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Luce Guilbaud, La perte que j’habite

Arasé. Tel est le premier mot qui m’est venu à la lecture de La perte que j’habite : écrit à ras du langage. C’est la mort qui veut cela. Face à la disparition, rien n’apparait plus – sinon le rien de la mort de l’être aimé avec qui on avait fait la vie.

Plus d’un poème décrit le monde tel qu’on le voit désormais, dans sa platitude : il est devenu muet. C’est que

jamais ne sera rendu
      l’éclat des lucioles dans la chambre ni
      le regard qui me disait vivante.

En même temps, quelque chose veut persister. Pour lui, pour soi.

je ranime le feu
avec mon souffle de vivante
c’est la flamme qui danse

Luce Guilbaud, La perte que j’habite, les Cahiers du Loup bleu, éd. Les Lieux-Dits, 2023, 44 p., 7 €.

vite rabattue

et se prépare aux cendres
mais aucun feu plus jamais

On reste là, dans l’entre-deux, ni morte ni vivante. D’où le projet du poème annoncé d’entrée :

le poème voudrait penser
ce qui a été étouffé    étranglé
ce qui s’est éteint
ce qui s’est tu

Il s’agit pour Luce Guilbaud de penser cette perte où elle se perd, qu’elle habite alors que les mots l’abandonnent. Voilà ce que l’on va suivre à la trace de notre lecture : la résurgence du poète, lestée désormais d’une absence. Tel est son combat, c’est aussi le nôtre, ou le sera un jour. Avec cette difficulté :

ce que je cherche à voir
c’est sans doute ce que je fuis

Une recherche que l’on suit page après page, dans l’attente d’un dénouement qui ne viendra pas comme on l’attendait, parsemée de bonheurs d’écriture, comme : « celui qui part avec mes clés » ; « tenir ta main dans la terre remuée » ; « le printemps sera sans réponse »…

Dans son avancée, Luce Guilbaud convoque des poètes qui l’ont tenue, Marina Tsetaïeva, Georges Séféris, Roberto Juaroz, Pascal Quignard, c’est Aragon qui aura le dernier mot, clouant sur la dernière page du poème « le lieu de nous où toute chose se dénoue ».

Et pourtant, « le sourire est toujours sur le seuil » écrit Luce Guilbaud. Ce sourire qui éclaire si bien son visage, pour qui la connaît un peu. Le mot de la fin pourrait être

Sourire pour accompagner ton départ
Vers ce pays sans nom sans réveil sans rêve

qui est le lieu décrit par Aragon. À moins que nos pensées ne soient que vanité… ces pensées que le poème devait bâtir. Comme si vivre encore serait trahir le mort… alors que, dit le poète cité, Roberto Juaroz, « vivre commence toujours maintenant »

Cette plaquette est la cinquantième parution de la collection du Loup bleu, Sylvie Turpin l’a l’illustrée avec un animal bleu comme il se doit, au regard perçant, on dirait qu’il va bientôt détaler en dehors de la couverture. Lui aussi…

 

Présentation de l’auteur




Cécile A. Holdban, Premières à éclairer la nuit

Faire parler quinze femmes poètes du XXe siècle dans des lettres (imaginaires) adressées à des êtres chers : un projet original et surtout ambitieux que l’autrice, poète et peintre, Cécile A. Holdban a réalisé dans un livre qui nous fait traverser les plus grands drames du siècle passé.

« Elles furent les témoins des grands drames qui sont les marqueurs du XXe siècle », souligne d’emblée Cécile A. Holdan. Le nazisme pour les Allemandes Nelly Sachs et Gertrud Kolmar. Le stalinisme pour la Russe Anna Akhmatova. L’Apartheid pour la Sud-Africaine Ingrid Jonker. Le fondamentalisme islamisme (toujours d’actualité) pour l’Iranienne Forough Farroghzad … « Ce qui leur est commun » , ajoute Cécile A. Holdban, « c’est le besoin de transcender la vie par les mots, de ne pas accepter l’insupportable, de braver les habitudes, de porter le poids du destin.»

Mais pourquoi cet intérêt de l’autrice de ce livre pour ces femmes au destin souvent tragique (près de la moitié d’entre elles se suicideront) ? C’est « parce que ces poétesses ont été traversées par cet histoire dont j’ai hérité une part de mes grands-parents, que leur œuvre résonne en moi », explique Cécile A. Holdban (évoquant notamment une grand-mère maternelle née dans l’Autriche-Hongrie du siècle dernier).

Cécile A. Holdban, Premières à éclairer la nuit, Arléa, 240 pages, 21 euros.

Pour autant, en choisissant ces femmes écrivains, il ne s’agissait pas, pour elle, de faire un livre à connotation féministe. « Ce serait réducteur de parler d’une poésie féminine », convient-elle, même si le titre du livre, Premières à éclairer la nuit, entend bien souligner le rôle éminent joué par les femmes en ces périodes troublées.

Il ne s’agit pas non plus, ici, d’une biographie de ces femmes poètes, mais de récits de 8 à 10 pages, où « chacune de ces voix s’adresse, à la première personne du singulier, à un être cher ». L’Autrichienne Ingeborg Bachman s’adresse à Paul Celan, l’Américaine Sylvia Plath à son mari le poète anglais Ted Hughes, Nelly Sachs à Selma Lägerlof, la Russe Marina Tsvetaieva à sa sœur cadette, la Finlandaise Edith Södergran également à sa sœur…

L’originalité du texte de Cécile A. Holdban est d’avoir incorporé dans son récit des passages en italique qui sont extraits des poèmes, journaux ou correspondances de ces quinze femmes. Ainsi quand l’Allemande Gertrud Kolmar s’adresse à sa sœur Hilde Wenzel, on peut lire : « Les persécutions dont nous étions victimes semblaient ne pas devoir connaître de fin (…) Je me disais : je vais mourir comme meurent la plupart, le râteau passera au travers de cette vie et mettra mon nom en copeaux dans la glèbe ». Quand l’Italienne Antonia Pozzi évoque son amour de la montagne à son ami Tullio Gadenz, poète et alpiniste, on peut lire : « Je me suis toujours représenté le paradis de Dante comme un refuge de montagne. Ici il est impossible de mourir. J’y ai connu les premiers émois de ma chair, dans une communion presque érotique avec la nature ». Et Cécile A. Holdban ajoute, en italique, ces mots recueillis dans l’œuvre de Pozzi. « Aujourd’hui, je me cambre nue dans la pureté du bain blanc, et je me cambrerai nue demain sur un lit, si quelqu’un me prend »

Tout est l’avenant dans ce livre en faisant cohabiter habilement des lettres imaginaires (mais fondées sur l’histoire) avec des textes authentiques de ces femmes poètes. Cécile A. Holdban nous révèle, par le fait même, sa profonde connaissance de la littérature féminine du XXe siècle. Elle éclaire pour nous le chemin qui a conduit ces femmes à l’écriture de poèmes pour pointer du doigt des drames absolus, mais aussi pour témoigner de leur amour et de la beauté du monde.

