ESPRIT DE RÉSISTANCE, L’Année poétique : 118 poètes d’aujourd’hui

Anthologie aussi magnifique que salutaire, 118 poètes se sont unis pour brandir haut et fort le mot poésie, ou résistance absolue. Dans sa préface aussi précise que riche, Jean-Yves Reuzeau présente son travail de collecteur et d’assembleur. Il agit là en digne successeur du combat de Pierre Seghers (dont les éditions ont été créées en 1944) qui, nous dit-il, élevait la poésie en rang d’art insurgé. « L’Année poétique » publiée chez Seghers dans les années 1970, puis brièvement dans les années 2000, est à nouveau donnée à lire pour une troisième vie, ce qui souligne la belle vigueur de la poésie.  

Au-delà des poètes de la stricte francophonie, sont accueillis des poètes d’ailleurs dans le monde, tant qu’ils écrivent directement en français : Chili, Djibouti, Haïti, Guinée, Kurdistan, Roumanie, Liban, Luxembourg, Maroc, Syrie ou Tchad. On imagine facilement l’enthousiasme des poètes, toutes générations confondues (nés entre 1929 et 2000), à faire partie de ce vivifiant panorama de la poésie contemporaine. Bien heureusement, ce livre est aussi le fruit d’une inévitable subjectivité. Le choix est sagace, Jean-Yves Reuzeau, cofondateur des éditions Le Castor Astral, membre du jury du Prix Apollinaire, maître d’œuvre de sept anthologies successives pour le Printemps des Poètes, à l’origine d’une anthologie permanente de poésie sur Facebook, biographe de Janis Joplin et Jim Morrison chez Gallimard, est également poète.

Esprit de Résistance marque une précieuse reconnaissance : le livre est dédié à Bernard Delavaille, aux amis envolés et aux poètes récemment disparus dont chaque nom est cité. La transmission est opérante. Les textes inédits : poèmes, poèmes en prose, voire extraits de roman-poème, chansons, slams, disent l’extrême diversité de l’offre poétique actuelle. La poésie est vent debout, qu’elle soit écrite pour être lue ou performée, lyrique ou d’avant-garde.  Aucune école n’en domine une autre, la diversité des courants et des formes signe là l’extraordinaire vitalité de la création poétique.

Esprit de Résistance, L’Année poétique : 118 poètes d’aujourd’hui, anthologie présentée et réunie par Jean-Yves Reuzeau,, Éditions Seghers, 2025, 396 pages, 20 euros.

Cet éclectisme œuvre dans l’anthologie sans dissonances, la singularité de chacun des textes persiste et fuse. Voix de poètes consacrés ou nouvelles voix sont toutes à leur juste place dans le livre. Pas facile de faire vibrer ensemble 118 voix, et pourtant Jean-Yves Reuzeau y parvient. Elles insufflent tour à tour ce goût ardent de vivre, unies. C’est l’essence même de la résistance qui agit et rayonne. À noter, en fin de volume, des repères biobibliographiques de chaque poète donnent des éléments précieux pour partir en quête de leurs œuvres.

Délice de lecture : des textes (selon la personnalité et les goûts de chacun(e)) vont être lus et relus. Des voix aimées seront retrouvées, d’autres découvertes. Elles vont bousculer ou rassurer. Ce n’est pas une seule thématique qui traverse l’ouvrage (la résistance, elle, est inhérente à la poésie) mais des dizaines, comme la nature, l’environnement, les bouleversements mondiaux, le devoir de résister, les injustices sociales, les difficultés existentielles, les relations humaines, l’enfance, la quête de soi, la colère, le désespoir ou la mort… l’amour aussi, bien sûr. On retrouve un point commun : l’urgence de vivre, de dire, de transformer sa peau en poème.   

Il est essentiel de saluer la publication de cette Année poétique destinée à donner régulièrement rendez-vous aux amateurs du genre. Ces poètes d’aujourd’hui ont le talent de l’espoir et celui de la beauté.

 

Quelques extraits :

 

Rien ne dure que le soleil

Arthur H

Allons ! puisqu’il le faut,
allons nous habiller
et emmêler nos pieds à cette humanité
qui n’a pas peur de reprendre en main sa brouette

William Cliff

C’est néanmoins si facile d’oublier le pouvoir des algues.
De regarder passer les petites intuitions.

Denise Desautels

D’autres cherchent un chasse-neige pour les maintenir hors du trou profond de la peur en poussière qui recouvre les heures, le chasse-neige murmure c’est moi ton ami donne-moi la main on va traverser les ténèbres viens sur mon chemin de fer dépêche-toi de t’installer dans le compartiment étanche

Séverine Daucourt

La mauvaise surprise
attend au fond du coffre

Samuel Deshayes

Tu traverses le jour comme on épluche
un légume, répétant les mêmes gestes
Mais de sa chair brillante tu ne vois pas grand-chose
car tu regardes ailleurs. On t’a souvent dit
que le meilleur est dans les épluchures
ce petit tas de rubans terreux
où il te faudrait maintenant chercher
ce qui te manque et échappe toujours
à ce que tu prépares

Anne Dujin

Avoir au moins neuf
femmes en moi

Ces neuf femmes font du remue-ménage
dans mon crâne et mon ventre mes poèmes
sont ventriloques

Michèle Finck

Depuis toujours je pense que la moitié du chemin pourrait tout aussi bien être la fin. Je finis toujours mon assiette, mais je pourrais tout aussi bien décréter qu’une demi-vie suffit.

