Catherine Andrieu, À la marge

Écrire, écrire, écrire

Un grand signe apparaît dans le ciel, une femme enveloppée de soleil. La lune sous ses pieds (la nuit est aussi un soleil chez Zarathoustra) et sur sa tête une couronne d’étoiles. Elle l’a dans le ventre, elle crie de douleur en tourment… tourment d’enfanter ? non pas, mais d’écrire son tourment sans repos admissible.

Il en est ainsi dès l’instant où l’expérience révèle, à tel point que la lumière est rayon de ténèbres. C’est confirmé par Denys l’Aréopagite et Georges Bataille. J’oubliais Dante : « Que je ravive, tu veux, cette douleur, qui même si j’en pense me serre le cœur, et de la langue fait nœud. » Enfer, chant XXXIII, traduction Kolja Micévic. Et c’est là l’essentiel chez Catherine Andrieu, la langue funambule fait corde à nœuds tendue entre son corps et sa main crevassée. Cette main qui fait saigner les mots et les murs de l’enfermement. Oui Catherine est entrée en écriture comme en entre en religion. Elle s’est enfermée dans une cage d’os (les siens) et d’histoire (la sienne) tout en attendant à la lisière, À la marge, de retenir les mots par les griffes de ses mains devenues serres.

« Quand j’écris, j’écris en général une note d’un trait mais cela ne suffit pas et je cherche à prolonger l’action de ce que j’ai écrit dans l’atmosphère. » Artaud. Catherine elle aussi cherche à prolonger l’écrit dans l’espace en fracassant l’horizon afin de dévorer l’instant jusqu’à l’os, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à aimer, plus rien à perdre. Et tout à écrire. Écrire comme nue sous le manque des évanouis, glissements et vols ainsi qu’en nuits infinies le vent court dans l’exil long et la main atmosphérique pleine de désespoir muet brûle l’air enfin saturé de lettres/hurlements.

Catherine Andrieu, À la marge, 50 pages, 12 euros, éditions Unicité, 2025.

Pour conclure, en apportant à ce que j’ai écrit plus haut une noire lueur comme un éclairage, voici les premiers mots d’un courrier que Catherine a adressé à quelques-uns de ses lecteurs : « Vous avez, chacun d'entre vous, déjà pris soin de mon œuvre plusieurs fois, toujours avec talent et souvent avec une grande bienveillance, et j'ai conscience de vous avoir un peu « usés » au cours de cette année 2025 où écrire quinze heures par jour a été pour moi la seule solution pour ne pas crever. » Tout est dit !

Présentation de l’auteur




Jacques Roubaud, Peut-être ou La Nuit de dimanche (Brouillon de prose). Autobiographie romanesque, Colin Lemoine, Hélène Cixous, Parlure

Le pacte menteur de l’autobiographie

Roubaud finit par oser une portion d’autobiographie après l'échec premier transformé en autobiographie de cet échec ( raconté dans "Le grand incendie de Londres"). Il s’ouvre sur un quatrain de Galaup de Chasteuil : « Je suis je ne suis plus je changerai mon estre / Cependant je seray sans qu’à jamais je soys / Ce que je fus icy mais non ce que j’estoys /S emblable me pouvant dissemblable cognoistre ».

Comme lui le poète de notre temps invente des choses de sa vie et prouve que le biographe se doit liberté et désinvolture par rapport à la vérité de sa vie (qui dans un tel genre ne cesse de changer). ; Il connaît donc l’écueil d’une forme forcément floue.

La force de la poésie est pour lui de ne pas faire de la biographie : elle a mieux à faire. Se raconter elle-même. Si bien que pour l’auteur le titre de chaque livre est sa seule autobiographie car immédiatement la vérité bouge. Et le texte bascule « dans le faux » en une suite de variations.

Sceptique sur tout et surtout au sujet rêve qui n’existe que dans son récit éveillé, l’auteur tombe dans l’invention jusqu’à aborder par son écriture sinon dans le roman du moins du romanesque en 23 chapitres en cinq modes de police de caractères, de couleurs (qui n’apparaît pas ici) et de type narratif. Tout s’écrit depuis une forme étrange et étrangère même si le poète a toujours tourné autour de plus en plus étranger à lui-même et dans une distance (celle du temps passé) qui le rend plus jeune.

Il rappelle que tout texte littéraire est en quête de son « nom propre », (chapitre 3) mais il reste incertain. Tout reste hypothèse et « opération » aussi mathématique que médicale. Au moment où sa « mémoire n’est plus qu’un souvenir » de plus en plus incertain, l’auteur revendique une « irresponsabilité brouillonne » qui néanmoins permet d’approcher un secret dont la révélation est d’autant plus sûre que lorsqu’elle paraît douteuse. L’« Autobiographe » est donc un roman presque vrai dont la « prose incongrue » prouve simplement que "Ce qui dépend du futur antérieur, c'est par exemple la conviction que l'on a que le soleil se lèvera demain."

Jacques Roubaud, Peut-être ou La Nuit de dimanche (Brouillon de prose). Autobiographie romanesque, Le Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2018, 192 p., 20 €.

C’est la manière de ne pas aliéner l’écriture par l’existence. Parler la vie revient à affirmer que ce vœu (comme celui de l’amour ?) reste impossible.  Ajoutons toutefois qu’à celui à qui poserait la question Qu’est-ce que le “ sujet ” dans l’œuvre de Roubaud ? Sera répondu que le sujet est l’écriture elle-même, car c'est par elle que tout passe (infuse) et ne passe pas (barre). C'est elle qui pénètre le sujet plus que le sujet la pénètre. Preuve que la dichotomie fond/forme n’est pas aussi fallacieuse qu’on le prétend.

L’« excès » de proses prouve qu’il n’existe pas une vie mais des interprétations. Et que cette mise en forme devient la mise en place d’un auto-commentaire. C’est pourquoi il est toujours intéressant de revenir à  un texte dévoré, dévorant, troué, multiple mais néanmoins « un » qui s'approche de quelque chose d'essentiel en déliant les purs effets de réel de la pensée, de la spiritualité, de la sensualité.

