Danielle Fournier, Icis, je n’ai pas oublié le ciel

L'adverbe au pluriel, qui revient comme un leitmotiv, signifie que la narratrice de ces poèmes occupe nombre d'angles qui lui permettent de vivre en soi, en lieu et place des autres, dans une perception aiguë du réel : la place infirme des femmes, les plaies engrangées, le passage du temps.

La voix âpre de ces poèmes en prose n'évacue pas le chagrin ni le doute ni la solitude ; à rebours, elle met l'être dans l'intime posture d'un défi à ce qui se déroule, à "ce qui marque les choses".

Le temps nous expose et nous largue, où sommes-nous, dans ce temps distendu, informe ?

Au "icis" pluriel correspond le multiple des femmes, plurielles, diverses, différentes qui "entament la lente progression du désir qui se tisse au fil des histoires" (p.24).

La poète "déshabitée", "au nom égaré", pose nombre de questions prégnantes sur sa place, sur l'être, sur le temps ("le monde recommence quelques fois").

Cette poésie, lucide phénoménologie du quotidien, enregistre les pulsations entre soi et l'autre du monde : "Les choses ont une âme. Elles portent la fragilité du monde".

Danielle Fournier, Icis, je n’ai pas oublié le ciel, Les Lieux-Dits Cahiers du Loup bleu.

Hymne à la maison que l'on porte en soi - regard, réserve, prospection -, le poème de Danielle Fournier illumine par ses questionnements et la beauté des mots qu'ils véhiculent.

Présentation de l’auteur




Jean-Pierre Siméon, La flaque qui brille au retrait de la mer, suivi de Matière à réflexion

Ce petit livre, dont le premier titre est issu de l’aphorisme 127 de la seconde partie, se présente en deux sections différentes, sur le même sujet : pourquoi la poésie, pourquoi des poètes, qu’est-ce que la poésie, à quoi est-elle utile, en quoi consiste un poème, comment devient-on poète, suffit-il pour l’être d’affirmer qu’on l’est et d’avoir éventuellement fait imprimer une plaquette de vers, etc., etc. ?

Dans la première partie, des pages de prose réflexive s’attachent à exposer le retour d’expérience du poète Jean-Pierre Siméon sur sa propre évolution en poésie et les questions qu’il se pose à ce propos, avec des tentatives de réponses lucides, parfois dubitatives ou hasardées, généralement convaincantes. Ce qui m’a semblé le plus digne d’être médité par tous les apprentis-poètes, dont je suis, c’est le souci qu’a l’auteur de voir la poésie (son exercice, sa présence dans la collectivité, sa place dans la pensée), justifiée. Le point sur lequel notre poète insiste, c’est sur le fait de la relation aux autres qui se manifeste à travers le poème, la publication, le besoin d’expression sociale inhérente à l’acte de publier. Plutôt qu’un mauvais commentaire à ce sujet, je préfère laisser la parole, limpide, à notre auteur : « Que quiconque ait le droit d’écrire des poèmes, voire de s’autoproclamer poète, ne se discute pas. La poésie n’appartient à personne, chacun a droit au risque éventuel du ridicule et finalement les lecteurs et le temps sont des arbitres sûrs. Mon propos ne vise ici qu’à identifier les causes d’un malentendu tenace qui veut que l’intention suffise à faire le poète et fait omettre le forcené travail qu’il faut pour y parvenir. On admet sans discuter qu’un long et exigeant apprentissage soit nécesaire pour se revendiquer chorégraphe, comédien, compositeur ou cinéaste, mais tout se passe comme si cette contrainte ne valait pas pour la poésie. » J’arrête ici car bien sûr je ne veux pas déflorer la suite. Il faut se plonger dans le point de vue passionnant de l’auteur sur le désir, sur le rythme dans le vers, sur le rapport de la voix du poète à la langue, sur la gestion de la « situation poétique » - j’en parlais à l’instant - par rapport à la société. Je crois que quiconque lit des poèmes, et davantage encore, quiconque aura entrepris d’en écrire - ce « chemin de vie » dont parle Siméon - tirera bénéfice à lire cet essai simple et franc autour des questions essentielle qu’on peut se poser à propos de l’affaire de la Poésie. 

Jean-Pierre SIMÉON – La flaque qui brille au retrait de la mer, suivi de Matière à réflexion, Editions Project’îles, 80 pp., 14 €.

De l’analyse de son élan de jeunesse vers le poème, jusqu’à celle d’un parcours de vie de bientôt trois quarts de siècle, avec les enseignements qu’un constant souci de la poésie a pu lui apporter, ces pages concentrées d’un auteur à l’oeuvre abondante et largement reconnue (sans pour autant qu’elle l’ait poussé à délaisser une saine humilité), méritent la plus intime attention. Il est probable que la majorité des poètes de notre temps s’y reconnaîtraient, et que ces pages peuvent constituer un sain garde-fou, si l’on me passe l’expression, pour de futurs écrivains que tente la poésie.