Antoine Mouton

Le regard vers le large, crée tes anticorps

Jean-Pierre Otte

L’enfant : Papa tu n’as pas beaucoup d’argent ?
Le père regarde son fils
Avec un glissement de terrain dans les yeux.

Pauline Picot

C’est pour les filles dont le trait d’eye-liner est mieux tracé que l’avenir

Stéphanie Vovor

 

 




Pierre Maubé, Soir venant

Pierre Maubé, Soir venant, Les Lieux-Dits, coll. Cahiers du Loup bleu, 2025, 7 euros. Dessin de Pierre Rosin.

Sous le signe de l'imparfait et de l'enfance aux "hirondelles", le poète Maubé engrange les souvenirs même s'il sait, même s'il sent que "l'ombre venant", "la maison se craquelle", "la poussière danse avec les souvenirs" et le père n'est plus là.

Et pourtant, "les prés de l'enfance", "rejoindre le temps/ blanc" innervent une espèce de retour sinon de joie confuse.

Selon deux entrées "Veillées" et "Légendaires", entre poèmes et chansons, le narrateur recrée une atmosphère d'antan, avec "la tour la plus haute" ou les "huit enfants de Rosemonde" : "on ne sait rien" scande les pourtours de la vie, et "la pluie" emporte tout.

L'écriture de Maubé aime les poèmes courts, l'anaphore qui réitère les mouvements du coeur (et l'on pressent que l'enfance y est pour beaucoup), les apostrophes aux éléments.

Bien sûr, la métaphore de l'eau "d'amertume" ou de "détresse" nous conduit à interroger le temps qui fuit, le bonheur qui s'émousse, la vie et ses sourds questionnements. La tension de certains vers (ces conditionnels, ces injonctions) révèle que tout n'est pas perdu au royaume de la poésie.

Présentation de l’auteur




Hannah Sullivan, Etait-ce pour cela, Joël Vernet, Copeaux du dehors

Hannah Sullivan piétonne de l’existence

Depuis qu’elle a trouvé pour elle le sens de la poésie Hannah Sullivan écrit pour attraper l’absence, mais l’absence glisse entre mes doigts. Face au réel elle cherche   une lumière qui ne veut pas d’ombre, mais  celle-ci reste source  d’ un battement d’ailes dans la cage d’un cœur aussi blessé d’une femme. D’où la fièvre de cette poéte anglaise paradoxale et déjà couronnée pour son premier livre (Three poems) par le T.S. Eliot Prize en 2021.

Queques années avant  Hannah Sullivan se trouvait à bord d’un bus qui la conduisait de Londres à Oxford. Le trajet l’a fait passer devant la carcasse calcinée de la tour Grenfell incendiée  - un immeuble de logements sociaux du quartier  de Kensington -  Elle se souvient du soleil matinal, dont les rayons transperçaient le squelette de béton “dans un subit flamboiement” juste avant c’était avant que ses murs furent « pudiquement » cachés par des bâches blanches).

L’auteure a ressenti “l’horreur de cette carcasse physique, et de ce qui se trouvait toujours à l’intérieur”. Elle a écrit quelques lignes que l’on retrouve aujourd’hui "Était-ce pour cela”, recueil de poésie est sur le sens de l'existence et la place de l'homme. A travers une exploration des différents lieux qui ont marqué sa vie, l'écrivaine explore son passé et interroge son présent.

Parfois le  vent dévore les coupoles et les dômes de Londres, les rues se courbent sous l’assaut du néant, la Tamise, monstre reptilien, lèche les quais et des âmes liquides se dissolvent dans ses reflets grisâtres.

Hannah Sullivan surgit des averses, parfois ses paumes jointes en prière de lumière, face à l’éclat fragile d’un regard fauve de la pluie qui noies les âmes, les visages, les noms. Retenant dans ce livre des sortes d’exils où les êtres marchent, les yeux grands ouverts pour contempler l’éclat de petites victoires et de défaites parfois plus large. Mais une telle poésie d’existence est exceptionnelle.

Hannah Sullivan, Etait-ce pour cela, bilingue, trad. Patrick Hersant, La Tablle Ronde, ¨Paris, 2025,  248 page, 21,50 €.

D’autant qu’Hannah Sullivan  nous « oblige » à faire lorsque la fin du monde arrive au sein d’une accumulation minutieuse   : manger des pavés de saumon rôtis, des Smarties, des fruits rouges, des vitamines à coenzymes, des pêches à peine mûres. Mais pour  compléter les nourritures terrestres elle engage lectrices et lecteurs visiter les œuvres de Homère, Yeats, Eliot, Freud, Virginia Woolf bien sûr. Ce qui pour elle juge vaguement les règles de la mode. 

Se succèdent ainsi duffel-coat bleu, robe de cocktail dos nu ou pantalon de grossesse.  Mais restant chez soi tout est possible : regarder YouTube, La Pat' Patrouille, les infos, les chiffres, de vieilles photos pour regarder les uns et les autres, penser emprunter de l'argent, porter le deuil. Tomber amoureux de la charmante bouche d’un homme. Enfin, elle traverse aussi les terrasses et districts du Londres des années 80, les larges rues de Boston où les blocs de glace ressemblent à des Brancusi. Dans chaque lie où rien n'est trop insignifiant ou disgracieux pour retenir son attention.

