Waston Charles, Seins noirs

 Il faut oser le « Je ». Le « Je » se déclame, s’assume, se décline pour s’incliner vers l’autre, les corps, la mer, le fleuve ou le ciel. Watson Charles réussit cet exploit d’une poésie à la première personne.

Car, quand on dit « Je », les écueils sont nombreux. Entre la complaisance, le nombrilisme ou l’image facile, le « Je » peut s’écraser et faire s’échouer le poète. Il faut donc un « Je » qui, à travers les bonheurs et les misères d’un monde, aille chercher un horizon ou un silence. Alors, de possiblement ridicule, le « Je » se transfigure, magnifique. 

(…)

Chaque instant
Je ressens le rire des clochers
Comme cette pierre dont je suis fait

Cette main tendue
Tel un morceau de givre
Ne fallait-il pas l’arracher dans la bouche du mendiant

Je parle de ce vent qui nous fait vivre
Et du ciel chargé de pluie

(…)

Watson Charles, Seins noirs, Éditions Æthalidès, 2022, 128 pages, 17 €.

La musique de Watson Charles rappelle celle de Césaire ou de Saint-John Perse. Ses images font écho à celles de Jean d’Amérique ou de Coutechève Lajoie Aupont, plus proches de nous. Est-ce à dire que, désormais, seuls les poètes insulaires seront « sauvés » ? Quand on lit ces pages lumineuses et que, parallèlement, on parcourt nombre de recueils de poésie récents, on ne peut que se demander si le béton de nos villes tristes et pluvieuses ne recouvre pas automatiquement les terres intérieures ainsi que les mains qui tentent de s’en extraire. Nous, lecteurs, devons croire à une langue non figée qui avale tout ce qui coule à sa portée : « le ciel aplati et noir », « l’absinthe qui sort de la bouche du voleur » ou encore « la foudre gisant près des rivages ». Nous devons croire à une écriture riche, audacieuse et généreuse comme celle de Watson Charles.

Présentation de l’auteur




Marilyne bertoncini, La Plume d’ange

La lecture du conte « La plume d’Ange » nous ouvre à la magie d’un style et d’un univers. Nombreux sont ceux qui, tel le modeste auteur de cette chronique, sont fatigués par l’inlassable écriture post-célinienne d'écrivaillons sans talent ni imagination, bien loin de l'auteur du Voyage au bout de la nuit qui détestait la facilité et la démagogie.

Aux amoureux de la littérature digne de ce nom, travaillée avec amour, Marilyne Bertoncini donne à lire dans un style magnifique, enchanteur, ciselé un apologue mystérieux. En harmonie avec l’histoire étrange du professeur Ange Tardini, le lecteur entre dans le récit et, l’ensorcellement le gagnant, n’en sort que malgré lui – la dernière page dévorée. En me gardant de dévoiler quoi que ce soit de l’envoûtante histoire, que l’on me permette de donner deux courts extraits qui illustreront le talent de Maryline Bertoncini : « Il se rappela alors très vivement la plume qui l'avait tant fait rêver, et il resta longtemps les yeux fixés sur les signes du matin. Peut-être que, s'il avait essayé d'écrire avec elle, peut-être qu'il aurait écrit le livre du monde. Elle avait les couleurs du mystère, elle aurait peut-être dévoilé les secrets de l'univers. Peut-être... Il rêvait les yeux ouverts. » ; ou encore, quand le narrateur affirme qu’il n’existait « rien d'aussi fascinant que le jeu de clair-obscur qui se modelait autour d'elle ; rien de plus étrange que cette fragilité aérienne, qui évoquait pourtant l'impénétrable dureté du métal. Avant de se coucher, il la posa délicatement sur la table de chevet. On aurait dit un joyau d'où jaillissaient d'imperceptibles éclairs noirs dans la pénombre. »

Marilyne Bertoncini, La Plume d'ange, illustrations Emilie Walcker, éditions Chemins de plume, 2022, 16€.

Le récit lui-même, sa lecture finie depuis bien longtemps, continue de nourrir l’âme du lecteur. Comme toutes les œuvres d’art, cet apologue fait naître nombre de questions, notamment existentielles, sur le rapport que nous établissons avec l’acte d’écriture, ou encore sur ce que ce dernier peut avoir – ou oublier d’avoir – avec l’altérité. Posons-en quelques-unes, sur lesquelles « La plume d’Ange » se garde d’apporter des réponses réductrices.