La seconde section de l’essai rassemble 152 aphorismes que Jean-Pierre Siméon a rassemblés sous le titre « Matière à réflexion ».  Et cette matière est d’une évidence assez foudroyante par les observations brèves qu’elle énonce, j’en cueille quelques-unes, mais toutes méritent réflexion précisément : 1. Mieux vaut un poème sans poète qu’un poète sans poème. 3. Vouloir être poète pour être connu, c’est partir en randonnée avec des tongs. 10. Il arrive que pour un vers, un poème, un recueil, le poète ait eu l’oreille absolue. Pour le lecteur, ça saute aux yeux. 18.Ne jamais douter de la poésie, mais de son poème, oui, toujours. 33. Le dessus des mots fascine mais c’est toujours dessous que ça se passe.  34. Poème : tissage, métissage. Surtout pas broderie. 60. Usage des adjectifs : pas comme des briques, comme des vitres. 64. La poésie est très précisément matière à réflexion. Elle nous réfléchit autant que nous la réfléchissons. 89. La poésie peut penser bien sûr mais il faut que cette pensée ait du vent dans les cheveux. 110. Pas de poème sans un « je » fut-il fantôme. Le moindre choix énonce un affect, une pensée, une humeur. Voire une insuffisance cardiaque. 136. Il arrive que des poèmes obscurs soient éclairants – mais jamais ceux obscurcis à dessein. 142. Le mauvais poète est celui qui préfère sa poésie à toutes les autres. 152. Aucun poème au monde ne serait justifié si la poésie n’était pas le sens ultime du devenir humain.

Si je cite de larges éclats de cette « matière », ce n’est pas que j’aie sélectionné le plus intéressant, seulement voulu montrer l’éventail des intérêts et, autour de la question poétique la diversité des questions qui se posent à un poète de long cheminement, qui en ce mince livre s’est appliqué avec bonheur à offrir un condensé transparent de son expérience. Il est des poètes qui s’expliquent, d’autres qui soit ne le veulent pas pour des raisons qui leur appartiennent, par exemple désir (suspect) d’entretenir un certain mythe, soit ne le peuvent simplement pas. Jean-Pierre Siméon fait ici partie de ceux qui mettent cartes sur table, même si certaines d’entre elles, précisément pour des raisons qui tiennent à l’essence de la poésie, nous interrogent à la manière de ces lames du Tarot dont on n’a jamais le sentiment d’avoir épuisé leur réserve de significations !

Présentation de l’auteur




Philippe Leuckx, Matière des soirs

 Lorsque j'eus refermé ce livre après ma première lecture, ma pensée fut tout entière condensée par cette impression : c'est le livre du chagrin. Elle fut certes influencée par le mot, employé maintes fois dans les poèmes, aussi par ce que je sais, comme le savent ceux qui suivent peu ou prou les publications de Philippe Leuckx sur les réseaux.

À vrai dire, j'ai eu cette sensation dès les premières pages et ce mot, chagrin, s'imposait par une sorte de noblesse, en cela qu'il dépasse une tristesse plus ou moins sans objet, c'est à dire une affliction à la fois plus sourde (peut-être plus faible en apparence à force de durer) et plus irrémédiable. Cette Matière des soirs, accompagnée des justes et somptueuses photographies de Philippe Colmant, est une traversée de la douleur énoncée avec retenue.

Dans la maison
je cherche la présence
comme l'on monte les marches
sans trouver son rythme
la solitude est vive dans le bois
des rampes
les chambres closes
parfois un rideau bouge un peu
mais c'est aussi illusoire
que ces bribes reconnues
au loin dans une pièce
dialogues morts nés
alors que la rue se ferme
comme une éponge
et que le jour tourne
sur lui-même
sans répit

Philippe Leuckx, Matière des soirs, Éditions Le Coudrier (24 Grand' Place, 1435 Mont-Saint-Guibert, Belgique)  2023, 66 pages, 18 €.

On aura compris qu'un deuil est à l’œuvre et il serait indécent d'en vouloir  décoder précisément les émergences dans les poèmes. Ce chagrin essentiel est celui qui dit la solitude de l'être, dépossédé de qui fut part de sa vie, et plus largement, qui dit toute solitude de l'être humain dans l'inévitable déréliction,

Paysage grêlé de tombes et de visages
absents
On ne peut taire l'effroi des mères
devant le vide
Parfois un père regarde au loin un arbre
l'intimant à vivre
debout

Car il s'agit de demeurer, et quand on est poète, homme traversé par les mots, il faut encore de ces douleurs en faire un miel doux-amer, avouer qu'on ne dit rien / de définitif, mais qu'on persiste à dire. L'errance cette école de patience, écrit Philippe Leuckx et je ne peux m'empêcher de songer à un autre Philippe (Jaccottet) : Sois tranquille, cela viendra ! Tu te rapproches, // tu brûles ! Car le mot qui sera à la fin // du poème, plus que le premier sera proche // de ta mort, qui ne s'arrête pas en chemin.(in L'effraie, Gallimard, 1953).