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Matthieu Lorin, Un corps qu’on dépeuple

Un corps qu’on dépeuple : l’arroi du désarroi

Matthieu Lorin survit à lui-même comme aux faux-semblants, une face rieuse tournée vers un monde dévasté, l’autre, tragique, greffée à ses ruines d’enfance. Entre les deux circule un humour à froid protecteur mais tendu comme un arc, pourvoyeur d’images saisissantes.

Directeur exigeant de l’excellente revue numérique et récemment sur papier La page blanche, il est en prise directe avec les propositions poétiques qui affluent voire pullulent à ses portes. Il est l’auteur d’une œuvre récente qui s’émancipe, se corse, se densifie.

Dans Souvenirs et grillages, suivi de Proses géométriques et arabesques arithmétiques (éd. Sous le Sceau du Tabellion, 2022), Matthieu Lorin nous prévenait : aujourd’hui on découvre le futur dans les poèmes éventrés et plus loin : Je suis celui qui se déleste d’une humeur capable d’arracher les grillages d’une ville entière, portant ainsi déjà un regard chargé d’une violence contenue sur son rapport à l’écriture et au monde qui l’habite plus qu’il ne l’habite. Dans Cartographie d’une rancune, à paraître en 2024, il s’agira de localiser le chaos du corps : Les angoisses ont déchiré la nuit. Chaque morceau est parti de son côté, faisant de mes paupières le pansement d’un sommeil démoli. Dès l’éclosion d’Un corps qu’on dépeuple, le lecteur est acculé à l’extrême violence d’exister : Il faut se détacher de ce ventre, briser le cocon comme le paysan tire un coup de fusil dans la ruche. Le dard est une révolte, on me l’apprendra plus tard.

Ce recueil comporte des poèmes en prose de deux à quatre versets, ponctués à intervalles irréguliers de quatre lettres qui soumettent aux destinataires Monsieur et/ou Madame des candidatures ironiques et mélancoliques. Ces offrandes de bouts de corps rescapés que sont les poèmes jettent sur le monde de l’usure, à tous les sens du terme, un regard glacé comme la mort.

Matthieu Lorin, Un corps qu’on dépeuple, Exopotamie éditions, 65 pages, 15 €.

Le poète récidive donc lorsqu’au cœur de la déchirure il expose en sacrifice son « je », qu’il serait vain de masquer dès lors qu’il incarne son propre masque littéraire, cette instance pronominale que tout lecteur peut investir. Paradoxalement, ce « je » du poète, âpre, arqué sur sa rancune, douloureusement arrimé au corps, crée par sa dureté une distance qui permet au lecteur d’approcher puis de visiter cette différence, cette altérité qui se dépèce au fur et à mesure qu’elle s’incarne en recueils de poèmes. Figure cathartique et bouclier de lui-même, « je » bataille contre les leurres, les impostures, les déguisements et les certitudes qui ont lacéré l’enfance et continuent de ravager le monde contemporain. Le poème, à la fois intime et universel, est là pour redevenir vierge de toute occupation maligne.

Matthieu Lorin opère à coups d’images percutantes dont les découpes s’agencent selon une nécessité que seuls contrôlent les traumas de l’enfance. Résultat : une cohérence métaphorique frappée toutefois d’inattendus, où reviennent les motifs des os, des dents, de la peau, des nerfs, des viscères, du mensonge, de l’appel, de l’écho…; une écriture dont le filet de mémoire lancé dans le vide active et capture des réminiscences. J’accepte l’idée de balancer mes mains par-dessus la montagne, à travers des fenêtres désaxées. Pas d’expressionnisme délirant pour autant, ni de jets de rage ensauvagée. Non, un cadastre, une géométrie, un arroi du désarroi, une violence méticuleuse, chirurgicale qui résonne de ses harmoniques dans la mémoire du lecteur : Hacher le rythme, réduire l’église à des parcelles, un cadastre imposé aux mots. La syntaxe, seul rhésus qui compte. La parole attaque enfin, exhibe ses douleurs.

 La poésie n’intéresse au sens littéral du terme – « être entre, parmi » – que si elle érafle, incise, s’immisce en nos propres blessures. Quand elle flatte le consensus, elle n’est que bavardage. Pas de poésie sans langue, donc, sans carmen, ce qu’ignore un nombre considérable d’auteurs improvisés qui persistent à égrener leurs monosyllabes sur des pages blanches. Certes, l’épigraphe de Blaise Cendrars « On a beau ne pas vouloir parler de soi-même, il faut parfois crier », en appelle au cri, mais la poésie de notre poète est un déracinement davantage qu’un « cri », ce topos désormais éculé qui fait vibrer les fossoyeurs du chant. Elle extrait avec le mot ce qu’il s’épuise à dire et qui lui échappe comme aspiré par la terre. Elle laisse sur son aire une empreinte, un concentré de notre propre disparition, de notre mise en pièces par les Bacchantes de l’enfance.

C’est pourquoi, je souhaite envahir vos nuits dans l’espoir de faire de nos futures rencontres une façon de repeupler ce corps.

La missive solliciterait donc de la part du lecteur ou d’un destinataire de l’au-delà, une confrontation décisive, une résolution du « je », sa renaissance. Mais la fin du recueil, échappant à cet autre topos du happy end, réactive le cancer de la révolte et réensemence l’écriture poétique :

Les métastases ont cette poésie de jouer le corps aux dés.

Il n’est plus temps de discuter, l’os devient cassant, et ce sera bientôt au tour de ma peau, puis des mots.

Nous recommandons vivement la lecture de ce livre singulier, tenace comme une rancune, grinçant comme un squelette, violent comme une lame de couteau, humain comme une invitation, surprenant d’images incisives dont les braises qui les consument nous retiennent dans leur foyer.

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Autour des éditions L’Herbe qui Tremble : Philippe Mathy, Derrière les maisons, Judith Chavanne, De mémoire et de vent

Philippe Mathy, Derrière les maisons

 Ce livre est composé de six parties, chacune précédée d'une citation en exergue — toutes sont très belles. La première, à mon sens, éclaire toute l'ambition du livre :

(…) : combien une humble chose
peut donner de plaisir, combien peu
suffit, en ce monde si dur,
pour satisfaire l'esprit
et lui apporter le repos.