Les passionnés du livre, de l’écriture, comme l’est Ange Tardini, le savent : la littérature n’est un remède aux maux intérieurs que dans la mesure où l’esprit critique et l’ouverture au monde accompagnent le mouvement. Nullement à l’abri des préjugés, le personnage en fera l’expérience bénéfique vis-à-vis des êtres qui l’entourent, qu’il a enfermés un peu tôt derrière des épithètes définitives. De même, jusqu’où n’était-il pas aliéné, emprisonné dans quelque geôle spirituelle, jusqu’à la mystérieuse découverte de la plume ? Sa vie vieillie « avant l’âge » derrière d’interminables « habitudes » étaient-elles choisie ou subie ?

Rien n’est affirmé ici, tout est subtilement raconté, et nous vivons son périple pour comprendre le mystère de cette sublime et ensorcelante plume, belle allégorie de toute activité littéraire.

Ce conte magnifique s'enrichit d'un dialogue constant entre la narration et les illustrations d'Emily Walcker. Ces peintures donnent à voir une interprétation personnelle de l'artiste qui, déployant dans l'espace et la couleur l'impression de mouvement féerique du conte, offre au lecteur le talent et la vision d'Emily Walcker. Cet apport d'une grande richesse, cette perception originale d'une artiste sont un don précieux pour le lecteur.

 




Benoît Reiss, Un dédale de ciels

Les aïeuls de Benoît Reiss ont vécu sous un « dédale de ciels ». L’auteur raconte ici poétiquement leurs vies, celles d’hommes et de femmes qui ont vu poindre « les incendies à l’horizon ». Saga d’une communauté juive abordée dans une série de tableaux où le réalisme côtoie volontiers l’imaginaire et même une forme de fantastique.

Dans le très beau livre de Benoît Reiss, il est question de père et de mère, de grand-père et de grand-mère, mais aussi de mères de grand-mère ou de grand-père… Le poète remonte allègrement les branches de son arbre généalogique. Il parle de ses « aïeuls taiseux », de « corps légers couverts de rides enfantines », d’ancêtres « absorbés de sagesse » qui « nomment une à une les étoiles », des « ombres longues/dans l’été blet et immobile », des « femmes victorieuses » (ses arrière-grands-mères), de « mains couronnées de veines » (les grandes-tantes)…

Benoît Reiss dit avec des mots de poète (et quels mots si merveilleusement empreints de tendresse !) ce que Aaron Appelfeld a dit si magnifiquement dans Mon père et ma mère (éditions L’Olivier, 2020). Chez les deux auteurs, le même amour de la lignée, de l’ancrage dans les traditions ou dans l’histoire que des mots en hébreu ou yddish perpétuent ici comme autant de balises sur des destinées rudement mises à l’épreuve. Voici les shomrim (veilleurs). Voici les Schlemazel (malchanceux). Des lieux sont aussi évoqués furtivement où des aïeux ont vécu ou passé : Buxières-les-mines, le cimetière central de Vienne, le camp de Gûrs, les bords du Danube…

Car ce monde que Benoît Reiss restitue avec tant de bonheur, après duquel il a tant appris, voit des nuages noirs s’amonceler à l’horizon. « Nous marchons près des baraques sous les poings du soleil ». Le poète (né en 1976) s’imagine aux côtés de ce grand-père qui ne lui répond pas mais qui d’un geste « congédie dieu ».

Benoît Reiss, Un dédale de ciels, Arfuyen, 2022, 13 €.

Destin tragique d’hommes et de femmes condamnés à porter « des valises fatiguées/à moitié vides au bout de leurs bras » et qui « fuient les aboiements », car, « par décret », ces ancêtres « n’ont plus de biens ». Ainsi, écrit- il, l’on ne compte plus toutes ces « familles envolées dans le courant du ciel ».

Mais il y aura les Justes à qui Benoît Reiss dédie son livre, eux qui ont sauvé ses grands-parents. Et puis, il restera ces images fortes qui marqueront à jamais le jeune Benoît : la leçon de vie apprise d’une grand-mère près de laquelle il est accroupi et qu’il découvre, une autre fois, « adossée au silence », lavant « son linge de corps ». Et que dire de cet aïeul dont le travail « consiste à couper les ongles des morts » mais qui raconte que « bien sûrs les ongles des morts continuent de pousser ». Merveilleux ! Oui, un livre merveilleux !

