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Estelle Fenzy, Une saison fragile

La saison fragile d’Estelle Fenzy évoque, dans de très courts poèmes, ces moments de la vie où l’on tremble un peu sur ses bases : parce qu’un père meurt ou parce qu’un enfant prend son envol. La poète le dit en mots pesés, retenus, fidèle à cette écriture limpide qu’on avait déjà relevée en 2015 et 2019 dans Chut (le monstre dort) et La minute bleue de l’aube, deux livres également publiés à La Part Commune.

« L’absence/un silence très fort/avec la nuit autour », écrit Estelle Fenzy. Oui, faire le deuil. Faire aussi advenir le poème. « Ecrire vient/de la perte/et du manque ». Estelle Fenzy pleure un père dont la figure imprègne encore les lieux où il  a vécu. « Maman a gardé/ta chemise blanche/c’est un peu ton ombre/pliée dans l’armoire ». On croit parfois entendre Christian Bobin quand elle imprègne de merveilleux l’instant le plus banal. « Pluie sur le jardin/une princesse dans le ciel/crache des perles et des pétales/à chacun de ses mots ».

Dans ce monde transfiguré par le regard du poète, il y a la conscience aiguë d’un dialogue ouvert avec les disparus. « Parfois/mes vivants et mes morts/font une étrange famille//une conversation du dimanche/autour d’une table d’absence ». Plus frappant encore, ce sentiment d’une présence éternelle derrière le rideau des instants les plus familiers. « Peut-être/les âmes des morts/attendent au fond des tasses//d’être bues d’être reconnues ».

 Estelle Fenzy, Une saison fragile, La Part Commune, 105 pages, 13,90 euros.

S’il y a la mort et la conscience d’une perte irrémédiable, il y a aussi ce qu’on appelle les petites morts. Estelle Fenzy s’en fait l’écho en parlant de ce qui l’étreint quand un enfant quitte le nid familial et part vivre sa vie. « On tisse des cordons/que l’on coupe au matin/sur le tarmac brûlant/d’une samedi de juin ». Le signe de la main, au moment du départ, ravive des visions d’enfance. « Ta main menue/si longtemps dans la mienne/me fait signe de loin ».

 Alors il faut bien alléger les jours. « Faire comme si », raconte Estelle Fenzy dans une série de petits textes inaugurés, chaque fois, par cette expression. « Faire comme si », c’est parfois reconnaître quelques petits mensonges que l’on se fait à soi-même ou s’avouer tous ces vœux pieux que l’on se formule sans illusion. « Fais/comme si/le ciel de traîne//emmenait dans/sa robe de reine//les frimas les pluies/les chagrins aussi ».

A propos de ciel de traîne, Estelle Fenzy a trouvé dans la ville de Brest, où elle a vécu huit ans, une ambiance à la mesure des sentiments contradictoires qui peuvent la traverser. Dans cette ville (où, selon la formule consacrée, il fait beau plusieurs fois par jour), « les gris/s’ajoutent aux gris//un seul rayon/et c’est sur la mer/un éclat sans fond ». Les Brestois ne manqueront pas d’être sensibles à ce regard à la fois juste et décalé sur la grande cité du Ponant.

Présentation de l’auteur




Sonia Elvireanu, Le regard… un lever de soleil

Forte de trois recueils : Le souffle du ciel, Le chant de la mer à l'ombre du héron cendré et Ensoleillements au cœur du silence, publiés entre 2020 et 2022, l’œuvre poétique récente de Sonia Elvireanu s’enrichit aujourd’hui d’un nouvel ouvrage.




Dès le titre, en établissant un lien inattendu (une sorte d’oxymore) entre l’œil humain et l’aurore, on retrouve l’une des principales spécificités de sa poétique : établir des synesthésies entre le monde matériel (avec une attirance assumée pour la nature) et le monde spirituel (avec pour prédilection affichée la création  artistique).