                                      Wendell Berry

Voilà qui est clair, simplement énoncé. Et le propos de l'auteur est bien, de son Printemps jardinier, titre de la première partie, jusqu'à ces Quelques soirs, la partie finale, de vouloir partager des instants de peu, d'insignifiance pourrait-on dire et de représenter l'esprit contemplatif qui leur restitue leur véritable importance, en les magnifiant par le poème. Pour ce faire, Philippe Mathy, demeure dans la simplicité de l'expression et du vocabulaire, ce qui semble le meilleur parti pris — on songe à la beauté du haïku qui, dans la modestie de ses dix-sept syllabes, peut nous émerveiller par son pouvoir d'évocation.

Quelques moments du livre atteignent cette perfection :

semer
devenir source
en offrant l'eau de l'arrosoir
se mettre à genoux
comme un retour à l'enfance
les prières au pied du lit

Philippe Mathy, Derrière les maisons, Éditions L'herbe qui tremble, 2023, 128 pages, 16 €.

 

 

 Parfois, ce sont deux vers très courts, proches du zen, qui retiennent l'attention :

Ton présent
tient debout

Ou bien une strophe (personnellement, j'aurais clos le poème là, la suite me paraît un gentil bavardage) :

Un peu de linge sur le fil
La route avance très sûre d'elle
Vol noir d'un oiseau sur le ciel bleu

On a bien compris que l'auteur aime Se concentrer / dans la joie singulière / d'être simplement là // hors de soi / dans un monde immobile / figé par sa propre beauté. La difficulté est de transmettre par les mots cette joie singulière; ce sont sans aucun doute les poèmes les plus ardus à réussir, ceux qui disent la joie et les éléments qui la génèrent. Le danger est grand d'être tartignole. Désolé de classer dans cette dernière catégorie une strophe comme celle-ci : Sentier pour quitter le village / loin des jolies roses / trop encloses dans nos jardins

Je m'autorise un autre reproche à Philippe Mathy : employer des images éculées (la rouille de l'automne) voire dignes de figurer sur le classeur d'un adolescent : Les étoiles sont si belles / qu'elles ressemblent à des larmes

Et quand l'auteur place en exergue d'une partie de son livre (Pêcheur immobile) la citation suivante, de François Jacquin : Lorsque la sagesse se rapproche de l'ordinaire, on respire aussi bien au large d'un caillou que devant l'océan. On peut s'arrêter partout, et se sentir au bord du lointain. Je ne peux qu'acquiescer. Pour autant, un poème d'une fausse profondeur est-il nécessaire ?

Au poisson qui travaille
à rester immobile
dans le courant
je demande

Qui voyage ?
Est-ce toi ?
Est-ce l'eau
qui fuit sur tes flancs ?

Toute lecture est subjective, on devine que je n'ai pas été parfaitement comblé par celle-là. Néanmoins, je souhaite le meilleur à Philippe Mathy dans sa quête quotidienne de la beauté et de la joie. Car :

Si transparent
le passage du vent

J'y entre en ignorant
les murs de la raison

Je cherche
la couleur d'une voix

Une musique accordée
à l'intime du silence

 

Judith Chavanne, De mémoire et de vent

Ce livre s'est vu décerner le Prix international de poésie francophone Yvan-Goll 2023. Quatre peintures, dont celle de couverture, sont dues à Caroline François-Rubino, dont l’œuvre s'attache avec délicatesse à une vision intime de l'espace et de la lumière qui correspond parfaitement à l'atmosphère éthérée du recueil de Judith Chavanne.

Le livre est composé de cinq parties : LES ÉPHÉMÈRES, TOUT L'INASSOUVI, TROUBLE DU TEMPS, QUELQUE CHOSE DE FERVENT, ACCORDS ET SAISONS. La troisième partie aurait d'ailleurs pu donner son titre à l'ensemble, tant il s'agit en effet de temps : celui du passé (mémoire, nostalgie) et celui irrémédiable qui nous emporte loin de ce qui fut, nous vieillit, nous laisse dans la présence de fantômes.

Comme nous qui nous mirons en nos jours,
en nos vies, la lumière fléchit :
la nuit qui vient, humide,
est-elle d'un autre soir ou d'aujourd'hui ?

 

Judith Chavanne, De mémoire et de vent, Éditions L'herbe qui tremble, 2023, 84 pages, 15 €.

Constat tout en finesse de l'impermanence :

On voit s'ouvrir dans la chaleur
les iris fragiles,
les éphémères véritables
du règne floral. 

[…]

On les voit dans l'éclosion
qui épanouissent
déjà leur adieu.

Le jardin, avec ses arbres et ses fleurs est constamment évoqué, mais aussi l'enfance, la sienne propre sans doute à travers celle, dans le tendre souvenir inquiet, de sa propre  progéniture, grandie, en allée.

L'enfant ne me prend plus par la main,
elle m'a laissée au bord du temps
et du souvenir recueilli
au hasard du monde, dans un fruit.

Trois des cinq parties du livre se concluent par un long poème en italiques, comme pour souligner l'évanescence. À chaque fois, apparaît la figure de la rose, ce symbole de la beauté, de la naissance autant que de la fragilité et de la disparition. On songe à la chanson : On est bien peu de chose / Et mon amie la rose / Me l'a dit ce matin / À l'aurore je suis née / Baptisée de rosée / Je me suis épanouie / Heureuse et amoureuse / Aux rayons du soleil / Me suis fermée la nuit / Me suis réveillée vieille. Référence à Ronsard bien sûr.

Rose. D'une si grande élégance, dont les pétales se colorent subtilement, du jaune au blanc à l'incarnat. Qui attire le regard — et la convoitise.

[…]

Un matin pourtant il n'y a rien ; on le sait sans l'avoir encore vu.  
Quand le regard ne se pose plus sur rien, qu'est-ce qui nous est ôté ? Quand il n'y a qu'un vide au-dessus de la tige déchirée ?

 Mais aussi :

D'où vient parfois notre seule espérance ?
Un petit pied de rosier et sa fleur rouge intense.

 Et encore :

La rose unique et neuve sur le rosier, au-dessus des sépales desséchés : elle rafraîchit la vue, et toute la vie, en cet instant sur elle s'est posé.

L'ensemble du livre est empreint de mélancolie, Tant de voix se sont tues ! quand bien même point çà et là une petite célébration : L'oiseau honore de son passage / le carré de ciel devant la fenêtre / qui me compose un jardin aérien ; // un doux sourire / (malgré décembre éteint, immobile), / de reconnaissance […]

C'est une écriture qui dit principalement la perte, la solitude, mais une solitude méditative qui s'essaie à une présence au monde, voire à la joie et à l'apaisement qui en découlent.

