Pierre Perrin, Des jours de pleine terre — Poésie, 1969–2022

Le journal intime d’un homme en colère.

Difficile de donner une vision d’ensemble d’un massif poétique s’érigeant de 1969 jusqu’en 2022. De multiples sujets y sont abordés, pour certains intimes, et qui connaît Pierre Perrin reconnaîtra facilement des épisodes racontés sous un autre angle dans son ouvrage autobiographique Une mère Le cri retenu, pour d’autres appartenant à l’actualité la plus contemporaine, comme la guerre en Ukraine, ou « sur un cliché qui a ému le monde », le corps de cet enfant migrant gisant sur une grève.

Mais ce qui unifie le tout, c’est un regard, une révolte, une façon de dire « non » à l’ordre des choses et du monde, et en cela, ce texte est « poétique » au sens étymologique du mot, parce qu’il crée, non pas un monde, mais ce désir d’un monde autre.

Une poésie non pas tout à fait sans musique mais sans mélodie, une poésie percussive. Un peu comme Nietzsche philosophait à coups de marteau. On y chercherait en vain la rythmique classique des vers, même si elle se présente versifiée de façon apparemment classique, la plupart du temps

À Jean-Jacques aussi, précoce à ce point attardé que,
Lisant Horace à cinq ans dans le texte, à cinquante,
Embarrassé de sa pisse, il reste le copiste qui s’interdit
De mendier une pension. Moi non plus. (P.119)

Alain Nouvel Pierre Perrin Des jours de pleine terre Poésie 1969-2022 Publié aux éditions Al Manar ISBN 978-2-36426-306-2.

Les mots-valises, comme « Occidécadentaux » ou « islamopithèques » entraînent très explicitement vers la satire et il y a, de fait, quelque chose de profondément satirique dans cette poésie, même si aucune opinion politique n’y est clairement affirmée. Une peur de la décadence, peut-être celle de la mort, après Paul Valéry qui a dit « Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles » ?...

Pierre Perrin pose des questions brutales rugueuses, polémiques : « Quelle consolation apporte à un cadavre l’âme ? » ou encore, parlant de Facebook qu’il connaît bien :

                             (…)Qui outrepasserait l’écran ? 
Chacun est facebooking, harassé. Éteignez l’écran, il
Se rallume. Toujours ailleurs, chacun gère son complot,
Son ragot, son garrot, son fagot, son rigoletto, ses totaux
Rauques. Totaux de clics ? Un cliquetis de dents, dehors (…) (p. 118)

A ces critiques acerbes répondent « trois épures une fresque », dédiées à René Guy Cadou, Jacques Réda et Jean Pérol. Trois presque sonnets pour des maître vénérés. Plus tard, « Gisant debout », un hommage à René Char, « « sans doute dernier grand poète français du XXème siècle » … Il y a, par ailleurs, tant de faux prophètes et de faux poètes !

Mais la colère de Pierre Perrin vient de plus loin que ces impostures contemporaines,

Entre naître et n’être rien, le cri, le silence
(…) Rien, qu’est-ce que vivre, sinon s’approprier seul
L’infini particulier d’une éclipse de mort ?
(…) Écrire à la craie devrait suffire sur une ardoise où lire
La tendresse (P. 129)

Cette colère, de façon très étonnante, peut se métamorphoser en tendresse comme on vient de le voir, ou encore en appel désespéré « Au vainqueur » : « S’il te plaît, n’achève pas qui s’enfonce dans la nuit. » ou en cette résignation devant la force des choses : « Nature reste reine chez elle, qui tout emporte. » ou en cet amour pour l’Enfant : « Je me coucherai pour le bonheur de te savoir rester debout. »

Dans cette somme poétique, on retrouve un goût certain pour la parataxe, un style qui se veut classique, sans gras, à l’os. « Sur le chemin des syllabes, rocailleux, abrupt », un usage surabondant du présent de vérité générale, celui même des Maximes et Proverbes des Moralistes français : « En sacrifiant à la réussite, aux sournois exercices du pouvoir, chacun écrase les idées de traverse. La raison châtre les illusions. Des remords restent dans la gorge. Les nouveaux prêtres d’aujourd’hui ne délivrent personne. Le consumérisme pollue. La poésie n’est pas remboursée. ».

Mais derrière cet apparent classicisme, le baroque de métaphores parfois provocantes, étranges, hyperboliques :

                                                chaque séparation
Pire que si chacun s’était dépecé vivant sans un mot
                                                        ∗
                                                qui regrette
D’avoir battu ses paupières mieux qu’un briquet
Sur cet envol des jours
                                                        ∗
L’église fermée, la morale reste ouverte pire qu’un rasoir
                                                        ∗
Le blé qui tire vers le soleil
Éjacule sous la dent 

Et derrière cette apparente dureté, une générosité qui se réserverait pour d’autres causes. « L’Équilibre », par exemple : « un jour le vent se lève, la voix chante et le poète se découvre aussi à l’aise dans sa langue que l’on peut l’être dans sa peau. (…) Le poète à maturité ne se demande pas d’où lui arrive la voix ; il travaille de son mieux la merveille et l’épouvante, le dégradé entre les deux et il respire ; il fend l’air de son existence. »

Présentation de l’auteur




Marie-Josée Christien et Yann Champeau, Marais secrets

Marais secrets

Le marais est une belle matière poétique. Monde entre deux mondes (la terre et l’eau), il confine par définition au mystère au point d’être considéré, notamment du côté des Monts d’Arrée, en Bretagne, comme l’une des portes de l’enfer. Les poèmes de Marie-Josée Christien et les photographies de Yann Champeau se font brillamment l’écho, dans un superbe album à quatre mains, de ce halo de mystère qui entoure les marais.


On connaissait les poèmes de Xavier Grall sur les marais de Yeun Elez (où « crient les landes à minuit ») ou ceux de Gérard Le Gouic dans son livre Les marais et les jours parlant de ces marais qui s’étendent « à perte de mémoire ». Il faudra désormais ajouter à ce panthéon poétique des marais les textes de Marie-Josée Christien et les images de Yann Champeau. C’est l’image qui est première dans cet album. Le poème vient s’adosser à la photographie, la décrypter et susciter un écho sous formes d’aphorismes, de courtes pensées, voire de méditations. « Le marais/ est-il le seuil/de la vie/ou de la mort ? », interroge la poète.

Dans le viseur du photographe, il y a toutes les facettes du marais, celles scintillantes des reflets d’un soleil couchant, celles sombres et inquiétantes de tourbières encombrées de branches mortes. Dans cet univers de sphaignes, de bruyères, d’aulnes et d’osiers, de joncs ou de genêts, le colvert et la corneille s’ébrouent à l’aise. 

Marie-Josée Christien et Yann Champeau, Marais secrets, Les Editions Sauvages, 120 pages, 29 euros.