Présentation de l’auteur




François Teyssandier, La lenteur des rêves, Jean-Pierre Boulic, A la cime des heures

François Teyssandier, La lenteur des rêves

Les poèmes de François Teyssandier « encrent » les mots en une terre où les rêves se dessinent, sa poésie prend sa source «  aux premières images de ce monde » ; un monde traversé de lumière, le mot lumière est présent dans  24 poèmes sur les 39 qui constituent ce recueil. Et, quand la lumière n’est pas nommée, très souvent son contraire l’est, car il n’y a pas d’ombre  sans lumière…

Ce recueil est une quête de la lumière que le poète « porte à bout de bras/ comme un soleil ouvert »

Le poète est un marcheur sur des «  chemins perdus » il traverse la lumière « comme un nageur fend la mer », il est aussi « comme un danseur dont les gestes / Auraient la lenteur des rêves » le dernier vers du poème p. 6 donne le titre au recueil.

Des poèmes de méditation où l’homme se confond avec les éléments. François Teyssandier emmène le lecteur en une promenade méditative, un retour à l’enfance et à ses rêves qui nourrissent ceux d’aujourd’hui. Le paysage se dessine à livre ouvert  sur les pages blanches ; plus que le paysage regardé c’est le paysage rêvé que nous donne à voir le poète comme le ferait un peintre : «  le poème est comme un jaillissement / de mots d’images et de couleurs sonores ».

L’auteur aspire à une libération et cependant l’écriture elle-même pourrait l’enfermer, tout comme la lumière peut mettre en évidence les ténèbres. Les mots donc pour traduire «  ce désir d’éternité », les mots pour «  ne plus être prisonnier ». En ces poèmes, le souffle et le vent comme métaphores de l’esprit qui habite et les mots et les paysages, et qui habite toute vie : « si légère que le vent/ Pourrait l’emporter/ Dès le premier signe d’orage. ».

François Teyssandier La lenteur des rêves, editions Les Lieux-Dits

L’auteure Charlotte Jousseaume à cette très belle expression : « C’est la lumière qui rend possible toutes choses nouvelles, qui leur permet de s’accomplir dans la réalité » (1) c’est bien cette lumière  qui fait des rêves et des mots de François Teyssandier des réalités nouvelles qu’il nous invite à parcourir dans la lenteur.

Jean-Pierre Boulic, A la cime des heures

 

Dans sa préface  François Cassingena-Trévedy qualifie ce recueil de «  bréviaire » que le poète met à notre disposition, un poète qui fraternise avec la poète Marie Noël cette sainte et poète des «  petits riens ». Les mots que François Cassingena-Trévedy adressent à Jean-Pierre Boulic, peuvent aussi l’être à Marie Noël, car pour eux deux, «  Un rien enlumine les Heures pour celui qui a le cœur ouvert à la reconnaissance et à l’émerveillement. » ; la poésie est bien un exercice spirituel, tout en simplicité et spontanéité.

Comme il y a la liturgie des Heures cette prière quotidienne chrétienne, ce recueil est liturgie des heures en notre quotidien, une liturgie qui s’inscrit au cœur des lieux que le poète habite, un poète qui vit à l’orée de l’Océan et que cet Océan parcourt jusqu’aux moelles du corps.

Tout lieu est «  lieu de l’âme », il faut savoir regarder, se tourner vers un horizon qui s’offre et qui interroge.

Elève le songe vers ce qui t’échappe

………………………

Et la lueur qui traverse

Les songes de l’univers

Que tu ne saurais nommer

D’où vient-elle ?

En ces lieux la beauté offerte, toujours gratuite.

Jean-Pierre Boulic, A la cime des heures, editions L’Enfance des arbres, 2022, 104 pages, 15€.

Si le regard est important, l’ouïe l’est tout autant, car près de l’Océan, le vent souffle et l’occurrence du souffle est constante dans la première partie du recueil : Lieux

Le souffle qui nait au large (Demeurer p.16)

Un souffle va et vient (sans titre p.20)

Le souffle de la glaise (Désir p.21)

Un souffle se pose là-bas (L’Estran p.22)

Ton vécu devient souffle (Vécu p.23)

Sentir s’en venir un souffle (Ainsi p.24)

Le souffle qui vivifie la terre : La terre vivifiée comme pleine de grâce (Nouvelle saison p.28), c’est le souffle de la création. Le poète est comme le potier, un artisan créateur ; le poète devient ce « potier de lumière ».

Chaque rencontre aussi minuscule soit-elle abrite la présence, l’Esprit est au cœur du silence et de la « lumière du vide » se révèlent les mots capables de traduire ce qui est enfoui.

D’un rien naît la lumière : «  l’étincelle d’un rien » pour entrer dans ce temps d’amour donné, un amour gratuit offert au monde et aux hommes.
La Résurrection silencieuse est au cœur de ce recueil, le poème Aller au cœur, annonce l’ensemble des poèmes de la partie L’étincelle d’un rien, mêmes images et même présence dans le poème Ne me retiens pas, celle qu’a rencontrée Marie-Madeleine au tombeau, à l’aube et cette parole énigmatique qu’elle reçut «  Noli me tengere », présence aussi de l’ange annonciateur. On entre alors dans un autre temps, un temps accompli, et le temps de la louange est venu, un vers du poème Voir (p.58) :

Un souffle….