La créatrice lèche parfois des ruines sans se souvenir de ce qui fut, un frisson d’invisible contre sa peau. De fait, elle n’oublie jamais rien  tout à fait. Elle se  laisse glisser en un pli de brume qui s’efface d’un baiser de sel et elle devient limon même s’il existe une faille, juste là, au bord des lèvres entre le cri et le silence.

Dans un tel livre, les mots arrivent comme des chevaux sans rênes, hésitent, trébuchent, se fracassent contre l’indicible, mais ils sont parfaitement écrits, cherchant à creuser dans l’ombre une empreinte qui refuse de tenir. S’y saisit une  flamme,  un vertige suspendu dans l’air, une brûlure qui refuse de laisser des cendres. 

Hannah Sullivan écrit, écrit encore dans une fièvre qu’aucun châssis ne saurait tenir et une ébauche qu’elle  ne termine jamais pleine d’une absence qui le brûle. Bref elle  tend sa main avalée par la gravité du monde. Il y a dans chaque texte un choc :  l’auteure est là et voit partout jusque dans les flaques qui bouillonnent sous la pluie, dans le hurlement muet des fenêtres ouvertes à l’abîme. Son ombre marche derrière elle, jamais entière, fracturée, éclatée

∗∗∗

Joël Vernet : émerveillements

Quoique fidèle à un de ses titre : L’oubli est une tâche dans le ciel, Vernet rassemble toujours les signes du monde qu’il fait sien même si de l’image de la vie il fait de sa poésie  un  interminable journal inachevé, inachevable ».

Le réel seul y est suggestif et semblable  aux images qu’en de nombreux voyages sur les terres d’Afrique le poète a saisies mouvantes, fuyantes et presque innommables. Contre la vie immobile chacun de ses textes se veut la synthèse provisoire de ce que voient les yeux là où le sable rejoint les pierres et où un fleuve dessine ses méandres. Il est donc toujours nécessaire de s’attarder pour retarder les adieux.

Errant pas excellence, Vernet fait un art de  sa contemplation infatigable. D’autant que chez lui agit comme un rabot. Ses textes, fragments d’esprit,  deviennent des copeaux enlevés du Dehors pour nourrir sa maison de l’être. Tour se passe ici comme s’il n’a plus de paroles à proférer : »Je peux et sais enfin me taire. Je puise l’encre dans le dernier silence. Désormais, le Dehors est un soleil écrivant tous les livres à ma place. »

Celui-ci est le dernier, et comme souvent il est le fruit et la conséquence de ses voyages. Après la Syrie et l’Afrique ses copeaux  se sont accumulés ici au fil de trois années de flânerie dans les paysages hivernaux des Balkans.

Comme toujours l’écriture retient ce que ses yeux voient. Des phrases de lumière  sont tirées de l’ombre de l’existence et des clameurs du monde. Et ce  livre empêche de croupir. La poésie doit retenir les couchers de soleil, les éclats d’âme et elle fait des autres des  compagnons de voyage. Et par exemple « Quelques larmes sur les joues d’une vieille femme, la lumière argentée qui tinte dans les arbres à cette seconde où un éclat m’apporte tout. ». Il s’agit de partager avec elle la plus haute ferveur et l’insupportable ennui, le pain, les jours, bref un ordinaire. 

Joël Vernet, Copeaux du dehors, llustrations de Vincent Bebert, Fata LMorgana, Fontfroide le Haut, 144 p., 25 €.

Ce livre  est donc une nouvelles suites de retrouvailles, et le celui des regards. S’y repèrent les envie de ciels limpides, de temples, de bordels, de nuits à la belle étoile, de quelques amours furtives aux chambres défaites. La poésie de Vernet y interroge en permanence le réel, balaie les illusions, métamorphose ce que l’œil sait retenir et, éduqué, celui-cu donne à la beauté un  visage : buriné de brèches et de veines lourdes à mesure que le temps passe.

Présentation de l’auteur

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Catherine Pont-Humbert, Quand les mots ne tiennent qu’à un fil. Une épopée poétique

Quand les mots ne tiennent qu’à un fil semblent n’évoquer que la fragilité et la temporalité du verbe dispersé en particules de vie, Catherine Pont-Humbert nous surprend par un sous-titre qui reprend en mains leur aventure conjointe, Une épopée poétique. Serait-ce le secret de la lumière qui peut être perçu comme corpuscule ou comme onde. 

Ce qui plane pour polliniser l’espace et ce qui crée le vol des migrants. Il y a continuellement ce va-et-vient entre le timbre (tremblement du mot) et l’écriture qui nous emmène dans ses propres voies, aussi inexplicables soient-elles, à travers l’ampleur magnétique de ce que l’on nomme poésie.

Les mots se cognent les uns aux autres… pour écrire l’histoire de nos aïeux. Que voir à travers la percussion surprenante de l’émotion et des éclats de quotidien, la racine séculaire : liberté au bord du chaos jusqu’à la continuité de l’individu qui fait cause commune, mais secrète, avec sa tribu.Une longue séance de mots biffés contient le vide, se heurte aux frontières du dicible. Et c'est là qu'entre en scène la poésie de nulle part, de toutes parts.

J'ai lu avec lenteur et quelques sauts temporels ce beau livre d'équilibriste du mot, du son/sens et des sentes de l'être. Belle et surprenante promenade dans le tremblement et les modulations de la voix. Ce livre qui est aussi porté par le tissage de couverture de Pierrette Bloch, entremêle avec bonheur l’aléatoire de la création artistique et l’objet qui n’est jamais final mais fenêtre sur l’espace. La poésie étant une tentative d'aller vers la vraie vie qui n'est pas la littérature en soi mais la quête, la surprise. La littérature se fait sans le vouloir, au fond ! Elle précède le vrai silence qui vient au bout des mots.