Dans ses poèmes, Marie-Josée Christien nomme tous ces mots caractérisant le marais que Yann Champeau transfigure dans d’éblouissantes et parfois énigmatiques photographies. Du grand art comme cela était déjà le cas dans Constante de l’arbre (Les Editions Sauvages, 2020) et Quand la nuit voit le jour (Tertium éditions, 2015), deux précédents livres des deux auteurs.

Les marais décrits ici sont anonymes même si, subrepticement, nous sommes conduits vers des lieux emblématiques de la Bretagne sans qu’ils soient jamais nommés. « Sur le mont lointain/une vigie se dresse/flèche de lumière/entre terre et nuages//comme une présence/qui mendie l’éternité », écrit Marie-Josée Christien les yeux rivés vers le mont Saint-Michel de Brasparts et les pieds dans les marais de Yeun Elez. Mais le plus important demeure la capacité à nous éblouir sur des lieux « ordinaires » qui ne relèvent jamais du cliché de carte postale. « La bruyère s’embrase/la lumière se répand ». Ailleurs, voici un « essaim d’iris », un « monde des molécules » qui « se lit à cœur ouvert » ou encore une tourbière, « retable humide ».

Dire le beau (en images et en poèmes) à partir de réalités frustes, c’est le pari réussi des deux auteurs. Il faut dire que le marais « consent/à de brusques métamorphoses ». On passe ainsi, insensiblement, du plus sombre au plus lumineux, du plus inquiétant au plus rassurant, au point que le marais peut même devenir un lieu de transfiguration ou, pour le moins, à même de répondre à une forme de quête spirituelle. « On marche/comme on prie/dans l’apesanteur des sèves/et l’escapade des genêts », écrit Marie-Josée Christien. Le marais questionne. Il peut conduire le poème à dire l’indicible.




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Jacques Vandenschrick, Tant suivre les fuyards

Dans son Liminaire, Jacques Vandenschrick donne le ton : « Le soir lourd de menaces, le ciel écrasant, tout inspirerait de rester à l'abri, mais il n'importe, il faut fuir. » Mais de quelle fuite est-il question ?

Fuir soi-même, un peu, ses souvenirs, ses lâchetés, ses traumas...

On peut fuir son propre mensonge, le rêve sournois d'une mère, la détresse de sa désillusion, la vengeance redoutée d'un frère... Il y a loin des hauteurs temporaires au ciel bas des issues. Et pas un seul cheval à voler derrière les vantaux d'un gris ancien qui se délave aux fermes cochères.

On devine dès les premières lignes, sourde, une révolte qui se sait condamnée. Je pense aux mots d'Henri Laborit, dans Éloge de la fuite : Se révolter, c'est courir à sa perte, car la révolte, si elle se réalise en groupe, retrouve aussitôt une échelle hiérarchique de soumission à l'intérieur du groupe, et la révolte, seule, aboutit rapidement à la soumission du révolté... Il ne reste plus que la fuite.

Cette fuite est celle, bien sûr, de tous ceux qui ne peuvent faire autrement et l'on songera d'abord à ces malheureux qui veulent échapper aux guerres, aux massacres. Cependant le livre entier semble traversé d'un souffle biblique qui nous évoquera la persécution du peuple juif et l'épisode de la Fuite en Égypte. Il serait réducteur de s'en tenir à ce seul angle de lecture. J'ai parfois vu aussi ces esclaves noirs s'évadant de leur lieu d'exploitation. C'est sans aucun doute la grande force de ce livre qui, à travers une narration qui ne précise ni lieu ni époque, touche à l'universel. 

Le livre comporte quarante textes en prose poétique. On ne saurait ignorer la symbolique de ce nombre : les quarante ans que le peuple hébreu a passé dans le désert. Temps de l'épreuve.




Jacques Vandenschrick, Tant suivre les fuyards, Cheyne éditeur, 2022, 64 pages, 17 €.


Ô nuits des traversées, des plateaux déserts, quand on entre dans le noir frisson des mondes, dans l'effroi de ce qui s'ouvre sans fond, sous les étoiles comme des cicatrices hautaines. Les livres se sont fermés. Et on ne sait plus ce qu'on cherche. Ni l'insaisissable disant qu'on y apprenait à mourir, ni la mémoire qui, lorsque le temps s'effondrera, ouvrira ses blessures sur ce qui ne peut être perdu.

J'évoquais les migrants, en provenance d'Afrique notamment, dont la route douloureuse passe, entre autres, par la Libye. Certaines descriptions peuvent nous y raccrocher : Les guides marchent devant, cherchant toujours les puits, guettant l'eau dans le chant d'un oiseau...

Et puis ce rapport à l'idée de maître – on connaît les infortunes de ces candidats à une meilleure vie en Europe, réduits en esclavage sur leur trajet, dans des pays de passage : Fuir. Quitter ce maître injuste. Se vouloir loin.

Certes tout n'est pas explicable ou interprétable, c'est le propre de la poésie, la beauté du mystère quand on l'approche.

Du fuyard à la nuque lisse, manque à jamais l'affront du visage...

Et à nous, après tant de jours, ne restent qu'un récit, des mots fermés comme des parois, des citadelles évaporées, des formes où le miracle meurt. Presque rien. Sinon la consolation du vent que les grands oiseaux, en leur vol immobile, sont seuls à pouvoir habiter. Et le souvenir d'une fille aux yeux que le jour fait d'herbe et de givre.

Référence au divin : Supplier qui l'on peut ? Référence aux réfugiés en devenir : Appel à l'impossible vers des pays difficiles, dans ces rochers où vont errant des ombres, d'improbables caravaniers cherchant eux-mêmes la piste ? Se recentrant : Ou dans le fond de soi le plus mystérieux, là où se fait vraiment une écoute ? 

Si la fuite suppose le négatif (de ce que l'on fuit), néanmoins : Ne pas porter le mal plus loin. En chemin, il deviendrait plus noir à regarder. Laisser faire le vent. Il oubliera sans avouer.

Et dans cette acceptation, quasi zen :

Laisser aller la vie boiteuse dans le vent qui toujours vient recoudre les pluies aux pluies. Voir, sur les châteaux du ciel, passer l'escadre des nuages, l'ombre qu'ils font sur notre dette indéchiffrable.

Je précise que cet ouvrage est d'une très belle facture, comme toujours chez Cheyne éditeur.  Il me semble vain de gloser plus avant sur ce livre magnifique. Je laisse la place aux mots du poète :

Les fuyards sont gens de légendes austères.

Et le poème ne peut tout savoir mais non pas ne rien dire...

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Denis Guillec, Au royaume de ON

 À lire Denis Guillec, je constate que la politique est absente de la poésie… Serait-elle apolitique par nature, rejoignant ainsi, à force de bons sentiments et d’exaltation spirituelle, le camp bourgeois selon lequel il ne faut pas tout mélanger (soit une technique d’aveuglement assurant l’invisibilité de certains actes) … À moins que, avec Jacques Rancière, on estime que le travail de la littérature consiste à changer les sensibilités, plutôt que d’être engagée ? 