L'amie sans doute ne pense pas à moi,
peut-être n'y pense plus,
l'enfant, qui n'est plus un enfant, et vit
au rythme frémissant de ses désirs
rejoint rarement
le temps un peu dénudé où je me tiens.

L'instant pourtant respire,
mon cœur se nourrit
des pensées que je destine,
il a l'ampleur et l'étoffe un peu rebondie
des petits corps colorés d'oiseaux
— piverts, geais et mésanges — qui,
le temps d'une halte, émaillent les jardins.

 Le silence n'est pas creux.

Et, cette note ô combien salvatrice, sur laquelle j'aimerais terminer :

Au fond de soi aussi, qui vibre,
comme le double de l'oiseau dans sa verte nasse,
quelque chose de fervent.

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Estelle Fenzy, Une saison fragile

La saison fragile d’Estelle Fenzy évoque, dans de très courts poèmes, ces moments de la vie où l’on tremble un peu sur ses bases : parce qu’un père meurt ou parce qu’un enfant prend son envol. La poète le dit en mots pesés, retenus, fidèle à cette écriture limpide qu’on avait déjà relevée en 2015 et 2019 dans Chut (le monstre dort) et La minute bleue de l’aube, deux livres également publiés à La Part Commune.

« L’absence/un silence très fort/avec la nuit autour », écrit Estelle Fenzy. Oui, faire le deuil. Faire aussi advenir le poème. « Ecrire vient/de la perte/et du manque ». Estelle Fenzy pleure un père dont la figure imprègne encore les lieux où il  a vécu. « Maman a gardé/ta chemise blanche/c’est un peu ton ombre/pliée dans l’armoire ». On croit parfois entendre Christian Bobin quand elle imprègne de merveilleux l’instant le plus banal. « Pluie sur le jardin/une princesse dans le ciel/crache des perles et des pétales/à chacun de ses mots ».

Dans ce monde transfiguré par le regard du poète, il y a la conscience aiguë d’un dialogue ouvert avec les disparus. « Parfois/mes vivants et mes morts/font une étrange famille//une conversation du dimanche/autour d’une table d’absence ». Plus frappant encore, ce sentiment d’une présence éternelle derrière le rideau des instants les plus familiers. « Peut-être/les âmes des morts/attendent au fond des tasses//d’être bues d’être reconnues ».

 Estelle Fenzy, Une saison fragile, La Part Commune, 105 pages, 13,90 euros.

S’il y a la mort et la conscience d’une perte irrémédiable, il y a aussi ce qu’on appelle les petites morts. Estelle Fenzy s’en fait l’écho en parlant de ce qui l’étreint quand un enfant quitte le nid familial et part vivre sa vie. « On tisse des cordons/que l’on coupe au matin/sur le tarmac brûlant/d’une samedi de juin ». Le signe de la main, au moment du départ, ravive des visions d’enfance. « Ta main menue/si longtemps dans la mienne/me fait signe de loin ».

 Alors il faut bien alléger les jours. « Faire comme si », raconte Estelle Fenzy dans une série de petits textes inaugurés, chaque fois, par cette expression. « Faire comme si », c’est parfois reconnaître quelques petits mensonges que l’on se fait à soi-même ou s’avouer tous ces vœux pieux que l’on se formule sans illusion. « Fais/comme si/le ciel de traîne//emmenait dans/sa robe de reine//les frimas les pluies/les chagrins aussi ».

A propos de ciel de traîne, Estelle Fenzy a trouvé dans la ville de Brest, où elle a vécu huit ans, une ambiance à la mesure des sentiments contradictoires qui peuvent la traverser. Dans cette ville (où, selon la formule consacrée, il fait beau plusieurs fois par jour), « les gris/s’ajoutent aux gris//un seul rayon/et c’est sur la mer/un éclat sans fond ». Les Brestois ne manqueront pas d’être sensibles à ce regard à la fois juste et décalé sur la grande cité du Ponant.

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Sonia Elvireanu, Le regard… un lever de soleil

Forte de trois recueils : Le souffle du ciel, Le chant de la mer à l'ombre du héron cendré et Ensoleillements au cœur du silence, publiés entre 2020 et 2022, l’œuvre poétique récente de Sonia Elvireanu s’enrichit aujourd’hui d’un nouvel ouvrage.




Dès le titre, en établissant un lien inattendu (une sorte d’oxymore) entre l’œil humain et l’aurore, on retrouve l’une des principales spécificités de sa poétique : établir des synesthésies entre le monde matériel (avec une attirance assumée pour la nature) et le monde spirituel (avec pour prédilection affichée la création  artistique).

L’œil, le regard, est donc ici celui d’un peintre. Un peintre lecteur qui avoue son désarroi face à la poésie : « il est difficile de pénétrer le mystère des vers [...] j’ai eu la sensation qu’ils choisissaient le lecteur et je ne crois pas que j’étais parmi les élus ». Puis il confesse ne pouvoir communiquer avec quelqu’un d’autre qu’il ne nomme pas : « je suis comme un mur qui ne te laisse pas aller plus loin ». Voici une autre constante dans la démarche de Sonia Elvireanu : amorcer un dialogue avec un absent dont on ne sait rien.

Par ailleurs, le mur évoqué par l’artiste concrétise de manière aussi absurde qu’abrupte l’énigme du monde qui se pose à tout un chacun. Il appartient au créateur d’en prendre conscience pour ensuite opérer une transcendance : « le mur peut être une métaphore, le vers une couleur ». Dès lors, le regard intérieur, plus encore que l’œil biologique, grâce à l’intercession de l’art, va tenter de résoudre le mystère immanent et engendrer ainsi l’espoir. Ce qui nous ramène au titre : « la sensation d’impénétrable se brise ainsi [...]  / le regard est lever de soleil ».








Sonia Elvireanu : Le regard… un lever de soleil, 

Le mur, à la fois abstrait et hostile, qui hante le peintre, sur lequel il s’est heurté jusqu’à présent, devient un support, une toile où s’accordent tous les tons de sa palette : « je vois tous les murs en couleurs, / bleu, violet, jaune, vert, orange / ou un mélange qui réabsorbe les couleurs ». Fort de ses pouvoirs, le démiurge décide de se lancer dans une quête au cours de laquelle il saura déchiffrer les plus profonds mystères du monde : « On porte en soi la quête, / le visage invisible de la lune, / de la mer, l’abysse, l’infini».