L’œil, le regard, est donc ici celui d’un peintre. Un peintre lecteur qui avoue son désarroi face à la poésie : « il est difficile de pénétrer le mystère des vers [...] j’ai eu la sensation qu’ils choisissaient le lecteur et je ne crois pas que j’étais parmi les élus ». Puis il confesse ne pouvoir communiquer avec quelqu’un d’autre qu’il ne nomme pas : « je suis comme un mur qui ne te laisse pas aller plus loin ». Voici une autre constante dans la démarche de Sonia Elvireanu : amorcer un dialogue avec un absent dont on ne sait rien.

Par ailleurs, le mur évoqué par l’artiste concrétise de manière aussi absurde qu’abrupte l’énigme du monde qui se pose à tout un chacun. Il appartient au créateur d’en prendre conscience pour ensuite opérer une transcendance : « le mur peut être une métaphore, le vers une couleur ». Dès lors, le regard intérieur, plus encore que l’œil biologique, grâce à l’intercession de l’art, va tenter de résoudre le mystère immanent et engendrer ainsi l’espoir. Ce qui nous ramène au titre : « la sensation d’impénétrable se brise ainsi [...]  / le regard est lever de soleil ».








Sonia Elvireanu : Le regard… un lever de soleil, 

Le mur, à la fois abstrait et hostile, qui hante le peintre, sur lequel il s’est heurté jusqu’à présent, devient un support, une toile où s’accordent tous les tons de sa palette : « je vois tous les murs en couleurs, / bleu, violet, jaune, vert, orange / ou un mélange qui réabsorbe les couleurs ». Fort de ses pouvoirs, le démiurge décide de se lancer dans une quête au cours de laquelle il saura déchiffrer les plus profonds mystères du monde : « On porte en soi la quête, / le visage invisible de la lune, / de la mer, l’abysse, l’infini».

Le lecteur est alors convié à un voyage initiatique qui va s’effectuer à la fois dans l’espace et à travers le temps. Une quête qui doit permettre de lever tous les secrets, car : « il n’y a pas de mur à ne pouvoir décrypter... ». Cependant ce même lecteur peut se poser la question de savoir qui lui parle ainsi : est-ce le peintre, l’ « autre » insaisissable ou bien le poète elle-même ? Peu importe après tout, puisque : « ils portent la quête en eux, une sorte de connaissance, / comme tout ce qui existe sur la terre, / comment ne pas être ébloui par tant d’énigmes, / les murs contre lesquels on se heurte ».

Celle qui compose ces chants aux allures de psaumes (qui peut s’incarner tour à tour dans l’un ou l’autre des protagonistes) nous transporte dans diverses contrées à travers le monde réel. On identifie certains de ces pays, à titre d’exemple, grâce à une notation botanique — la fleur Aechmea pousse surtout au Mexique—, géologique — Nilgiri désigne une chaîne de montagnes en Inde — ou archéologique — l’Acropole. Parfois elle s’attarde sur un site à la fois enchanteur et emblématique comme l’île de Skiathos dans l’archipel des Sporades, berceau de la Grèce moderne. Sans pourtant négliger de temps à autre un détail concret pour donner de l’épaisseur au récit : ainsi, au monastère d’Evangelistria, où fut tissé le premier drapeau national grec, le voyageur se voit offrir un verre d’Alypiakos, nectar issu du vignoble de la communauté. On errera encore en sa compagnie dans le désert du Sahara : « bédouin entre des sables brûlants, / je t’ai retrouvé entre les palmiers, / près du lac, séduit par le mirage, / le tien ou celui de l’eau ». Plus loin, elle évoque les fjords scandinaves puis l’Himalaya.