Loue les biens de ce monde. » renvoie à un poète dont Jean-Pierre Boulic pourrait revendiquer la filiation, Les biens de ce monde le recueil testamentaire de René-Guy Cadou , son dernier recueil, publié quelques jours avant sa mort.

Un poète qui lui aussi a su célébrer cette communion étroite du poète avec tous ces riens, tous ces biens qui nourrissent et son écriture et sa vie spirituelle. René Guy Cadou lui aussi attiré par la figure christique ; tous deux le savent, la poésie transmue comme l’amour le mal quand la poésie est parole d’amour  et de paix, elle mène de la couronne d’épines à un cœur sans épines :

La poésie colombe
De la blancheur de ses ailes
Sur la branche de sureau
Porte un rameau d’olivier (p.60)

Le sureau renvoie à Judas le traite qui se pendit à l’une de ses branches, mais le temps accompli, de la trahison et de la mort, pourra naître la paix.

Dans ces images d’oiseaux et d’arbres, se cache l’étincelle de l’essentiel.

Dans le poème Mal aimé, l’oiseau s’abrite dans le sycomore, l’arbre de ceux d’en bas, l’arbre qui élève tout pêcheur et le présente à la bienveillance de Dieu, suit le poème Amour en résonance avec le texte évangélique aux corinthiens (13/4-8)

La multiplication des pains rappelle au poète cette faim qui habite l’homme, une faim que seul l’Amour peut rassasier. Cet amour a pris chair et lui seul désaltère, plus que l’eau du puits, la Samaritaine va le découvrir ; car au pied du puits, une rencontre et une demande qui feront « éclore l’âme ».

Le Christ toujours présent, le poète en témoigne, une Présence qui aujourd’hui comme hier nourrit, désaltère, car il est celui qui accueille toutes les blessures :

Le Christ dans la cuisine

…………………..

Souvent tu te retournes
Tu souffles tes blessures
Qui perlent au côté. ( p.70)

En la dernière partie Bénir le temps Jean-Pierre Boulic nous fait entrer dans le temps de l’Après, quand tout est accompli, le poète comme tout homme qui a rencontré la Parole, est envoyé en mission et doit selon la parole dans l’Evangile de  Matthieu : « Secouer de ses pieds la poussière » ; paroles que reprend le poète dans le premier poème de cette dernière partie.

Secouer la poussière, continuer à avancer, se tourner vers d’autres horizons, aller porter la parole.

Le poète doit lui aussi s’en remettre à celui qui sait et comme le pécheur qui cherche en vain le poisson, le poète est appelé à jeter ses filets alors seulement il trouvera en «  abondance les mots vivants. »

En ce recueil Jean-Pierre Boulic appelle à voir autrement le monde et comme Marie-Madeleine à se tenir au plus près de l’Amour dans le jardin, comme elle qui au matin de Pâques alors qu’il ne faisait pas encore jour, a cru voir le jardinier.

En ce jardin qui se fait cantique et louange, sans occulter la souffrance, les plaies, la souillure, savoir que «  chaque heure accomplit le temps » et se savoir comme Marie-Madeleine choisie pour bénir ce temps nouveau.

Grâce aux mots du poème, accueillir à l’infini le Nom inépuisable, le servir et le transmettre par la force vivifiante des mots que lui seul habite, que le poète accueille et nous transmet

Le poète Jean-Pierre Boulic sait plus que tout autre, comme le disait François Mauriac que «  La merveille est dans l’instant » ; Un instant accompli, habité et qu’il nous faut vivre.

L’expérience de l’Evangile n’est pas pour Jean-Pierre Boulic séparée de son expérience quotidienne. Il pourrait faire siennes les paroles de Jean-Pierre Lemaire : L’Evangile n’est pas pour moi séparé de mon expérience quotidienne. Je constate  que les images bibliques prennent une part croissante dans ma poésie. 

Le recueil est un hymne à la vie la plus ordinaire, il est le reflet d’un poète friand de la vraie vie et qui sait découvrir des pépites lumineuses dans les petits riens.

Notes 

1 extrait d’un article, La Vie 28-07-2022

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Cécile OUMHANI, La ronde des nuages

Romancière (huit romans à ce jour), nouvelliste, et surtout poète, Cécile Oumhani propose  un seizième recueil.