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Voix et voie de Cixous

Dans ce superbe et rare hommage le devoir de la réalité est de rêver. Mais  pas n’importe laquelle. A sa manière « Monsieu songe ». Sa mémoire ici ne se perd pas dans le passé d’Hélène Cixous mais dans sa voix, son écriture, son physique, son érotisme. Colin Lemoine imagine des souvenirs devenant le prédateur physique, métaphysique et ailé ce celle dont la « bouche est un fruit de fraise et de cerise » et ses « ventre et vulve » son havre.

 

Pour lui tout l’enchante et le fascine dans ce qu’Hélène Cixous crée : à savoir de  l’infini sans trêves. Par sa passion pour il avance dans son secret, remonte à sa surface car forcément les mots le noircissent. Existe là un travail de piété, franchise et de presque folie, entre liberté et désinvolture. L’un est l’irresponsable brouillon. L’autre la fée autobiographe.

Telle est donc leur parlure en un vocabulaire parfois tordu chez la poétesse mais dont ses lignes sont droites. A chacun d’ailleurs  leurs cavernes  où universaux et animaux s’épanchent. Après tout sont leurs locuteurs semblables à un tel couple. 

Jamais n’existait jusque-là un texte aussi beau et intense sur une telle auteure. Peut-être lisant de tels mots elle est (parfois)  en colère, mais sa patience et son impatience à dévorer de telles pages l’apaise. Elle comprend et savoure que son laudateur sait que son inconnu l’attire. D’autant que de la propre ignorance de l’auteur,  la créatrice a toujours réglé ses erreurs.

En conséquence, un tel livre libère deux renaissances  Colin Lemoine sait que les recherches de l’auteure trouvent leur place au-delà de l’Histoire. Dans cette « adresse », l’émissaire et la réceptrice sont   enchaînés à une parole qui libère le silence parfois plus bas que le divin.. Mais si l’une et l’autre parfois s’endorment avec des souvenirs de la pensée, tout est fait pour réveiller un rêve oublié contre les cauchemars.

Colin Lemoine, Hélène Cixous, Parlure, Editions des cendres, 2025, 24 p.

Dans cette ode première la parole devient naturelle au risque de connaitre les limites de deux existences. Les mots de Lemoine disent la voix et l’écriture de celle qui voulut  sauver son enfance avec et au besoin des lettres « illisibles ». Par amour le « parleur » les traduit. Et c’est magnifique. Son cœur bat au rythme de Cixous. Son vide danse entre chaque lettre. Pensons alors à seux vers de Galaup de Chasteuil :  « Je suis je ne suis plus je changerai mon estre / Cependant je seray tant que tu soys  icy ». Et ici Cixous comprend ce que de tels mots de Colin Lemoine font et fondent.

Présentation de l’auteur




Éric Brogniet, Le nuage et la rivière

 Glissés entre des pages de neige, le nuage et la rivière d’Éric Brogniet

Le nuage et la rivière, deux éléments du monde, avec pour cadre le silence dans ce bord à bord avec l’infini comme un surcroît de présence : « Il n’est de livre sans blessure / Neige l’hiver, neige la vie ». Dans l’œuvre d’Éric Brogniet, le maximum d’appropriation est constitué par le maximum de dépropriation : « Il faudra donc se dénuder à l’os ». Le texte, « Le poème aux lèvres/ Nues » prend totalement sens lorsqu’on comprend, en un seul mouvement, les termes de réversion comme un « inaudible cri » dans l’échange des qualités opposées : « la brûlure et la glace ».

« La détresse et la clarté » évoquent paradoxalement une harmonie dans une tenue réciproque des contraires entre dehors et dedans : « Le paysage est à l’intérieur / De qui le regarde ». La montée en puissance ne se fait plus linéairement mais dans la courbe qu’implique l’équilibre des forces en tension : « Et la lucidité de ses décombres », intersectant deux mouvements recourbés contraires d’une logique dichotomique reprenant la phrase nervalienne : « La nuit est blanche et noire ». La force du poème rend possible l’échange, le vertige : « Un silence est-il aveu ou désaveu / Ou peut-être un simple vacillement / entre l’un et l’autre ? ». Cette démarche s’impose alors dans l’évidence immédiate d’une seule tenue, d’un même souffle : « Parce qu’il n’est nulle issue / Où l’on puisse dire / C’est ceci ou cela ».

Dans cet art poétique où le poète parlant « avec des lèvres de verre / Avec les mains du givre », doit pourtant laisser une trace et écrire « sur la neige le récit de [sa] vie », paraît la facilité parfaite de l’esprit poétique au plus haut du difficile, tout proche et difficile à saisir. « Mystère » que met également en exergue Éric Brogniet : « A chacun son énigme », son mystère, sa part d’ombre, et « sa part claire » qui constitue aussi « la réponse » : « Être […] / Et ne pas être n’est pas une option ». Le poème d’Éric Brogniet dans ce va-et-vient oxymorique manifeste une présence énigmatique, écliptique, comme un clin ou un battement, présence qui déroute toujours de nouveau le sens, la situation, la substance. 

Éric Brogniet, Le nuage et la rivière, La Taillis Pré, 2025.

Telle est l’exigence nécessaire, propre à cette poésie. Elle ne se donne qu’à côté d’elle-même, soudain et toujours de nouveau. Le poème est arrachement mais aussi rencontre, par un double mouvement, un rythme tout à la fois de séparation et de réconciliation, la poésie n’étant possible que dans la déchirure même et la nostalgie qu’elle induit comme un contrepoint nécessaire à la création d’un cristal de rythme : « Ni le cœur la clarté d’un cristal ». La poésie, c’est la vie, la question forant la question, la rencontre avec une couleur, des instants de merveille : « La rose est dans la rose ».