Le chagrin du poète n'est pas prétexte à une lamentation auto-centrée, c'est un chagrin vivant, d'autant plus douloureux sans doute, qui affronte le monde et tente une consolation dans les mots. À ce propos, on pourra noter les différents pronoms employés, le je, plus ancré dans la souffrance immédiate, je ne sais où aller / ou si peu, le on qui met à distance, on égrène les fêtes // les manques les beautés, le tu forcément à distance aussi mais cherchant prise, Tu te déprends de la solitude / dans l'aire de l'été.

Hors de ces tentatives d'analyse des poèmes, ou plutôt pour ne pas les souiller, il en est que l'on souhaite livrer dans leur simple miracle :

Sous la lumière confinée
ce tulle de solitude
l'enfant de sa fenêtre
scrute le dehors
et sa main prouesse
de lenteur
soulève la ville

Cependant, malgré la peine, la présence au monde résiste : Oui, les saules près du pré / et l'abreuvoir qui tonitrue / à chaque mufle ou encore : Des visages dans les vignes / signes de vie / au raisin qui se prépare

Dans l'épaisseur de nos vies
mailles strates veinules réseaux
le sang irrigue la petite espérance
désolée au logis informe dérisoire
et le cœur sonde à tout va
vers la lumière

La lumière est bien présente dans le livre, un désir de lumière le plus souvent, comme antidote à l'immense tristesse, ou insuffisante mais nommée, comme pour ne pas oublier qu'elle est possible. On laisse venir cette pauvre / lumière / cueillie entre les murs / un jour de canicule

Mais plutôt que de gloser pauvrement, laissons la parole au poète qui dit si simplement les choses, ajoutant ainsi à leur force :

on se dicte des fables démesurées
on a les mains trop grandes
pour ce si peu à cueillir
dans l'ombre

 

Présentation de l’auteur




Jacques Robinet, Ce qui insiste

Dès le premier poème de ce recueil, l’univers intime du poète s’offre aux lecteurs ; la communion avec les éléments de la nature : l’arbre, l’oiseau, mais aussi la nuit qui est une porte ouverte sur le monde des songes et un temps plus propice aux prières. Ce poème en ouverture du recueil, est une réflexion sur la vie et la mort. La figure d’un « Lazare ébloui » qui apparaît dans le deuxième poème est emblématique de cette espérance voire de cette expérience quand la vie transcende toute mort.

Pour Jacques Robinet, la nuit n’est jamais obscure et le silence toujours habité par cette présence invisible qui habite sa vie et sa poésie.

En ce recueil aussi, une réflexion sur la parole et la création poétique qui est verbe de vie. Le poète se confie à la feuille blanche et alors : «  le silence / se prépare à chanter », il sait se mettre à l’écoute du moindre souffle, du moindre signe, il sait aussi relever « les signes éparpillés » et recoller « les tessons de la cruche brisée. »
Jacques Robinet se met à l’écoute de ce qu’il est de ce qu’il fut car «  rien ne s’égare » quand on a «  la certitude d’avoir aimé », quand on sait avoir été « l’enfant/ qui confondait anges et lumière ( qui avait ) consenti aux caprices du ciel/ sans craindre ses outrances/ (avait) écouté sans (se) lasser/ les échanges du vent des arbres… ».

Alors…on peut le temps venu, le temps vécu, accepter «  sans trop de crainte d’entrer dans ton silence. », d’entrer ébloui dans le grand SILENCE.

Jacques Robinet, ce qui insiste, Cahiers du Loup Bleu, Les Lieux-dits, 2022, 52 p., 7€.

La nuit est encore là
Nul oiseau ne chante

J’ouvre la fenêtre
laisse entrer l’air frais
son parfum d’arbres
secoués par le vent

C’est l’heure où les morts
plient bagage sans laisser
de traces sur la rosée

Le silence répand
ses prières et ses songes

Sur cette frange indécise
où tout s’inscrit
              où tout s’efface
la joie timidement s’invite

( p.5 )

Présentation de l’auteur




Claude Serreau, Réviser pour après

En publiant ce nouveau recueil, il dit « mettre un point final » à ses « prétentions d’écrire ». Le Nantais Claude Serreau (91 ans) est un poète fécond. « Face au grand âge devenu », il annonce vouloir tourner la page. Mais peut-on se passer vraiment du « démon » de l’écriture ? Le concernant, plutôt que de « démon », il faudrait parler de « bonheur » de l’écriture. Son nouveau et dernier livre le démontre une fois de plus.