La poète consacre tout un livre, dans l'accompagnement d'oeuvres de W. Turner, créées lors de ses deux voyages autour de Grenoble.

Elle a emprunté les chemins du peintre, commentant l'oeuvre, faisant écho des paysages.

L'intensité de cette poésie relaie bien celle des couleurs des aquarelles, toiles et dessins du peintre anglais.

Structuré en trois parties, deux de poèmes en vers, une de poèmes en prose, le livre  participe d'une aventure où la peinture est sans doute un prétexte à faire découvrir autre chose. Si l'on met ses pas dans ceux d'un créateur, c'est pour s'imprégner d'un climat, proposer le sien, croiser des univers.

Turner favorise les vues de montagne, avec couleurs, brumes et flous ; la poète le suit en toute cohérence. Ses promenades , ses voyages la mènent aux cimes, prélevant torrents, fleurs de montagne, hameaux isolés, maisons accrochées aux pentes, grande solitude.

La beauté – que voyait donc le peintre ? - est partout, indécidable, intègre, livrée aux yeux qui sachent voir, au-delà des pierres. Le temps s'arrête, c'est l'heur(e) de la contemplation :

 

Cécile OUMHANI, La ronde des nuages, illustrations : Turner, la tête à l'envers, 2022, 78 pages, 18 €.

au plus près du chemin
où tu poses ton pas

...

écrire les nuances à l'horizon de la page

...

très haut nous posons nos pas
à même l'arche d'une nuit inconnue

 

Toute la nature défile au rythme des images de figuier, de merle au sommet, de murets.

La poète, sans complaisance, dessine un univers qui lui ressemble, tissé de quiétude et d'interrogations fécondes.

Présentation de l’auteur

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Dominique A, de l’ardent Courage des oiseaux à la Vie étrange…

« Si seulement nous avions le courage des oiseaux / Qui chantent dans le vent glacé » confie l’artiste à travers sa chanson-manifeste, extraite du disque initial La fossette et reprise dans la capture de concert Sur nos forces motrices, en invitation à déployer nos ailes, si ce ne sont des exhortations à nous battre contre les éléments, à renverser le sort qui se déchaîne, à faire preuve de la bravoure dont témoignent ces volatiles, dont Dominique A s’affirme un messager, l’intermédiaire, nous rendant ainsi plus sensibles à l’éphémère tissé au jour le jour, cette trace de notre « éphéméride » des petits riens aux grands rendez-vous. Chacun des textes de ce grand artisan écrit au cordeau, justesse des mots dans l’écrin d’une musique délicate, s’avère un prélude, une préface à une vie agrandie, à laquelle nous aspirons, à respirer à pleins poumons, compagnons de cette magnifique aventure.

À surmonter le sordide et à atteindre alors le sublime, à faire du moindre défaut, de chaque vertu l’occasion d’un mieux-vivre, en harmonie avec la nature, en intelligence avec nos semblables, dans une luminosité commune. Amis des instants de grâce qui balaieraient les dates de malheur, à tire-d’ailes-épousailles des mouvements à envoler nos âmes, mais en parfait accord avec le monde retrouvé, telles ces puissances rotatives à l’émotion de chacun…

En jalons de ce combat pour une vie meilleure, les chansons s’égrainent, dès les premiers albums, miroirs troubles des tâtonnements et des émois Pour la peau 

Dominique A - Le Courage des Oiseaux

« Qu'est-ce que tu n'ferais pas Pour la peau? » à la déclaration de l’être en proie au tourment Je t’ai toujours aimée : « Avant de sombrer dans l’erreur / Et de couler comme un vieux cargo / Mon tout dernier regard / Se portera sur ton cœur / Où je cachais chaque nuit / Les plus honteux de mes sanglots », dès les auspices d’Auguri, en s’ouvrant au salut des marins à L’Horizon à trouver : « Mais un jour sur ta manche tire le capitaine / Les yeux exorbités, il te dit, « Repartons ». / Il est temps de sortir du sommeil des reines / Car nul ne vous attend autant que l'horizon. » ou à la réminiscence mallarméenne d’un romantique idéal vers L’Azur : « Ceux qui partaient / Tout le malheur/ Semble étranger au bleu du ciel ? » via La Musique vectrice de ce chant obstiné, prompt à faire tomber, un à un, les obstacles semés : « Et la musique charriait l'onde / Et le principe d'immunité / Tombait aux pieds de la musique / Et les digues de s'incliner » …

