Olivier Larizza, La Condition solitaire

Olivier Larizza : texte et paratexte

Suis sorti (j’avais rendez-vous avec un
poème) inscrire l’air du temps

Revenu des Antilles qui lui ont inspiré une trilogie poétique réunie sous le titre « La vie paradoxale »1, Larizza nous conte ses aventures sur la Côte d’Azur, puisque c’est désormais aux étudiants toulonnais qu’il s’efforce de communiquer le goût de la littérature anglaise. Il cultive avec bonheur dans ce nouveau recueil la même verve primesautière, parfois doucement mélancolique que dans les précédents. Il y conforte une tendance déjà visible auparavant à vouloir s’expliquer au-delà de la lettre des poèmes, le paratexte ayant désormais considérablement enflé puisque « du même auteur », préface, notes de la préface, note de l’éditeur, exergue, « notes bonus », « l’auteur » et la table occupent en tout quarante-huit pages, soit presque autant que les cinquante-et-une pages de poèmes (le reste correspondant aux pages de tête et de titre, à quelques pages blanches et à une liste d’ouvrages publiés par Andersen).

Loin des brèves annotations que l’on trouve parfois au bas de la page chez certains poètes, le paratexte est donc élevé ici à peu près au même rang que la poésie pure et gageons qu’aucun lecteur ne voudra se priver du plaisir d’y découvrir, au-delà des poèmes volontairement allusifs, le Larizza le plus intime. Certes, la pratique de la poésie conduit presqu’inévitablement à s’épancher, mais Larizza exprime bien davantage que ses états d’âme face au spectacle de la nature ou de la femme aimée ou convoitée. Il se livre, il nous livre sans modestie excessive mais avec ce qu’il faut d’autodérision une exploration de lui-même, son moi et son ça, à l’exclusion du sur-moi qui ne pourrait que brider ces confessions sans concession.

Les poèmes se prolongent et s’amplifient à la fin de l’ouvrage dans vingt-deux pages en petits caractères intitulées « notes bonus ». Instructives et souvent amusantes, elles sont parfois assez éloignées du contenu du poème concerné, au risque pour ce dernier de paraître alors un simple prétexte à raconter toujours plus (le texte prétexte du paratexte !). Pour ne prendre que deux exemples, tandis que le poème intitulé « FNRS III » évoque simplement en passant la coque rouillée d’un sous-marin jaune et cramoisi, il n’était certes pas inutile de préciser en note que le titre du poème n’est autre que le nom de ce sous-marin, un batyscaphe siglé FNRS comme Fond National de la Recherche Scientifique (belge en l’occurrence). Mais n’est-ce pas par pur plaisir que Larizza nous narre la destinée de cet engin et conclut par une boutade : Qui dira que les Amerloques étaient superficiels (puisqu’ils se sont lancés à leur tour dans la course aux profondeurs) ?

Le poème précédent, « Le meilleur du monde » débute ainsi :    

Je ne file rendez-vous à personne / sur mon Elops Davidson

Olivier Larizza, La Condition solitaire, Paris, Andersen, 2023, 120 p., 9,99 €.

Pastiche d’une chanson célèbre. Si l’on est gré au poète de préciser que « Elops » est la marque de son vélocipède, il ne faudra pas s’étonner de trouver dans le même bonus la ferme profession de foi en faveur du raisonnement intuitif versus le raisonnement analogique, appuyée sur une citation d’Einstein, cet obscur employé des brevets suisses. On le voit, les notes de fin ne sont pas là seulement pour nous distraire !

Les poèmes écrits dans une langue qui paraît familière font néanmoins surgir quelques préciosités (esperluette, bigaradier, s’amuïr, polymathe, osbornite) et une brassée de néologismes (intranquilliser, éternellité, automner, verrerer, écrevisser, chlordéconer, dandyner, multicolorier, arnacœur). L’orthographe peut se trouver malmenée pour renforcer la dérision (l’élite politiko-médiatik), de même que la syntaxe (les voyelles ont des couleurs qu’on ne connaisse pas). Tout cela n’empêche pas le lyrisme : la soierie du silence me drapait.

Larizza écrit sous la pression de l’instant et s’accorde toutes les licences (poétiques) possibles, y compris quelques rimes. S’il s’imagine, par exemple, avec une majorette sur les genoux, cela s’énoncera ainsi :

Elle me bécoterait sur les bancs impudiks / et je me rajeunirais en public J’aurais l’avantage / d’être un auteur mineur (un tel écrivain fait beaucoup moins que son âge…)

Dans la même veine, en plus cru :

… (c’était une Mauricienne de Mulhouse / sensuelle & peu jalouse) / Un jour un étudiant lui montra / sa mauricette…

La poésie de Larizza abonde en images insolites. Exemples : L’oasis qui lagunait en mon cœur ; Le temps d’ici se limace jusqu’à l’infini ; Le T-Rex de Russie.

Le poète cultive aussi les contrastes comme, dans « Mistral perdant », celui qu’il établit entre les clients-terrasse vautrés sur leurs délices / voraces limaces engloutissant leurs radis & / paradis […] et Moi [qui] batifole parmi les / vierges folles & le varech de la déréliction.

Cabrioles et gaudrioles. Il ne faudrait pourtant pas s’y méprendre, celui qui se définit comme l’éternel teenager le mercuriel arnacœur ne se dupe pas lui-même quand il s’attribue l’étiquette « SDF » : sans destinée fixe.

… Balzac / de bazar Melmoth irréconcilié docteur Larizza & / mister Olivier je n’étais – dear pretty flower – / que l’anachorète sur sa péninsule qui cachait sa / PROFONDEUR.

Note

[1] L’exil (2016), L’Entre-Deux (2017), La Mutation (2021), les trois chez Andersen.




Estelle Fenzy, Boîtes noires

Les lecteurs d’Estelle Fenzy, qui ont l’habitude d’être surpris, le sont dès les premiers mots du recueil et plus qu’avant : « Mesdames et messieurs, attachez vos ceintures » !