Le lecteur est alors convié à un voyage initiatique qui va s’effectuer à la fois dans l’espace et à travers le temps. Une quête qui doit permettre de lever tous les secrets, car : « il n’y a pas de mur à ne pouvoir décrypter... ». Cependant ce même lecteur peut se poser la question de savoir qui lui parle ainsi : est-ce le peintre, l’ « autre » insaisissable ou bien le poète elle-même ? Peu importe après tout, puisque : « ils portent la quête en eux, une sorte de connaissance, / comme tout ce qui existe sur la terre, / comment ne pas être ébloui par tant d’énigmes, / les murs contre lesquels on se heurte ».

Celle qui compose ces chants aux allures de psaumes (qui peut s’incarner tour à tour dans l’un ou l’autre des protagonistes) nous transporte dans diverses contrées à travers le monde réel. On identifie certains de ces pays, à titre d’exemple, grâce à une notation botanique — la fleur Aechmea pousse surtout au Mexique—, géologique — Nilgiri désigne une chaîne de montagnes en Inde — ou archéologique — l’Acropole. Parfois elle s’attarde sur un site à la fois enchanteur et emblématique comme l’île de Skiathos dans l’archipel des Sporades, berceau de la Grèce moderne. Sans pourtant négliger de temps à autre un détail concret pour donner de l’épaisseur au récit : ainsi, au monastère d’Evangelistria, où fut tissé le premier drapeau national grec, le voyageur se voit offrir un verre d’Alypiakos, nectar issu du vignoble de la communauté. On errera encore en sa compagnie dans le désert du Sahara : « bédouin entre des sables brûlants, / je t’ai retrouvé entre les palmiers, / près du lac, séduit par le mirage, / le tien ou celui de l’eau ». Plus loin, elle évoque les fjords scandinaves puis l’Himalaya.

Mais Sonia Elvireanu se souvient aussi d’un jardin et d’une maison. Un espace de repos pour y faire étape. Ce refuge est parfois le sien : « lundi chez moi… comme dans une peinture, / silence ensoleillé alentour, le ciel clair », parfois celui du peintre ou de l’« autre » : « Sa maison, réelle ou rêvée, / avec le soleil glissant à travers tous les murs, / habillée avec les nuances de l’arc-en-ciel ». A l’inverse des pays traversés, ces lieux ne sont pas situés dans un espace géographique précis. L’arbre planté là peut être le pommier — répandu dans tout le septentrion — ou l’olivier — fruitier méridional par excellence. Ils ne sont pas non plus figés et peuvent s’inscrire dans une campagne, sur une colline ou un rivage.

Le parcours se déroule aussi dans le temps. Question mur à décrypter, comment ne pas évoquer le travail de Champollion consacré au texte rédigé en trois langues, qui fut gravé à jamais sur une stèle noire ? Cette fameuse pierre de Rosette découverte par hasard sur un chantier se métamorphose dans l’imaginaire du poète en un « fragment de pyramide ». A la faveur d’un autre raccourci spatio-temporel voici le lecteur propulsé en pleine préhistoire. Lascaux et tant d’autres sites découverts depuis exercent toujours leur fascination : « tant d’énigmes sur les parois peintes des grottes ». Dans l’obscurité de ces tanières humaines, la lumière (physique et spirituelle) s’avère nécessaire pour discerner et apprendre : « La paroi est vivement colorée, / un monde bizarre prend vie sous le vacillement de la flamme / on les [ces dessins rupestres] regarde pour découvrir et comprendre ». Plus loin nous atteignons les rives de l’Attique : « Je reviens à l’histoire, / le soleil du lieu où les dieux / ont ensemencé le rivage, […] / La Mer Egée et le ciel. » L’écrivain ose se transposer en Egypte pour rejoindre un prophète et son peuple acculés face à la Mer rouge, Pharaon à leur poursuite : « Je suis entre les eaux ouvertes / par le bâton de Moïse ».

Par ailleurs, comme cela était le cas avec Ensoleillements au cœur du silence, Sonia Elvireanu s’ingénie à établir des correspondances entre réalité et mythes païens et/ou chrétiens. Ici, ces correspondances entrent en jeu à l’occasion de visites de sites consacrés. Le poète se rend ainsi au théâtre de Dionysos, où elle devine : « la solitude d’un monde éteint où les dieux s’arrêtaient autrefois ». Elle prie dans un monastère dédié à l’Annonciation : « sous les icônes, devant les saintes reliques, / dans le silence comme l’eau de la mer, je murmure / la prière du pèlerin arrivé sur un rivage béni ». Elle est impressionné par le temple d’Athéna : « sous le soleil brûlant, / des regards brillants l’ont construit ». Ou dans une église orthodoxe semble troublée par une icône : « sur le mur blanc, en pierre, une icône, / un homme d’une beauté divine brille au-dessus ».

Que ce soit le voyage terrestre, un saut dans le passé, la visite de lieux sacrés ou les souvenirs heureux de séjours à la campagne ou au bord de la mer, la démarche est toujours sous-tendue par l’idéal de la quête : « il existe quelque part un élu, un destin, une mission sur la terre, / et celui qui ne regarde qu’une pierre, un mur, / chacun voit autre chose, certains à la surface, d’autres au plus profond ». Cette quête est empreinte de spiritualité. Le concept d’une divinité est omniscient même si le vocabulaire religieux apparaît moins sollicité que dans les recueils précédents. On retrouve cependant la figure christique en fin de volume accompagnée d’une profession de foi : « le murmure d’une source de lumière / remplit l’espace : la beauté, la piété / et la douceur de l’homme / rayonnant sur la croix de bois /son mystère, un nimbe de lumière, / traverse les temps, son éclat vivant nous touche».

La poétique de Sonia Elvireanu, embrassant les couleurs du peintre (avec une prédilection pour le bleu), les composants de la nature et les quatre éléments, nous entraîne dans un irrésistible tumulte de sensations et d’images et affiche souvent une tonalité incantatoire : « Je porte le sable en moi, le mystère, la mer, / l’amour, l’écoulement lent, / l’île ou la forteresse sur les vagues, / la montagne, la forêt, la clairière, la plaine, ».

Pratiquant une versification libre de toute contrainte, qui donne plus de puissance à son propos, elle parvient à rendre sensible le  « miracle de l’amour et de la poésie ». Serait-ce la clef du mystère ? Le peintre, quant à lui (ce double qui bronchait devant les vers), découvre en toute fin que : «le noir n’est plus opaque». Sa quête et celle du poète se rejoignent, sont une puisque : « l’impénétrable se déchire tel le noir sur lequel / le peintre met une autre couleur, de même le poème / son noyau s’illumine d’un grain, on entre dans le cercle / de la vie, au-delà du tourbillon des sentiments».