Son impérieux appel Vers les lueurs, à l’ère où tous les paysages se ressemblent, entre autoroutes, hangars, marchés, grandes enseignes et parkings bondés, se fait clameur dans Rendez-nous la lumière : « Rendez-nous la lumière, rendez-nous la beauté / Le monde était si beau et nous l'avons gâché », les autres morceaux de ce disque-clé sonnent en autant de variations d’une même quête de clarté, Loin du soleil : « Oh même en plein soleil / On est toujours loin du soleil », Quelques lumières : « Je ne demande pas la lumière / Quelques lumières seulement / Longeant le bord de la rivière / Jusqu'à la rue que rien n'éclaire », Vers le bleu : « Mais comment vais-je faire pour / Pour te ramener vers le bleu? », Par les lueurs : « Et soudain / Par les lueurs / Nous voilà traversés / Par les lueurs », une seule et unique soif d’incandescence traverse ainsi l’album-concept en aspiration profonde qui innervera encore l’écriture, du besoin toujours du grand large vers L’Océan dans Éléor : « Si ma ligne de vie venait à se casser / J'aimerais pour finir avoir encore le temps / De monter sur la dune et le voir écumer / J'aimerais pour finir regarder l'océan » à la nostalgie des luminescents commencements dans Toute latitude : « Nous avions toute latitude et toute la vie / Toute latitude et toute la vie / Aucun engagement d'aucune sorte / Et pour seule devise, « peu importe » », en passant par la lueur vacillante de La Fragilité : « Chaque jour cherche à cacher / Ce que tu as, de plus précieux / Ce qui te fait garder les yeux, ouverts / Ta fragilité »…

Dominique A, "Désaccord des éléments", Le monde réel, disponible ici : https://dominiquea.lnk.to/lemondereelYD

Et quand à l’aube de ses cinquante ans, Dominique A entreprend alors de revisiter les moments importants de sa vie et de son évolution musicale, il le fait au tamis d’une vingtaine de chansons, celles de [S]a vie en morceaux, s’efforçant à comprendre comment ses mélodies sont nées, en revenant sur son œuvre prolifique comme on renoue avec les traces de l’enfance qui n’ont cessé d’habiter l’artiste : « On se demande parfois de quoi on se souvient. Mieux vaudrait se demander comment. Dans mon cas, je le sais, c’est avec les chansons. J’ai parfois eu l’impression qu’elles prenaient le pas sur la vie. Qu’elles la surpassaient. Qu’elles valaient mieux que moi et que ce qui pouvait m’arriver. »

Dominique A - Avec les autres - Titre disponible ici : https://DominiqueA.lnk.to/LeMondeReel

Il y évoque les doutes solitaires et les rencontres marquantes, son lot de joie et de peine, en invitant son lecteur à entrer dans son univers de créateur, celui qu’il sublime dans le dernier EP Vie étrange où la place de l’écriture conjugue encore le feu reliant l’intime à l’universel, faisant du contexte du confinement et de la disparition du chanteur Christophe, le témoignage sur le fil de la perte, déroulant sa litanie inconsolée tandis que la pluie tambourine à la fenêtre : « Quelle vie étrange / Plus de mots bleus, no more »… Morceaux épars, éclats de textes, bribes de soi et des autres, ses Papiers froissés remontent aux bagarres de l’adolescence, pour mieux « défroisser » cette existence entre capture, don, partage et petites manies : « Nous sommes des papiers froissés / Des gosses avec le cœur pilé / Qui jouent entre eux à se blesser », puis cèdent enfin le pas à l’attente d’une Éclaircie, cette reprise du groupe de Marc Seberg, qui viendrait ramener à son tour l’être aimé : « Et si ce n'est pas pour demain, alors j'attendrai le jour d'après / Un millier d'années, un éclat de verre, milliers de larmes / Une éclaircie ». Ne croirait-on entendre étrangement la chaleur toute en mélancolie du Sud de Nino Ferrer ?




Jean Pierre Vidal, Le vent la couleur

Objets d’une publication initiale aux éditions Le Temps qu’il fait, ces poèmes ont longtemps patienté sous le boisseau de l’indifférence avant que Marie Alloy, éditrice avisée, ne les mettent à nouveau en lumière.