S’agit-il d’un véritable vol ou d’une métaphore vivante. Cet embarquement » et ce « siège à côté » ne sont-ils pas ceux du frère lecteur et n’est-ce pas par la poésie, qui va ici nous être livrée, que nous « risquons d’être secoués » ? Ainsi vont vite tomber les masques dessinés, d’emblée, par Gwen Guégan pour que se fasse mieux la respiration et pour que soit bien accueilli le plus beau des verbes :

Mon amour hier tu as dit
Je voudrais mourir
le même jour que toi 

Estelle Fenzy, Boîtes noires, éditions le chat polaire, 2023, 12 €.

Quelle force donc dans le départ du texte ! Car il y a « état d’urgence » pour faire défiler « le film » personnel sans même le bruit de l’enfance et faire trouver celle qui est en fait la boîte noire de (mon) crâne ». Depuis les sandalettes de la petite fille à la mort de la mère « un filet d’énergie (est) à sauver » dans ce corps « coquille cuirasse / sous lequel bat la vie ».

Viennent spontanément ensuite, par le bais de la pensée de la finitude, les thèmes de l’amour conjugal et maternel alliés à la souffrance qu’expriment, par exemple, ces vers dont la conjugaison rappelle celle de Ghérasim Luca.

Je bruine
je brume
j’averse
je pluie

de cendres
et de sang

Je pars en fumée

Ainsi les mots apparaissent-ils déjà comme les meilleurs adjuvants qui soient quand ils sont portés par les éléments, comme l’air et le feu, et quand le chemin, la matière donc, reçoit à la fois la voix et la marche.

C’est qu’en effet, grâce à la foi, se met en place une belle espérance : « Coire en Dieu / soudain / Chacun le sien ».

Des poèmes plus longs alternent avec d’autres plus courts car il faut bien que le narrateur et le lecteur, dans cette émotion offerte par la poésie et qui les fait vivre intensément, reprennent leur souffle.

 En effet l’anamnèse malmène la respiration de sorte que reviennent les souvenirs d’enfance avec leurs sensations et la découverte de la vie, s’entrechoquant avec un présent prosaïque : « Je planifie   négocie   soumets ». L’écriture, alors, offre une part de mystère que chaque lecteur peut décrypter à sa manière : «  Cet  œil immense  à mon épaule… » et la narratrice, que les regrets inspirent, regrette de ne pas avoir bien vécu :

Il n’ y avait pas assez de chair dans mon âme 

Il faut, pour finir, revenir aux images du début puisqu’il ne reste plus que le ciel comme « demeure » et que, comme pour un accident d’avion, l’agonie est qualifiée de « crash ». Voilà comment on peut dire que le traitement des thèmes est ici d’une grande originalité.

Les derniers textes réservent-ils une surprise plus optimiste ? C’est ce que découvrira le lecteur obligé par la beauté du texte à en lire la toute fin.




L’approche du silence

Les éditions Littérales semblent avoir eu pour ambition de se faire l’écho, en cette année 2022, du désir rimbaldien d’écrire « des silences », laissant la beauté envahir le lecteur par-delà les mots.

Les deux poètes publiés, Georges Rose avec Revenir de l’été, et Laurence Chaudouët, avec Porte ouverte sur le ciel, ont en effet réussi, chacun dans son génie et sa sensibilité propres, à énoncer avec une rare délicatesse et beaucoup de subtilité des émotions simples, universelles, précieuses et pleines de lumière. Tous deux parviennent à une cristallisation mystérieuse et féconde, de la parole et du silence.

Avec Georges Rose, nous sommes sans cesse DÉJÀ dans l’universel, on n’en échappe pas. Soudainement et immédiatement, à partir du moment le plus simple et le plus banal, émergent l’éternel et la beauté. Là où nous sommes, « l’immensité ne peut s’approcher davantage » (p. 7). Embrasser le monde devient dès lors plus qu’une métaphore. C’est la réalité, dans sa quotidienneté : « Le soleil remonte la rue / au bras d’une ombre / qui ne le quitte plus » (p. 9). Aussi voit-on dans le Verbe de Georges Rose une méfiance vis-à-vis de la rationalité bornée, celle qui assèche le réel sans jamais en saisir la pulpe, qui fait des vivants des toujours déjà-morts : « La connaissance ne sait pas / elle invente / change les fleurs d’un vase » (p. 28). Ce qui s’offre, depuis le monde, c’est un lien nouveau, une beauté, une nouveauté éternellement renouvelée, comme l’illustrent les vers suivants : « Loin le jour se rassemble / avant de nous surprendre / vaste dans l’étroit des yeux / À l’intérieur du monde / la maison sévère / restée dans le vent (p. 14) ; « La nuit n’est pas le lieu / pas plus que le corps / l’espoir est sauf / L’infini n’est qu’un murmure / sans origine / sans destination » (p. 31) ou encore les derniers vers : « La lisière passe par notre corps / nous ne sommes pas les habitants / mais les autres choses » (p. 57) dans lesquels s’exprime magnifiquement de quelle façon nous sommes sans cesse traversés par l’éternel.

Georges Rose, Revenir de l’été, Éditions Littérales, 4e trimestre 2022, 62 pages, 10 euros.

Ainsi, nous y sentons la magie du Haïku, avec la saisie du plus fugitif – à savoir l’instant – transcendée par la recréation intérieure, subjective, de la beauté du réel.

 Dans un registre différent, où se dévoile la profondeur tragique de l’absence de l’être aimé, et, par conséquent, l’écart inhérent à la perte, Laurence Chaudouët exprime avec force l’impossibilité de se taire malgré l’échec de toute parole. Aussi se demande-t-elle : « N’est-ce pas pur désespoir / Que de continuer à dire les mots / qui ont avorté dans ta bouche » (p. 9) ; « Quelle futilité pourtant que les mots / Les pauvres mots esquissant les vertiges » (p. 23).

Dès lors, on devine bien vite que c’est un recueil adressé à l’absent définitif, dont la présence obsédante fait de ses poèmes une narration tout à la fois ancrée dans un vécu personnel et tendant à l’universel. Ce « tu » n’a paradoxalement pas de limites, c’est l’être aimé, parti, quel qu’il soit : « Tes paroles avaient la force d’un cours d’eau enfoui dans les ronces / Le grignotement obstiné de la mousse sur les rochers / Le sol sentait la pourriture et les feuilles valsaient dans le bleu pur » (p. 8) ; « O sais-tu comment rejoindre cette porte ouverte sur le ciel / Comment poser le souvenir avec la plus grande délicatesse / comme une plume fragile entre deux pensées oscillantes » (p. 10).