Une telle œuvre, dense et riche d’interprétation, peut dérouter le public. Elle nécessite plusieurs lectures si on veut en maîtriser les arcanes — ce que j’ai accompli en doutant d’y être parvenu tout à fait. Les poèmes constituent une matière en fusion et résisteront toujours — un peu ou beaucoup — à une analyse fouillée tout en nous ouvrant des fenêtres sur les étoiles. C’est cela le paradoxe inhérent à toute création artistique. Je laisserai l’immense René Char conclure : Le poète ne retient pas ce qu’il découvre ; l’ayant transcrit, le perd bientôt. En cela réside sa nouveauté, son infini et son péril. (*)

(*) in : La bibliothèque est en feu, La Parole en archipel, Œuvres complètes © 1983 Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard, page 378





Présentation de l’auteur




Georges Cathalo, Noms propres au singulier

Le poète aime les textes courts - qui ont fait sa réputation (Quotidiennes, par exemple, plusieurs petits volumes réjouissants).

Le voici illustrer le livre, le poème, la survie des deux en plongeant dans l'histoire de noms célèbres, de Rimbaud à Goethe, en passant par Baudelaire, Ravel.

Il faut sauver le poème, la littérature, et faire que ceux-ci perdurent dans le souvenir, dans la lecture.

Tant de livres se sont égarés, oubliés par le pilon , l'inculture.

Ces hommages, recueillis en peu de mots, sont de vrais poèmes qui placent le lecteur "en écho" pour qu'il vibre de concert.

L'auteur de "Quotidiennes pour résister" sait trop bien qu'il y a dans le mot une puissance, une vibration, et que la passion "d'accumuler des livres" est vive, incitatrice et saine.

Tout cela fait de ce petit livret un conservatoire unique de poètes et d'artistes, que le poète aime, et qu'il veut honorer de ses huitains ou dizains de ferveur.

Georges Cathalo, Noms propres au singulier, Gros Textes, 2023, 54 p., 7 euros.

Présentation de l’auteur




Bernard Grasset , Fontaine de Clairvent

 Une lampe éclaire le destin
 Des matins et des soirs marcher »

(Vendredi 5 mai 2023 Causses du Quercy)

De 2021 à 2022, au fil des jours, au fil des saisons, Bernard Grasset a rédigé soixante-quatorze quatrains, une forme brève qui concentre la force de l’écriture, la force d’une inspiration méditative au plus près du silence et une écriture au plus près de la nature quand l’homme devient marcheur et que le poète regarde et écrit

Chaque quatrain s’inscrit dans un espace-temps et cette invitation au voyage commencée le dimanche 14 mars 2021 à la Chaume Paracou, s’achève le mercredi 7 juin 2023 à l’Ile-d’Yeu.

Ce journal poétique est aussi un pèlerinage intime, une incitation à regarder, à sentir et ressentir, à poser ses pas sur le sable, le sable… celui aussi du sablier qui égrène le temps car «  tout s’efface, tout s’oublie » , mais pour ne pas oublier, les mots des quatrains pour saisir l’instant, tous ces instants vécus dans le secret qui murmurent « le chant des vagues » et au commencement du jour, mettre «  nos pas dans le matin » pour retrouver le vent et « les monts au bord du ciel » pour que naissent aussi les mots  au bord du ciel .

Cheminer du silence à la lumière, marcher et méditer pour entrer au plus intime de son être et parfois rejoindre l’enfance, marcher et s’ouvrir à l’infini.

Un élément l’eau et une couleur le bleu sont  deux occurrences constantes, l’eau de mer, l’eau des fleuves et surtout celle de la Loire, l’eau des fontaines celle du mont Beuvray ou celle de Lorèze. Des fontaines qui ne sont pas sans rappeler la fontaine bretonne de Brocéliande.

Bernard Grasset, Fontaine de Clairvent, éditions Au Salvart, 2023, 50 pages, 12 €.

Des fontaines de jouvence qui ouvrent à l’ailleurs ; le bleu celui de l’eau et celui du ciel pour entendre le « chant bleu d’oiseau » franchir « la porte bleue » et en cueillir « l’instant bleu ». Le bleu, la couleur dominante des illustrations qui accompagnent les mots de Bernard Grasset, le bleu des aquarelles et encres monotypes de l’artiste Isaure. Le bleu, ce « calme muet » qu’évoque Vassily Kandisnsky.

Les quatrains pour l’essentiel sont souvent rédigés en phrases nominales avec verbe à l’infinitif, et souvent aussi dans un rythme binaire pour se calquer sur le rythme des pas. « de silence/et d’espérance » « tout commence/ tout s’achève », des mots qui donnent l’impression d’être nés pendant la marche, au plus près des sensations éprouvées.

La nature est poème, les mots pour en capter le mystère. La poésie est offerte, partagée, elle ouvre sur le mystère, sur la lumière comme « l’aube au creux des mains ».

Parcourir une contrée, c’est aussi entrer en « pays de mémoire » parfois sur les pas d’un Autre qui a su aller à la rencontre des plus petits, des enfants, qui a su désaltérer la Samaritaine venue au puits , qui a su partager le pain, un pain de Vie :

Voix d’enfants, puits, Cène
Revenir au pays de mémoire 

Le poète dit l’invisible, il marche vers l’au-delà du visible, par sa marche il incarne sa parole et sait « Etre homme de Clairvent ».

Extraits

Terre blanche, silence,
Chalet, tant de lumière,
Celui qui atteint les cimes oublie,
Echo de pas, bleu éclat.

(dimanche 6 mars 2022 Lac des confins)

L’eau reflète les feuillages
Harpe de l’heure immobile
Grue rouge, bateau blanc, un banc
Le ciel abrite les passants.

(jeudi 2 février 2023 Nantes, canal Saint-Félix)

 

Présentation de l’auteur




Denis Emorine, Comme le vent dans les arbres

Denis Emorine est le poète des obsessions  comme les grands poètes de tous les temps. Il ne cesse de les dévoiler non seulement dans ses poèmes, mais dans toute son œuvre (poésie, romans, théâtre, essais) : amour, mort, identité, temps.




Poète de l’amour et de la mort surtout,  le poète semble les engager dans un dialogue riche d’images et de sens, au fond un monologue intérieur révélateur de son vécu dramatique sous les apparences d’un dialogue avec le fantasme d’une femme russe. 