Quelque chose passe entre les bords du poème, des événements éclatent, des phénomènes fulgurent, la splendide apparition est constituée d’un air plus léger : « Ce qui vous traverse / Vous élève/ Vous allège ». Le soleil et un « bleu silence » créent la sublimité : « Ce qui en l’homme / Indique le sublime et la hauteur ». Malgré le petit univers souffrant de l’homme « son aptitude à se pourrir la vie », il reste, la surprise, la création, la soudaineté absolue : « La danse éblouie de l’univers », l’être étant l’unique événement où les événements communiquent. Comment ne pas reconnaître ce monde qui se donne à voir comblant comme une offrande le champ du regard : « Le saule sous la neige / Calligraphie / Du silence ». Voici la pulsation désirante l’être : « Ce fut sous le signe du soleil / Dans un jardin aux multiples charmes / Vertu des plus lointaines magies ». Ici, s’ouvre la possibilité d’une révolution poétique, venue sur des pattes de colombe. Et ce sont lignes nécessaires que ces retours aux événements fondateurs et aux origines du monde, là où se bâtissaient les montagnes et se dessinait la course des fleuves. Là où, portés par la poésie, nous rencontrerons la belle image du ciel et du fleuve « engendreurs de nuages ».

Le poète doit lier, transmettre l’éclair, restaurer le nuage de consonance, rapprocher l’infini et les hommes, devenir l’accord qui comme Empédocle défait et renouvelle le monde, « épargner », au sens de Rilke, de l’humain et du divin. La neige, la transparence, la lumière, le cristal. Chute de neige, chute de signes. « Rose noire » posée sur la neige.  Poudre sur le paysage. Gaze de givre sur les branches. Dans le poème, on écoute tomber la neige qui ne fait aucun bruit, on sourit au silence qui s’épaissit, au ciel qui se vide de sa nuit, à la terre qui redevient blanche. La blancheur du papier évoque la neige, l’encre est elle aussi comme une nuit blanche qui vous attend. Il s’agit alors de créer la neige, de faire neiger sur le papier « laisse vierge la page », de tenter de saisir par des signes l’insaisissable de la neige, et de la page.  Pourtant si la neige est bien de ce monde ci, elle est aussi autre chose, elle reste l’énigme, elle demeure le nom d’autre chose comme l’ouverture d’une dimension autre.

La neige constitue cet art poétique du retrait : « Ne rien écrire sur la neige », suggérant l’inscription d’une absence. L’écriture insaisissable de la neige reste de l’ordre de la retenue, du dessaisissement et d’une langue qui se dérobe constituée par des traces et des effacements. Le geste de l’écrivain est geste de distanciation, de dessaisissement, de retrait. Désormais la nudité est dénuement comme vœu de pauvreté « Sans craindre la neige ajoutée à la neige », comme voie de pauvreté.  La poésie, elle, se décline dans un dessaisir de brasier blanc et de neige. Le monde est tiré vers le blanc confondant la fin et le commencement. La poétique d’Éric Brogniet, est celle du fragile, de l’intouché qui forment une image de l’infini. La profusion du blanc, vite devenue l’idée d’une fuite ou d’un envol, enjoint de saisir avant que tout n’échappe, se contrastant de l’impression d’un noli tangere de neige. Le désir, l’impossibilité, de toucher la merveille laissent chance à la fragilité car le poète « a eu le temps d’imprimer leur filigrane sur la page ».

Présentation de l’auteur




Philippe Leuckx, Petites notes

Avec Petites notes, Philippe Leuckx nous livre ses sentiments de l’instant, entre maison et jardin, les rues de sa ville comme celles de Rome. Avec pudeur et sincérité, il ouvre les portes de l’intériorité, en toute intimité.

La sensibilité de l’auteur transperce les textes pour nous toucher en plein cœur. « on marche par défaut / sinon inadvertance / vers la vie / là au bord des grilles ».

De ces poèmes semés devant nos yeux émanent le silence et la solitude, la tristesse de l’absence et on devine, à connaître la vie de l’auteur, la disparition qui sous-tend chaque mot de ce beau recueil fait d’ombre et de lumière.

Une douce solitude plombe
le ciel
on regarde sans voir
comme si le jour
se défaisait déjà
dans l’ombre du silence (page 19)

Philippe Leuckx, Petites notes, Les Lieux-Dits, 2025, 32 pages, 7 euros.

L’enfance est là, salvatrice et porteuse d’espérance, « qui tient en main/un brin de ciel /  cette poudre de temps / qui efface chagrin et douleur ».

Car même si « Du bonheur / on ne sait presque rien », l’auteur nous confie « parfois un rien de regard / sauve du néant ».

On accompagne volontiers l’auteur dans sa quête de faire « cause commune/avec le silence ».

Présentation de l’auteur




Pierre Bergounioux /Joël Leick, Déplier le monde, Marie-Françoise Ghesquier, Comme de royales abeilles

Le bal des ardents : Bergounioux et Leick

La peinture ne recouvre pas, elle dégrade, fragilise les peaux. Mais avec Joël Leick elle fait plus car elle devient moirée et transparente : on voit à travers. D’où le piège où tombent les écrivains.

. Ils croient trouver là le moyen de faire passer le texte au miroir grossissant. Mais leurs mots ne sont plus que des restes, des passés de et sous silence sans que leurs auteurs ne comprennent vraiment la mort sans sépulture que le peintre leur propose.

Cette transparence en effet laisse voir les mots comme jamais : ils deviennent des victimes dégagées de la terre et exposés dans une châsse qui ne pardonne rien. Ils doivent expier ainsi l’injure faite à chaque corps humain qui s’est mêlé d’en faire des étapes de leur vie - et parfois de leur souffrance. C’est donc une épreuve impossible sauf à ceux chez qui la littérature entre en résistance contre la mort que l'on se donne ou qui nous est donné : avec Bergounioux en premier.