Ainsi, comme tout poème qui nous parle du plus profond de nous-mêmes, la lancinante beauté des vers – qu’ils évoquent la nature traversée avec le défunt ou le dialogue presque sans mots avec le médecin – est comme cette célèbre madeleine de Proust : elle ravive un moment d’éternité dans ce qu’il y a, en chacun de nous, de plus lumineux ou de plus douloureux. Il en est ainsi de ces trois vers, pris à différents poèmes, et tous aussi éloquents par leur passion mystique, où l’ici semble dialoguer avec l’ailleurs : « Et le piano est si pur et si merveilleusement inaccessible (…) et la douloureuse mélancolie de la feuille / Palpitante, si bien qu’on ne sait plus si c’est elle / Ou son âme, qui en cet instant flottant vient à la vie (p. 11) ; « J’aimerais dire la fleur ouverte / Que tu as sentie / Ce moment où tu respiras son âme / Il est partout et jamais je ne le trouve » (p. 22) ; « Et dans un temps suspendu le silence bleuté des rideaux / Ouvrant sur un domaine plus vaste que la mer » (p. 35).

Laurence Chaudouët, Porte ouverte sur le ciel, Éditions Littérales, 4e trimestre 2022, 54 pages, 10 euros.

Enfin, le poème intitulé « Dernière visite » (p. 44) livre une expérience pathétique sur l’instant d’adieu, cette minute tragiquement inoubliable pour celui qui aime : « Le docteur / A dit d’une voix atone : « Oui, je vois ! » / Et nous sommes repartis / Plus rien ne s’échappait de ta bouche / C’était un silence qui ne pouvait pas avoir sa place dans le réel / Mais nous avons marché / Le brancard poussé / Ce jour-là – je ne le savais pas – la lumière était un corps / Nu et froid – un corps inerte – absent pour tout regard » (p. 44)

Ces deux recueils, incontestablement, pour qui est sensible à la vraie poésie, offrent au lecteur le « oui » nietzschéen, l’affirmation de la vie, dans ses moments les plus fugaces comme les plus terribles.




Ángelos Sikelianós, Le Visionnaire

Lorsqu'on referme le livre de  Sikelianós, le premier mot qui vient à l'esprit est ferveur, celle dont il fait preuve à mettre en vers son pays comme l'entière Humanité ; un désir de communion qui embrasse aussi bien l'humain que le divin, une célébration à hauteur de ces enjeux : incommensurable. Il ne faut pas s'étonner, dès lors, que les poèmes soient longs, parfois très longs (une trentaine de poèmes seulement sur plus de cent pages pour ce choix qu'a opéré le traducteur Michel Volkovitch). Il n'est pas rare non plus qu'une phrase ait besoin de plus d'une dizaine de vers pour se déployer ; elle est ample comme la mer, habitée comme elle de remous, déferle.

Tel un homme laissant l'étreinte de sa femme,
car était juste sa soif de mourir,
car il était un champ dont les épis frémissent
profondément, courbés par la rafale
cette invisible faux qui passe au-dessus d'eux,
un homme désirant le faucheur qui viendrait
couper les épis mûrs et les coquelicots
- il désirait aussi l'étreinte de sa femme,
léger son sang, fraîche sa veine, une torpeur
silencieuse, on eût dit éternelle, l'a pris,
imprégné jusqu'au fond par l'esprit de la terre ;
de la lune la lueur traversait sa paupière
tels des nuages printaniers, et les étoiles
allégeaient son esprit, pareilles à des larmes,
il avait les paisibles monts au loin pour gardes ;
l'esprit de l'homme et son corps se touchaient
il n'avait plus sur lui l'ombre du moissonneur,
étendu sur le dos il ne voyait nul signe,
mais dans un lent coup d’œil, des fonds sans fin ;
et moi aussi, dans ma veille éternelle,
debout, mes yeux ouverts se tournant vers le ciel,
j'éclaire au fond de moi et reflète les monts...

Ángelos Sikelianós, Le visionnaire, éditions Le miel des anges, 2022, 109 pages, 12 €.

Ce long extrait du poème Tumulus (une seule phrase de vingt-deux vers) témoigne de cette communion multiple (chair et esprit, homme et nature, vie et mort), allie de manière lumineuse choses concrètes et évocation spirituelle, symbolisme et esthétisme.

Jeune homme, Ángelos Sikelianós(1884-1951), bien qu'inscrit à la Faculté de Droit d'Athènes, dont il ne suit pas les cours, est inexorablement attiré par les arts, d'abord le théâtre puis la poésie. Il voyage à travers la Grèce, mais aussi à Rome, à Paris... À partir de 1923, germe en lui l'idée de fraternité universelle, bien plus large que celle qui serait réservée aux seuls êtres humains. Ainsi, dans le poème Voie sacrée, contant la rencontre d'un bohémien qui fait danser assez cruellement une ourse et son petit, il a cette réflexion :

Et en marchant, mon cœur gémissait :
« Viendra-t-elle un jour, ou jamais, l'heure
où les âmes de l'ourse et du Tsigane
et la mienne, que je crois Initiée,
se feront fête ? »

En 1906, chez la danseuse Isadora Duncan, il rencontra une communautés d'expatriés américains qui avaient décidé de vivre comme les Grecs de l'Antiquité, dans une ambiance mystique qui séduira le jeune Ángelos. Cette empreinte se retrouvera fréquemment dans ses poèmes et jusque dans sa vie, avec son « projet delphique » : persuadé que Delphes, où il réside, peut redevenir, comme dans l'Antiquité, un centre spirituel qui dépasserait les différences entre les peuples, il conçoit tout un programme (comprenant la création d'une Université) auquel sont conviées nombres de personnalités. Des Fêtes delphiques, largement subventionnées par son épouse, sont organisées. Il y accueille le compositeur Richard Strauss en mai 1927. Le poète Georges Séféris y viendra en 1929. Des représentations de théâtre antique sont données. Mais ce projet, pour intéressant qu'il fût, ruina le couple. Ces données biographiques sont importantes pour comprendre l'engagement, jusque dans son écriture poétique, de  Sikelianós. Quelques titres de poèmes parlent d'eux-mêmes quant à la référence au monde antique et à ses mythologies : Les chevaux d'Achille, Anadyomène (une note nous apprend que ce terme signifie « Qui a jailli des eaux » et fait allusion à la naissance de Vénus, Je voyage avec Dionysos, Dédale, etc.