Pour ma part je me reproche ce constat : si mes poèmes et romans n’abordent pas cette question, serait-ce par soumission involontaire à un certain establishment littéraire… pourquoi pas, après tout ? Puisque sous un autre nom que celui de Lair il m’est arrivé d’écrire des essais de caractère politique, chez Fayard ou Flammarion ? Denis Guillec me fait donc poser cette question : pourquoi évincer le politique du poétique ?  

C’est que lui, on l’a compris, a choisi le chemin inverse : Au royaume de ON égrène les bonnes raisons d’être démocratiquement libéral, néo ou pas…

Au royaume de ON, on est contre la guerre
           contre le mal
           contre la mort
           pour la paix
           pour le bien
           pour la vie
au Royaume de ON, on a des Valeurs

Denis Guillec, Au royaume de ON, Cactus Inébranlable éditions, 2022, 86 p., 8 €, chez librairiewb.com.

… ainsi, en soixante et onze poèmes, on passe en revue les grands aspects de notre vie : la justice et l’équité, le chômage, l’hygiène et la santé, l’écologie, la providence de l’État, le goût de soi… toujours avec une ironie qui mord là où ça fait mal… tant et si bien que le syntagme « démocratie libérale » devient ce qu’il est : un oxymore. Puisque le libéralisme tue la démocratie (en réduisant la démocratie aux règles de son jeu du laisser-moi-faire capital) … comme la démocratie tuerait le libéralisme si elle retrouvait son étymologie : la force au peuple !

J’ai utilisé le mot de « poème » alors qu’on pourrait arguer du caractère non poétique de ces éructations. Allez, je vous en remets une cuiller :

Au royaume de ON, la politique est morale
             la société est éthique
            l’économie est solidaire
            le commerce est équitable
            l’État est Providence
           la soupe est populaire
au Royaume de ON, on est humanitaire

Bien sûr on ne frôle pas le sublime, on n’entrevoit pas de sentimentales nébuleuses, l’émoi est ici toujours du même tabac : l’ironie. Mais il y a une scansion, un procédé d’énumération qui au cours de la lecture s’élève comme une litanie, un répons que l’on verrait bien en scène, un récitant entonnant les six premiers versets, le chœur chantant le dernier :

au Royaume de ON, on est humanitaire

On est bien dans une construction, un maniement direct du langage de type poétique.

Au fur et à mesure des pages c’est toute une mécanique du discours qui se révèle, celui qui nous agite malgré nous (poètes compris !), celui du story telling libéral qui a gagné nos esprits depuis une trentaine d’années.

Au royaume de ON, l’argent ruisselle sur les sommets de haut en bas
                             on vénère les parvenu
                                      félicite les premiers de cordée
                                     encourage les seconds de cordée
                                     tance les derniers de cordée
                                     méprise les attardés d’en-bas
au Royaume de ON, rien n’est impossible si on le veut

 

Un tel « mécrit » a trouvé sa maison : les éditions du Cactus Inébranlable ont réalisé un joli livret en format à l’italienne. Une maison belge qui gratte et qui pique, paraît-il…  

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Béatrice Machet, Tourner, Petit précis de rotation

Tourner, Petit précis de rotation, titre du livre de Béatrice Machet, est une allusion au Précis de décomposition de Cioran, précise la quatrième de couverture.  Mouvements, courbes et cercles, traversent en effet chacune de ses pages au fil d’une impressionnante exploration. L’infinitif du verbe tourner y revient tel un leitmotiv figurant un centre irradiant dans les coins et les recoins de la vie et du vivant, sous toutes ses formes.

Il n’est pas de facette du mot, quel que soit le domaine, qui ne soit ici tournée et retournée. Visions de spirales d’étoiles enroulées au faîte de la nuit. Vols d’oiseaux essaimés dans la nuée. Mât sacré du soleil où s’accroche le regard. Film de la pensée qui se déroule en notre for intérieur. Navigation des mers poursuivie tout autour de la terre entre deux pôles. Retours très loin à l’aube d’un passé que l’on visite à rebours. Jusqu’au tour des machines avec lesquelles on fraise on façonne du lisse. Car tourner renvoie aussi au mouvement des poulies et des roues. Tourner, ce sont également de vertigineux slaloms, ou encore les orbites, où se mettent astres et satellites.

Tourner le dos, dit Béatrice Machet, adossant l’humain à la mer, comme le lieu où s’originent les êtres et les choses, présence elle-même d’une infinie mouvance, auprès de l’irrépressible élan qui nous porte, les mains jusqu’au sang.  Ici, on l’a compris, les paysages ne se laissent jamais figer dans ce qui serait l’abstraction d’une simple figure. Ils volent en éclats, pris au scalpel de l’écriture, qui défait, découpe et décortique, jusqu’à la substantifique moelle. Le lecteur est lui-même happé dans sa chair vive par des mots qui scrutent sans répit, et saisissent à l’intérieur de leurs mailles, sensations et significations, décomposent l’instant, entre diastole et systole, diffracté dans les interstices des pulsations du monde. Sens dessus-dessous la tête. Et le voyage se poursuit, cercle tracé, virage pris aux confins d’une géométrie circulaire qui se découpe en filigrane derrière nos existences en ce monde. Elle s’esquisse, se dérobe, réapparaît, semblable puis autre, au fil de mots qui sont autant de chemins tournés et détournés pour la rejoindre, elle et ce qu’elle recouvre d’une face cachée. L’espace ouvre à la terre un envers possible.

Béatrice Machet, Tourner, Petit précis de rotation, Tarmac éditions, 70 pages, 15 euros.

Tourner. Autour des langues et entre. Parcourir d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre, le colimaçon par où remonter les étages de Babel.  Car Les langues encerclent le monde. Et en explorer les infinies girations, c’est tenter de lever les myriades de voiles qui enveloppent sa rotondité.

Béatrice Machet, fine connaisseuse des nombreux poètes amérindiens qu’elle a traduits en français, a-t-elle cherché à faire écho avec les roues et les cercles de vie si présents dans ces cultures ? Quoi qu’il en soit, la quête qu’elle poursuit dans ce livre ramène le lecteur au cœur de la vie et à ses battements primordiaux. Son écriture s’incarne dans la multiplicité des registres du vivant, depuis le plus concret, comme celui d’une simple baratte à beurre, jusqu’au mythe d’Orphée, jouant pour Eurydice. En lisant Tourner, Petit précis de rotation, on se rappelle aussi que l’écriture de Béatrice Machet a pris naissance dans sa pratique de la danse. C’est son rythme qu’elle convoque avec ses arabesques, ses sauts et ses glissés, jusqu’à accomplir une éblouissante fusion.

Une expérience de l’évaporation puis de la condensation. Les bonnes intentions distillées redescendues en pluie. Fine. Pénétrante qui vrille la réalité. Du verbe désirer.  / Cela fera-t-il présence ?  Un livre à lire et à relire, dans le chatoiement des reflets et des ombres qui s’y déploient.