Il mène avec Leick un bal des ardents. L’auteur y déploie un regard lucide sur notre civilisation, percutée par l’ère industrielle, son expansion urbaine et sa chute. Cette accélération de l’histoire a précipité le monde dans un déclin perpétuel. Capharnaüm visuel et sonore, notre société transforme les paysages et menace jusqu’à l’équilibre même de la planète : partout, les vestiges du passé – et déjà du présent :

Pierre Bergounioux/Joël Leick, Déplier le monde, Fata Morgana Fontfroide le Haut, 2025, 80 p., 18 €.

Tout a changé, les thèmes, les moyens mis en œuvre, la durée de l’effet. Une chose demeure, qui est l’aptitude intacte à saisir la beauté exilée, comme nos croyances et notre espoir, dans les décombres de la modernité,  écrit un tel poète.

Leick ouvre des interstices à Bergounioux pour lui permettre de développer une parole proche de ses désirs fondamentaux même lorsqu’ils ne peuvent en dire plus a priori sur ce point. Se retrouve une donnée sinon fondamentale du moins première de leur démarche foncière, naturelle. Leick “ sent ” d’ailleurs son “ interlocuteur ” et sait comment engager le dialogue avec lui tout en poussant un peu plus loin sa recherche active et actée

Le peintre casse la propre langue de l’auteur de manière de l’engager dans l’espace. Ainsi en offrant au poète cette manière de travailler il  tente de faire sauter les verrous de divers mystères. De la sorte, toute une masse subsiste, épaisse qui signale une présence.  On comprend qu'à ce point la peinture ne cherche pas à parfaire par d'adjonction de la langue quelque chose de léché, mais, qu'à l'inverse il tente de défaire ce qui est trop construit et maîtrisé autant dans le domaine du monde tout en mettant en branle le fonctionnement direct de cette charnière peinture/écritture.

Espace de l'imaginaire plus qu'espace de l'image le travail de l’artiste se veut donc totalisateur jusque dans sa fragmentation, ses éclats et ses coupes sombres.  Car ce qui compte ce n'est pas de trouver ces "impossibles invariants" dont parlait Foucauld mais de toucher à quelque chose qui, dans la poésie, ne bougerait pas sans l’intervention proposée par Leick. Sa manière d’  “ entrer en matière ” à travers les coulées de Bergounioux devient une façon d'entrer en dissidence ou si l’on préfère de créer des subversions. Mais leur double Le travail n’est donc pas une néantisation, pour reprendre un terme sartrien, mais de dénuement.

Une telle entreprise devient une opération (à tous les sens du terme) nécessaire. Se créent des transferts non par impression mais par l'ouverture dans la cagvité. Et par ce biais existe une liberté qu’initie l’artiste :  elle n'est pas un laisser-aller mais un laisser (se) faire.   Se créent des glissements aussi nécessaires qu'intempestifs capables de nous permettre de lire autrement, de voir autrement c'est-à-dire mieux.

Soudain, ce qui demeure dans la langue l’auteur ce ne sont plus les phrases trop bien faites mais leurs lacunes. Il ne s’agit pas pour autant de passer au silence mais de montrer ce qui passait ou était passé sous silence. Grâce à Joël Leick la parole (offerte, invitée) ne peut plus ignorer de doute.  La voix du poète n’est pas seulement crue elle est cuisante. Elle ne lustre plus dans le sens du poil. Elle démange, et l’artiste propose par ses interventions d’ajouter chaque fois un peu plus de poils à gratter. C’est ainsi que mots et clichés basculent : noués-dénoués ils provoquent des éboulements dans lesquels se tord le réel, pour donner autre chose qu’une apparence de réalité.   

∗∗∗

Marie-Françoise Ghesquier : ode et défense de l’existence

Pour Marie-françoise Ghesquier l’exploration de l’intimité si souvent sa complaisante chez les poètes ne joue ici ni  un rôle primordial, ni une dérive de fabrication de fantasmes. Sans que son moi – tant s’en faut – soit haïssable, l’auteure s’abandonne aux racines de la vie végétale, animale, géologique.

La poète transforme sa mutation : sortie de l’eau, la terre et le ciel s’en mêlent. Certes nous rêvons d’épouser son pouvoir comme celui de royales abeilles venant d’essaimer. Mais là où le titre devient à dessein un chausse-trappe, notre empire se délite même si des saumons lèvent l’onde « pour bleuir le ciel » pimenté de cris d’oiseau.

Toutefois une vision bienveillante capitule même si certains engagements seraient probants. De la légende première et de cette résurgence émerge une telle poésie de l’existence, image notre destin mais pas celui attendu. Certes une beauté du style puissant, lucide, coruscant côtoie le drame humain (et ses cendres).

Au pied de sa propre falaise notre éboulement nous appartient. Il devient notre cosmos jusqu’à sa « lumière matricielle qui allonge nos ombres » Pour preuve nous passons sous son ciel cou coupé  et sa terre de  décombres où se dissipe ce qui faisait jusque-là l’existence.

La vision de Marie-Françoise Ghesquier est vibrante mais tragique. Même si un espoir reste de manière interrogative. Bref rien n’est donné de probant là où le commencement de la ruine devient sa répétition entre lenteur et douleur des jours.

Marie-Françoise Ghesquier, Comme de royales abeilles, coll. Poésie, Cardère Editions, 68 p., 15 €

Le chaos nous jouxte et l’auteure n’est pas dupe : « Je suis comme lumière criblée de blanc lézardée d’inquiétude et cinglée d’un retour en rafale de mes fragments ». Si bien que, si l’amibie porte son lot de lumière, rien n’est gagnée.  Et si la créatrice rêve de reines des abeilles, les voici sapées par le vent. Ne reste que le squelette de la terre et son anéantissement, nos aveuglements et nos terreurs parfaites.

Pas question ici d’en faire un des ravissements masochistes. Mais le plus grand art de la poésie. Il nourrit la seule pensée : celui d’un testament cruel. Se crée aussi un autre rapport à l’environnement mais aussi une exploration du sens de l’existence. Une telle recherche passe ainsi la voie de la tige des plantes, des salamandres « en spirale infinie et leurs yeux clos de jade » et  « l’Amibe aux écailles de poisson et à bec d'oiseau pour sortir de l'oubli ».