Bien lui en a pris car nous voilà du même coup pris dans un exercice salutaire d’introspection désintéressée et tout à fait essentielle, au cours de laquelle le poète ne s’attache qu’à une chose : faire le jeu de l’instant. Autrement dit, c’est bien la question du sens de nos vies et de l’écriture qui est posée, sans autre réponse que le mystère des mots en forme d’ostinato et de résonance à la voix insondable du vent. Jean Pierre Vidal a recours à une grande économie de moyens. Pas d’effets ni de lyrisme, et encore moins d’artifices. Rien que le nécessaire, pour dire toute la précarité de la vie humaine face à ce qui la dépasse. Car ne nous y trompons pas, Vent et couleur / ne sont pas matière de mémoire. Certes. Mais nous nous souvenons / du soleil d’Hiroshima / du vent glacé d’Auschwitz. C’est la dualité du monde qui donne souffle au poème. Le chaud, le froid. L’éphémère et l’éternité. La vie, la mort. Et puis la couleur et le vent qui transcendent toute chose, en tant que métaphores à l’unisson, basses continues de la symphonie du monde et de l’existence. S’il est une chose à retenir, c’est sans doute que Le vent nous dit qu’une digue / doit se rompre en nous, rien de moins. La peur de mourir, le désir d’aimer, la vanité du poète alors que les mots dont il dispose ne sont pas sa propriété ? L’angoisse de la perte de l’âme ? Sans doute, et peut-être bien d’autres choses encore.

Jean-Pierre Vidal, Le Vent la couleur, Le silence qui roule, collection Poésie du silence, 2021, 100 pages, 13 €.

Qui écrit veut se survivre, nous dit Jean Pierre Vidal, tout en soulignant la vanité de l’entreprise. En ayant conscience du poids de l’illusion et aussi de sa nécessité vitale. Interrogation spirituelle ? Avant tout poème, pour dire le désir de vivre et d’être au monde, entre la peinture et le vent, avec au cœur la certitude qu’il n’est pas d’autre voie.

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Anne-Lise Blanchard, L’horizon patient

 La poésie d’Anne-Lise Blanchard est celle de la retenue, du bref qui « fait sens ». L’intérêt qu’elle peut porter à l’épure de la poésie japonaise - version haïku - n’est pas étranger à cette manière qu’elle a d’envisager l’écriture poétique. « Le poète possède l’art d’exhiber le rien ou le presque rien, de l’enluminer », estimait François Cassingena-Trévedy dans sa Poétique de la théologie (Ad Solem, 2011).  Le nouveau recueil d’Anne-Lise Blanchard en est une vibrante illustration.

Nous voici donc avec L’horizon patient au cœur d’une méditation « pointilliste » sur notre présence au monde. Ce monde est celui d’une forme de chaos (« Le chaos reste patient », écrivait la poétesse bretonne Eve Lerner dans un récent recueil publié chez Diabase). « Je me tiens/ à la lisière/du vide qui gagne/en sourdine/déposant son chaos/au cœur du dénuement », écrit pour sa part Anne-Lise Blanchard. Plus loin, elle affine son diagnostic : « D’écrans en boîtes vocales le monde/se mutique s’opacifie/la peau se sciure/la langue s’épaissit et dehors/l’horizon/s’amenuise ». Alors le poète « implore le silence et implore la lumière ». Mais ne s’arrête pas là.

Faire face, c’est mettre tout le corps en mouvement. « Marcher/sauter/nager courir ». Sur ce terrain-là, Anne-Lise Blanchard nous a déjà menés très loin. Retour du Moyen-Orient, elle a livré Le soleil s’est réfugié dans les cailloux  (Ad Solem, 2017). Aujourd’hui, « la foulée caracolante » et « la hanche bougonnante », elle arpente des « lieux » et des « voix ». Elle le fait à Brangues (pour parler de Claudel), à la Côte Saint-André (pour parler de Berlioz), à Chartres (pour parler de Péguy). 

L’horizon patient, Anne-Lise Blanchard, préface de Colette Nys-Mazure, Ad Solem, 2022, 107 pages, 17 euros.

La voici aussi à Hautecombe, à Sainte-Baume, à Collioure, à Carcassonne, à Lisbonne, au bord du lac de Lugano où « l’hôtel Azalée/ prête au/lac sa couleur indigo », à la Grande Chartreuse où elle découvre « les mains jointes des gisants et des vivants ».

S’émerveiller, chercher « le mot qui libérera le souffle/d’une nouvelle naissance ». Anne-Lise Blanchard poursuit sa quête dans la montagne car « ici le souffle circule en liberté ». La voici au col d’Arrimoulit, à la pointe des Arlicots, au pic Muga… lieux de « solitude/ souveraine dans l’heure pure ».

Exercices de contemplation qu’elle peut aussi bien mener en montagne qu’au cœur de la ville,  comme elle le raconte dans Le ravissement de la marche (Atelier du grand Tétras, 2021). « La trace devient méditation/un geste déplie l’horizon », note-elle au port du Marcadeau. Il lui arrive même d’épouser parfois la « sérénité » de ses « sœurs ruminantes » rencontrées en chemin, de retrouver dans la joie « le vieux tilleul » ou « les bourgs antiques ». car elle tient aussi la plume « pour dire ce qui/n’est déjà plus ». Pourtant, pas de nostalgie, pas de passéisme. Non, se projeter vers un nouvel horizon. Avec patience.