[…] Ta voix,
la voix d'un dieu émergeant du sommeil,
voix de la « grande ivresse », appellera soudain
les morts vers le soleil et sa chaleur,
tandis que se penchera sur Ton berceau
l'ombre de Ta vigne unique toute-puissante,
mon doux enfant, mon Dionysos, mon Christ !

Sikelianós n'hésite pas, dans sa vocation enthousiaste à tout rassembler, à relier Jésus et le fils de Zeus. Cette sorte de syncrétisme correspond à l'universalisme de l'auteur qui embrasse tous les domaines.

Oui, c'est là,
sur un cap de Leucade,
où les galets sont nets,
polis comme des œufs de pigeon par la vague,
que je T'ai connue, Athéna,
au corps d'adolescente, à la pensée légère !

Comme deux galets qu'on lance
sur la mer immobile,
le cercle de l'un 
entrant dans l'autre
sans qu'ils se brisent,
Tu es entrée dans mon âme
comme l'âme d'une sœur dans son frère !

Rappelons que Sikelianós est né à Leucade. Il associe son histoire personnelle ici avec celle de la déesse, en une osmose comme celle des ronds dans l'eau, générés par des cailloux qu'on y jette.

Le traducteur a parfois tenté, avec succès, le pari de la rime dans le texte français,

Ce qui reste léger en ce monde, il suffit
du four des sensations pour le changer en nid,

quand le soleil ne peut allumer mon désir
à lui seul, ni le feu les ossements rôtir...

C'est la petite fleur face au portail fermé,
c'est l'eau du puits par quoi l'hiver est tempéré.

Si la poésie messianique d'Ángelos Sikelianós est entièrement colorée d'emphase, il faut, pour avoir une chance de l'apprécier, se laisser porter par ce flot généreux.

Le terme grec Ο αλαφροΐσκιωτος (titre de son premier grand poème lyrique, écrit lors d'un voyage en Égypte, traduit par Le visionnaire, titre repris dans ce choix de textes opéré par Michel Volkovitch), concentre en lui plusieurs notions, celles de pur, naïf, marqué par le destin, mélange d'élection surnaturelle et d'inadaptation à la vie. Nous verrons, quant à nous, chez ce visionnaire, un poète à l'écriture certes en décalage avec la modernité d'un Séféris par exemple, un homme dont le souffle a voulu s'accorder à celui du divin.

Présentation de l’auteur




Emmanuel Échivard, Avec l’ombre

Avec l’ombre est résolument le journal d’un voyage dont la direction est annoncée dans la citation de René Char qu’Emmanuel Échivard appose en exergue de son œuvre :

Il faut s’établir à l’extérieur de soi, au bord des larmes et dans l’orbite des famines, si nous voulons que quelque chose hors du commun se produise, qui n’était que pour nous.

 Le point de départ de ce voyage « au bord des larmes et dans l’orbite des famines » est un lieu précis (une maison et son jardin) où subsiste une relation fantasmatique entre une figure féminine aux multiples visages (jardin, figure maternelle, femme aimée, enfance, ville, etc.) qui n’est définie que par le pronom « elle », et un « tu » tantôt féminin, tantôt masculin, à tel point indéfini qu’il devient universel. Cette relation occupe entièrement la première partie du recueil, À travers l’ombre. C’est ici que le poète rend compte de la véritable lutte que le « tu » engage avec « elle », une lutte qui comporte notamment de lourdes défaites : « Tu es / enterré vivant. // Elle, elle se tient au cœur. […] Elle te retient au sol. » (p. 26) Ce voyage à travers l’ombre d’une mémoire peuplée de « ronces » (p. 25 et 78) peut avoir également la douceur trompeuse de la nostalgie (« Loin de ton / jardin, tu te perds », p. 22) et de sa parole (« Déposés sur la table de la cuisine, il y a autour de / toi des mots de tous les jours, des mots simples, / sans adjectif, mais qui te font tenir debout. // Ne quitte pas ton lieu, disent-ils », p. 72), qui ne peut que tuer dans l’œuf toute velléité de fuite. Pour avancer, le « tu » doit accepter de perdre quelque chose : « Il faudrait accueillir la disparition des couleurs, / rester fixé au gris du mur, y lire les fissures, s’y / reconnaître, y faire naître sa joie. » (p. 31)

Délesté de la « gravité du monde » qu’« elle » incarne, le « tu », nouvel Ulysse, peut se « laisse[r] enfin porter » vers un « nouvel équilibre » (p. 60), qui consiste à aller à la rencontre de l’autre. 

Emmanuel Edchivard, Avec l'ombre, Cheyne, 2019, 96 pages, 17 €.

C’est en présence « des compagnes de disette » (p. 52) que le « tu » peut se rendre compte du fait que sa quête n’est pas solitaire (« qui cherchez-vous ? », ibid.). Fort de ce constat, le « tu » aperçoit enfin son salut : « Au bout de l’impasse, une étroite venelle part à / l’aventure. » (p. 56) Fort de ce constat, il peut « habiter [s]a solitude » (p. 29), en paix avec l’ombre qui le hantait, car elle a enfin un nom (à chacun le sien), elle a fructifié : « Elle se donne. // Dis son nom ! / Ou plutôt // appelle-la. // On goûte une mûre / au milieu des ronces. » (p. 78)

C’est d’ici – nous sommes dans la deuxième partie, au titre ouvertement proustien, À l’ombre des jours fastes – que l’on peut quitter la « basilique » (p. 84) de la mémoire avec ses plaies et ses blessures, que l’on peut habiter « une maison de brique » (ibid.) avec l’autre (« ton amie » est le nouveau personnage de cette deuxième partie). C’est à cette condition-là que l’on peut accueillir le « nouveau rythme » (p. 92) qu’incarne l’autre, tout en étant prêt à composer avec la nouvelle ombre, la nouvelle « faille [qui] s’est ouverte » (p. 89).