Dans ces voies mais aussi celle des schiste Marie-françoise Ghesquier contourne la poudre de l’ombre  de nuits blanches et de marges de clairs obscurs. Les corps écoutent ce qui glissent entre leurs doigts : le sable d’une grève et parfois nos futures cendres alimentent notre repère là où la vie une lisière indécise.

Ici les évocations restent pudiques et prudentes entre notre future absence mais ce qui la précède : l’état d’éveil et de rêve. Une telle femme réchauffe l’âme en un tel bilan qui se veut bref et corrosif. Tout demeure pourtant impénétrable. Ici l’absence n’est pas expansive mais devient la délectable contraction du temps.

Tout reste sensuel mais subtilement décalée. Tout est troublant. L’auteure allie moins l’ascèse du tigre et l’exubérance de l’escargot à celles de l’amibie ou de l’abeille pour entamer des prises qui sculptent les corps là où la sensualité prend des formes paradoxales.

Après le temps très ancien du Japon classique et celui du Covid récent, ce livre rassemble ces feuillets de notre corps - même s’il devient au fil des ans délétère mais encore inspiré. Si bien qu’en une telle spéculation poétique, exilée de son propre exil, l’auteure voudrait oser de mieux en mieux, de plus en plus. Mais ici elle se fait gorgone et mélusine. Mais pour éviter le rôle des annonces apocalyptiques., elle avale le temps. Plus que Dieu, une telle poésie nous sauve.

Présentation de l’auteur

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Yves Colley, Signature infinie précédé de Peuples

Les peuples dont il est question dans la première partie du livre tirent réalité d'une vision assez mythologique, relatée à l'imparfait, close définitivement, avec les secousses de l'histoire, et que le narrateur rameute en apostrophes guerrières.

Ces poèmes en prose, assez étranges, font appel à toute une errance dans des villages incertains, qui sonnent à coups de "seaux", de "cordes", de présences qui "coulent".

Effets de langue, les personnages ont "des caves éventrées sur la langue", dans "des villages qui s'effacent".

Assez proches de la mythologie d'un Henri Michaux, les poèmes déroulent des vérités, et chacun "mange ses clefs", dissocie ses mains, joue au "dé", les temps sont d'étranges morceaux de ciel couvert.

Le poète, dans ce troisième opus, emprunte les allées d'un certain hermétisme auquel il allie les sursauts fantasques d'une enfance pleine de "bêches", d'abreuvoirs.

La langue, souvent citée comme en méta-poésie, épèle parfois la réalité à renfort d'aphorismes : "Langage et animalité : de l'un à l'autre je cherche un visage".

Que le lecteur ne cherche pas trop de sens ni de voie à cette poésie quelquefois altière (on pense à du Bouchet ou à Bonnefoy), qu'il lui suffise de dénombrer les images somptueuses sur un fond impénétrable d'où surgissent des noms à la Tolkien.

Yves Colley, Signature infinie précédé de Peuples, Le taillis pré, 2025, 114 p.; 18 euros.

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Poétique d’un désastre annoncé par un collectif d’auteurs de la revue la page blanche, d’après les discours de Greta Thunberg

Les éditeurs annoncent que « l’objectif du recueil est double : d’abord, traduire et publier les discours de Greta Thunberg pour les rendre immédiatement accessibles au public français. Mais aussi, extraire et révéler leur contenu poétique en les mettant en parallèle avec des textes – poèmes en vers ou en prose – d’auteurs de la revue de poésie La Page blanche. Un discours / un poème. L’un délivre le message, l’autre l’intègre et le reformule à travers la sensibilité du poète » ; et de conclure : « La poésie est la mieux placée pour atteindre le nœud du problème écologique : la transmission sensible d'un vivant à un autre vivant, d'un cœur à un autre, du caractère poétique et tragique du désastre qui s’annonce. »

Cet objectif est-il atteint ? Pour ce qui est de la traduction des discours, c’est certain. L’accompagnement en écho des neuf poètes de Lpb vient ponctuer cette publication. Mais personnellement je n’ai pas saisi, ni goûté, l’intérêt poétique, politique et écologique de cette entreprise. Entendons-nous, ce n’est ni l’engagement de Greta ni les poèmes publiés qui sont en cause, mais le mariage des deux. 

Expliquons-nous et d’abord levons un scrupule moral : demander à « Recours au poème » la réception d’un livre pour le chroniquer sur la simple foi d’une couverture et d’un titre, est à la foi un pari et un engagement. Un pari (à moins de connaître déjà l’auteur on ignore tout du contenu), un engagement moral à chroniquer l’ouvrage reçu, et cela va de soi de manière plutôt bienveillante, le monde de la poésie est forcément pluriel.

Je dois confesser ici ma gêne, mon embarras, mon désarroi à la découverte de l’ouvrage. Sur la foi d’un titre percutant, à la fois poétique et politique, je m’attendais à tout autre chose : de quoi est fait l’ouvrage ?

Les 9 discours de Greta de mars à septembre 2019 sont intégralement reproduits, chacun accompagné d’un poème émanant de 9 poètes différents or les deux tiers du livre (56p) sont occupés par les discours, les poètes occupent seulement 19p et une postface de 12p.

Entendons-nous ici aussi : les discours de Greta non rien de poétique ni de littéraire ; La jeune fille (16 ans en 2019) est avant tout un phénome médiatique, sympathique certes (quand d’autres le sont beaucoup moins), comme notre société sait en créer tant et les renouveler régulièrement ou les faire tourner….

Parution de Poétique d’un désastre annoncé, Les éditions Lpb, 132 pages – 15 €.

Bref, ce n’est ni le lieu ni le propos de faire une énième polémique autour de Greta, mais j’avoue ne pas saisir, comprendre, ni être sensible au contenu « poétique » de discours d’une adolescente certes sincère mais pleine d’une naïveté désarmante : « le climat et la crise écologique sont au-delà des partis politiques. », « unissons-nous derrière la science p78 [science sans conscience… [politique] n’est…], sans éviter les habituels poncifs oxymores comme « créer une croissance économique durable (p47) » ou le mythe éculé sur JF Kennedy (p90).