« J’engrange de l’amour/tout ce qui se partage/un soleil habité/de ces rires majeurs/où le matin s’invente ». Claude Serreau est du côté du « oui » à la vie. Il l’exprime notamment dans une série de « Dix poèmes à C… ». Mais ce chant d’amour, que l’on suppose adressé à l’être aimé, embrasse tout ce qui palpite « dans l’instance des jours ». Les accents fraternels du poète rejoignent, une nouvelle fois, les intonations de René Guy Cadou à qui il fait allusion dans l’un de ses textes (« Son corps avait gardé/d’enfance sous la guerre/une haine du froid/de l’ombre et de la nuit… ») Claude Serreau, lui aussi, opte pour la lumière « égarée quelque part/vers l’ouest ». Il entend, comme il l’a toujours fait, poursuivre « un chemin de ferveur/sans failles ni hasards ».

Claude Serreau, Réviser pour après, Des sources et des livres, 90 pages, 15 euros.

Des souvenirs d’enfance reviennent aussi par bouffées (« Mon enfance est à tout le monde », écrivait René Guy Cadou). « Dans la Vendée de ce temps-là/patrimoniale bocagère, note pour sa part Claude Serreau, Le clocher toujours s’égrenant/sur les âmes et les clairières/on vivait de petite épargne ». Ailleurs surgissent des sensations olfactives : « L’odeur des autocars/m’est restée d’une enfance/au bord de la grand-route ». Mais le poète ne s’attarde pas. S’il regarde dans le rétroviseur, c’est plutôt pour effectuer une forme d’introspection en forme de bilan. « Lire écrire afin d’espérer/qu’il en reste quelque chose/un cahier un livre épargné/retrouvé au hasard des ans/sous la poussière d’un grenier ».

Claude Serreau ne cultive pas la nostalgie, ne ressasse pas des regrets. Il cultive plutôt l’art du détachement. « Mon âge a ses musées/solitaires et vains ». Il nous parle de sa « vie maraudée » et livre « au soir du saut dans l’inconnu » une forme de testament littéraire pour « échapper au pouvoir des ombres ». Plus encore, il nous indique un chemin que ne renieraient pas les plus grands sages. « Chaque instant sera bien à prendre/au foyer du cœur loin du bruit ». Et si ce sont vraiment les derniers mots du poète, accueillons-les avec joie et gravité, manuscrites à la dernière page de son livre : « Ecoute les violons du monde descendre/au grave de leurs harmonies/quand c’est l’heure et que tout est dit ».

Présentation de l’auteur




Gwen Garnier-Duguy, Ce qui se murmure par-delà l’indicible

Les œuvres dignes de ce nom ne se réduisent guère à quelque interprétation unique. Il en est ainsi du « Livre d’Or » de Gwen Garnier-Duguy, recueil poétique qui nécessite, de la part de celui qui souhaite s’exprimer sur sa profondeur, d’opter pour un faisceau d’interprétations à la fois fidèle et subjectif.

Cette œuvre ouvre au lecteur, parmi nombre de perspectives, celle si juste et vécue par tous les poètes de faire signe vers ce qui échappe au dire. L’indicible fascine artistes, poètes et romanciers en raison du mystère – et de faille inaccessible – qui atteint la parole même. C’est dès lors le moment où il semble indispensable, « imitant l’ineffable », de se mettre à l’écoute de ce « murmure dans le lointain / Un chuchotement, vous entendez. » Aussi ces poèmes mènent-ils à la conscience du lecteur attentif et sensible les ressentis auxquels nous tous, en tant qu’humains, sommes immanquablement sujets.

Parmi ces sensations sublimes éclatent notamment, comme toujours chez Gwen Garnier-Duguy, des accents dignes du Rimbaud de « Soleil et Chair » ou du Giono du « Chant du monde ». Une vigueur du chant païen tout autant que chrétien transparaît dans les actes, le Verbe, le vent, la couleur, les oiseaux, la joie, la beauté. Des vers tels « Qu’il est bon, ce soleil dorant l’ombre de ma peau. / Je l’adore puisqu’il contient la terre entière » ou encore « En point de mire un feu aimante le trajet. / L’éclat rubescent se projette dans nos yeux. Nos regards ouvrent la navigation rouge » expriment une spiritualité qui embrasse, accueille le réel dans toute sa substance. Il n’est d’ailleurs autre que l’ici-bas dans notre rapport au monde, tactile, visible, auditif, tel un embrassement de l’univers total.

Gwen Garnier-Duguy, Livre d’Or, Illustration de couverture Roberto Mangú, L’Atelier du Grand Tétras, 96 pages, 15 euros.