Mais Sonia Elvireanu se souvient aussi d’un jardin et d’une maison. Un espace de repos pour y faire étape. Ce refuge est parfois le sien : « lundi chez moi… comme dans une peinture, / silence ensoleillé alentour, le ciel clair », parfois celui du peintre ou de l’« autre » : « Sa maison, réelle ou rêvée, / avec le soleil glissant à travers tous les murs, / habillée avec les nuances de l’arc-en-ciel ». A l’inverse des pays traversés, ces lieux ne sont pas situés dans un espace géographique précis. L’arbre planté là peut être le pommier — répandu dans tout le septentrion — ou l’olivier — fruitier méridional par excellence. Ils ne sont pas non plus figés et peuvent s’inscrire dans une campagne, sur une colline ou un rivage.

Le parcours se déroule aussi dans le temps. Question mur à décrypter, comment ne pas évoquer le travail de Champollion consacré au texte rédigé en trois langues, qui fut gravé à jamais sur une stèle noire ? Cette fameuse pierre de Rosette découverte par hasard sur un chantier se métamorphose dans l’imaginaire du poète en un « fragment de pyramide ». A la faveur d’un autre raccourci spatio-temporel voici le lecteur propulsé en pleine préhistoire. Lascaux et tant d’autres sites découverts depuis exercent toujours leur fascination : « tant d’énigmes sur les parois peintes des grottes ». Dans l’obscurité de ces tanières humaines, la lumière (physique et spirituelle) s’avère nécessaire pour discerner et apprendre : « La paroi est vivement colorée, / un monde bizarre prend vie sous le vacillement de la flamme / on les [ces dessins rupestres] regarde pour découvrir et comprendre ». Plus loin nous atteignons les rives de l’Attique : « Je reviens à l’histoire, / le soleil du lieu où les dieux / ont ensemencé le rivage, […] / La Mer Egée et le ciel. » L’écrivain ose se transposer en Egypte pour rejoindre un prophète et son peuple acculés face à la Mer rouge, Pharaon à leur poursuite : « Je suis entre les eaux ouvertes / par le bâton de Moïse ».

Par ailleurs, comme cela était le cas avec Ensoleillements au cœur du silence, Sonia Elvireanu s’ingénie à établir des correspondances entre réalité et mythes païens et/ou chrétiens. Ici, ces correspondances entrent en jeu à l’occasion de visites de sites consacrés. Le poète se rend ainsi au théâtre de Dionysos, où elle devine : « la solitude d’un monde éteint où les dieux s’arrêtaient autrefois ». Elle prie dans un monastère dédié à l’Annonciation : « sous les icônes, devant les saintes reliques, / dans le silence comme l’eau de la mer, je murmure / la prière du pèlerin arrivé sur un rivage béni ». Elle est impressionné par le temple d’Athéna : « sous le soleil brûlant, / des regards brillants l’ont construit ». Ou dans une église orthodoxe semble troublée par une icône : « sur le mur blanc, en pierre, une icône, / un homme d’une beauté divine brille au-dessus ».

Que ce soit le voyage terrestre, un saut dans le passé, la visite de lieux sacrés ou les souvenirs heureux de séjours à la campagne ou au bord de la mer, la démarche est toujours sous-tendue par l’idéal de la quête : « il existe quelque part un élu, un destin, une mission sur la terre, / et celui qui ne regarde qu’une pierre, un mur, / chacun voit autre chose, certains à la surface, d’autres au plus profond ». Cette quête est empreinte de spiritualité. Le concept d’une divinité est omniscient même si le vocabulaire religieux apparaît moins sollicité que dans les recueils précédents. On retrouve cependant la figure christique en fin de volume accompagnée d’une profession de foi : « le murmure d’une source de lumière / remplit l’espace : la beauté, la piété / et la douceur de l’homme / rayonnant sur la croix de bois /son mystère, un nimbe de lumière, / traverse les temps, son éclat vivant nous touche».

La poétique de Sonia Elvireanu, embrassant les couleurs du peintre (avec une prédilection pour le bleu), les composants de la nature et les quatre éléments, nous entraîne dans un irrésistible tumulte de sensations et d’images et affiche souvent une tonalité incantatoire : « Je porte le sable en moi, le mystère, la mer, / l’amour, l’écoulement lent, / l’île ou la forteresse sur les vagues, / la montagne, la forêt, la clairière, la plaine, ».