Être relationnel par définition, l’être humain se doit de composer avec l’ombre pour atteindre ce « hors du commun » dont parlait Char dans la citation initiale. C’est toute la leçon de cette dramaturgie de la présence au monde que nous livre Emmanuel Échivard.  

 

Présentation de l’auteur




Ida Jaroschek, À mains nues

Au confluent des sens et de l’énigme, l’écriture au corps à corps que trace Ida Jaroschek dans son recueil, elle l’envisage selon ces formules : « Ces poèmes à mains nues, à voix nue découvrent des mondes, des ciels, des sentiments. C’est bien la nudité qui est ici portée aux nues, la peau qui rejoint l’étendue, les robes qui soulèvent l’azur et le corps qui pèse à même la nuit. » Dans ces derniers, « les grands fauves entrent dans la mer », « les roses prennent aux femmes leur visage », les cargos rouillent dans le port d’Athènes ou croisent au large du port de Ouistreham, et les baisers, les étreintes se mêlent de tout ; l’amour embrase une perspective où la vie plonge vers un inconnu sauvage que le verbe n’a de cesse d’arpenter, à la poursuite de sa piste secrète, à la capture des songes, visions, et énigmes : «  Il déploie alors une poésie empreinte de sensualité et de mystère, une poésie qui cherche sa ligne claire en côtoyant les ombres. »

Cet horizon, cette ligne de crête, cette « ligne claire en côtoyant les ombres », c’est celle qui impulse la main à tracer ces poèmes en distiques comme autant de bords de dessins qui portent l’empreinte humaine, la tension érotique même du corps féminin ouvert tant au ciel qu’à la terre, aux principes célestes qu’à la matière première, sensualité, sensibilité, sensitivité mêlées, pour dire ce rapport charnel à soi-même, aux autres, au monde, au grain de la peau. Gilles Cherbut revient, dans son Avant-propos au recueil, à cet aspect essentiel de sa quête d’écrivaine : « Dans À mains nues, Ida Jaroschek délivre un poème sauvage dont le verbe, néanmoins jardiné, exprime sa connivence avec l’amour, avec la mort, avec l’irréductible énigme qui nous contient, nous englobe et nous féconde. En cela, la poésie d’Ida Jaroschek est « un ondoiement, l’ombre d’une flamme, un grain de terre »… Elle est aussi un grain d’or qui, semé dans l’esprit du lecteur, n’en finit pas de dispenser son étincelante incantation, son insondable sortilège. »

Amor, amour, à mort, finalité du désir dans la finitude de toute existence, la poète n’aura de cesse de chanter sur tous les tons, cette rencontre peau contre peau qui fait le sel de la vie tant dans la simplicité des paroles crues que dans la profondeur d’un verbe hermétique dont les paysages traversés ne s’avèrent que les décors inépuisés de ces corps-à-corps que la poésie met en scène, théâtre d’ombres et de lumières où part maudite et part bénite se tutoient dans l’étreinte amoureuse, possibilité d’accord du « je » à un « tu » se hissant au sommet du « nous deux » dont elle demeure la vigie ardente : « Je veille, / je garde là ton cœur serti de nuit / Mes pensées et mes fauves / tapis assoupis inassouvis / fertilisent des territoires / steppes hallucinées traversées de vents, / de mémoire / où ton geste féconde l’air / rejoint le corps des failles » !

Ida Jaroschek, À mains nues, Éditions Alcyone, Collection Surya, 94 pages, 20 euros.

Lignes de « failles » à devenir autant de lignes de forces de ces courbes féminines où la chair se fait la matière-réceptacle de la matérialité même des contrées foulées qui rythment d’emblée le départ dès les premières pages en invitation au voyage sensoriel : « dense terre noire / au lever des brumes / imprime de cendres la lumière / tout entier dans tes mains / nouées ensemble / tu pars / tu pars navire d’ombre / mon sang » ; psalmodie sanguine jusqu’à l’incantation qui met en route sur les chemins abrupts de cette nature première, in domestiquée, déroutante, avec laquelle la voyageuse ne fait qu’une : « Je suis la séparée, la traversante / corps illimité au prolongement des paysages / au long des crêtes, des failles / nos brèches, des horizons »

Temps et espaces que zèbre le passage des « grands fauves » déclinant, à la rencontre desquels Ida Jaroschek se dirige, intrépide, prête à rejoindre cette possibilité du tutoiement à l’adresse des traces : « Je vois dans les herbes mortes et rases / au sortir de l’hiver des fauves éteints / des oiseaux fantomatiques / hérons blancs alignés dans la brume / Toute à l’oubli du givre / genou brumeux je vais / je vais comme je marche / immobile comme je marche / je vais immobile / et je te rejoindrai sur le chemin des respirants » ; mouvement presque immobile, souffle ténu de l’émotion qui meut, émeut, et que l’écrit destine, selon la dédicace inaugurale : à l’horizon azur indépassable du poème…




Michel Dugué, Veille

Etre en état de veille. N’est-ce pas, fondamentalement, le rôle d’un poète ? Michel Dugué regarde la nature qui l’habite, revisite des pans de son enfance, nous dit ce qu’il y a « ici » et maintenant quand il scrute le monde. Le territoire qu’il nous dévoile est aussi, d’une certaine manière, celui de beaucoup d’entre nous. Comment ne pourrait-il pas nous toucher profondément avec son nouveau recueil ?

On connaît les attaches de Michel Dugué (il vit dans la région rennaise) avec les lieux qui lui sont familiers en Bretagne. Il en a notamment fait état dans un livre en prose poétique (Mais il y a la mer, Le Réalgar, 2018) où il évoquait son Trégor-Goëlo intime du côté de Plougrescant. On retrouve ici des couleurs et des intonations qui nous ramènent à cette terre d’élection : le cordon de galets, l’estran, les oiseaux criards, les « mouvements musculeux des vagues », les « éclats d’eau brillante / que se disputent les pies », les « entailles de bleu », « la mer – sa présence le soir / flaque brève aperçue / par le carreau de la chambre ». Michel Dugué ne joue jamais « couleur locale ». Surtout pas ! Ce qu’il veut, à travers toutes ces notations fugitives, c’est élargir la focale, creuser le mystère de ces grèves ou de ces sentiers qu’il arpente sans répit. « Chaque chose travaille à son éternité », écrit-il, lui « installé ici / à demeure, dirait-on ».