Le titre Comme le vent dans les arbres met en balance les deux côtés profonds de sa poésie : la douceur de l’amour face à la violence de la mort enracinée dans son âme à tel point qu’elle empêche la joie de vivre. Le poème qui ouvre son recueil en est la meilleure illustration : « La douleur/ a courbé nos épaules/ et bloqué notre dos/ nos yeux nous trahissent toujours entre deux mots// Aucune prière ne détruira notre douleur/ nous sommes veufs de la mort/ des êtres aimés ».

Le lecteur ne doit pas se laisser tromper par le sous-titre Poèmes pour Natacha Rostova qui renvoie à l’héroïne de Tolstoï de Guerre et Paix.C’est une manière de rendre hommage à la grande culture russe par une femme qui incarne son esprit et en même temps de s’interroger sur l’Histoire.

Denis Emorine, Comme le vent dans les arbres. Poèmes pour Natacha Rostova/ Come il vento fra glialberi poesie dedicate a Natacha Rostova. traduzione di Giuliano Ladolfi, Giuliano Ladolfi Editore, 2023.

Denis Emorine le fait souvent dans sa poésie par des poèmes dédiés aux femmes poètes qu’il admire. Natacha comme Olga du recueil Romance pour Olga ne sont que des fantasmes, un symbole, l’incarnation de l’identité slave, l’expression de son admiration mais aussi un moyen d’établir sa parenté lointaine avec l’Est par ses ancêtres.

Pour le poète français, l’Est est la source de l’amour et de la douleur, car le drame de sa mère est lié  aux événements tragiques de l’Est. La mort de son père revient souvent dans ses poèmes dans le leitmotiv de la forêt de bouleaux :« Je mourrai un jour/ ébloui par les étoiles/ que je  n’ai pas su aimer/ et rattrapé par la/ forêt de bouleaux/où repose mon père ».

Pour Denis Emorine « la mort vient de l’Est », il le rappelle sans cesse dans ses vers, c’est comme un refrain musical. Rien ne le console, ni même l’amour. Son regard est voilé par cette obsession qui le traverse, il y sombre, piégé à jamais :« l’horreur n’a pas de nom/ j’ai perdu le mien/ aux portes de l’Est/ je vois danser les prisonniers sous/ les coups des bourreaux/  dont les hurlements se répandent/  sur le monde/  la nuit répand la mort/  qui/ vient de l’Est ».

La joie de vivre est empoisonnée par l’obsession de la mort de ses parents, le chemin de sa vie est assombri par la perte de sa mère qu’il a beaucoup aimée. Cela explique les leitmotivs du petit garçon inconsolé et de la jeune femme brune  aux yeux bleus de ses poèmes. L’amour de la mère est invoqué comme seul appui à son passage au-delà : « Au pied de l’arbre blanc/  vomissant du sang/  j’attends toujours/  le retour de la jeune femme brune aux yeux bleus/  qui me prendra dans ses bras pour/  m’aider à mourir. »

L’obsession de la mort s’apparente à la quête identitaire à travers le temps qui ne permet pas le retour en arrière autrement que par la mémoire affective, elle-même fragilisée. Pour Denis Emorine les souvenirs de L’Est se partagent entre la beauté de la femme russe, telle Natacha, et l’horreur de la guerre. Mais ni la beauté, ni l’amour, ni la poésie ne peuvent rien faire contre la mort. Son fantasme est toujours là, menaçant, un fardeau écrasant qui lui provoque des insomnies : 

« Tu ne vois pas la croix/  qui / glisse sans cesse de mes épaules/  en éraflant ma peau/ elle est là depuis toujours/ me rappelant que j’existe// Je voudrais me protéger d’elle/  ou me réchauffer à son ombre/  en oubliant les crépitements de la vie/  Tu ne la vois pas/  et pourtant elle me rejoint/  la nuit lorsque/ l’insomnie me défigure/  La mort/  la mort vient de l’Est ».

L’amour et la beauté de sa jeune mère traversent obsessivement ses poèmes. Son image revient à sa mémoire encore plus douloureuse sous les plis du souvenir : « Je suis toujours ce petit garçon/ébloui par la beauté/ de la jeune femme brune aux yeux bleus/  elle ne m’avait jamais avoué/  qu’elle s’enfoncerait un jour/ dans la forêt de la mort/ avec l’homme qu’elle aimait/ en me léguant le poids de l’Histoire/  J’aurais voulu tuer avec mes mots/ les bourreaux de l’Est ».

L’Histoire avec son cortège de guerres et de tragédies bouleverse la vie du poète, brise son identité, fait de lui un exilé. Il ne peut pas oublier ses morts chers, effacer sa douleur, se réconcilier avec elle, faire de ses vers un champ de bataille, seulement crier sa révolte, sa haine, confesser son drame qui l’empêche d’aimer la vie, de retrouver son amour pour un pays admiré pour sa culture.

Natacha est une interlocutrice  muette, une  accompagnatrice du poète à travers la Russie, devenue un « pays glacé », « le pays des mitrailleuses », de la  mort, où repose quelque part la tombe inconnue du premier mari de la jeune  femme brune aux yeux bleus. Elle est un lien entre l’Est et l’Ouest, entre deux identités et deux cultures, mais aussi une sorte de thérapeute qui assiste à l’anamnèse du poète, l’aide à livrer ses obsessions, sans réussir à le guérir. Il erre encore dans sa nuit, hanté par le drame de ses parents qui l’avait ravagé depuis son enfance.

Les poèmes de Denis Emorine sont le chant douloureux d’une vie atteinte par le cauchemar de la mort, avec le sentiment prégnant de l’exil intérieur et des accents de révolte, de haine contre les horreurs de l’Histoire.

Comme le vent dans les arbres est écrit comme un seul souffle, avec de petites pauses de respiration, sans ponctuation, sans titres, laissant les vers se mettre sur la page dans leur musicalité, en l’absence des rimes, leur mélodie émane de la sonorité des phrases, de leur rythme intérieur. On pourrait voir  dans la poésie du poète français un requiem pour l’Est.




Présentation de l’auteur




Estelle Fenzy, Une saison fragile

Quel beau titre ! Inspiré, inspirant et suggérant d’emblée le sens de la nuance, de la vulnérabilité, de tout ce qui risque de défaillir. Avant même d’ouvrir le recueil, on sent une délicatesse à la japonaise à cause du mot « saison » bien sûr et à peine le livre ouvert, on se dit que l’on ne s’est pas trompé, que la poète a choisi le poème court, haïku ou pas, mais court, à vif, nerveux, saisissant l’état d’âme, saisissant au vol la douleur, le chagrin, juste par des évocations simples, concrètes, sans emphase, en mineur, en sourdine.