Présentation de l’auteur




Autour des éditions Unicité

Crées en juin 2010, les éditions Unicité ont passé bien des caps, publié bien des noms, et accueille bien des catégories génériques : "Romans-  Essais - Histoire - Poésie-  Haïku-  Spiritualité-  Témoignages - Jeunesse"  signale le site de l'éditeur. Avec aujourd'hui, comme hier, François Mocaer pour homme orchestre, la diversité de ce catalogue n'égale que la qualité des voix qui s'y expriment.

les éditions Unicité ce sont aussi des collections menées par des directeurs distincts  dont Francis Coffinet, pour Les Cahiers bleus, Anne de Commines, Le Metteur en signe, Laurence Bouvet, Le Vrai Lieu, Jean-Philippe Testefort, Imagination Critique, Pablo Poblète, Poètes Francophones Planétaires, et Etienne Ruhaud, Elephant blanc. 

C'est dire que se croisent là des paroles, des lignes et des pages, sans pour autant apporter de dissonance, car c'est cette richesse qui fait l'unicité des éditions Unicité. Cette "Maison", qui est aussi un lieu, une entité vivant de sa belle vie, est la matérialisation de cet idéal, de cet accueil, de cette profonde tolérance et de ce respect de chacun que porte François Mocaer, C'est ce dont témoigne son recueil, Le Don du silence est le diamant du vide, préfacé par Philippe Tancelin, suivi de Définitions de Dieu - Le Chant de l'éveil, Textes mystiques.

Tout dans cette poésie est juste, à commencer par la place des mots, agencés pour offrir cette brèche espérée dans le langage, et mener au silence épaissi par le don du poème.

François Mocaer, Le don du silence est le diamant du vide - Suivi de Définitions de Dieu, le chant de l'éveil, 2020, 76 pages, 11 €.

L'oiseau est parti
avec son chant 

La terre a repris son odeur

Soudain une rumeur
une tension flexible
dans l'instant prodigieux d'une mémoire

Derrière l'angoisse il y a une fée
un bâton brûlant les nuages
et des pierres marquant l'écorce 
d'un poème

Derrière l'angoisse il y a écrire qui absorbe les aspérités et apporte la paix, et, plus loin, sous l'écorce du poème, il y a le chant d'une réunion universelle. Il sait ceci, celui qui écrit, celui qui fabrique des livres...

Et comme pour être plus fort, accompagné sur ce chemin initiatique, il s'entoure de voix diverses, de tous horizons, de toutes obédiences, ou sans. Je pense à ce recueil de Jennifer Grousselas, De souffles et d'éveils, préfacé par Emmanuel Moses. Ici la langue prend de la vitesse, secoue se chaînes, les brise, parfois, ou bien revit l'enfance suggérée par une voix qui cherche la question, celle du sens, impossible question... et qui le sait. 

Je cherche                        la langue des arbres

Je cherche                        une langue d'arbre qui parle
                                            une langue pour mon arbre roi des arbres

 

Autres voix croisées ailleurs, autrement, qui s'insinuent sous l'écorce sauvage du poème, celles de Catherine Jarrett et Philippe Tancelin, qui signent Un Ciel, un jour, Topologie du furtif. Ici se cherche l'absolu, se dérobent, se tracent les incidences du vide, dans le

Blanc                  cet instant
ceint de la fêlure dans la lumière
Blanc d'errance parmi les noces de voix lointaines
et nous rend si proches de l'herbe folle
                                                   brisant les hauteurs de la faux

Deux traces, deux solitudes, une tentative commune : percer le langage, le mettre en demeure de ne plus vouloir dire, pour enfin devenir ce vecteur d'un sens partagé.  

Catherine Jarrett et Philippe Tancelin, Un ciel un jour ; topologie du furtif, 2020, 68 pages, 13 euros.

Je cherche                sans chercher 
    J'attends qu'il m'apparaisse     le mot de
    l'autre jour     chez toi        cher Philippe
    disait-il l'herbe             la terre entre les doigts
    sous les ongles             une rose mouillée
    bien sûr ancienne        l'Aubépine
    un oiseau
    ou la vie devant nous

Voix du poème, qui perce l'oubli du silence, ceint l'ombre et révèle les aspérités du langage, celle d'Anne -Emmanuelle Fournier dévolue à la prose, en de courts paragraphes, cherche les traces mnésiques entreposées sous les strates du temps. Elle soulève une à une les couches sédimentaires des mots et parvient à s'insinuer dans le souvenir, espace enclos dans le blanc qui lie les mots sur la page. L'offrande aux fantômes suivi de Il y a longtemps que je t'aime conduit le lecteur dans ces galeries souterraines, de portraits, toiles, images accrochées à la mémoire. 

Enfant, tu n'as connu qu'une seule saison. Une saison ac-
cordée sur l'éternité. Et puis les maîtres du domaines ont
fané - imperceptiblement  d'abord, très vite ensuite - et
sont rentrés dans la terre. Alors, un de ces matins lavés
d'orage, un écriteau a poussé sur la barrière. A vendre. Et
la terre a tremblé. Mais nul ne l'a entendu, sauf peut-être
l'originaire en toi. 

Voix qui fouille l'ardoise de la nuit, et remonte à la source d'autrefois, ou voix déliée, vive

Ivre du possible

sous le feuillage
libre avant d'être bue

celle de Laurence Bouvet, A hauteur du trouble, s'il en est, alerte et remplie d'une énergie puisée à la source même du langage, celle d'une femme 

 

Laurence Bouvet, A hauteur du trouble, éditions Unicité, 2021, 82 pages, 13 €.

Perpétuelle et nue l'étoile

comme une femme
faite de plusieurs alcools
de plusieurs nuits superposées

sur le chemin des crêtes elle va

Voix qui ouvre la marche et s'insinue là où les mots ne vont pas, grâce au poème, à sa texture soyeuse hors de tout froissement, étoffe des possibles du devenir ensemble, indiscutablement.

Ailleurs, sur un autre registre, sur d'autres lignes, se dresse la poésie. Jean-Philippe Testefort avale les ourlets d'extase des préciosités et les figures autres que celle du dire, posé comme une instance discursive et poétique, ce qui offre à Sourire à la grimace toute sa particularité.

Des poèmes de trois vers fois deux sur le fond crème de la page, cet espace scriptural qui devient le lieu du cri, celui du poète. Mais jamais ostensible, le cri, et servi par une langue où la teneur descriptive du propos plonge le lecteur dans l'ineptie d'un quotidien dont la parole poétique dévoile l'absurdité.

Passionnant de voir notre anesthésie
Laisser l'édifice pluriséculaire du droit
Se faire piétiner par les dernières bottes à la mode.

jean-Philippe Testefort, Sourire à la grimace, éditions Unicité, 2022, 83 pages, 13 €.