Catherine Pont-Humbert, Quand les mots ne tiennent qu’à un fil. Une épopée poétique, éditions la Tête à l’envers, 2025.

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Roger Aïm, Julien Gracq Nora, une passion surréaliste

Roger Aïm est l’auteur de plusieurs ouvrages sur Julien Gracq , Julien Gracq Nora, une passion surréaliste est le quatrième, il y aborde un aspect peu connu, tant Julien Gracq se voulait discret sur sa vie intime.

En couverture du livre, un très beau portrait de Julien Gracq à sa fenêtre, soulevant le voilage et regardant discrètement au loin ; ce portrait semble être la métaphore visuelle de ce que va révéler cet ouvrage : soulever un peu de ce voile qui a recouvert la vie amoureuse de l’ «  ermite », de ce « Grand silencieux » que fut Julien Gracq, comme le rappelle Irène Frain dans la préface :  «  Un homme sans histoires en somme, et tout spécialement sans histoires d’amour. A la fin des années 1980, pourtant, dans les milieux littéraires parisiens, circulait la rumeur que la vie de Gracq n’avait pas été exempte de passions ravageuses et l’on citait obstinément le nom d’une femme, celui de Nora Mitrani, au grand désespoir, murmurait-on aussi, de l’auteur du Rivage des Syrtes ».

L’auteur dresse les biographies croisées de Julien Gracq et de Nora Mitrani, deux trajectoires en parallèles mais qui se rencontreront, ils sont à la fois singuliers et complémentaires. Le surréalisme au cœur de la rencontre, comme l’indique le sous-titre « Nora, une passion surréaliste ». Un sous-titre à double interprétation, Nora incarne cette figure féminine surréaliste et se passionne pour ce mouvement, Nora et sa passion pour le surréalisme, mais aussi Nora la passion cachée de Julien Gracq, une passion qui n’aurait pas pu naître sans le lien qui les unissait à ce mouvement.

L’empathie de l’auteur est évidente pour ces deux personnalités si différentes de tempérament et si proches intellectuellement, animées d’une curiosité littéraire commune, curiosité que cette « terra incognita » surréaliste incarnera pour eux deux et dont ils se rapprocheront, tous deux attirés par la figure de André Breton dont ils furent proches, avant même de se rencontrer.Le biographe Roger Aïm est allé à la recherche de cette liaison si discrète qui a uni Julien Gracq et Nora Mitrani, une biographie très documentée.

Roger Aïm, Julien Gracq Nora, une passion surréaliste, Editions Infimes, 2024, 90 pages, 12 €.

L’intérêt de cette double biographie, c’est de mettre en lumière Nora Mitrani, trop longtemps restée dans l’ombre des figures tutélaires du surréalisme. Nora féministe, libre, passionnée d’art et de littérature. Elle qui avait perdu beaucoup de membres de sa famille en déportation, fut en quête d’une famille littéraire et spirituelle. Ses rencontres la feront cheminer du catholicisme au trotskisme, puis au surréalisme avant de flirter avec l’anthroposophie, puis la maladie venue et la mort approchant, retrouver le catholicisme de ses années d’étudiante.

Muse et compagne de  Hans Bellmer pour qui elle incarna la femme érotique, elle trouvera auprès du discret  Julien Gracq une relation affective et intellectuelle stable tout en gardant la liberté à laquelle elle était plus que tout attachée. Liberté à laquelle l’un et l’autre tenaient, leur attirance commune pour le mouvement surréaliste ne fera pas d’eux des disciples inconditionnels. Tout en révélant une femme de lettres méconnue, Roger Aïm éclaire, certains aspects de la vie de Julien Gracq, à la lumière de cette rencontre improbable tant il y avait de divergences, pour l’un le conservatisme, les habitudes, le goût du retrait et de la solitude et pour l’autre le goût de l’engagement, de l’aventure et des rencontres.

 Si pour eux : « L’essentiel se joue dans l’absence », ils vivront cependant une relation faite pour durer, une relation de 8 ans respectant la liberté de l’un et de l’autre. Jusqu’à la fin, Julien Gracq restera aux côtés de Nora, jusqu’au 22 mars 1961, elle n’avait que  quarante ans !

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Bertrand Belin, La Figure

Taraudeur des mots jusqu’à l’os, jusqu’à la brisure pour en extraire la « substantifique moelle » des images si personnelles qui en élargissent les sens, les affinent et les sculptent, les cernent et les déplient à la fois, dans le pli même des traumatismes de l’enfance que ce récit autobiographique déploie dans les plissements d’une âme et d’une chair d’enfant meurtri certes, mais dont la réécriture adulte ouvre les relectures multiples, du « rhizome » deleuzien au visage d’Alain Bashung « dieu Inca », n’oublie pas jusqu’à l’exégèse de celui qui fut l’auteur, paradoxe des origines peut-être, de la première forme d’autobiographie occidentale qui prend une tournure de conversion spirituelle, Saint-Augustin, auteur des fameuses Confessions, une forme également assez romanesque permettant ici la citation interprète de l’écrivain dans le déchiffrement de ce qui reste d’humain, si humain, le rapport à la Figure tutélaire du Père, pour mieux sauver peut-être le Fils, le fruit de la filiation, « de corps et d’esprit ».