Pratiquant une versification libre de toute contrainte, qui donne plus de puissance à son propos, elle parvient à rendre sensible le  « miracle de l’amour et de la poésie ». Serait-ce la clef du mystère ? Le peintre, quant à lui (ce double qui bronchait devant les vers), découvre en toute fin que : «le noir n’est plus opaque». Sa quête et celle du poète se rejoignent, sont une puisque : « l’impénétrable se déchire tel le noir sur lequel / le peintre met une autre couleur, de même le poème / son noyau s’illumine d’un grain, on entre dans le cercle / de la vie, au-delà du tourbillon des sentiments».

Une telle œuvre, dense et riche d’interprétation, peut dérouter le public. Elle nécessite plusieurs lectures si on veut en maîtriser les arcanes — ce que j’ai accompli en doutant d’y être parvenu tout à fait. Les poèmes constituent une matière en fusion et résisteront toujours — un peu ou beaucoup — à une analyse fouillée tout en nous ouvrant des fenêtres sur les étoiles. C’est cela le paradoxe inhérent à toute création artistique. Je laisserai l’immense René Char conclure : Le poète ne retient pas ce qu’il découvre ; l’ayant transcrit, le perd bientôt. En cela réside sa nouveauté, son infini et son péril. (*)

(*) in : La bibliothèque est en feu, La Parole en archipel, Œuvres complètes © 1983 Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard, page 378





Présentation de l’auteur




Georges Cathalo, Noms propres au singulier

Le poète aime les textes courts - qui ont fait sa réputation (Quotidiennes, par exemple, plusieurs petits volumes réjouissants).

Le voici illustrer le livre, le poème, la survie des deux en plongeant dans l'histoire de noms célèbres, de Rimbaud à Goethe, en passant par Baudelaire, Ravel.

Il faut sauver le poème, la littérature, et faire que ceux-ci perdurent dans le souvenir, dans la lecture.

Tant de livres se sont égarés, oubliés par le pilon , l'inculture.

Ces hommages, recueillis en peu de mots, sont de vrais poèmes qui placent le lecteur "en écho" pour qu'il vibre de concert.

L'auteur de "Quotidiennes pour résister" sait trop bien qu'il y a dans le mot une puissance, une vibration, et que la passion "d'accumuler des livres" est vive, incitatrice et saine.

Tout cela fait de ce petit livret un conservatoire unique de poètes et d'artistes, que le poète aime, et qu'il veut honorer de ses huitains ou dizains de ferveur.

Georges Cathalo, Noms propres au singulier, Gros Textes, 2023, 54 p., 7 euros.

Présentation de l’auteur




Bernard Grasset , Fontaine de Clairvent

 Une lampe éclaire le destin
 Des matins et des soirs marcher »

(Vendredi 5 mai 2023 Causses du Quercy)

De 2021 à 2022, au fil des jours, au fil des saisons, Bernard Grasset a rédigé soixante-quatorze quatrains, une forme brève qui concentre la force de l’écriture, la force d’une inspiration méditative au plus près du silence et une écriture au plus près de la nature quand l’homme devient marcheur et que le poète regarde et écrit

Chaque quatrain s’inscrit dans un espace-temps et cette invitation au voyage commencée le dimanche 14 mars 2021 à la Chaume Paracou, s’achève le mercredi 7 juin 2023 à l’Ile-d’Yeu.

Ce journal poétique est aussi un pèlerinage intime, une incitation à regarder, à sentir et ressentir, à poser ses pas sur le sable, le sable… celui aussi du sablier qui égrène le temps car «  tout s’efface, tout s’oublie » , mais pour ne pas oublier, les mots des quatrains pour saisir l’instant, tous ces instants vécus dans le secret qui murmurent « le chant des vagues » et au commencement du jour, mettre «  nos pas dans le matin » pour retrouver le vent et « les monts au bord du ciel » pour que naissent aussi les mots  au bord du ciel .