Le lien y est indestructible avec l’unité universelle, ce que Goethe appelait l’âme du monde, présence qui se ressent seulement sans s’expliquer autrement que par l’amour qu’on lui porte. Cette vibrante affirmation de notre présence à la vie oppose l’insipide que constitue une signification de la vie imposée, extérieure, grégaire et paresseuse à la spiritualité d’une force intérieure unie à la totalité du monde.

Ce recueil est ainsi, par lui-même, un acte de résistance contre la déliquescence du sens – mais ne versant jamais dans la plainte, choisissant l’accueil amoureux du monde et le chant de notre présence ici-bas.

Présentation de l’auteur




Philippe Jaccottet, La promenade sous les arbres

Voici réédité, en format poche, un livre de Philippe Jaccottet publié en 1957 par l’éditeur suisse Mermod. Le poète a alors 32 ans et c’est son premier livre en prose, un véritable traité de l’expérience poétique ou, comme l’exprime l’éditeur actuel (Le Bruit du temps), « un petit livre des commencements »

La promenade sous les arbres est le titre d’un des sept textes publiés par Jaccottet dans un livre où il entreprend d’illustrer sa propre démarche poétique. Dans les six autres textes, il nous parle de Grignan (cette ville de la Drôme où il vient de s’installer), des montagnes environnantes, des la « rivière échappée » ou des nuits éclairées par la lune. Ce sont, dit-il, des « exemples » de ce qu’il entend exprimer dans l’écriture. « Ces textes ne sont pas des poèmes, mais des tâtonnements, ou parfois de simples promenades, ou même des bonds et des envolées, dans le domaine fiévreux où la poésie, parfois, plus forte que toute réflexion ou hésitation, fleurit vraiment à la manière d’un fleur ».

Tout commence, selon lui, par les émotions que peut susciter le monde extérieur. A commencer par la nature et, notamment, les « lieux les plus pauvres ». Pour le poète, il s’agit de « comprendre ces émotions » et d’analyser « les rapports qui les lie à la poésie ». Mission accomplie dans les sept exemples qu’il propose. Ce qui fait dire à Jean-Marc Sourdillon, dans la préface de cette réédition, qu’on « y perçoit presque à tout moment la présence d’une discrète jubilation, l’eurêka modeste du poète qui découvre la cohérence de sa propre manière ».

Cette cohérence doit se nourrir, selon Jaccottet, de « simplicité », « d’impressions fugaces », « d’intensité de l’expérience ». Il le dit en faisant notamment référence à ce qu’il admire dans la poésie de l’Irlandais George William Russel (1867-1935). Il y a aussi, parallèlement, chez Jaccottet, « le pressentiment que l’Age d’or est encore au monde ».Référence à la fameuse phrase de Novalis : « Le Paradis est dispersé sur toute la terre, c’est pourquoi nous ne le reconnaissons plus. Il faut réunir ses traits épars ».

 

Philippe Jaccottet, La promenade sous les arbres, Le Bruit du temps, 120 pages, 9,50 euros.

Pour réunir ces « traits épars », Jaccottet affiche son désir de « dépassement des images » (…) ce moment où la poésie, sans avoir l’air puisqu’elle s’est dépouillée de tout brillant, atteint à mon sens le point le plus haut ». C’est ce qu’il admire chez Leopardi, Hölderlin ou Verlaine. D’où, aussi,  l’intérêt qu’il accorde déjà, à l’époque, au haïku japonais après la lecture de l’ouvrage de R.H. Blyth consacré à ce genre littéraire. Philippe Jaccottet parle à propos du haïku de « transparence » et « d’effacement absolu du poète ». C’est cette « transparence » qui dominera dans la majorité de ses écrits à venir, notamment dans ses proses poétiques.

Présentation de l’auteur




Benjamin Torterat, L’Etendue passionnelle

Il est probablement intéressant de savoir que Benjamin Torterat est doctorant en philosophie et que son sujet de thèse est : « Le mythe entre émancipation et domination ». La lecture de sa première publication en poésie s'en trouvera peut-être éclairée.

Son livre, l'étendue passionnelle, est construit en trois parties, les deux premières avec une adresse directe « Toi » vers une aimée, présente / absente, évoquant le rapprochement charnel, celui au travers duquel on espère communier, mais celui aussi qui nous dit l'irrémédiable séparation ontologique, la troisième partie regroupant, quant à elle, trois pavés de texte dans un épanchement moins contenu.

On pourra brièvement songer à André Du Bouchet, que ce soit sur la disposition formelle du poème, la présence pointillée des mots sur le blanc de la page voire sur le fond quand celui-ci affirmait : « Seul celui qui a peu de moyens a quelque chose à dire. »

   infini-Toi

          l'essentiel

 peut-être

 

              Toi

 

s'affaler 

dans l'absence

Benjamin Torterat, L'Etendue passionnelle, Editions de la Crypte, 2023, 12 €.