Toutes les manifestations de la nature que son œil recueille sont, le plus souvent, pétries de questionnements. « Croire à la rumeur de l’eau / mais non ! Ce serait plutôt / le bruit lointain d’une machine ». On croit entendre Philippe Jaccottet s’interrogeant sur la signification d’un son lointain de cloche (La clarté Notre-Dame, Gallimard, 2020) ou, à la lumière de septembre, se posant la question : « Dans ce nid brumeux de lumière / qu’est-ce qui est couvé, / quel œuf ? » (La seconde semaison, Gallimard, 2004). Loin de la Drôme chère à Jaccottet voyant le brouillard gagner les flancs du Ventoux, Michel Dugué, pérégrinant sur les rivages costarmoricains, peut écrire : « Il y a dans l’air / des écharpes de brume. / On dirait des fumées / après le feu éteint ».

    Michel Dugué, Veille, Folle avoine, 62 pages, 12 euros.

Il y a un autre feu qui couve dans les pages de ce livre, c’est celui de l’enfance. Michel Dugué en rameute des « parcelles ». Visions fugitives, d’abord, comme sorties d’un rêve : « une mare d’eau », « le lavoir », « un vieil outil laissé dans l’herbe », une vieille femme « de noir vêtue avec une coiffe blanche » … Le poète ne cultive pas pour autant une quelconque nostalgie. « Monde d’hier / ce n’était pas un royaume ». Mais dans ce monde d’hier triomphait malgré tout une forme d’innocence. « Est-il possible que cela fut / d’être aussi légers ? », note-t-il. « Nous mêlions tout/éclats de rires et de larmes ». Michel Dugué (il est né en 1946) voit la vie qui défile. « C’était il y a longtemps / sans les mots pour dire / l’étonnement d’être là ».

Présentation de l’auteur




Bruno Marguerite

Bruno Marguerite, après Rilke, Cocteau et Wim Wenders, renoue avec le thème magique de l'ange. Dès les premières pages, l'enchantement commence pour le lecteur suspendu à sa lecture.

En effet l’auteur a eu lui-même l’occasion de dire, expliquant ainsi son objectif, que l’on vit avec un être qu’on ne connaît pas et qu’il a souhaité mettre en place le thème empathique de la tolérance dans les couples. Ainsi le mari amoureux, non seulement va accepter les différences qui les opposent sa femme et lui, mais va espérer, « sans doute secrètement », qu’elle soit un ange, elle qui apparemment ressemble à toutes les autres.

L’incipit nous en avertit tout de suite puis l’histoire, véritablement poétique tant par l’écriture que par le sens, commence. « Comment pourra finir un livre comme je n'en ai jamais lu », se demande déjà le lecteur ? Pour pallier son impatience, un style, à la fois fluide et soutenu, retient, dans l'instant, son attention.

Le voici transporté en Italie, qui est, dit encore l’auteur « le pays des miracles », dans la ville de N. faisant, de concert avec le narrateur, une enquête ou plus exactement une quête :

Bruno Marguerite, Les Epaules de ma femme, éditions unicité, 2023, 124 pages, 14 €.

Au cours de nos vacances, Elysa, ma femme, s’est quelque fois absentée sans rien me dire. A la troisième absence je la suivais comme n’importe quel mari l’aurait fait à ma place, et je l’ai espionnée… les premiers instants, fort d’une suspicion dont je ne pouvais maîtriser les causes, je m’étais mis en tête qu’elle aurait pu aller à la rencontre d’un amant, par exemple.

Citons, il le faut, les mots percutants d’une lectrice : « Je me suis promenée dans les ruelles d'Italie, j'ai cherché les anges mais au delà de ça j'ai retrouvé la douceur, la poésie, la sensibilité et l'amour inconditionnel d'un homme pour sa femme. »
Ce livre est en effet d'une sensibilité extrême et révélateur du féminin sacré, une notion qui justement renvoie à une croyance ésotérique selon laquelle les femmes posséderaient un pouvoir surnaturel particulier.

Nous choisissons, après ces considérations, de ne pas en dire plus pour que le lecteur éprouve, la comparaison est des plus méritée, ce « ravissement » dont parlait Robert Walser quand il est entré en poésie.

Une idée pour conclure peut amener, en la creusant, à rêver, si l’on se réfère à l’expression « avoir des ailes ». Celle que, si Elysa « a des ailes », n’est-ce pas parce qu’elle heureuse du fait que son mari l’aime -  ne dit-on pas de l’aimée qu’elle est un ange ? - et n’est-ce pas parce que, dans la réciprocité, être amoureux donne également des ailes et décuple l'énergie. Ainsi l'Italie qui est « le pays des miracles » est bel et bien également celui l'amour. Il reste à s’y promener, le cœur battant, pendant 120 pages uniques en leur genre, entre illusion et réalité.

                                                              




Un Sicilien très français : Andrea Genovese

Andrea Genovese est originaire de Messine, mais vit depuis 1981 en France. Poète, romancier, dramaturge, critique littéraire, d'art et de théâtre, cet auteur dont l'arc est doté de multiples cordes a publié aussi bien en italien qu'en son dialecte sicilien et en français. Il a entamé un cycle poétique, tant en français qu'en italien, intitulé Idylles, dont deux recueils voient le jour dans notre pays cette année aux éditions  Cap de l’Étang : Idylles de Sète et Idylles de Toulouse.

J'avoue d'emblée ma nette préférence pour le premier. Un lyrisme discret traverse le livre, notamment dans la première partie, Flâneries estivales.

Géométrie mouvante
des bassins
dans leur plate splendeur
et truchement d'azur
voiliers enfermés
dans des bouteilles
pour qu'ils n'aillent nulle part
tout en rêvant d'océans




Andrea Genovese, Idylles de Sète, Cap de l’Étang Éditions, 2022, 88 pages, 19 €.




Le recueil évoque la ville, beaucoup le port, les canaux, la mer, les pêcheurs. Il est par ailleurs jalonné de photographies (beaucoup de reproductions de cartes postales anciennes en noir et blanc).