Évoquons aussi toutes les redites : s’il est normal de se répéter dans des discours oraux prononcés pour des publics divers aux quatre coins de la planère, le lecteur d’une publication écrite, est ennuyé d’y trouver redites et répétitions (à l’identique un paragraphe entier p74 & p 88)

Bref, malgré mes bonnes intentions et la séduction opérée par un titre magnifique, je reste très critique… à moins que l’on arrive à me convaincre du contraire… où se trouve la poésie dans la prose de GT ? À titre d’exemple, la prose des zapatistes est, elle, à la fois réellement poétique (parsemée de contes et paraboles… bref de réalisme magique?) et politique.

Heureusement, il reste le deuxième objectif du recueil : faire ressentir que « La poésie est la mieux placée pour atteindre le nœud du problème écologique : la transmission sensible d'un vivant à un autre vivant, d'un cœur à un autre, du caractère poétique et tragique du désastre qui s’annonce. ». J’ignore si la poésie est la mieux placée, mais en tout cas c’est l’un des moyens -restons modeste- pour évoquer et transmettre le « caractère tragique du désastre qui s’annonce ».

Malheureusement ces paroles poétiques sont noyées quantitativement dans ce qui est mentionné plus haut, et il manque même une table pour aller repérer directement poètes et poèmes… Dommage, que les voix poétiques soient finalement si peu présentes, nous aurions aimé entendre plus cette musique-là, comme :

Pour aller au-delà « des chiffres à ouvrir, à étaler au grand jour comme on étale une peinture » (Matthieu Lorin)

Pour « Dire le sursis planétaire et la douleur/ la douleur planétaire […] comme si les capitalistes avaient des figuiers mûrs dans leur jardin » (Anne Barbusse)

« Faut-il des ailes à nos poèmes/pour échapper/à l’aveuglement/de nos brouillards urbains /à toute la pesanteur/lancinante/de ce monde […] Les océans débordent/d’indifférence » (Christophe Candello)

Pour nous faire ressentir le désastre en cours par « les oiseaux tentant de percer de leur vol/l’abcès de chaleur » (Jean-Michel Maubert) … ou encore entendre qu’un « soleil se meurt/une rumeur d’homme à la bouche/le chaos viendra balayer la scène » (Abdellatif Laâbi).

Une parole qui nous rappelle, en poésie, « il est temps/il est temps de dire/il est temps de se dire/la vérité en face » (Patrick Podolo)

Belle initiative, mais à quand un vrai recueil collectif, uniquement ou essentiellement  poétique, fait de nombreuses variations sur la « Poétique d’un désastre annoncé » ?




Marie Alloy, Noir au fond

Avec son recueil Noir au fond, Marie Alloy nous propose un bel ouvrage associant textes et œuvres picturales (gravures et peintures), signes gravés, mots et images, avec du noir et des couleurs pour relier l’imaginaire à la réalité, l’enfance à cette vie d’aujourd’hui, le ciel à la terre si malmenée.

Il y a le noir, et puis toutes les couleurs contenues en lui. Chaque couleur de la vie, de toutes les vies, qui masque ce « noir au fond ». Marie Alloy nous livre ici sa vision de la vie, de l’enfance, la sienne et celle des enfants d’aujourd’hui, les combats menés par les migrants ou à Gaza.

Un monde en proie à la violence, un monde déréglé, et qui peut prendre sens grâce aux couleurs. C’est famine en chacun /Solitude et effroi / L’oubli indomptable

L’autrice rend ici hommage aux couleurs, en écho aux univers des artistes, peintres et sculpteurs tels Maria Héléna Vieira da Silva, Vincent van Gogh, Camille Claudel, photographes, cinéastes et poètes. Couleur des peintures, couleur des poèmes (jaune, bleue, rouge…) qui rend compte d’un monde, de son regard sur le monde.

L’autrice aime à évoquer le subtil, les nuances d’une atmosphère, la délicatesse d’un paysage, le repos d’un silence propice à la création…

Dans le silence toujours luisent / quelques poèmes prêts à naître 

Evocation de la nature et de ses lumières, grâce auxquelles nous vivons parmi les couleurs. Ces couleurs posées sur la toile, recherche possible d’une enfance disparue à jamais.

Marie Alloy – Noir au fond, Voix d’encre, 2025, 114 pages, 19 euros.

Tu veilles avec tes mains posées sur la toile / Tu veilles à poursuivre l’enfance 

L’enfance traverse le recueil. Les parents, père et mère, la solitude, la noirceur couverte des couches de peinture qui illuminent la vie.

Enfant je cueillais des bleuets dans les prés
c’était plus que du bonheur   paix et peinture
c’était dieu lui-même à la pointe des fleurs
c’était le bouquet bleu des semences du ciel 

Sous la douceur des mots et des peintures émerge un univers plus sombre, de combat et d’espérance pour un monde meilleur et apaisé. La poète s’adressant pour finir aux enfants de toutes guerres.

Que la lumière soit ton audace / et la peinture / ton Magnificat 

Un recueil qui illumine une journée, par la lumière des mots et les couleurs de l’engagement.

Présentation de l’auteur




Maria Mailat, Brancusi ad aeternitas

Douze ans après une première biographie de Constantin Brancusi (1876-1957) publiée par les Editions Transignum1, Maria Mailat nous donne une seconde étude sur le sculpteur roumain. Ce second volume vaut son pesant d’éternité par la triple ascèse du sculpteur, de l’auteure, et de l’illustratrice. 