Cheminer du silence à la lumière, marcher et méditer pour entrer au plus intime de son être et parfois rejoindre l’enfance, marcher et s’ouvrir à l’infini.

Un élément l’eau et une couleur le bleu sont  deux occurrences constantes, l’eau de mer, l’eau des fleuves et surtout celle de la Loire, l’eau des fontaines celle du mont Beuvray ou celle de Lorèze. Des fontaines qui ne sont pas sans rappeler la fontaine bretonne de Brocéliande.

Bernard Grasset, Fontaine de Clairvent, éditions Au Salvart, 2023, 50 pages, 12 €.

Des fontaines de jouvence qui ouvrent à l’ailleurs ; le bleu celui de l’eau et celui du ciel pour entendre le « chant bleu d’oiseau » franchir « la porte bleue » et en cueillir « l’instant bleu ». Le bleu, la couleur dominante des illustrations qui accompagnent les mots de Bernard Grasset, le bleu des aquarelles et encres monotypes de l’artiste Isaure. Le bleu, ce « calme muet » qu’évoque Vassily Kandisnsky.

Les quatrains pour l’essentiel sont souvent rédigés en phrases nominales avec verbe à l’infinitif, et souvent aussi dans un rythme binaire pour se calquer sur le rythme des pas. « de silence/et d’espérance » « tout commence/ tout s’achève », des mots qui donnent l’impression d’être nés pendant la marche, au plus près des sensations éprouvées.

La nature est poème, les mots pour en capter le mystère. La poésie est offerte, partagée, elle ouvre sur le mystère, sur la lumière comme « l’aube au creux des mains ».

Parcourir une contrée, c’est aussi entrer en « pays de mémoire » parfois sur les pas d’un Autre qui a su aller à la rencontre des plus petits, des enfants, qui a su désaltérer la Samaritaine venue au puits , qui a su partager le pain, un pain de Vie :

Voix d’enfants, puits, Cène
Revenir au pays de mémoire 

Le poète dit l’invisible, il marche vers l’au-delà du visible, par sa marche il incarne sa parole et sait « Etre homme de Clairvent ».

Extraits

Terre blanche, silence,
Chalet, tant de lumière,
Celui qui atteint les cimes oublie,
Echo de pas, bleu éclat.

(dimanche 6 mars 2022 Lac des confins)

L’eau reflète les feuillages
Harpe de l’heure immobile
Grue rouge, bateau blanc, un banc
Le ciel abrite les passants.

(jeudi 2 février 2023 Nantes, canal Saint-Félix)

 

Présentation de l’auteur




Denis Emorine, Comme le vent dans les arbres

Denis Emorine est le poète des obsessions  comme les grands poètes de tous les temps. Il ne cesse de les dévoiler non seulement dans ses poèmes, mais dans toute son œuvre (poésie, romans, théâtre, essais) : amour, mort, identité, temps.




Poète de l’amour et de la mort surtout,  le poète semble les engager dans un dialogue riche d’images et de sens, au fond un monologue intérieur révélateur de son vécu dramatique sous les apparences d’un dialogue avec le fantasme d’une femme russe. 

Le titre Comme le vent dans les arbres met en balance les deux côtés profonds de sa poésie : la douceur de l’amour face à la violence de la mort enracinée dans son âme à tel point qu’elle empêche la joie de vivre. Le poème qui ouvre son recueil en est la meilleure illustration : « La douleur/ a courbé nos épaules/ et bloqué notre dos/ nos yeux nous trahissent toujours entre deux mots// Aucune prière ne détruira notre douleur/ nous sommes veufs de la mort/ des êtres aimés ».

Le lecteur ne doit pas se laisser tromper par le sous-titre Poèmes pour Natacha Rostova qui renvoie à l’héroïne de Tolstoï de Guerre et Paix.C’est une manière de rendre hommage à la grande culture russe par une femme qui incarne son esprit et en même temps de s’interroger sur l’Histoire.