L’élégance des silences, des détours, des blancs ne doivent rien à ceux d’une autofiction dans laquelle le lecteur contemporain pourrait placer aisément, pour se rassurer sans doute, ce récit fondateur, qui aborde avec autant de tact que de lucidité les choses, moins pour évoquer une conversion vers la littérature ou une vocation de chanteur, bien qu’il s’agisse peut-être aussi de cela en creux, dans ce corps-à-corps du personnage, en l’occurrence le narrateur de l’histoire, avec la marque d’une Figure errante, comme on pourrait y lire la folie d’une « Triste Figure », comme une Lettre au père kafkaïenne qui deviendrait dans le drame familial qui se joue avec ces lieux-dits, imposés, l’immeuble, en haut, à l’affrontement, en bas, à l’échappée, cercles d’un enfer secret dont la scène, l’auteur en est conscient, se rejoue dans l’intime de tant d’autres familles, où se nichent autant de sentiments mêlés, de haines et d’amours mélangées, ainsi peut-être que des destins avortés, où la créativité néanmoins demeure, toute une lignée trop humaine, toute une généalogie d’êtres chers, dans laquelle Bertrand Belin a inscrit son écriture, depuis les chansons emblématiques jusqu’aux essais en poésie…

Laissons la parole alors au maître de cérémonie pour tracer cette filiation où la singularité de l’anecdote atteint la grande littérature, l’universalité des univers des lectrices et des lecteurs, où palpite encore la troublante veine d’une mère tant aimée : « De cette généalogie erratique, nous sommes les enfants reconnaissants et désolés. Si ce dernier mot peut être pris au sérieux. L’épopée dans l’intime dont ce fragment couvre un siècle, c’est la poutre sur laquelle je produis quelques cabrioles de mon invention, car invention il y a et invention il doit y avoir, puisque le sens ne se trouve pas dans les faits connus de moi mais dans la lecture que j’en fais, qui est une médecine aussi incertaine mais aussi passionnée que celle qui conduisit le docteur Frankenstein au bout de son geste aberrant. Un siècle, deux guerres mondiales, tout de même. Et je ne parle pas des guerres d’indépendance. Les corons, je passe, la soupe à la grimace, ne rien posséder de sa fichue vie. La première femme de mon histoire avait le nez dans son enfer. Et l’enfer est un monde clos. Il a crevé comme un abcès en même temps que périssant, cette première femme emportait sa douleur. Mais ces choses-là se reforment. Et des enfers, qu’importent qu’ils soient finis, enflent et dissolvent des vies partout tout le temps. Ne voyons pas les choses en grand. C’est minuscule tout ça. Ça tient dans une veine de la joue. Plus mince encore, dans la palpitation de cette veine. »

 Bertrand Belin, La Figure, P.O.L., janvier 2025.

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Marie-Clotilde Roose, En minuscules

Il s'est passé quelque chose, de l'ordre de la louange ou de la prière, ou du poème, bien sûr. Quelque chose qui déborde de l'ordinaire, le temps d'un confinement, quand le coeur se pose et se parle à voix murmurante, dans le silence imposé aux autres, recueilli en soi. Le temps, minuscule, pour un être humble, s'est ouvert, et la parole poétique a pu naître, pure, caresse, hommage et transparence.

S'adressant à l'Autre, au Dieu, le poème tend à la simplicité d'un acte de vie ; s'abstenant "de grands mots", la poète frôle la grâce dans une acceptation où "la clé est le oui".

Les louanges qu'ose le poème circonscrivent un "long chemin", tissé de "morts", de "peines" et un désir de transparence :

"que ta force tranquille m'abrite, me pose" (p.32)

Les 52 poèmes, en distiques maîtrisés, le plus souvent  (quelques tercets aussi), signent un parcours vivifiant d'une parole que les circonstances ont aggravée, comme on le dit d'une voix.

Un beau livre de patience et d'empathie, que la juste postface de Lucien Noullez éclaire des rayons de la spiritualité.

Marie-Clotilde Roose, En minuscules, Taillis pré, 2023, 84 p., postface de Lucien Noullez. 14 euros.

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Isabelle Lévesque, Passer outre

Passer outre, c'est généralement ne pas tenir compte d’un argument, d’une observation ou d’un avertissement, ce peut être aussi aller au-delà (passer outre-Rhin) et c'est le titre de ce beau livre que nous offrent Isabelle Lévesque et Michèle Destarac.

Le principe est simple : page de gauche, un poème d'Isabelle Lévesque ; page de droite, la reproduction d'une œuvre plastique de Michèle Destarac (les originaux sont majoritairement des pastels qu'on aura pu voir dans le cadre d'une exposition à la galerie PAPIERS D'ART). On comprend d'emblée que les poèmes ont été écrits d'après les images. Chaque poème a un titre (et du coup le donne à l'oeuvre picturale ? ), par exemple LA CRAIE PRIMITIVE dont on comprend aisément le pourquoi un jetant simplement un œil au tableau : un grand aplat noir rectangulaire qui peut en effet figurer un tableau de classe ou une ardoise et quelques traits blancs qui semblent le tracé d'une craie sur le plan noir en question. Évidemment, lorsqu'on commence par la lecture du poème, ou de son seul titre, le regard que l'on pose ensuite sur l'image est influencé par ce qu'on vient de lire. Je m'y suis laissé prendre sur les premières pages, j'ai ensuite inversé l'ordre de ma lecture, commençant par l'œuvre de Michèle Destarac pour vérifier après coup si elle m'avait suggéré des choses similaires à ce qu'Isabelle Lévesque met dans son poème. Parfois oui, parfois non. Par exemple, le poème SILLAGE D'OR donne en premier vers : Sur son destrier noir chevauche le soleil. D'accord pour le soleil (une tache jaune-orangé plus ou moins ronde) mais en lieu et place de cheval, j'avais eu pour ma part, la vision d'un sanglier furibard.