Chaque mot, ainsi sacralisé en quelque sorte, veut une importance extrême, de même que le blanc, part intégrante du poème réclame sa part de sens. Faut-il le chercher dans cette absence, douleur du manque, dans une aspiration plus haute, « recherche / irréductible // d'une unité », quitte à en passer bien sûr par le corps, « dans l'aube / les peaux // luisantes / tout contre / par à coups » - car c'est le corps qui est essentiellement affiché au long de ces poèmes : « jouir / des nudités » – faut-il, dans ce qui est énoncé et dans ce qui ne l'est pas,  questionner la langue, particulièrement celle, poétique, qui va caviarder, omettre, suggérer, inventer « se sombrer » ?

poursuivre

 la quête

    l'ouverture

elle est désordre

La partie II du livre semble plus directement lisible, j'entends par là, tout d'abord moins de dispersion des vers sur la page, ensuite, malgré la retenue du propos, l'aveu de l'échec passionnel.

Toi tendresse

    pas tout à fait défigurée 
   tremblante

 sur la bouche  

    plus tout à fait la hâte de
   se rapprocher

La troisième partie nous donne trois pages qui semblent d'écriture quasi automatique d'un jeune auteur qui condense comme il le dit lui-même « ébullition d'une plaie à vif enlacer s'amouracher reculer fléchir », « implacablement dans la caboche dans la veillée dans l'espoir ».

 Cet espoir lui vaut évidemment notre sympathie.

Présentation de l’auteur




Amir Parsa, Littéramûndi

Né en Iran en 1968, Amir Parsa, appartient à cette génération d’auteurs particulièrement rares, pour lesquels un monde meilleur est encore possible et que l’on aime arpenter, en dehors de tout préjugé ou de chapelle convenue. Il réside actuellement à New-York où il est professeur et directeur des études interdisciplinaires au Pratt Institute.

D’expression américaine, française, persane et espagnole, ainsi que des combinaisons hybrides ; il mène une œuvre patiente et méthodique qui met en perspective toute forme d’appartenance nationale, culturelle et poétique. Ensemble polyphonique et polysémique, son entreprise littéraire et poétique façonne de nouvelles formes structurantes, en portant la trace de nouveaux itinéraires d’écriture. Il a publié tout récemment deux ouvrages pour le moins novateurs et audacieux, intitulés Lïtteramûndi (prolégomènes à une Nouvelle Littérature Mondiale)

Qu’est-ce que la littérature mondiale ?

On doit la fameuse expression à Goethe, sous l’appellation usitée, de Weltliteratur, que l’on retrouve à plusieurs reprises dans son journal intime daté de 1827. Depuis l’eau à couler sous les ponts, et il faut reconnaître que ladite expression si elle demeure emblématique d’un certain idéal n’en demeure pas moins quelque peu confuse, voire inaudible pour un grand nombre de lecteurs et de locuteurs avertis. Pour les chercheurs Christophe Pradeau et Typhane Samoyault, « la notion de littérature mondiale, aussi, n’est pas la détermination interne, où l’adjectif viendrait dire l’attachement variable de l’œuvre au monde ou les usages du monde en littérature », mais encore : « L’idée d’une littérature mondiale serait-elle venue d’une culpabilité à l’endroit de la pluralité et du divers, comme une rétroversion du mythe de Babel ? » Bonne question en effet !

Amir Parsa, Littéramûndi (prolégomènes à une Nouvelle Littérature Mondiale) Volumes I et II. Editions Caractères.

Babel quand tu nous tiens ?

Comme en témoignent les œuvres immenses et magistrales de Dostoïevski,

Tolstoï, Virginia Wolf, Robert Musil, Franz Kafka, Thomas Mann, Jorges Luis Borges, mais aussi James Joyce avec son Finnegans Wake, et plus proche de nous, Louis Calaferte, avec Ourobouros, dont les œuvres coïncident parfois avec l’accès presque désespéré d’un imaginaire de nature universelle, capable de marquer et d’engendrer de nouveaux territoires et logiquement de transgresser les frontières littéraires.