À la porte de l'azur
vibre le mât rouillé
du chalutier
le temps s'effrite dans l'attente
d'un chant de sirène
tandis que le goéland
descend en ronde
vers les écarts de poissons
dispersés à la mer

Sorte de photographie, aussi, le texte, dans une énonciation qui s'approche de la célébration. Avec parfois – réminiscence ou clin d’œil ? – des mots empruntés à des auteurs anciens. Ici, Musset :

 

Pâle étoile du soir / puis Genovese continue avec ses propres mots : énigmatique / à notre alphabet / inattingible

 

On notera l'emploi d'un mot plus rare que « inatteignable ».




La deuxième partie, intitulée Gradation du brisant de Sète, se divise en quatre poèmes : Matin, Midi, Soir, Nuit

On y retrouve les contours du chant : Un mât transperce / l'horizon dans la paresse de la mer. 

Ou encore : Aux aguets dans la dentelle rosée / de l'horizon le vaisseau des souvenirs / dérive au tintement des cordes. / C'est juste un frémissement de harpe / mais il pénètre comme une lame de couteau.  

La troisième partie a pour titre : Erotika Biblion et il ne fait nul doute qu'il réfère à l'ouvrage du même nom de Mirabeau, dont j'extrais ce passage :

Il suit de là et de bien d’autres causes, que je ne prétends point énumérer, que nos passions, ou plutôt nos désirs et nos goûts (car nous n’avons guère de passions), l’emportent, et de beaucoup, sur toute vertu morale. 
Parmi ces désirs, le plus violent sans doute est celui qui porte un sexe vers l’autre.


Andrea Genovese, Idylles de Toulouse, Cap de l’Étang Éditions, 2022, 150 pages, 21 €.




Le texte de Genovese, lui, comporte dix-huit poèmes, dont le titre commence invariablement par Vénus. Par exemple, le premier : 

Vénus du pont-levis

Sort de la gare
les cuisses dorées
et descend joyeuse
vers le canal.

On hume le parfum
des muqueuses
sous la jupe chantante.

Des oiseaux
défont les barrières
les écluses s'ouvrent
arrosant les bateaux.

Douce éclosion
quête rotatoire
d'un poème
sexuellement transmissible.

Femmes observées, femmes rêvées ou du souvenir, sous un angle délibérément luxurieux.

Suit Naufrage dans l'escalier, constitué de cinq poèmes proches de la prose (si ce n'était les retours à la ligne).

L'escalier qui monte du vieux port à la ville haute
raide en quelque point escarpé creusé dans la roche
étale un paysage défini par les couleurs vives
des canaux et de la mer. La plate étendue au large
n'a pas de rides même pas troublées par le passage
d'un cargo minuscule comme un jouet d'enfant.

Ils sont teintés d'une amertume (souvent la chute du poème) :

...D'un coup je m'aperçois
que ma tête tourne que les marches et mes pieds
ont disparu et avec eux la souvenance même
du pourquoi j'ai laissé les mots dérailler ma vie.

Et aussi :

Ni la parole ni la pureté géométrique n'assurent
aucune transcendance. Le grand voyage de l'esprit
demeure une opaque épopée de cellules cérébrales
baignant dans la soupe d'un rituel à jamais fixé.

Un exercice de style comprend le seul poème éponyme, très bref que je reproduis ici :

Poème liminaire volé par un goéland
et laissé tombé du bec en fin de parcours

Touche d'humour puisqu'il se situe à la fin de l'ouvrage, jouxtant une photographie de l'oiseau en question, fréquent à Sète.

Curieusement, le dernier poème (dédié à une certaine Gwenaëlle) est rimé, à quelques exceptions près, proposant quelques vers d'une grande beauté :

Oui je sais que dans le vaste domaine
des songes solitaire est la route
la quête d'un abord souvent vaine
le défi de l'amour une déroute.

                      ∗

La nuit a été chaude et orageuse
traversée de zébrures d'éclairs
où chevauchait la Grande Fileuse
arborant sa faux et sa colère.

                      ∗

Je vois d'un coup surgir le mirage
d'une pluie fine cadeau de la muse.
Qu'importe qu'il n'y ait pas d'équipage.
Ton sourire arc-en-ciel est le but du voyage.

Je conseille donc ce recueil, ce qui n'est pas le cas du suivant et je vais m'en expliquer. Tout d'abord, il y a cette obsession pour le sexe féminin et ce qui s'y rapporte. Non, je ne suis pas prude, mais ces occurrences sont un peu trop nombreuses à mon goût.

Au bord des lèvres / le buisson flambant / abîme néant // Cette mouille de sirène / m'enchaîne / au mât de l'aubaine // Je tombe à genoux / courir de ma bouche / la fleur de sa ruche // Nous enivre / de cyprine écrémée... (page 19), Dans l'ivresse nous avions / goûté à la cyprine dégoulinante (page 28), en effeuillant les pétales d'une vulve grasse juteuse (page 33), les bacchantes furieuses / nous poursuivent avec leurs clitoris (page 44), en soliloque / avec la cyprine / que son utérus / sécrète (page 68), Toutefois un poème se structure autour d'images qui s'échappent l'une de l'autre d'un gouffre qui a la forme d'un énorme sexe de femme. (page71), sa chatte fleurissait (page 72), sur  ton  joli     petit  conin (page83), plaisirs omnivores / joyeusement se consumant dans l'orgie / d'un univers de cyprine (page 104).

Pour ne pas être totalement injuste, quelques rares bons moments de lecture pour moi, ainsi in Sur le chemin de Compostelle I (Haïkus, si on veut) : Sur le vieux pont / une cariatide / galope sans brides ou ce  court poème, Le long des quais : Pluie / visitation du soir / le jour se défile / inaccompli

Mais que dire de ces mots dans La ligne ondulée du Capitole : tu en as marre je le sais de cette Hexagonie / sado-pédophiliaque / dirigée de tout temps par de bonnes femmes / putains royales ou républicaines / mais tu vas te faire accuser de machisme en le disant / et ils font vite à y ajouter l'antisémitisme et l'homophobie / ces espèces de connards châtrés / qui ont encagé la liberté de penser / aux trombones des trois religions monommerdistes / et ces grands coquins de la soi-disant laïcité / qui se grattent le nombril / tandis qu'ils devraient prêcher l'intolérance je te l'accorde / contre toutes ces chiffonnades de Livres Sacrés / que tu gardes dans ton WC prêts à l'usage

Guido Cavalcanti, ami de Dante, poète toscan du XIIIème siècle, fait l'objet de plusieurs textes de la part de Genovese. Ou plus exactement, Mandetta, qui à l'instar de la Beatrix de Dante, serait la muse de Cavalcanti. Genovese part en quête de cette femme que Cavalcanti aurait rencontrée à Toulouse. Les historiographes de la littérature pourraient s'intéresser à ces pages quelque peu austères, y compris dans leur forme poétique.

