Mais que suis-je devenu ? Une tache d’eau ? Un corps décharné qui retentit de sa peau tendue ? En ce moment je rédige, peut-être pour moi seul, le texte de mes paysages désolés, de mes rivages oubliés. Entre mon corps et ma langue, je remarque que le néant envahit peu à peu mon écriture, encrasse mes pores, mes vertèbres, mon squelette. »

Le poète portant le langage à incandescence, dont une des formules-clés reste également une proposition définitoire de la vie-incendie : « La vie est de brûler des questions. », se voit donc placé sous le signe du feu en échappatoire, dans le portrait dressé par filiation : « Je suis dans ma propre prison un errant aux cheveux de feu » ; « La question est, je vous l’annonce, « où commence l’enfermement, où s’arrête la vie », car comment, oui comment, relier le corps au texte, comment aller vers l’infini, emmuré vivant.

Jean-Pierre Védrines, Artaud et les constellations, Éditions des Deux Rues, 2022, 60 pages, 13 €.

Je vous écoute, lecteurs, parler de mon écriture illisible, du retour éruptif de la poésie dans mes cahiers, de mon chant désespéré. Chaque jour, ma chair brûle, ma chair alimente le feu captif, le feu qui danse. » Le portrait du supplicié se fait autoportrait en miroir à travers ce dédoublement de personnalité entre le lecteur ou l’auteur : « Est-ce encore moi qui parle, est-ce Antonin Artaud ? Mon corps n’est plus qu’un lourd délire, mon corps blessé, je ne sais trop comment. Membrane dans la nuit utérine, on ne me réparera jamais. Pour toujours je suis une cruche vidée de son vin, oubliée dans son temple, le poète et sa révolte. »

Ce vif ardent, dans sa triple déclinaison « la vie, la mort, l’amour », irradie toute la lecture-réécriture de la poésie d’Artaud à travers la projection de la figure tutélaire dans l’univers pictural des plus grands peintres dont le poète a souvent si bien parlé dans son œuvre : Paolo Uccelo ? « Il fait noir. Je m’approche de Paolo. Dis-moi, Paolo Uccelo, dans les gouffres de quels rêves as-tu connu la mort de l’enfer ? » Lucas Van den Leyden ? « Dans cet enfer, Lucas Van den Leyden, je me cherche toujours. Mon odyssée est double : je suis l’homme noir frappant à la porte et le Père-Roi, l’image vivante. » Vincent Van Gogh ? « Le monde n’est qu’un rêve perdu, mais ces corbeaux, Vincent, au-dessus des blés ont du noir de truffe sur les ailes : ils en appellent à l’ombre du voyage, au silence régénérateur venu te vêtir. »

Ce rapport à la peinture, jusque dans la déclinaison de la palette intérieure de la poésie même d’Antonin Artaud, fait de celui qui à la fois écrit et peint, selon l’étymologie grecque, un zographos, à la rencontre du peintre et de l’écrivain du vivant, de la vie personnifiée à travers le visage multiforme et multiple du poète ainsi que des myriades d’étoiles qui gravitent autour de lui, dont l’activité de dessinateur, de peintre, de guetteur de traces et d’univers se fait éloge de l’acte libérateur de peindre unissant, résolument, Jean-Pierre Védrines à Antonin Artaud dans toutes les nuances de couleurs possibles sur le fil de cet exercice d’hommage et de transfiguration singulière : « Peindre pour moi c’est retrouver mon origine. D’abord la ligne corporelle vibre, solitaire aussi frémissante que la mort. Puis la force prodigieuse de l’océan des couleurs, profonde et douce comme son âme, me saisit. Le tableau, dilapidé au vent de la fournaise, active une circulation en devenir, une autre forme de vie. Je m’innerve de fils tendus et de vibrations intenses. Mon corps pulsé, aux lignes rythmées, s’évade. Mon corps blanc, naissant de ces lignes s’élargit à la dimension de l’univers. Je l’aperçois dans l’éclair de la foudre.

La main, lorsque je peins me transfigure, c’est elle qui va vers la vie, brise le carcan et me libère. Couleur, je suis la couleur vibration de la vie. Rose chair, vert santé, azur foudroyé, soleil folie, gris marais. »

Présentation de l’auteur




Hélène Dorion, Mes forêts

Hélène Dorion est née en 1958 à Québec. Après des études de philosophie, elle commence à écrire des poèmes qui paraîtront d’abord en revues. Elle n’a que 25 ans quand est publié son premier livre de poésie, L’intervalle prolongé, suivi de La chute requise. En 2002, une anthologie personnelle de ses poèmes paraît sous le titre D’argile et de souffle. Les deux décennies suivantes confirmeront son importance dans le paysage littéraire francophone, au point de devenir aujourd’hui une poète mise au programme du Bac 2024 en France avec son recueil Mes forêts.