Il s'agit de prendre le langage à son propre jeu, de lui asséner le coup de grâce par l'absurde. Il est exactement dans sa littéralité première, enfermé dans le carcan mimétique d'une prose découpée en poème, où chaque sentence capture dans l'époque ce qu'elle a de délirant, d'absurde, d'incroyable. L'indicible s'énonce donc, en somme de ces tercets portés par le dispositif tutélaire, fabriqué d'un oxymore, Sourire à la grimace, et sous-titré Le politique incarné, dont le lecteur ne manquera pas de saisir la teneur antiphrastique dont la portée ironique prendra toute son ampleur après la lecture, tant il est vrai que ce livre porte la nécessité vitale de 

Se réarmer de l'intérieur
Clandestinement
Sans sabre ni goupillon

mais avec, et à travers, le langage, que jean-Philippe Testefort convoque jusqu'à outrance dans son emploi consensuel pour ouvrir vers les possibles réappropriations  du sens, jusqu'à devenir un vecteur d'édification d'une liberté signifiante et partagée, ainsi qu'il l'est en poésie, qui toujours permet cette évasion sémantique et humaine. 

 

Voix, donc, et noms du poème, en son Unicité. Plus encore, lieu de croisement polyphonique de l'énonciation d'une seule ambition : rassembler là où tout éclate à travers le langage sous les auspices de la Littérature.




Gustave Roud, Œuvres complètes

Un coffret de 4 volumes, 5120 pages, 88 photos couleurs et de très nombreuses illustrations en noir et blanc (car Gustave Roud était aussi photographe). Les œuvres complètes du grand poète suisse, décédé en 1976, sont publiées sous la direction de Claire Jacquier et Daniel Magetti par les éditions Zoé.

Une heureuse initiative permettant de regrouper ses œuvres poétiques (dix recueils de poésie entre 1927 et 1972), ses traductions (notamment de Novalis, Holderlin, Rilke, Trakl…), son journal (1916-1976) ainsi que les articles ou études critiques que Roud a consacrés, tout au long de sa vie, à des poètes, écrivains ou peintres et qui ont été publiés par des journaux ou revues suisses.

« Gustave Roud regarde la nature à l’œil nu et la nature ne le distrait pas », disait de lui Jean Paulhan en 1957. Ce marcheur impénitent, parcourant sans relâche les champs et les collines du Haut-Jorat (au nord-est de Lausanne, dans le canton de Vaud), est l’auteur d’une prose lyrique envoûtante qui témoignera, de bout en bout, de sa relation intime avec le vivant et l’élémentaire : les fleurs, les arbres, les oiseaux, les étangs, les rivières… au cœur d’un monde rural que la modernité n’a pas épargné : « Des vergers aux forêts, tout un cloisonnement de haies, jadis, donnait refuge aux oiseaux. Où trouvent-ils retraite, maintenant qu’un immense espace nu rayé de jeune blé, taché d’orge laineuse, unit les villages épars ? », écrivait-il le 18 décembre 1941 dans la revue L’illustré.

Le poète allie deux perceptions de la vie et du monde. D’une part un sentiment aigu de la précarité de nos existences, de la mort, de la disparition (à l’image de cette civilisation paysanne qui brille de ses derniers feux). D’autre part, le sentiment de la beauté du monde et de la présence, autour de nous, de miettes de paradis. Gustave Roud  avait, en effet, repris à son compte la fameuse injonction de Novalis : « Le paradis est dispersé sur toute la terre et nous ne le reconnaissons plus, il faut en réunir les traits épars ». 

Gustave Roud,  Œuvres complètes, éditions Zoe, 5120 pages, 85 euros, 90 CHF.             

Au cœur de son entreprise poétique, il y a, fondamentalement, cette quête de signes et de messages qui lui donnent la certitude d’un accès au paradis. « A la fois chant du monde et méditation sur la fin de la ruralité traditionnelle, la poésie de Roud apparaît aujourd’hui comme précurseur des écritures contemporaines qui tentent de renouer le lien défait entre l’humain, son habitat terrestre et les vies qui le peuplent », n’hésitent pas affirmer les instigateurs de la publication de ses œuvres complètes.

Ce regard « familier » sur les disparus, mais aussi cet appétit pour le « dehors », pour la nature dans ses expressions les plus diverses, on le trouve en permanence chez Roud. « Merveille de pureté cette matinée où j’avance à travers les prairies multicolores, les ombres fraîches, les feuillages (…) les fleurs se tendent vers moi comme des corps affamés de tendresse », note-t-il dans Essai pour un paradis (1932). Dans son livre Requiem (1967) où il évoque la mort de sa mère et le deuil, le poète écrit : « Je pose un pas toujours plus lent dans le sentier des signes qu’un seul frémissement de feuilles effarouche. J’apprivoise les plus furtives présences ».

S’il a vécu solitaire, Gustave Roud a su multiplier les rencontres en allant à la découverte des œuvres des autres. Qu’il s’agisse d’auteurs dont il cultivait l’amitié (Jaccottet, Chessex…) ou d’artistes dont il a parlé avec  bonheur. « En cherchant à cerner le rapport particulier que les artistes abordés entretiennent avec le monde, l’auteur questionne sa propre position et, à travers ces cas spécifiques, il médite sur le processus créatif en général. Rendre compte d’expériences esthétiques nourrit la démarche du poète et l’exercice de la poésie infléchit en retour son regard sur les œuvres d’autrui », note Bruno Pellegrino dans la présentation des hommages, articles et études critiques que Roud a consacrés à des poètes, à des écrivains et des peintres.

Plus de 45 ans après la mort du poète, ce coffret des œuvres complètes (dans une édition critique) est là pour nous rappeler la place majeure tenue par Gustave Roud dans la vie culturelle de son époque. Elle justice à un œuvre lyrique majeure dans la poésie francophone du XXe siècle.

 

 

Présentation de l’auteur




Nathalie Swan, L’Exigence de la chair

L’exigence de la chair ou l’ardent poétique

14 septembre 2022. La Chouette Librairie, Lille. Nathalie Swan se tient fébrile sur sa chaise, les joues rosées, son recueil entre les mains comme un jeune oiseau au cœur palpitant. Son sourire désarmé est accueil.




Les rangées de lecteurs venus assister à sa première fois se forment encore. J’ouvre au hasard le recueil que j’ai acheté la veille sans avoir pu le lire :

entre mes cuisses tu te déverrouilles et cognes ma transparence

l’été m’atteint

entre l’étoilé de mes lèvres tu te vides (p. 37)

J’ouvre une autre page comme on soulèverait un pli de chair, pudiquement :

gros de nuages tes bras soulèvent mon ciel

mes feuilles s’endorment sur ton arbre

lui murmurent l’irrespirable de la vie (p. 59)




Nathalie Swan, L’Exigence de la chair, Editions de Corlevour, 2022. 