Seule
dans ma cuisine
 j’écoute
la fumée de ma tasse
devenir poème » p. 24

Le recueil est réparti en quatre parties, dont la première donne le titre à l’ensemble. Ce premier regroupement rejoint l’intime par divers moyens : le je seul ; le je et tu ; le mode réflexif à la troisième personne sous forme d’aphorismes à teneur plus universelle.

Il y a des mots
qui meurent
avec les gens

 Je n’ai pas dit
Papa
depuis longtemps » p.14

               ∗

Il est insupportable
le silence que tu fais » p. 23

               ∗

Un poème
c’est peut-être
une mémoire à atteindre » p.27

Estelle Fenzy, Une saison fragile, La Part Commune, 2023, 105 p. 13,90 €.

Mais quelle que soit la façon d’envisager l’énonciation, selon le jour de l’écriture, l’état d’esprit d’Estelle Fenzy au moment où le poème naît, c’est à chaque fois une facette de l’expression du deuil qui se manifeste et pour chaque lecteur, les mots choisis résonnent intimement.

Le soutien à cette mélancolie liée à l’absence définitive, la poète le doit au poème, à ce moment privilégié où pour un instant, la douleur est suspendue malgré la douleur par la résurrection de l’être aimé dans les mots mêmes qui l’évoquent :

J’ai gardé
tes chaussures préférées
pour que tu reviennes
marcher dans mes rêves p.14

Ce n’est sans doute pas pour rien que dans ces pages l’idée de la naissance, l’apparition, la création du poème surgit souvent comme le seul baume qui vaille : c’est un bienfait, une grâce, voire un ralliement secret qu’on appelle de ses vœux :

Disparaître
pour que reste
au centre de soi

cet éclat qui écrit le poème p. 13 (deuxième poème du recueil)

Le poème
un effondrement de soi
que l’on recueille et reconstruit p.23

Il y a
une langue
pour la nuit
une autre
pour le jour
et celle qui nomme
cet entre-deux
POÈME  p. 31

Dans le deuil, il y a les mille questions que l’on se pose, les réponses incertaines, les perplexités des « peut-être », le ressassement qui s’égrène au fil des pages, revenant comme une antienne mélancolique. Dans la fragilité du deuil, c’est toujours l’hiver qui persiste « Je garde/mon sang d’hiver/ mes écailles glacées » p.35

La joie elle-même est pure tristesse, pur sanglot :

Oh poème
Comme j’aime
ton visage
plein de rides p. 37

Alors comment se sortir de l’angoisse, des ombres et des ténèbres si ce n’est par le souhait du mensonge ? « Je voudrais / que quelqu’un me mente » p. 47 termine la première partie du recueil et introduit la seconde « Les Petits mensonges ». Estelle Fenzy propose « ses petits arrangements avec les morts » comme Pascale Ferran dans son film et chaque poème commence par « Fais/ comme si » et « Imagine » pour faire surgir un monde plus souriant, un monde ailé, un monde d’élans.

Fais
comme si
tu croyais

mes jolis
mensonges
cuirasse-moi
la plume

de pinson pas gai  p. 64

Et comme tout ce deuxième volant est parcouru d’ailes en berne, de tentatives qui ont tendance à échouer, car forcées, car artificielles, il n’est qu’une grande et belle préparation au troisième mouvement intitulé « Tout commence par des ailes » qui raconte l’envol ou émancipation de l’enfant devenue adulte qui quitte le foyer familial. C’est de façon pudique mais saisissant  que notre poète livre ce déchirement maternel car « Qui prépare les mères/ à la douleur du post partir » p.74. Elle dit le manque de l’enfance perdue, elle cherche sa fille envolée vers un ailleurs plein de perspectives, dans les objets, dans les photos, dans les parfums qu’elle aurait laissés :

Moi
renarde au terrier
à respirer
dans l’oreiller

 tout le feuillage
de tes cheveux p. 79

Poignante image d’une mère esseulée, désemparée qui cherche sa fille, et lutte entre son égoïsme de mère qui la voudrait pour elle et son éthique de femme qui veut sa fille libre et épanouie, mais sans elle. Et elle conclut, pansant sa blessure « Ton envol/ c’est de l’amour encore ». Le quatrième volet peut dès lors s’ouvrir, cet « Après la pluie (Brest m’aime) » qui clôt le recueil, le termine par de la clarté, de la lumière, une renaissance qui ne nie pas les blessures. Cette saison là est cicatrisation car « Après la pluie/ tes yeux hurlent plus fort/ en bleu » p. 93. Dans cette partie, ce n’est plus la saison qui est personnifiée, c’est la ville de Brest tutoyée et dont la poète dit : « Déjà/ tu dégrafes/ ton corset de granit// respires » p.97.

C’est la force de vie que ce vent, ce granit, ces vagues, ce ciel changeant. C’est la force de vie ces saisons qui s’entrechoquent, se superposent, sont force cosmique : « Tu sais/ faire novembre/ en juillet » (…) « Les gris/ s’ajoutent au gris// Un seul rayon/ et c’est sur la mer/ un éclat sans fond » p. 101

La lumière, la clarté ont soudain tout l’espace de la page. La ville foulée revivifie la femme naguère encore fragile comme une saison. Comme Antée, elle recouvre les forces qui lui manquaient en se reliant à cette fin de terre au goût d’iode et de sel :

Après la rade
dès la balise
tu lâches tes fauves

Ils creusent des gouffres
dans la mer
avec leur liberté

Toi tu rentres
les griffes
lèches du port
le sel du carnage p. 103

Le tu employé devient ambigu : tantôt il renvoie à la ville de Brest et ses environs marins, tantôt il renvoie à l’adresse distancée de la poète à elle-même comme le faisait Guillaume Apollinaire (pour ne citer que lui) dans « Zone » par exemple.

Le lexique n’est plus le même car il appartient à la langue du dehors, à la langue de l’action et non plus à celle qui prévalait jusqu’alors – la langue méditative – la langue du dedans et ce n’est qu’après coup, une fois qu’on a balayé l’ensemble du recueil que la citation en exergue de Nicolas Bouvier prend tout son sens, lui dont le recueil s’intitule Le dehors et le dedans : « N’apportez rien de plus fragile que la fragilité à laquelle tout conduit »

Quel chemin parcouru ! Désormais la poète sait qu’elle est comme l’océan et ses marées, qu’elle peut partir et revenir :

Laisse-moi te quitter
et revenir encore p. 104

L’intime du poème s’est gonflé du ressac de la mer et notre poète a compris qu’elle avait « laissé sur tes trottoirs/ un poème qui s’ignorait » p. 92

 

 

 

Présentation de l’auteur