« Mes forêts/quand je m’y promène/c’est pour prendre le large vers moi-même ». On ne doit pas s’étonner qu’une poète québécoise puisse faire de la forêt – si abondante et si menacée sans son pays – le véritable leitmotiv d’un livre. Les forêts de Hélène Dorion ont une âme. Elles sont « des bêtes qui attendent la nuit/pour lécher le sang de leurs rêves ». Elles sont « des greniers peuplés de fantômes ». Elles sont « un champ silencieux de naissances et de morts ». 

Hélène Dorion n’est pas là pour nous faire un inventaire poétique des forêts qu’elle a sous les yeux. Tout juste évoque-t-elle, subrepticement, l’emblématique érable. Si la poète québécoise nous parle de ses forêts, c’est pour mieux nous parler de notre époque. Car, dit-elle, « il fait un temps de glace et de rêves qui fondent », « il fait un temps de foudre et de lambeaux »/d’arbres abattus ». Prémonitoires, ces vers où elle évoque les incendies (si l’on songe à ceux qui ravagent aujourd’hui son pays). « Le feu/qu’on entend venir/on dirait une bête/prête à tout dévorer ». Hélène Dorion, visionnaire, nous parle de « l’onde du chaos » (et l’on songe au livre Le chaos reste confiant de la poète bretonne Eve Lerner, publié chez Diabase). Car voici, nous dit la poète québécoise, «ce jardin où périt un monde/où l’on voudrait vivre ».

Hélène Dorion,    Mes forêts, éditions Bruno Doucey, 2023, 156 pages, 5,90 euros.

Peut-on alors parler d’un manifeste poétique écologique à propos de ce livre ? Sans doute un peu. On y trouve manifestement, sous la force su symbole ou de la métaphore, un appel à, la vigilance. Les jeunes générations, celles qui se disent sensibilisées aux périls menaçant la planète, y trouveront du grain à moudre.

Mais ces mêmes jeunes trouveront aussi dans les poèmes de Hélène Dorion une critique en règle de certaines formes de consommation contemporaines dont elles sont férues. Car c’est fondamentalement l’appel à un retour au réel qui irrigue son recueil. « Mes forêts sont chemins de chair et marées de l’esprit/un verbe qui se conjugue lentement/loin du facebookinstagramtwitter ». Ailleurs, elle écrit : « Il fait rage virale/sur nos écrans/qui jamais ne dorment ». Elargissant la focale, elle pointe du doigt « pixels et algorithmes » et tous les sigles de notre civilisation branchée : fmi, pib, arn… « L’écran s’est verrouillé/le champ d’étoiles est devenu noir (…) Il fait un temps d’insectes affairés ».

Un monde nouveau, qui n’a pas ses faveurs, émerge donc avec fracas. Mais il ne s’agit pas pour autant, la concernant, de verser dans la nostalgie. Au cœur de ce chambardement en cours, elle nous dit dans un lumineux entretien publié à la fin du recueil que « Ecrire de la poésie, c’est habiter cet espace de la perte, creuser dans l’ombre pour en extraire quelque chose de lumineux ».

Présentation de l’auteur




Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné

À la lecture des premières pages du recueil d'Arnaud Le Vac,  je m'interroge. Le texte est versifié mais il a tout d’un essai. S’agit-il d’un essai sur la poésie ? Sur la liberté ? (Mais la poésie n'est-elle pas liberté ?). Un essai sur la réalité, l’apparence des choses ? Je pense à Novalis « Plus il y a de poésie et plus il y a de réalité ». Si, dans un premier temps, l’auteur ne semble pas écrire ce que communément on nomme « poème », ce qu’il décrit correspond en tout point à l’acte poétique.

Passée la surprise du premier contact avec l’écriture singulière d’Arnaud Le Vac, je poursuis ma lecture et accompagne le poète dans un café de Paris. C’est une « journée comme une autre qui ne ressemble à aucune autre ». J’ignore encore que la dualité – voire le paradoxe – est au cœur de Tenir le pas gagné. Je m’assoie à la terrasse d’un long poème qui s’écrit au présent dans un univers de contradictions qui n’en sont pas. L’auteur y est manifestement à l’aise et je lui fais confiance. Il parle de sa vie et à la fois de poésie parce que, dit-il, « la poésie est une manifestation de la vie ».