Frappée. Je suis frappée par l’abandon total autant que par l’innocence audacieuse avec lesquels Nathalie Swan nous ouvre son intime, nous offre la violence de son désir et l’ardeur amoureuse qui fait battre son sang. Le recueil blanc est peau qui ressent et s’excite au jardin de l’amour. Dans un Eden d’avant la Chute, d’avant la nudité honteuse et flagellée, tout à l’écoute de son silence intérieur, la poétesse nous jette au visage des éclosions de fleurs qui ne connaissent pas l’indécence, sa joie à sa peine mêlée, la beauté en éclats de deux chairs traversées par le monde et devenant corps infini, accouplé sous un ciel qui est aussi solitude. Le sexe de géants aux yeux de bleuets, au cœur froissé de coquelicots. Elle nous ravit enfin par l’invention d’une langue dans la saison de sève, langue ardente qui pourrait résoudre in fine l’aporie de l’érotisation de la chair, dont la finitude intrinsèque se heurte toujours au serment des amants1.

A l’austérité presque janséniste du titre répond une urgence de vivre et une volonté de « faire frissonner l’amour », là « où tant d’amour a manqué » (p. 25). Car c’est une intense déclaration d’amour que ce recueil, une ode à l’amant, et à nous tous qui nous sommes séparés de la chair. C’est un don libre de soi que nous fait Nathalie Swan quand, dit-elle ce soir-là à La Chouette Librairie, « elle met en mouvement le vide qu’est le désir » contre le « Désert » (p. 22) de l’absence. Enivrez-moi, dit la chair désirante dans sa révolte.

Besogner les mots avec la langue

A une écriture qui assècherait le vers, la poétesse oppose la chair tiède et salée des mots, fouille les plis d’une écriture désirante et toute séminale, lancine le verbe, encore et encore :

mon axe creusé d’encore

culmine sur le chemin bleu de ta lumière

tes paumes m’acoquinent

ta langue m’ensevelit au-dedans de toi

le tréfonds de mes déchirures se ravit

des spasmes de vagues

         s’éventrent (p. 36)

Il y a quelque chose d’un laborieux qui se cherche dans ses vers, n’élimine rien de sa patience aimante, accueille la surprise et cherche son plaisir, tend de toute sa bouche vers le jaillissement de l’image inouïe qui saisit toujours par sa grâce simple et nouvelle :

l’élan de ton ruisseau se dresse

         abrite ton corps dans ma parole (p. 81)

Autour de la métaphore qui se détache singulière et où git l’instinct de la beauté : « Tu saccades mon point d’aube » (p. 47), s’expriment aussi l’instinct grégaire des mots de la chair, leur excroissance luxuriante qui répond à l’appel de la vie. Les mots se reprennent, ne se mâchent pas, sont retournés, changent de posture dans le vers et donnent à voir des copulations monstrueuses, toutes rabelaisiennes : « ta comète bombarde ma planète de succulences / le rouge de mes pommes d’amour ravagées fonce // les traversées en sourdine de ton nœud / m’arrachent des éboulis imprononçables / me forent d’euphorie / strient mon azur » (p. 62). Complément du nom du nom du nom jusqu’au fer rouge du plaisir : « l’odeur des fraisiers de tes mots respire le pas de loup / du velours / sur le fuseau horaire du battement de ton cœur… » (p. 43). Froissement, friction des mots, péché de chair, gourmandise et dévoration, tendresse de la prostituée qui se donne sans gain, plus sainte que chasteté triomphante. On est touché(e) par cette nécessité de la besogne qui est amour infini, langue libre et assoiffée : « et le sans-vie circule loin de nous » (p. 14) ; « que le sel de la vie s’en aille / qu’on m’enlève les ailes / mais jamais être descellée de ton amour » (p. 64).

Le répertoire amoureux est riche et entre tout entier dans l’enceinte du recueil comme un cheval de Troie : à l’hypocoristique des amants et bluettes d’un cœur d’enfant : « braconne mon lilas / donne à mon arc-en-ciel la couleur de tes rêves » (p. 19) ; « d’une seule bougie illuminer l’immensité de l’amour » (p. 21) ; « je pense à toi / mon lieu de vie » (p. 100) se mêle le verbe plus cru des alcôves du désir qui est comme Création du monde sortant du Chaos : « tes mains sont le levain de mon désir » (p. 49 ) ; « ton épée cambre ma colonne ruisselante et déchirée » (p. 66) ; « la droiture de ton arbre (…) / burine la béance à sa source » (p. 16) ; « mon effervescence chaude s’écartèle / ma flamme suffoque » (p. 31) ; « mon ciel se penche / tu laboures ma terre / (…) dans mon devenir frôlé / ton plein se vide » (p. 35) ; « que le lit tâche d’écumer ta main sur le tronc qui m’arrache / sous mes yeux notre noyade avale ton regard tout entier » (p. 58). Dans le lèvre à lèvre et la vitalité du verbe, la chair qui dit – trobar – trouve et invente aussi, bousculant les catégories grammaticales de l’amour « honnête » dans un nouveau fin ‘Amor où l’étreinte charnelle n’est ni retardée ni mise à distance et « réchauffe l’indicible » : « ton regard me falaise » (p. 79) ; « ma chair s’oasit à ton franchissement » (p. 30) ; «  mes vaisseaux s’extrasystolent sous tes mains » (p. 20) ; « mes lèvres respirent le longuement de ta peau » (p. 38) ; « le touche-touche au plein du cœur » (p. 15) ; «tu me rages de vivre » (p. 49) ; «le printemps grimpe ma colonne d’air et ses trous noirs » (p. 115) ; « le décousu de mes mots pique au cœur le pas perdu de la joie » (p. 111) ; « Je suis le lieu où tu déposes ton désir liquidé » (p. 38). La part sauvage, asociale du désir, que les civilités de l’art d’aimer n’ont su apprivoiser, se livre dans les assauts d’un épique amoureux et les folâtries qui touchent toutefois de sincérité enfantine : « de mon ventre tu arraches un bouquet de violettes » (p. 12) ; « rends-les plus beaux qu’un incendie de roses » (p. 33). 

La langue poétique de Nathalie Swan est animée d’une ardente pulsion de vie et sujette à toutes les métamorphoses d’une vigueur printanière : « du fond de mon interstice à mains nues / je ponce tes ronces » (p. 13). On ne peut s’empêcher d’y lire l’abrasif « Ronce ard ».