Denis Emorine, Comme le vent dans les arbres. Poèmes pour Natacha Rostova/ Come il vento fra glialberi poesie dedicate a Natacha Rostova. traduzione di Giuliano Ladolfi, Giuliano Ladolfi Editore, 2023.

Denis Emorine le fait souvent dans sa poésie par des poèmes dédiés aux femmes poètes qu’il admire. Natacha comme Olga du recueil Romance pour Olga ne sont que des fantasmes, un symbole, l’incarnation de l’identité slave, l’expression de son admiration mais aussi un moyen d’établir sa parenté lointaine avec l’Est par ses ancêtres.

Pour le poète français, l’Est est la source de l’amour et de la douleur, car le drame de sa mère est lié  aux événements tragiques de l’Est. La mort de son père revient souvent dans ses poèmes dans le leitmotiv de la forêt de bouleaux :« Je mourrai un jour/ ébloui par les étoiles/ que je  n’ai pas su aimer/ et rattrapé par la/ forêt de bouleaux/où repose mon père ».

Pour Denis Emorine « la mort vient de l’Est », il le rappelle sans cesse dans ses vers, c’est comme un refrain musical. Rien ne le console, ni même l’amour. Son regard est voilé par cette obsession qui le traverse, il y sombre, piégé à jamais :« l’horreur n’a pas de nom/ j’ai perdu le mien/ aux portes de l’Est/ je vois danser les prisonniers sous/ les coups des bourreaux/  dont les hurlements se répandent/  sur le monde/  la nuit répand la mort/  qui/ vient de l’Est ».

La joie de vivre est empoisonnée par l’obsession de la mort de ses parents, le chemin de sa vie est assombri par la perte de sa mère qu’il a beaucoup aimée. Cela explique les leitmotivs du petit garçon inconsolé et de la jeune femme brune  aux yeux bleus de ses poèmes. L’amour de la mère est invoqué comme seul appui à son passage au-delà : « Au pied de l’arbre blanc/  vomissant du sang/  j’attends toujours/  le retour de la jeune femme brune aux yeux bleus/  qui me prendra dans ses bras pour/  m’aider à mourir. »

L’obsession de la mort s’apparente à la quête identitaire à travers le temps qui ne permet pas le retour en arrière autrement que par la mémoire affective, elle-même fragilisée. Pour Denis Emorine les souvenirs de L’Est se partagent entre la beauté de la femme russe, telle Natacha, et l’horreur de la guerre. Mais ni la beauté, ni l’amour, ni la poésie ne peuvent rien faire contre la mort. Son fantasme est toujours là, menaçant, un fardeau écrasant qui lui provoque des insomnies : 

« Tu ne vois pas la croix/  qui / glisse sans cesse de mes épaules/  en éraflant ma peau/ elle est là depuis toujours/ me rappelant que j’existe// Je voudrais me protéger d’elle/  ou me réchauffer à son ombre/  en oubliant les crépitements de la vie/  Tu ne la vois pas/  et pourtant elle me rejoint/  la nuit lorsque/ l’insomnie me défigure/  La mort/  la mort vient de l’Est ».

L’amour et la beauté de sa jeune mère traversent obsessivement ses poèmes. Son image revient à sa mémoire encore plus douloureuse sous les plis du souvenir : « Je suis toujours ce petit garçon/ébloui par la beauté/ de la jeune femme brune aux yeux bleus/  elle ne m’avait jamais avoué/  qu’elle s’enfoncerait un jour/ dans la forêt de la mort/ avec l’homme qu’elle aimait/ en me léguant le poids de l’Histoire/  J’aurais voulu tuer avec mes mots/ les bourreaux de l’Est ».