Quand on ouvre un livre, on devrait abandonner toute idée préconçue afin de « laissez place à la rencontre, à l'inattendu. » J’ai commencé par l’inattendu. Au fil des pages, la rencontre a lieu. Quant à la poésie, il suffit d’attendre un peu, de laisser venir les choses. L’auteur n’écrit-il pas que dans tout ce qu’il fait « les choses viennent d’elles-mêmes » ? Lentement, presque à notre insu, la poésie s’installe, par touches délicates dans le silence continué des regards, dans « ce quelque chose qui n'en finit pas de cette ombre sur le mur et de la lumière qui vient. »

Une lumière qui jaillit de la multiplicité des œuvres dont se nourrit l’auteur, qu’il s’agisse d’art ou de littérature. Les références foisonnent, Arnaud Le Vac invite à notre table Matisse et Picasso, Apollinaire, Breton, Butor, Artaud, Tzara… mais aussi Benveniste, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud ou encore Victor Segalen, Ossip Mandelstam, Ezra Pound, Alain Jouffroy, Marcelin Pleynet…

Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné, Editions du Cygne, 2023, 60 pages, 10 €.

Des noms du passé qui vivent avec ceux du temps présent, dans notre histoire commune : « C’était il y a un siècle et c’est aujourd’hui même » écrit le poète.

Tenir le pas gagné est un livre qui regorge de vie, un mot qui se répète à l’infini.

Je veux tout éprouver dans la vie :
la vie en toutes situations. Vivre
intensément tout ce qu’il y a à vivre
dans une vie. 

L’auteur, en prise avec le réel, vit chaque instant en poète, donnant sa propre définition de ce que signifie « vivre en poète » :

Vivre en poète : celui
qui est capable de donner aujourd’hui
une dimension métaphysique et
anthropologique à la poésie. 

Il nous envoie un message plus fort que tous les slogans pessimistes dont nous sommes assaillis quotidiennement : contre le désir de mort sa voix s’élève comme une impulsion de vie qui peut-être pourrait bien éveiller la conscience, car « l’avenir n’est pas ce que l’on dit ». Il sait aussi que les contradictions sont inhérentes à la condition humaine mais il sait aussi que là est sa liberté : liberté d’en jouer, liberté d’en jouir.

Arnaud Le Vac a conscience que la poésie est capable de modifier la relation au monde alors il renverse les idées reçues et laisse libre cours à la subjectivité et à la sensibilité, prêt « à tout subir à plein visage ». Les temps s’enroulent dans un temps unique où se déroule une vie née de la poésie et qui elle-même génère la poésie. Le passé ne s’oppose plus au présent, l’innocence à la culpabilité, le dedans au dehors, la partie au tout, la singularité à la pluralité. Comme un ruban de Moebius la poésie (qui en serait la torsion) défie l’évidence pour nous ouvrir les yeux sur une autre réalité. Aussi sommes-nous invités à aller de l’avant, à « tenir le pas gagné » pour aller du connu vers l’inconnu, ou plutôt de l’apparence du connu vers la réalité de l’inconnu.

Présentation de l’auteur




Philippe Mathy, Derrière les maisons

Le dernier recueil de Philippe Mathy est de ceux qui font du bien. Nul effet, pas d’emphase. De la poésie et rien d’autre. Enfin, serais-je tenté d’écrire car cette dernière est trop souvent absente du flot de publications dont maints éditeurs nous abreuvent à jets quasi continus.

Il est question ici d’un printemps, peut-être plus intérieur qu’il n’y paraît de prime abord. Une naissance au présent, serait-on tenté de dire, une recréation permanente au fur et à mesure que l’auteur nous fait part de son sincère étonnement devant le spectacle de la vie. En dépit de l’inutile de nos vies, il s’agit avant tout de goûter à la saveur du chemin et de s’en remettre au hasard de ce qui vient à nous sans autre but que de vivre pleinement l’instant. Philippe Mathy s’étonne et déploie tout au long de ce livre une réelle et sincère capacité d’émerveillement qui entraîne sans peine le lecteur à sa suite.  À la manière des impressionnistes, il prend note sur le motif des menus détails de ce qui s’offre au regard et qui passe avec le temps, les saisons, les arbres, les forêts et les fleuves. La lumière est omniprésente dans ces pages où le poète débusque la beauté qui nous assaille en dépit de la fureur du monde. C’est donc sans naïveté mais au contraire avec une lucidité tout à fait pertinente que Philippe Mathy s’en remet à la vie telle qu’elle est et à la saveur inédite de l’éphémère. L’économie de moyens qu’il s’impose donne toute sa saveur à un recueil placé sous le signe d’une maturité intérieure, à laquelle les œuvres de Ramzi Ghotbaldin donnent un écho des plus harmonieux. Regarder derrière les maisons, certes, mais avant tout pour voir plus loin, bien au-delà d’un quotidien parfois bien sombre.