Une vie à bras le corps

Dans un vertigineux blason où le corps célébré devient monde dans le monde, les poèmes de Nathalie Swan épuisent toutes les prépositions du couple, écartelées entre le « sans toi » et « l’auprès de toi, face à toi, sous toi, à toi, en toi » : le « moi » et le « toi » dans toutes les variations de l’intime s’accostent  jusqu’à « s’oublier pour se perdre l’un dans l’autre » (p. 103). Qui est qui ? Qui donne à l’autre ? Qui reçoit quand s’ouvrent deux chairs ? « pour mendier tes explosions je t’affame » (p. 30) ; « tes yeux s’ouvrent dans le fermé des miens » (p. 13) ; « tes bras me rassemblent où vacille la vie » (p. 14) ; « ta peau fait comprendre de près / vivre » (p. 114) ; « ton visage et ta voix sont dans mon tu » (p. 34) : car le « tu » de l’amant vit dans le silence de la chair, auquel la poétesse donne voix. Dans les angles morts des corps accouplés où la vie prend en embuscade, l’oubli qui ramène et l’absorption qui redonne sont généreux entre l’amant-ruche et l’amante-fleur : « ton absence affairée de pollen / bourdonne aux oreilles du silence » (p. 15) ; « la rosée monte l’échelle du souffle » (p. 93) ; « tes mains empruntent à ma peau / la marque de tes paumes / (…) / tu recueilles mon aube pour donner forme à tes dislocations » (p. 41). Le régime des corps est l’effraction qui ne craint pas de perdre son intact. Vie est violence consentie : « égratigner tes brèches / attaquer tes parois / donner l’espace à la lumière » (p. 71) pour lutter contre l’émiettement, l’éparpillement et l’hostilité de la solitude : « Intensément tu contiens / ton amour dans ma chair / il prend corps. » (p. 70) ; « tes doigts touchent l’éparpillement des grains de ma peau / pour agonir en déchirures toute la démence bleue du ciel / se coulissent en dévoration. » (p. 31).

L’espace se fait chair qui se creuse et s’emplit ; le corps devient paysage : « au carrefour de ma surface / se cogne le où-tu-n’es-pas du paysage » (p. 26) ; « sous les mousses de ton corps / nos volontés se sourient / nos sourires se veulent » (p. 82). Et les corps accouplés dans les postures fantasques qu’autorise la chair se renouent au monde et à l’expansion de la matière, deviennent île qui étonne le monde lui-même, en régit les lois et le réenchante : « j’éboule les saisons » (p. 81) ;  « le plus fragile de nos creux susurre le silence / à l’oreille des pierres » (p. 99) ; « la nudité dégrafée du cœur / rend à l’absence le palpable des ronces » (p. 101) ; « de la bordure de la nuit je soustrais la béance » (p. 113) ;  « tu mouilles la lumière » (p. 116) ; « ton centre pur assassine le plein du jour / (…) / le ciel sur ton épaule ouvre la nuit » (p. 83) ; « ton arbre sèche les larmes du vent » (p. 16). Dans la chambre enclose, le monde s’agrandit dans la surprise et la plénitude : «le goût profond du matin hésite » (p. 29) ; « ta sève pousse le printemps à s’étonner de la lumière » (p. 24) jusqu’à l’extase qui dépossède et initie à l’être : « mon visage devient alors plus lointain que moi » (p. 38) ; « où es-tu ailleurs quand tout entier tu étais avec moi » (p. 40) ; « ma plaine neigeuse se fonde de silence » (p. 73) ; « l’horizon regarde nos visages superposés » (p. 20). Chaque caresse ouvre l’immensité ; toute lumière est désir, telle est l’exigence de la chair. 

Poème infini en sa tournure de chair-mots, Nathalie Swan reprend inlassablement l’étreinte charnelle en chacune de ses pages, redit en chacune le grand amour en la chair, remonte à la source de la joie pour vaincre la finitude de toute érotisation : « ton oubli se réfugie dans le ventre de ma mémoire » (p. 108). Elle atteint à la transcendance d’une transsubstantiation poétique : « Ceci est mon corps » sans notion de durée, toujours commencement par le Verbe : « te rencontrer c’est la peine d’exister » (p. 88).      

La Cathédrale du désir

La passion amoureuse déplace le sacré dans l’orbite de la chair. La chair exige en silence de « vivre sur le champ » (p. 39) dans un recueillement et un don de soi, une éternité du maintenant qui est « grâce de l’instant ». Citant Jacques Dupin et déplorant l’effacement du corps dans la philosophie occidentale, Nathalie Swan martelait ce soir-là à la Chouette Librairie : « on ne peut être dans l’impiété à la vie » 

effractionne la chapelle pointée dans notre ciel

le chat de tes vitraux caresse ma lumière

et m’aiguille de couleurs  (p. 19)

Ou plus loin : 

les brisures crissent jusqu’au ciel

les cris des vitraux des cathédrales

 

aux abords de mon silence

se rassemble ta nécessité pour éprouver

là où je t’accoste

où tant d’amour a manqué  (p. 25)

La joie vaut morale qui sanctifie la chair et donne accès au mystère de l’autre : « ta ferveur rudoie mon visage / gravit l’instant » (p. 84) ; « sur les veines de ta peau s’ouvre mon horizon / s’y déchire l’énigme de ton azur » (p. 109) ; « la lumière des moments à tes côtés touche la grâce de l’instant » (p. 24) ; « au centre de notre histoire une fièvre faite d’enfance / l’intranquillité du printemps y flamboie / l’avenir serein s’excite sous tes mains / la nuit se fait calme et fragile » (p. 55). 

Le premier recueil de Nathalie Swan, plein de ferveur amoureuse, se fait cathédrale, où le silence autour de la lumière des mots a la densité et le mystère de la chair, chair blanche des crucifiés et des martyrs heureux peints sur les vitraux : 

sur ta croix s’ouvrent mes bras

le fond de ton cri monte en colonnes de lumière

tes crachats incrustés d’éclats

la clairière de mon intime reçoit ta rage (p. 107)







 




Présentation de l’auteur




Sonia Elvireanu, Ensoleillement au cœur du silence

je marche sur tes traces / sur le sentier de tes mots

Le confinement a été pour beaucoup une occasion rare de se tourner vers l’essentiel, de se retrouver, de s’écrire parfois. Le nouveau recueil de Sonia Elvireanu, en édition bilingue avec les traductions en italien par Giuliano Ladolfi, porte ainsi la trace des journées de solitude obligée.

Derrière les fenêtres, on regarde un mur, / on discute avec le béton d’en face pour tout paysage / dans la vapeur du café du matin

Cette période fut aussi celle des longues marches dans la campagne pour tous ceux qui le pouvaient.

Je marche avec piété dans / le vert silence de la solitude

La solitude, le silence, le recueillement : tout est dit dans ces deux vers. Ce recueil est comme irrigué par la foi en un Autre qui n’est jamais nommé mais dont on sent la présence quand il n’est pas directement convoqué.

La voix du poète s’élève comme une offrande, / l’autre descend d’un Sommet invisible

Sonia Elvireanu, Ensoleillements au cœur du silence – Scintillii nel cuore del silenzio, bilingue français-italien, traductions Giuliano Ladolfi, Borgomanero, Giuliano Ladolfi editore, 2022, 264 p., 18 €.

Deux voix qui « confondent leurs murmures en prière » : on ne saurait être plus explicite.

Les poèmes sont le plus souvent brefs, parfois très courts comme des haïkus.