En conclusion et n'oubliant pas que tout jugement en la matière est subjectif, je dirais qu'Idylles de Toulouse est tout à fait dispensable, ce qui ne doit pas entacher Idylles de Sète dont j'ai dit le bien que j'en pensais.




Présentation de l’auteur




Marie de la Tour et Taxis, Souvenirs sur Rainer Maria Rilke

Rainer Maria Rilke à Duino

Les élégies de Duino, une des œuvres majeures de Rainer Maria Rilke (1875-1926), doivent leur nom au château où elles ont été écrites la première fois. Un livre vient aujourd’hui éclairer le contexte de cette création poétique. L’auteur en est la femme qui a accueilli Rilke dans son château de Duino. Elle devint sa protectrice et son amie. C’était une princesse d’origine vénitienne par sa mère, autrichienne par son mariage. Son nom : Marie de la Tour et Taxis (1855-1934)

Une princesse qui évoque ses souvenirs. Nous ne sommes pas ici dans un récit glamour ni dans la chronique mondaine des têtes couronnées. Avec Marie de la Tour et Taxis nous avons affaire à une femme profondément cultivée, naviguant de Venise à Berlin en passant par Munich, Vienne, Paris ou Londres, fréquentant les plus grands auteurs ou artistes de l’époque. Devant nous défile un monde culturel à cheval sur le 19e et le 20e siècle (d’où émergent les noms de Rodin, Valéry, Verhaeren, Nijinski…), un monde où la notion de frontière ne semble pas exister, au cœur d’une Europe où le mécénat se donne libre cours.

 Rainer Marie Rilke baigne dans ce milieu-là. Il rencontre pour la première fois la princesse à Paris, en 1910, chez Mme de Noailles. Le poète a 35 ans. Celle qui deviendra sa protectrice en a 55. Elle l’invite en avril 1910 à venir résider dans son château de Duino près de Trieste, sur une falaise dominant l’Adriatique, dans « une chambre claire et gaie avec à gauche la pleine mer, Trieste et l’Istrie ; à droite le golfe qui s’avance jusque vers Aquileia et les lagunes de Grado »,raconte Marie de la Tour et Taxis. Le poète séjournera même seul dans ce château au cours de l’hiver de l’année suivante.

Marie de la Tour et Taxis, Souvenirs sur Rainer Maria Rilke, Arfuyen, 185 pages, 17 euros.

C’est un beau matin de janvier 1912, alors qu’il se promenait dans cette propriété, que lui est « donnée » la première élégie. « Il entendit une voix qui l’appelait, raconte la princesse, une voix très proche qui disait ces mots à son oreille : Qui donc parmi les légions des anges, / qui donc entendrait mon cri…Il resta immobile, écoutant. Qu’est-ce ? murmura-t-il à mi-voix… Qu’est-ce qui vient ? .... Il prit son petit livret qu’il portait toujours avec lui, écrivit ces lignes et puis tout de suite, encore quelques vers qui se formaient comme involontairement… ».    Marie de la Tour et Taxis avait appelé Rilke le Seraphico. « Quelle intuition extraordinaire, aussi juste qu’étrange, raconte-t-elle, et combien je le compris au plus profond de mon cœur quand l’heure fut enfin arrivée, l’heure de la seconde Elégie, l’élégie des anges, cette merveille ».

Le livre, à partir de là, évoque toute une série d’événements liés à des rencontres ou des découvertes de toute nature dont les deux protagonistes sont les témoins ou les acteurs. On les retrouve dans les grandes villes européennes, visitant des musées, des édifices religieux, s’arrêtant devant des monuments (la tombe de Pétrarque, par exemple, en Vénétie). La princesse s’inquiète pour la santé de son protégé (fragile des nerfs), note son « exaltation étrange et son regard égaré et plein d’angoisse ». Elle le reçoit aussi dans sa résidence de Lautschin en Bohême (comme un retour aux sources pour le poète né à Prague) mais aussi dans son « entresol » de Venise

On voit ainsi, au fil des pages, le rôle essentiel joué par cette femmes (nous faisant presque oublier l’autre femme de Rilke : Lou Andréas Salomé). « L’amour, le grand amour qu’il admirait tant dans les autres, écrit néanmoins la princesse, il se croyait incapable de jamais le ressentir d’une façon constante et sûre. Un moment de joie, d’enthousiasme, d’ardeur, et puis le désillusion complète, le dégoût, la fuite… ». Mais elle ajoute aussitôt : « Et pourtant il ne peut pas vivre sans avoir autour de soi l’atmosphère de la femme. Oui, j’ai été frappée souvent de l’attraction extraordinaire de la femme sur lui et de ce qu’il m’a dit souvent, qu’il ne pouvait parler qu’avec des femmes, qu’il ne croyait comprendre que les femmes et ne se plaisait vraiment qu’avec elles… »

Marie de la Tour et Taxis se trouvait à Rome au moment de la mort du poète en 1926, en Suisse. Elle écrira en français ses Souvenirs sur Rainer Maria Rilke mais le livre sera publié pour la première fois en 1933 dans une traduction allemande, puis en français en 1936 pour le 10e anniversaire de la disparition de Rilke. Voilà à nouveau ce livre entre nos mains. Il approfondit notre connaissance de l’homme Rilke (et bien sûr, aussi, de l’écrivain). Il nous révèle également la profonde effervescence culturelle de cette époque « si attirante si curieuse »  comme le dit Maurice Betz dans l’avant-propos. A cet égard, ce livre constitue une indéniable contribution à la connaissance de l’histoire littéraire de l’Europe, sans oublier toutes les informations que les amoureux de l’œuvre de Rilke pourront y glaner.