Depuis presque un quart de siècle, Wanda Mihuleac publie des livres de bibliophilie (plus de cent cinquante à ce jour) en assurant la collaboration entre auteurs, illustrateurs, et musiciens. Evoluant du livre d’art au « livre de performance, » elle encourage les poètes à offrir leurs mots dansants à des affinités multiples. Ici il s’agit d’un livre à douze mains, commençant avec une première « traduction » de l’œuvre et de la vie de Brancusi par Maria Mailat, suivi d’une traduction du texte de Maria Mailat en roumain ; à ceci il faut ajouter la « traduction » jumelle visuelle par Natia Zhvania du texte de Maria et des sculptures de Brancusi. Il en résulte un poème récitatif accompagné d’un enregistrement sur une musique d’Alexandre Gherban, lu par Lucienne Deschamps. https://soundcloud.com/user-281565888/brancusi-ad-aeternitas-francais . Cette interpretation riche et variée sert de test décisif pour décider de la qualité poétique du texte initial/initiateur. 

Sur ce point, il n’y a aucun doute : Maria Mailat reste le maitre d’œuvre. Contrepoint des mots, observations en fugue, alternant entre détails biographiques très précis et bouleversantes confessions : l’émerveillement vient des plus humbles gestes et la fougueuse création triomphe de tous les obstacles. Brancusi, homme invisible dont les traces sur terre furent des plus modestes, légua à la France une oeuvre qui venait des « portes de l’Orient » (Bucarest) et portait le souvenir de la pauvreté et de la politique qui tuent, mais aussi des amitiés qui font vivre, telle celle qui le lia (Platon) à Erik Satie (Socrate). Maria Mailat évoque ses muses, ses échecs, et son geste « qui libère le vol de la pierre. » Elle comprend son but -- « attendre le messie, c’est le travail de l’artiste. » Le jour où l’on cesse d’être un enfant, disent Brancusi et Maria Mailat à l’unisson, on meurt. Frustré par son apparence terrienne, Brancusi fut visité par l’ange avant de s’envoler pour retrouver « le Dieu qu’ils servent. »

Tout comme le premier recueil, Brancusi ad aeternitas est guidé par la démarche artistique du sculpteur. Ce second recueil dépeint toutefois davantage l’homme d’une seule passion qui vécut en marge de toutes les conventions, et nous rappelle que le sublime requiert des sacrifices majeurs. Maria Mailat donne la parole à un artiste qui dédia toute sa vie à interroger la “forme fermée” de la pierre afin de la transcender. Elle souligne l’absolu qu’il cherchait à atteindre, souffrant dans sa chair chaque fois qu’il travaillait la pierre. Sa façon organique d’approcher la matière rappelle les murs péruviens de Sacsayhuaman et les bâtisseurs préhistoriques ; il fut, un siècle avant la lettre, un trait d’union entre les techniques architecturales ancestrales et les traditions paysannes, d’une part, et, de l’autre, la revalorisation de la nature par les écologistes et la fascination actuelle pour les civilisations anciennes. Car Brancusi considérait qu’une une œuvre était incomplète sans le travail des forces naturelles de l’eau, du vent, et du soleil. Vivant pleinement l’immensité du temps, il laissait l’eau creuser une meule – son « autel » -- au fil des jours et disait, « une goutte d’eau contient Dieu et tout l’univers ». Entouré de ses nombreux intervenants, le texte de Maria Mailat achève de libérer la poésie de Brancusi et, réussite majeure, nous cache la poète afin de mieux entendre ses mots inoubliables.

Note

  1.  Maria Maïlat, Constantin Brancusi, vu par Eva Largo. Traduit en espagnol par Natalie La Valle. Paris, Editions Transignum, 2013. 75 p. ISBN 978-2-915862-18-8.

Présentation de l’auteur




Marie Roumégas, Premiers espaces, Liliane Giraudon, Pot pourri

Marie Roumégas et le silence de l'île

Marie Romégas dépeint une île sans nom, évoquant la Crète ou la Corse. Le soleil, la terre rouge et les maisons chaulées incarnent la dureté insulaire des paysages méditerranéens à travers des scènes simples et puissantes. Bien plus que derrière un objectif photographique une telle poète interroge l’imprévisible, l’improbable activés par le double désir : voir et ne pas voir. Voir enfin ce qui ne se voit pas d’emblée, pas à pas, saisir ce qui s’organise contre ce qu’il y a d’inique sous la loi qui préside à l’absence de vie. Ici l'île devient première : y voir par où ça passe où nous croyons que le monde s’engendre.

D’où ici le commencement, le recommencement, la déliaison, le dé-lire au sein de reliefs peu à peu étrangers dans leur familiarité pour lecteurs et lectrices au prix d’une incessante variation ou fuite. Pas d’événement dans les photographies (Marie R omégas ne fait pas le coup du thème ou du motif : juste des fragments de langue, fragments compacts luttant contre la décomposition ; fragments refaits de clichés retournés, d’images reprises, de mots retenus sous occlusion intestine.

Alors, peut-on parler de déroulement, de dépliement, de levée, de sortie pour reprendre ce qu’écrivait Kafka « le lieu de ma naissance », bref à ce qui fixe, qui fait référence. Écrire revient donc à instruire son propre procès dans une suite de visions, de figures de destin et de mémoire forcée de la langue que ton l'œuvre réactive sans fin.

Écrire l'île c'et donc tenter de se déplacer, faire un pas, exister comme effet du déjà initié dès de lieu. où l'auteure reconstruit des fresques afin de savoir comment c'était avant dans une telle archéologie du savoir. Des traces vibrent d'un bourdonnement d'insectes mais d'insectes qui ne disparaîtraient pas lorsque la lampe s'éteint.

Marie Roumégas, Premiers espaces, Unes Editions, Nice, 96 p., 17 €.

L’artiste du haut de la montagne - où elle s’est sans doute retirée - cherche savoir comment c’était le passé. Elle en suit les traces, reprendre à partir de là. Voici après tout un drôle d’endroit pour une rencontre mais qu’importe. Transferts, rattachements. Mais isolations idem. Dégustation en silence de mouvements qui reviennent, liés à un essieu du temps.