Chevaux blancs / dans la prairie / fleurie // l’éclat / de l’argile / céleste

Parfois plus longs comme celui intitulé « La feuille comme une mare blanche » qui commence par le court extrait d’une lettre de Mme de Sévigné à sa fille, le 30 avril 1867, où la marquise parle du confinement (déjà !) auquel elle a dû se soumettre en raison d’une épidémie de « flagèle ». Le poème se poursuit, le 30 avril 2020, par la lettre que la marquise aurait pu écrire sur le même thème (« nous t’enverrons un masque blanc, c’est en vogue à la Cour », etc.).

Le thème dominant du recueil demeure néanmoins la nature, thème de prédilection de Sonia Elvireanu, poétesse lyrique par excellence. Ses textes décrivent les sensations qui la traversent au cours de ses promenades. Elle écrit sous leur influence, sous le coup de l’émotion, au gré de ses rencontres dans la nature – pommiers, figuiers ou simples papillons blancs – qui reviennent à de nombreuses reprises dans le recueil. A lire ses poèmes, on est d’abord frappé par leur spontanéité. C’est une âme qui s’émerveille et qui s’épanche.

La nature est aussi un truchement pour se connecter à « l’Autre » jamais réellement présent mais qui n’est pas loin et qui écoute.

Je me suis retirée dans ma solitude / pour être près de toi, / te chercher et te parler

La poésie de S. Elvireanu est fraîche et spontanée. Qu’elle nous parle de pommes, de chevaux ou de « la myrrhe de l’amour », c’est toujours elle qui se laisse découvrir. Sans la moindre impudeur puisque c’est seulement des secrets de son âme dont elle nous livre la clé. 

Présentation de l’auteur




Pierre d’attente (élément d’un discord)

Le terme de « discord » qui apparaît dans le sous-titre du livre semble important pour l’auteur, puisqu’on le retrouve dans le titre d’un premier volume paru ailleurs : « Le Grand Discord ».

Le dictionnaire de l’Académie française nous donne de ce mot la définition suivante : « réfection de l’ancien français descort, « brouille », déverbal de descorder ». En musique, qui sonne faux, discordant. Commentaire : le mot est « vieilli ou litt. »

Littéraire, en effet, dans le mauvais sens du terme. Esthétisant. Pourquoi cette vieillerie alors que la langue de Didier Gambert est résolument moderne, en rien poétisante ? Je prends cette esthétisation pour la mise à distance d’une violence radicale qui parcourt la première partie du livre ; d’autant plus pressante qu’elle se trouve refoulée, comprimée sous ce bel atour.

« Pierre d’attente » : on pourrait prêter à ce titre une jolie brume poétique… alors que c’est un terme technique. En architecture, c’est une pierre faisant saillie à l’extrémité d’un mur, pour faire liaison avec une autre construction à venir.

Ainsi tout est posé dès le titre : il y a discord, et l’attente d’un accord.

On ne pouvait mieux attendre d’un érudit éditeur d’auteurs oubliés du siècle des Lumières, tel l’impertinent Henri-Joseph Dulaurens.

La première moitié du livre commence par une partie titrée « Poème cruel », suivie de « Discorde », « Brisure » … que résume cet extrait du premier poème bâti suivant la métaphore de l’aimant, dont les pôles se repoussent dès qu’ils sont tous les deux également  nord, ou sud :

Didier Gambert, Pierre d’attente (élément d’un discord), Éditions Sans escale, 2022, 120 pages, 13 €.

 

Mais si d’un choc d’une fracture d’une blessure
la haine entre eux s’installe
d’un horizon à l’autre
on les verra se fuir
se rejeter
d’un pôle à l’autre
se défier s’éviter
sans que jamais
la victoire 

Entre eux se décide

La suite est une déclinaison de ces deux mots posés : fracture, haine. L’une et l’autre se trouvent fracturés, défigurés, « c’est d’abord ça » :

visage de lit défait
draps mal tirés fin de partie
visage qui n’a pas d’yeux
ou cousus d’un épais fil de fer qui le fait saigner
et plus loin
silence en lame de couteau
qui tient lieu de visage

Il ne s’agit pas d’une perte seulement affective, c’est le corps lui-même qui est attaqué, défait de sa peau, « écorché sublime » dit le poète qui n’est pas plus épargné :

alors tu te rappelles œil encore gonflé
de toutes les visions des paradis perdus
que tu es bien cet être
mauvais
qu’on écrase comme une mouche sur une vitre
sans plus y penser

Donc pas d’appel désespéré (plein d’espoir puisqu’on appelle encore), pas de plainte destinée à émouvoir l’objet de l’amour, pas de douce nostalgie, le désaccord a fait exploser un monde entier. Nous voici au cœur de l’irréparable qui survient quand l’une ignore l’autre, radicalement. Alors ne subsistent, si l’on peut dire, que la destruction de l’une dans la colère et la disparition de soi dans l’affliction. On parle rarement de ce drame avec cette intensité.

Il faut donc tout reconstruire. C’est l’objet de la seconde moitié du livre, qui s’ouvre sur des « Méditations sur les espaces », et commence ainsi :

bénie soit
l’ombre unique
de l’arbre
dans le paysage dévasté
par cette guerre  

Voici que l’arbre acquiert une vertu tutélaire. Tous les arbres, les tilleuls, les sureaux  les frênes, leurs cimes mouvantes telles des houles laissent entrevoir un monde dénué de drame…

Dans une suite de courtes scènes sensuellement décrites, comme autant d’épiphanies, le monde est progressivement rendu au poète. La mer en Bretagne tout d’abord, « la rencontre du sel de l’eau de la terre et du vent ». Puis « Là-haut » :

Se purifier dans l’effort
franchir le col
là où le vent joue de la lyre
dans les câbles du télésiège

Après avoir retrouvé une stature avec l’arbre debout, s’être baigné dans l’eau régénératrice, avoir conquis les terres les plus hautes, le poète est prêt à redescendre dans les plaines. Ce qu’il nomme l’« Ailleurs » : il lui faut passer par des villes qui lui sont étrangères, Nantes, Passau, Karlsruhe, Valence,  Barcelone, Gand, pour fréquenter à nouveau l’humanité, et écrire :

Passé la frontière 

tout s’éclaircit
le froid purifie l’air
et l’on crierait

Merci
                     Merci

Je suppose que le parcours que j’ai ici  reconstruit n’était pas intentionnel, il ne serait dû qu’à mon interprétation. Il n’empêche : je fais confiance à l’inconscient du poète pour avoir dessiné cette résurgence suite au naufrage.

On aura saisi dans mes citations les qualités d’écriture de Didier Gambert : chacun des poèmes est dicté par une sensation, le sens émane d’un réel qui nous est rendu dans une langue à la fois simple, évidemment concrète, et pourtant chargée de discrètes réminiscences littéraires. L’auteur n’a-t-il pas avoué qu’il avait en ligne de mire un poème de Maurice Scève (1505-1569) quand il écrivit son « Poème cruel » ? On le sait, la Délie fut dédiée à une femme aimée d'un amour impossible.

Présentation de l’auteur