Pour Amir Parsa, là réponse est assez claire bien que quelque peu simplifiée :

« La vérité est autre, et pourtant tout est simple : tu écris en français, parce que tu dois respirer, comme tu viens de le dire. Pareil en anglais. Une question de souffle, mais aussi d’intérêt, de besoin de reformuler à travers ces langues qui font partie de ton être – qui t’ont conditionné et te constituent. Comme tout écrivain, tu écris aussi pour comprendre pourquoi tu écris, pour créer une réalité, pour percevoir, pour construire. »  (P.17) L’entreprise est périlleuse avouons-le car elle induit ou oblige plusieurs portes d’entrée, qui n’ont pas forcément la même serrure et signification, dont la lecture « linéaire » de l’œuvre quelle qu’elle soit est naturellement exclue. Dans ce cas précis l’exclusion vaut pour « forclusion », suggérant « le retrait du monde » ou à l’inverse le recours à la mise en scène en quelque sorte qui coïncide avec le martèlement des genres, mais toujours susceptible d’entrevoir « une réalité ». Une parmi tant d’autres, cela va de soi, comme un miroir à multiples facettes ou un kaléidoscope, jonglant adroitement avec ses masques. Mais l’auteur affirme également que la vérité est autre. Or restons terre à terre, quelle vérité hypothétique à conquérir, et qui plus est sous le régime de la transgression, peut (pourrait) s’accoutumer d’un sort incertain, y compris sur le plan sémantique et linguistique. Là encore une réponse est donnée : « L’écrivain polyglotte à son tour n’est pas moins sensible, ni moins maitre d’une langue, mais hyper-conscient des paramètres stylistiques, structurels et formels qui permettent les opérations. » (P.29). Ainsi l’écrivain, le poète, peuvent-ils être selon les circonstances, des « manipulateurs », parfaitement conscients d’une destinée toute autre où l’imaginaire foisonnant pose ses « marques » ici et là, comme une bête sauvage. Mais laquelle ? – « tout en restant chez soi ». (Page 29). A ce stade, on peut toujours imaginer que la littérature agit comme un « caméléon » parfaitement méthodique qui est capable de changer fréquemment de « masques » et de couleurs, pour s’adapter à toutes les circonstances. « Une rupture avec les rythmes de la vie, une rupture avec ses habitudes, une rupture avec les conventions », (P.30). Mais pas sûr justement ! En vertu d’une liberté dépassant les cadres et se mesurant au quotidien avec la force de l’intention et de la novation.

Un pari audacieux : Le dé-travestissement des langues-territoire !

On songe dans un même ordre d’idée au fameux Bodner Lab, initié par Jérôme David, professeur à l’université de Genève qui vise à offrir à plusieurs types de publics, une bibliothèque numérique de la littérature mondiale à partir de la Bibliotheca Bodmerania, et qui constitue une numérisation intelligente opérée via un flux opérationnel rigoureux en regroupant en « constellations », proposées, comme autant de portes d’entrées induisant l’imaginaire littéraire. « Des écrits d’auteurs dont les œuvres constituent maintenant (pour le meilleur et pour le pire), les classiques dans une certaine langue et un certain contexte, des histoires d’enfants, aux contes et aux grandes épopées nationales, tout un fil intertextuel traverse les écrits. A travers le perpétuel passage d’une littérature à l’autre… » (P.112), « L’authentique création de nouveaux mondes à travers les osmoses de mondes existants ». (P.112). Ainsi l’œuvre littéraire peut franchir la limite, toutes les limites de son propre imaginaire (décloisonné) en exploitant autant de paysages géographiques, que de paysages symboliques dont la régulation interne s’effectue par le seul mouvement dynamique de l’œuvre. « Esthétique et éthique du masque qui nous amène, poète des marges et des disparitions, à une liberté absolue ». (P.117). Et cette liberté si souvent contredite par les itinéraires empruntés, que vaut-elle au regard d’une liberté plus grande qui ne soit pas que « un support » écrit, et reproductible à l’infini, combinant toutes sortes de hasards ? On comprend alors, que la littérature ne prend sa liberté qu’au travers des manifestes et des théories qu’elle produit elle-même pour justifier d’un manquement normatif. Et si l’on ne peut parler ici d’anarchie, on peut toujours valider l’ide de déraison. « Tenter d’imaginer, ou même d’étudier, ce que l’auteur aurait fait dans la langue cible – tout en reconnaissant qu’il n’y a vraiment aucune manière de le savoir ou le vérifier. (P.124) »La traduction comme écriture imaginaire et projétante »  (P. 124). La traduction devient alors, une échappatoire sans risque, du-moins en apparence ou l’œuvre exerce son pouvoir d’attraction avec la langue de l’autre et en signifiant un public divers ouvert à toutes les propositions sémantiques, sans jamais être en mesure de filtrer les écueils pourtant inévitables de ce type d’entreprise au point de s’enivrer malicieusement d’une phraséologie immortelle, mais sans aucun dessein providentiel. Peut-on dire pour autant que la littérature mondiale est une parade insouciante du désir universel, sans autre objectif que d’activer certaines transmissions (ou simulations). La réponse semble moins évidente qu’elle n’y parait : « La littérature doit demeurer aussi ouverte que la sensation que génère le lac au milieu du désert ». (P. 182). En ce sens Amir Parsa, a su habilement démêler le vertige de l’impossible en bâtissant une œuvre complexe, que n’est pas qu’un simple exutoire mais une volonté puisant sa source au sein des grands Humanismes, sans jamais déconsidérer la force de l’abîme.