Isabelle Lévesque/Michèle Destarac, Passer outre, éditions L'Herbe qui tremble, 2024, 70 pages, 22 €

C'est bien entendu toute la subjectivité en travail face à une œuvre abstraite, encore que celle-là avec ses masses de couleur, ses traits qui semblent structurer l'espace, puisse rassembler un faisceau d'interprétations voisines. Mais ce n'est certes pas le propos de l'artiste qui, aux frontières de l'expressionisme, donne le sentiment d'une action intuitive.

Quoi qu'il en soit, il était intéressant, après une première lecture de reprendre depuis le début avec, cette fois, les yeux d'Isabelle Lévesque. Il s'agissait pour elle, comme mentionné dans l'adresse à Michèle Destarac, de prendre le poème par les cornes et de terminer par ces quatre vers, en adéquation avec l'ensemble pictural : La peintre / objective l'abstraction. / Le poème / acquiesce et signe d'une croix.

Isabelle Lévesque prévient encore dans le premier poème CASE DÉPART : rien que le tout apocryphe d'un regard. Il ne peut y avoir ici de glose à la validité certifiée. Il s'agit plutôt d'écrire en complicité.

 

NOUVEAU THÉORÈME

Terrain serré dans son cadre débordant.
Plusieurs fuites sur les bords. Tuyauterie,
ratissage. Il faut apprendre à dompter
les lignes de la géométrie. L'école écaquillée
récrit son règlement.Tous au clapet du souffle,
le triangle entre-t-il dans un rectangle trop petit ?

Nouveau théorème dans l'acrobatie du vide.
Tout crayon crayonne et crie, amovible.

 Et ainsi de suite.

 

Il est pertinent de noter que le poème se raccroche à des objets concrets, que l'on croit reconnaître dans le tableau, en fait que l'on se suggère simplement (par analogie des formes) et dont on sait pertinemment l'énigme persistante :

 

Pantins désarticulés : les yeux,
détachés du précipice, participent
au déchiffrement spéculaire.

 

Les titres des poèmes sont eux-mêmes très évocateurs : EXÉCUTION MATADOR, LES MALENTENDUS, BORDERLINE...

On a parfois l'impression d'approcher la description, comme dans le poème BISQUE RAGE :

 

Ça brille d'un coin, de l'autre un ciel
barbouille le trait des certitudes. Bisque
rage sans désespoir, le noir dégoupillé
concentre son attractivité : on regarde.

 

Oui, le noir dans ce tableau attire particulièrement l'œil, mais la poète n'est pas en écriture pour une énonciation d'exposé, le ciel barbouille le trait des certitudes – cette formule à elle seule fait poème – et de terminer comme avec effarement : Un crayon replie ses ailes, c'est insensé.

La poésie est création, nul besoin de rappeler l'étymologie du mot. Les déclencheurs sont ici des images, des assemblages de couleurs. Ils génèrent à leur tour des assemblages de mots qui font image :

ALLER DROIT

Quadrature du cercle.
Mystère insufflé bleu
qui répète, agrandit
puis étouffe de poussière.
Si le tracé droit du vivant rejoint son double, c'est gagné.

La règle naît du cadran des heures dupliquées
sans aiguilles. Il suffit de s'arrêter,
lancer le dé du doute
pour aller droit.

Essayer de crever rouge d'un tir et
souffle retrouvé
crier victoire.

 

Le dé du doute est-il celui de Mallarmé ? Qui sait ? Toujours Une vérité à vérifier. Et bien sûr Ajouter des réponses, les superposer / pour n'exlure aucune possibilité. C'est ce que fera le lecteur curieux, il ajoutera son regard, ses réponses ou se laissera simplement aller, comme dans ces correspondances baudelairiennes, à travers des forêts de symboles, aux transports de l'esprit et des sens que suscite ce très beau livre.

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Lou Raoul, les labourables

Le livre s’ouvre avec cette indication : « un devez arad, cinquante ares », soit un demi-hectare, c’est-à-dire 5000 mètres carrés : « une mesure d’arpentage » nous dit Lou Raoul, ou encore  « une journée de charruage » (d’où le titre les labourables). Dans le contexte du confinement cela fait une sortie de un kilomètre de long sur une bande de 5 mètres de large, étant donnée la contrainte de ne pas s’éloigner d’un périmètre de un kilomètre autour de son domicile.