Philippe Mathy, Derrière les maisons, peintures de Ramzi Ghotbaldin, éditions L’Herbe qui tremble, 2023, 126 p, 16€.

Présentation de l’auteur




Carole Carcillo Mesrobian, L’ourlet des murs

Quand les murs s’ourlent, le font-ils d’eux-mêmes ou cela leur est-il imposé ? L’ourlet indique-t-il un raccourcissement ou un rallongement ? Est-il plat ou rond, fonctionnel ou décoratif, régulier ou irrégulier ? Cache-t-il l’endroit pour découvrir l’envers, ou vice-versa ? Et quel est son but ? Affaiblir les charpentes, révéler les secrets, affaiblir la solidité, ou bien donner un grand coup de balai et faire circuler l’espoir et le rêve ?

Faut-il le soupeser, a-t-il un parcours, une histoire, ressemble-t-il à une broderie de fils d’or ou à un ouvre-boite en fer-blanc ? Est-il tout simplement le signe de tâches quotidiennes et graduelles, s‘affairant sur les murs, les mots, les jours, les cœurs ? Est-il mono-tone ou se dé/coud-il peu à peu ? Avant même d’ouvrir le dernier recueil poétique de Carole Mesrobian, nous sommes déconcertés comme devant une montre molle de Salvador Dali, déjà À bout de souffle comme si nous avions juste fini de visionner Les Quatre Cents coups. Serions-nous devenus ourleurs ?

Bien. L’ourlet a assez parlé. Quels signes met-il donc dans cette longue suite de poèmes qui épouse la collection dans laquelle il est publié, et qui nous entraîne dans sa cavalcade verbale éperdue et indomptée ? Les signes reviennent en variations multiples. La bouche / suffocation / cri (12, 17, 33), la respiration / vie du poème (22, 23), la langue / sillon / trait (24, 28), la peau est une membrane fragile à laquelle il faut faire violence pour communiquer (29) : tout, même le silence, tourne autour de la parole. Le Verbe naît dans/de la souffrance corporelle, montrant “l’ours du ciel face au sang de la nuit,” tandis que “le nom du vent” est porté “dans la plaie du poème” par un enfant (“Dans l’esclandre de sable,” 26). Le nom est un important signe d’identité, une résonnance primale ; celui de la poète est “Presque un son de l’acier / mon nom / semé d'ardoise”, 35).

Carole Carcillo Mesrobian. L’ourlet des murs. Poésie. Editions Unicité, 2022. 43 p. Collection Le metteur en signe. ISBN 9782373556865.

Carole Mesrobian emploie trois techniques pour forcer le lecteur à régler sa vision. Une technique utilise l’infiniment concis, utilisant le mot “ça” pour résumer une situation, coupant le poème et le réorientant avec la violence d’un coup de poing. Une deuxième technique met en jeu un glissement infini qui enchaîne des images dissonantes. Ainsi, dans “J’ai tenté de traverser ta peau,” on voit la peau traversée par “une épée de silence” suivie de la “morsure d’un loup,” d’ “une traversée sur un étang de glace”, puis on “ramasse le feu comme le vent des lisières” en ignorant le visage de l’aimé “comme un guillotiné son corps” (29). Ceci donne à certains poèmes une facture surréaliste, notamment “Tu ne fais plus soudure” (31). Une troisième technique joue sur le mot “dans” pour approfondir et dépasser la réalité dans la sobriété. Il y a “le nom dans le nom,” (27) et “la vie dans la vie” (34), et encore (32) :

Certainement ou pas
Comme le bleu dans le bleu
L’arbre dans l’arbre
Dispersés dans le bruit séculaire des aubes
Peut-être d’ailleurs qu’il n’y en a qu’une
et que les jours feignent d’exister

Le temps parfois s’arrête (37) dans cet univers en/déraciné où la poète

verse[s] [t]a parole à l’endroit du silence
là où suinte la trace épaisse
des autrefois
naguère encore
jouxte les mots
qui se fissurent
où perce la lumière (38).

Productrice, revuiste, critique littéraire, performeuse, auteure de vingt-six recueils de poésie, publiée dans vingt-six revues, co-éditrice de revues et de maisons d’édition, Carole Marcillo Mesrobian décline infatigablement l’univers des maisons d’édition et des revues qui, loin des tambours publicitaires, chantent l’avenir de la poésie libre et du verbe imprimé.

Présentation de l’auteur