                                Le rythme m’emporte et le feu m’atteint
                                              Et je brûle dans les cendres
                                   le sang le sort de
                                               de la longue marche sans traces
                                  du poète glissant sur les parois
                                                invisibles… (page.184)

A lire absolument…….

Présentation de l’auteur




Dominique Sampiero, Ne dites plus jamais c’est triste

« Ne dites plus jamais / c’est triste / pour dire c’est moche / c’est raté / c’est quoi cette merde / genre tu ferais mieux de faire autre chose / que du triste quoi » : dès la première strophe, le « la » est donné, et c’est à partir de cette note tenue de bout en bout, au fil des vers libres au rythme saccadé, entre rires et larmes, que se déploie la musique d’un silence, tout juste une plainte hésitant entre sourire et sanglot, une émotion à peine contenue en appel à la sensibilité du lecteur, en ostinato poussé ad libitum

Dominique Sampiero semble, dans ce dernier ouvrage, faire une confidence, en aveu de réussite, qui mettrait, une bonne fois pour toutes, la fatalité du sort, échec et mat, dont la note biographique à la fin du recueil résume sa pensée sur la vanité comme sur le bienfondé de telle démarche : « car finalement la vie se joue entre la fureur des larmes et du rire, non ? À quoi bon tirer des plans sur la comète, un jour ou l’autre, toutes les étoiles s’éteindront »

Dès lors le poète ne saurait faire ni l’économie du malheur ni le diktat du bonheur, éprouvant peut-être ce « mal de vivre », pour reprendre la formule de Barbara, qui ne saurait le convier à nier la tristesse ; essuyer les larmes, certes, mais non congédier la tragédie de la vie dont quelques mots mal avisés seraient le présage, quelques maux d’une maladie transmissible, quand on saigne du sens ? « Ne dites plus jamais / c’est triste un poème / parce que vous ne comprenez pas / et qu’il y a le mot / mort douleur blessure / dedans / ces mots qui vous font peur / que vous avez bannis / de vos yeux de vos larmes / des fois on ne sait jamais / c’est contagieux la mort la douleur / ou la blessure / ça s’attrape non ? » 

À chacun de recourir par conséquent aux pouvoirs de l’imagination, à explorer encore les contrées merveilleuses d’un ré-enchantement possible de la vie rendue plus vaste par les yeux qui décillent à la rencontre de l’inattendu ou de l’insoupçonné qui vous foudroie sur place, vous laisse abasourdi, désarmé, à nu, et dont le pitoyable qualificatif de « triste » n’est que le cache-misère d’une réalité plus grande qui vous contient tout entier dans la pitié comme dans la joie !

Dominique Sampiero, Ne dites plus jamais c’est triste, La Boucherie Littéraire, 2020, 12 €.

« Finissez-en justement / avec le c’est triste / qui tombe à plat / ou qui fait mal / dites plutôt c’est grave / c’est profond / c’est tellement vrai / c’est tout moi ça / c’est de la balle / c’est vrai de vrai / c’est magnifique et troublant / envoûtant / délicat / c’est insupportable de beauté ».

Et quand le mot juste, pile, adéquat, est rendu à la démesure des sentiments, c’est jusqu’à l’adjectif trop usité qui se défait du manteau gris, grisâtre, grisaille, pour revêtir les fastes oripeaux de toutes les nuances émotives, rouge passion, bleu espoir ou jaune brûlant, et donner à entrevoir, écho en écho, la résonnance de cette si profonde, si désarmante tristesse, dans un mot-à-mot voisin : « triste d’amour / triste comme Yseult / triste ciel / triste acier / triste éternel / triste sommet / triste étoile / triste infligé / triste défait / Tristan même temps / triste Voie lactée / triste sauvage »

Et de ces variations de tonalités s’échappe comme un message secret, une lettre dans la lettre, l’ouverture du deuxième poème de ce recueil intitulée Manifeste à l’envers, dévoilant les coulisses, l’envers du décor, la généalogie du théâtre intime à ce plaidoyer pour la noblesse des sentiments qui nous relient, nous dépassent, poète et lecteur, possible fraternité humaine, sans fard, sans hypocrisie, révélant de l’enfance à la maturité le vœu farouche de porter haut et la joie, et la peine de ses semblables : « Soyez beau, soyez propre, efficace et joyeux ! Non. Vous avez droit à la tristesse, à la dépression, au deuil, confiez-moi vos peurs vos doutes et tout ce qui vous isole des autres. Mes mots, mes bras sont là pour vous. J’écrirai vos chagrins. »

Présentation de l’auteur