Peut-être la distance parcourue en faisant « sept tours de verger » le 3 novembre 2020 alors qu’une fois à l’intérieur et à la fenêtre on rêve de prendre un train pour Brest. Le désir de mouvement provoque un renversement dans l’esprit. Si l’espace n’est plus offert à nos pas, alors faire en sorte que le temps lui se déplace. Lou Raoul nous propose un compte rendu subjectif sous forme de journal (son charruage, son labour quotidien), de la période comprise entre 3 novembre et 30 décembre 2020. Deux mois d’enfermement, de couvre-feu et d’observations : objets et lieux, états d’âme, rêveries, questionnement sur l’écriture et les gestes ordinaires de la vie de tous les jours que bien souvent on ne remarque pas sauf circonstances particulières. Le ressenti de se retrouver animal encagé s’exprime avec des mots appropriés à la domestication animale : paille, barbelés… mais n’est-ce pas ce que les humains sont effectivement devenus,  et concrètement dans l’esprit des puissants et des dirigeants : un troupeau à contrôler, à enfermer, à éliminer s’il n’est plus considéré comme utile car sa force de travail ne pourrait plus être exploitée. La solitude à combler, l’inquiétude à calmer, le désœuvrement à transformer en travail d’écriture. Il y a aussi les conversations entendues dans le lointain et les rires d’enfants qui jouent, des signes de vie auxquels s’accrocher quand l’absurde de la situation envahit la conscience et que les nouvelles colportées par les média ne peuvent ni rassurer ni apporter de réponses. Alors la désobéissance pour faire sens et garder sa raison. On ose, on décide d’aller plus loin qu’autorisé, on baisse le masque, on risque l’amende, mais on soigne sa santé mentale car on a besoin du contact avec plantes, arbres, prairies, étangs, se sentir partie du paysage plutôt qu’en prison dans des appartements en ville… plutôt imaginer construire une yourte. 

Lou Raoul, les labourables, Bruno Guattari éditeur, collection [appareil], avec les photographies de Frédéric Billet, 60 pages, 12 euros

Les rues sont quasi vides, mais les CRS patrouillent, contrôlent, tandis que les trafics illicites continuent comme d’habitude. L’infantilisation de la population qu’on cherche à culpabiliser accentue le déni des décideurs à ne pas regarder les dégâts psychologiques auxquels il faudra pourtant bien faire face après. Cobayes et sacrifiés, c’est ce qu’auront été les humains alors tentés par la fuite dans l’alcool… et bien évidemment, cette « crise », cette pandémie n’empêche pas, ne diminue pas le nombre des SDF, des sans-abris qui se confinent dès 18h dans des « semblants d’habitats » quand la ville de Rennes poursuit des chantiers de constructions où ces exclus n’iront jamais vivre, et si ce n’est pas calcul délibéré alors c’est un aveu d’impuissance global des gens déresponsabilisés qui ne s’engagent pas, qui ne s’emparent plus de vie politique que par des votes épisodiques, j’allais dire pathétiques.

 

Les mots ne sont pas là pour ton malaise
celui-ci n’est pas à dire est inutile 

                                ∗

accepter n’est pas se satisfaire par défaut 

S’amorce comme un mouvement de rébellion car l’appel du gouvernement à la résilience, à l’obéissance, implique le sacrifice de valeurs humaines élémentaires, implique de fermer les yeux sur :

 

le délitement organisé
les violences policières
les pseudo-conseils infantilisants 

Alors oui, quoi craindre le plus : le virus ou les décisions des gouvernants ? Le virus ou le climat de peur, de suspicion, instauré ? Et quand l’heure de la manifestation sonne, la répression est prête à cogner. Heureusement il y a l’écriture : écrire pour rester debout, humain digne de sa position verticale entre ciel et terre.  Et décembre arrive qui s’achemine vers « les fêtes » et la fin d’une année étrange pendant laquelle écrire un « journal de terre » permet de garder les pieds au sol et de se projeter vers l’été. L’air de rien, sans faire d’éclats, tout simplement et sans effets particuliers, à partir de son expérience et de son intimité, Lou Raoul et son labour d’écriture sème de vraies questions, invite à regarder le fonctionnement de la société, à comprendre nos mécanismes intérieurs pour faire face ou pour fuir, pour lutter ou pour supporter. 

Les photos de Frédéric Billet, qui sait capturer les couleurs jusqu’à nous restituer l’odeur des campagnes et des rues, nous donnent l’envie d’un ailleurs où le regard s’évade grâce aux lignes de fuite, tout en nous offrant des images d’où se dégagent la sensation d’intimité à l’unisson du texte poétique de Lou Raoul. Un duo fort réussi.

Présentation de l’auteur




Didier Ayres, Sphère, Anne Sexton, Folie, fureur et ferveur, œuvres poétiques 1972–1975

Didier Ayres et la  poésie de l’espace

Certains poètes cherchent pour se croire géniaux  un ciel rougeoyant comme un mur et ses lichens morves d’azur,  voire que sais-je. Mais ce n’est pas forcément en  se réveillant un matin après des rêves agités qu’on devient poète ni d’ailleurs monstrueux insecte.

Didier Ayres fait bien plus. Il relève plus que la tête de la poésie. Son  écriture n’est  jamais cloisonné en arceaux rigides, elle ne sert jamais de couverture ni de prête à penser dans l’effet de surface et mots reçus .Le domaine de sa « sphère » tient de la métamorphose. Pour preuve « Les felouques qui sont-elles / L’énigme des cours d’eau ? ». Voici ce que la poésie ouvre.
Elle se dilate de l’enfance en « melancolia » souvent dans  l’angoisse et le nocturne mais se produit d’un texte à l’autre l’union du ciel et de la lune. Cette sphère essaime en « boules bien rondes » fisait déjà Beckett  sur un tel livre. Elles serpentent parfois jusqu’au vide sans limites. Mais dans tous les cas par la hauteur de l’imaginaire et des mots.
Didier Ayres acquiert ainsi une des voix les plus personnelles de la poésie néo-surréaliste mais au service de l’existence plus qu’a l’imagerie.  Car nous le suivons ici pendant des années et des années, toute la vie s’il le faut, jusqu’au moment où il réussit à la dévorer même si le malheur existe. Mais il faut tenir.  Et le plus étrange, c’est que personne n’a jamais pu l’apercevoir, si ce n’est parfois la future victime ou quelqu’un de sa famille.
Ainsi un lézard ne dort  jamais sur cette sphère. Mais le langage remplace aux méditations  la voix de la mémoire. Elle peut à l’angoisse couper la route. Pour embrasser la sphère des tels poèmes n’ont pas besoin de héros mais un chant sous requiem en fragments. Ils sont beaux et justes.  