Réunies en scansion les poèmes forment un tour de l'île. Ils inscrivent des légendes en nous de toute sorte de toute confluence où nous ne devenons des insectes fous emportés dans ses tourbillons farouches. Nul peut dire si nous sommes alors avant après la ruine :  nous regardons c'est tout. Mais chaque image reste imprimée sur la rétine par les mots. En conséquence les poèmes sont turbulents, flotte sur l'île. Tout semble stable mais rien ne sera stable et fixe en nous. Puisque, à l'inverse de l'île, rien ne l’a jamais été et l’être ne possède pas de fond.  Mais ici les textes multiplient les images quasi premières  et dans le genre c'est bien.

 

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Liliane Giraudon et son road-mots-vie

Le titre Pot-pourri  malgré son acception s’’apparente, de lie, s’agrippe au genre de la poésie et sans le moindre doute possible. Toutes les sections du livre touchent directement au poème. Er l’auteure de nous aider : « C’est quoi la poésie ? On la fait avec quoi en dehors des mots ? Ça vient d’où ? Ça traverse quel corps ? Avec des retouches, des morceaux de poèmes morts, des laissés pour compte. »

Liliane Giraudon construit une conversation avec sa poésie, son temps et en toute liberté de manœuvre. Elle revient en arrière, retrouve les traces du travail de ses poèmes – exécutions, réussites, échecs. De plus un falbala   d’archives (pages de cahiers, dessins, collages, scénarios de films non tournés, morceaux de théâtre injouables, projets abandonnés) oriente avec émotion et humour vers ses derniers travaux aboutis.

Le livre construit de fait pour Liliane Giraudon le cursus de son autobiographie et de sa poésie. Les deux sont inséparables à la question « comment habiter le monde ? ». Et ses corpus livresques deviennent le réceptacle de traces qui, écrit-elle, s’agencent, « poursuivant la traque fantôme d’une forme-mouvement appelée poème. »

Sa poétique est à l’inverse du surréalisme. Tout est, au contraire, chez elle existentialiste. Qu’importe si parfois les escaliers d’un poème  montent vers un « No Exit ». Mais ses poèmes sont plus des pièces que  des cellules d’un perpétuel huis clos . Et chez elle il n’existe personne à blâmer ( sinon elle-même avec un poil voire une coupe  de  lucidité). Son travail est donc une ascèse et son œuvre rappelle parfois la sourde menace et la vulnérabilité. Dans ce but elle a multiplié les cellules souches plus que mères pour rêver d’harmonie et de paix contre  chaos et  zizanie.

Liliane Giraudon, Pot pourri, P.O.L  éditeur, 2025,  152 p., 20 €.

Saluons aussi une de ses qualités parfois superfétatoires :  Liliane Giraudon ne joue pas les “malines”, ne reste jamais en postures figées. Elle cherche - par différents agencements, dont le dessin lui-même - libérer son esprit. Indulgente pour les Don Juan elle refuse le faux-semblant et le bellâtre. Certes pour elle le geste d’écrire ne suffit pas. Ce qui compte demeure le résultat.

Son livre rappelle enfin que créer reste un acte pas une théorie. C’est une dérive voire une « pathologie sublime » quand ses mots tatouent la béance et le plein. Le tout à la suite de son et de ses temps en ses textes pliés, dépliés, parfois troués, torturés, déchirés, tournés sur eux-mêmes en nœuds de résistance, reprise, répétition, rupture. L’objectif est de sortir parfois de tout effet de réel pour creuser l’énigme, le mystérieux.  Sa poésie est donc Road-mot-vie avec parfois une  belle complicité du mensonge mais pour refuser d’exhiber son leurre.

Reste chez elle la pulsion, la force d’affect, la fragilité des femmes spiralées. Pour Liliane Giraudon la vie est une grotte. Une telle ex-petite fille devient derviche en avers, revers, évocation plus qu’exposition là où dans ce texte, la documentation est accessible sous laquelle se cache une robe rose mais sans faire tapisserie. Une araignée dans sa tête tisse sa toile. Ici l’eau bout et l’au bout aussi chez celle qui dans son agressive douceur devient la sainte diablesse dont le bât blesse. Vampire au besoin elle ne suce pas mais crache son venin, sa puissance

Sans pathos, juste avec le symbolisme de l’élan vital jamais  faire pleurer margot elle dit adieu à la petite fille en elle et veut toujours savoir comment les choses fonctionnent. Aussi bien les étoiles que le corps. D’où son intérêt pour les particules élémentaires et leurs articulations. Afin aussi que sa curiosité vis à vis de ce qui est érotique et sexuel ce qui n’enlève rien à son intellectualisme et mécanisme d’attraction. L’œuvre est avant tout un travail de découvrement, d’investigation contre l’ignorance et la superstition.

Chez elle la poésie est donc connaissance sans parler de sublimation, qui ne reste souvent qu’une habileté. Liliane Giraudon   ne manque ni d’arrogance, ni d’ambition. Elle s’affirme indépendante et affranchie. D’un côté la sans peur, de l’autre (la coupable) qui tremble. Sans doute elle se sens très bien comme ça. D’autant qu’elle sait ce qu’elle vaut :  raisonnable   intelligente et “dérangée” (qui la rend plus riche). N’est-ce pas tout compte fait la meilleure définition de la poésie ?

Ce qui est important pour une telle auteure n’est pas l’origine de la motivation de son travail mais la façon dont elle est parvenue à vivre avec. Les deux sont inséparables. Sa tache reste de se concentrer son travail par tissage d’une toile afin d’accéder à son œuvre. Elle sait jusqu’où, à travers elle, elle on peut aller. Son travail reste guidé par une seule limite : ne pas se déposséder. Passer – au besoin – à côté de la vie mais pas à côté à côté du sujet. C’est prétentieux sans doute mais elle le sait parce qu’elle est modelée par ce qui lui résiste et aussi par ce à quoi elle résiste.

A noter :  Le Centre international de poésie Marseille (Cipm) consacre une grande exposition à Liliane Giraudon à partir du 20 septembre 2025.

Présentation de l’auteur

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