L’Histoire avec son cortège de guerres et de tragédies bouleverse la vie du poète, brise son identité, fait de lui un exilé. Il ne peut pas oublier ses morts chers, effacer sa douleur, se réconcilier avec elle, faire de ses vers un champ de bataille, seulement crier sa révolte, sa haine, confesser son drame qui l’empêche d’aimer la vie, de retrouver son amour pour un pays admiré pour sa culture.

Natacha est une interlocutrice  muette, une  accompagnatrice du poète à travers la Russie, devenue un « pays glacé », « le pays des mitrailleuses », de la  mort, où repose quelque part la tombe inconnue du premier mari de la jeune  femme brune aux yeux bleus. Elle est un lien entre l’Est et l’Ouest, entre deux identités et deux cultures, mais aussi une sorte de thérapeute qui assiste à l’anamnèse du poète, l’aide à livrer ses obsessions, sans réussir à le guérir. Il erre encore dans sa nuit, hanté par le drame de ses parents qui l’avait ravagé depuis son enfance.

Les poèmes de Denis Emorine sont le chant douloureux d’une vie atteinte par le cauchemar de la mort, avec le sentiment prégnant de l’exil intérieur et des accents de révolte, de haine contre les horreurs de l’Histoire.

Comme le vent dans les arbres est écrit comme un seul souffle, avec de petites pauses de respiration, sans ponctuation, sans titres, laissant les vers se mettre sur la page dans leur musicalité, en l’absence des rimes, leur mélodie émane de la sonorité des phrases, de leur rythme intérieur. On pourrait voir  dans la poésie du poète français un requiem pour l’Est.




Présentation de l’auteur




Estelle Fenzy, Une saison fragile

Quel beau titre ! Inspiré, inspirant et suggérant d’emblée le sens de la nuance, de la vulnérabilité, de tout ce qui risque de défaillir. Avant même d’ouvrir le recueil, on sent une délicatesse à la japonaise à cause du mot « saison » bien sûr et à peine le livre ouvert, on se dit que l’on ne s’est pas trompé, que la poète a choisi le poème court, haïku ou pas, mais court, à vif, nerveux, saisissant l’état d’âme, saisissant au vol la douleur, le chagrin, juste par des évocations simples, concrètes, sans emphase, en mineur, en sourdine.

Seule
dans ma cuisine
 j’écoute
la fumée de ma tasse
devenir poème » p. 24

Le recueil est réparti en quatre parties, dont la première donne le titre à l’ensemble. Ce premier regroupement rejoint l’intime par divers moyens : le je seul ; le je et tu ; le mode réflexif à la troisième personne sous forme d’aphorismes à teneur plus universelle.

Il y a des mots
qui meurent
avec les gens

 Je n’ai pas dit
Papa
depuis longtemps » p.14

               ∗

Il est insupportable
le silence que tu fais » p. 23

               ∗

Un poème
c’est peut-être
une mémoire à atteindre » p.27

Estelle Fenzy, Une saison fragile, La Part Commune, 2023, 105 p. 13,90 €.

Mais quelle que soit la façon d’envisager l’énonciation, selon le jour de l’écriture, l’état d’esprit d’Estelle Fenzy au moment où le poème naît, c’est à chaque fois une facette de l’expression du deuil qui se manifeste et pour chaque lecteur, les mots choisis résonnent intimement.

Le soutien à cette mélancolie liée à l’absence définitive, la poète le doit au poème, à ce moment privilégié où pour un instant, la douleur est suspendue malgré la douleur par la résurrection de l’être aimé dans les mots mêmes qui l’évoquent :

J’ai gardé
tes chaussures préférées
pour que tu reviennes
marcher dans mes rêves p.14

Ce n’est sans doute pas pour rien que dans ces pages l’idée de la naissance, l’apparition, la création du poème surgit souvent comme le seul baume qui vaille : c’est un bienfait, une grâce, voire un ralliement secret qu’on appelle de ses vœux :

Disparaître
pour que reste
au centre de soi

cet éclat qui écrit le poème p. 13 (deuxième poème du recueil)