Didier Ayres, Sphère, Editions La rumeur Libre, 2025, 128 p., 18 €.

Surgissent la destinée ailée (parfois déplumée) et l’équation circulaire. Le poète navigue dans une nouvelle poésie spatiale qui structure la nacre de la vie et la ligne de vie de  de celui qui fut arôme, abandon, dérobade. Preuve que dans un tel poète tout est bon.

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Anne Sexton et la poésie de l'extrême 

En une suite de cadrages, de décadrages et de superpositions d’images la poétesse renonce à toute ornementation. Elle tranche dans le vif : toutes les filles sont pour elle les descendantes de Marie et du Christ mais les quitte car trop placé « dans le derrière de dieu » et même si des « fossoyeurs attendent» c

Tous ces « chants » imprécateurs sont des opéras, des opérations, des ouvertures.  L’auteur propose des prises complexes où le sacré se mêle à la sensualité, le divin au charnel. Une nouvelle fois elle devient monteuse  et compositrice d’un nouvel ordre et d’une autre beauté radicale et sans maquillages.
Cet ensemble de textess devient kaléidoscopique. Exit les « belles de nuit » et la première d’entre elle : la Vierge. Mais cette dernière ne touche pas seulement à l’indicible et à la prière. Le  rite dont elle fait l’objet s’ouvre à un tapage certain et à des démonstrations plus intempestives que cultuelles.
L’« essence » mystique passe par la petite porte au profit de la reprise en main du corps féminin. Si bien que la dimension abstraite du mythe sort de l’inéluctable. Car la poésie devient un art qui crache sur le silence où les femmes furent cloués comme  des Christ féminisés.
Anne Sexton est la créatrice de l’indicible et de rites quotidiens ou sous forme de paraboles face aux prédateurs et leurs tapages. Cette dernière partie de l’œuvre touche l’inéluctable et inacceptable écoulement du temps dans sa continuité que son abstraction semblerait devoir.
Son approche tient au fait qu’elle n’admet pas d’autres commentaires que les siens là où elle invente diverses montées des circonstances quifondent l’essence du féminin en soulignant un principe de séparation et de distance.  Et son dialogue est particulier. Le mâle fort en leurres, criailleries est voué au mutisme.
Tout reste fascinant, fort, violent pour répondre à « Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi les femmes étaient si silencieuses ? ». Ici elles ne seront plus marquées d’une façon indélébile.

Anne Sexton, Folie, fureur et ferveur, œuvres poétiques 1972-1975,Trans­for­ma­tions, trad. de l’anglais (US) Sabine Huynh, édi­tions des femmes — Antoi­nette Fouque, Paris, 2024, 268 p. ,  22 €.

Les dernières œuvres poétiques d’Anne Sexton surpassent en puissance ses recueils antérieurs. Ceux-ci étaient déja incandescents voire osés mais ici jaillissent soudain l’obscène et le sacré, l’urine et Dieu, bref le feu, le feu, le feu (que écrit-elle « les hommes cachent ».
Accentuant « Tu vis ou tu meurs, Oeuvres Poétiques 1960-1969 » parues dans la même maison d’éditions, dans ces accomplissements terminaux  se retrouvent l’âme et le corps toumentés de celle qui resta longtemps l’oubliée de la poésie américaine du XXème siècle mais qu’elle modernisa à sa façon, loin des dogmes et des chapelles.
 
Le fond reste plus sauvage que les textes d’avant. La forme poétique déplace les lignes en vers ou se mixent voluptueux et sarcastique dans ce qui tient d’une sagacité et de la violence. Anne Sexton se fait au besoin sorcière des sorcières et sour­cière du féminin. Elle  renouvelle la vision des femmes à travers  ce que la poétesse connut avec délice ou terreur : la famille, le désir et la sexualité.
 
Anne Sexton offre et réaffirme un nouveau contenu, en marge des conventions  de la morale des USA en trouvant un malin plaisir à renverser un patriarcat qui nourrissait l’esclavage de négresses blanches et oies de la même couleur  prêtes à se livrer corps et âme au pre­mier prince venu.
L'acte poétique se veut intime et dévoile des secrets (proche du silence) comme la permanence du dur désir non de durer mais de vivre en existence plénière en fixant un instantanée renvoyait forcément au passé et au deuil tout en créant des sortes de parabole : un chien montant vers Dieu descend vers les hommes qui brulèrent Jeanne ou autres sorcière de Salem et d’ailleurs. Elle ne cesse de vouloir rattraper quelque chose qui semblait désespéré, foutu d'avance.
Une telle créatrice farde cependant le goût pour sa trajectoire. Elle retrouve les racines des traitements sordides du masculin. Et dès qu’elle commença à écrire, elle sentit une trajectoire classique de littérature. Plus qu’une Viginia Woolf ou qu’une Sylvia Plath, elle écrit nota ses intuitions, constations et rêves dans une sorte de « Furor » contre les constrictions ou contritions.

Présentation de l’auteur

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