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André Ughetto, Les Attractions inéluctables

Le poète du sud rend compte ici, dans des poèmes tous écrits entre 2015 et 2021, de ses ancrages essentiels.

L'enfance, les séjours dans les îles (La réunion), l'hommage à des proches, la description souvent rimée de ses lieux d'adoption et de vie : tout fait farine au moulin du poète ébloui. Dans des textes qui prennent le temps d'éclore la matière du poème, André Ughetto use d'une langue classique, apte à traduire la beauté et la perte, le présent et les mirages du passé. Sa rythmique coule précise et dense au milieu des réalités ("Soir de poussière rose après l'ardeur du jour").

Le long poème "la rivière des pluies" tisse l'attachement insulaire à ces gens qui respirent mieux sans doute grâce à la mer.

Le poète qui veille à la nature du monde, entre orient et atlantique, sait comme pas un décrire ce monde qui nous fait poser toutes les questions d'être et de survie.

Le titre du volume copieux dit parfaitement le sentiment composite qui nous mène : l'attrait impérieux qui nous fait écrire entre "soleil et gravité".

Le poème procure l'apaisement attendu après tant de "désordres" et la lecture de ces textes nourrit comme un baume de patience.

André Ughetto, Les Attractions inéluctables, éditions Unicité, 2022, 126 pages, 14€.

S'aventurant dans les collines, l'homme concède ses expériences, relie les parts séparées de son existence, accueille comme profits les constats, les notes de "promeneur", les pensées antiques : à l'aune d'un Diogène toujours vigile de soi.

Présentation de l’auteur




Alain Dantinne, Amour quelque part le nom d’un fleuve

Lire Alain Dantinne est une aventure revigorante à laquelle je m’abandonne de bonne grâce depuis une vingtaine d’années. Le voyage, le vrai, celui dont on ne revient pas ou alors changé en cet autre qui nous hante, est au cœur de sa vocation de poète

Avec ce recueil, l’heure de se retourner a sonné. Sans doute est-ce le moment de mesurer le chemin parcouru, d’apprécier non les distances mais les lieux et les êtres remisés dans la mémoire du poème. Alain Dantinne n’a pas voyagé pour ne faire que passer mais vraiment pour partir et emporter la solitude dans ses bagages. La feuille de route ? La poésie commence souvent / je me souviens / par un règlement de compte / avec les siens. Et avec soi-même, bien sûr, sans quoi il n’est pas de départ possible. Alors oui, partir contre le vent, vers des ailleurs toujours plus loin, à la rencontre des mots de hasard et des amours éphémères. Partir pour être soi, seul / le poing serré comme une certitude, avec l’énergie de la liberté au cœur et l’âme brûlée par la rage d’écrire. Pour cracher sa vie à la face du monde et des hommes. Cendrars n’est jamais bien loin, ni tous ceux qui ont sacrifié à l’art sacré du vrai voyage. Je serai voyageur / … / Voyageur utopique / Voyageur de l’éphémère. C’est chose faite, de longue date. Depuis L’exil intérieur, les recueils se sont succédés comme pour témoigner à chaque fois de l’essentiel qui se dérobe devant les mots tracés sur la page vierge. Qu’importe les Amériques, la vieille Europe, les latitudes extrêmes et les rugissements du Cap Horn s’il n’est la lumière des mots pour leur donner vie. Sans pour autant attribuer à la littérature et à la métaphore plus de pouvoir qu’elles n’en ont, c’est-à-dire aucun. Alain Dantinne n’est pas dupe. Revenu de tout sans être blasé de rien, en dépit des drames et de la sombre beauté du monde. Bourlinguer d’un continent à l’autre emmène aux confins de la poésie, dans les allées / de l’éternel, là où le cœur se répand en lambeaux

Alain Dantinne, Amour quelque part le nom d’un fleuve, dessins originaux de Jean Morette, éditions L’Herbe qui tremble, 2020, 282 p, 17€.

Et de cet éloignement intérieur, qui contient tous les voyages possibles, le poète fait le constat que si l’espoir existe, c’est du côté de l’écriture qu’il faut le chercher. Dans les brèches de l’être. Les fêlures de l’esprit. Pour qu’au creux de l’absence jaillisse la poésie, dans la calme lumière des passions pacifiées.