Le poème
un effondrement de soi
que l’on recueille et reconstruit p.23

Il y a
une langue
pour la nuit
une autre
pour le jour
et celle qui nomme
cet entre-deux
POÈME  p. 31

Dans le deuil, il y a les mille questions que l’on se pose, les réponses incertaines, les perplexités des « peut-être », le ressassement qui s’égrène au fil des pages, revenant comme une antienne mélancolique. Dans la fragilité du deuil, c’est toujours l’hiver qui persiste « Je garde/mon sang d’hiver/ mes écailles glacées » p.35

La joie elle-même est pure tristesse, pur sanglot :

Oh poème
Comme j’aime
ton visage
plein de rides p. 37

Alors comment se sortir de l’angoisse, des ombres et des ténèbres si ce n’est par le souhait du mensonge ? « Je voudrais / que quelqu’un me mente » p. 47 termine la première partie du recueil et introduit la seconde « Les Petits mensonges ». Estelle Fenzy propose « ses petits arrangements avec les morts » comme Pascale Ferran dans son film et chaque poème commence par « Fais/ comme si » et « Imagine » pour faire surgir un monde plus souriant, un monde ailé, un monde d’élans.

Fais
comme si
tu croyais

mes jolis
mensonges
cuirasse-moi
la plume

de pinson pas gai  p. 64

Et comme tout ce deuxième volant est parcouru d’ailes en berne, de tentatives qui ont tendance à échouer, car forcées, car artificielles, il n’est qu’une grande et belle préparation au troisième mouvement intitulé « Tout commence par des ailes » qui raconte l’envol ou émancipation de l’enfant devenue adulte qui quitte le foyer familial. C’est de façon pudique mais saisissant  que notre poète livre ce déchirement maternel car « Qui prépare les mères/ à la douleur du post partir » p.74. Elle dit le manque de l’enfance perdue, elle cherche sa fille envolée vers un ailleurs plein de perspectives, dans les objets, dans les photos, dans les parfums qu’elle aurait laissés :

Moi
renarde au terrier
à respirer
dans l’oreiller

 tout le feuillage
de tes cheveux p. 79

Poignante image d’une mère esseulée, désemparée qui cherche sa fille, et lutte entre son égoïsme de mère qui la voudrait pour elle et son éthique de femme qui veut sa fille libre et épanouie, mais sans elle. Et elle conclut, pansant sa blessure « Ton envol/ c’est de l’amour encore ». Le quatrième volet peut dès lors s’ouvrir, cet « Après la pluie (Brest m’aime) » qui clôt le recueil, le termine par de la clarté, de la lumière, une renaissance qui ne nie pas les blessures. Cette saison là est cicatrisation car « Après la pluie/ tes yeux hurlent plus fort/ en bleu » p. 93. Dans cette partie, ce n’est plus la saison qui est personnifiée, c’est la ville de Brest tutoyée et dont la poète dit : « Déjà/ tu dégrafes/ ton corset de granit// respires » p.97.

C’est la force de vie que ce vent, ce granit, ces vagues, ce ciel changeant. C’est la force de vie ces saisons qui s’entrechoquent, se superposent, sont force cosmique : « Tu sais/ faire novembre/ en juillet » (…) « Les gris/ s’ajoutent au gris// Un seul rayon/ et c’est sur la mer/ un éclat sans fond » p. 101

La lumière, la clarté ont soudain tout l’espace de la page. La ville foulée revivifie la femme naguère encore fragile comme une saison. Comme Antée, elle recouvre les forces qui lui manquaient en se reliant à cette fin de terre au goût d’iode et de sel :

Après la rade
dès la balise
tu lâches tes fauves

Ils creusent des gouffres
dans la mer
avec leur liberté

Toi tu rentres
les griffes
lèches du port
le sel du carnage p. 103

Le tu employé devient ambigu : tantôt il renvoie à la ville de Brest et ses environs marins, tantôt il renvoie à l’adresse distancée de la poète à elle-même comme le faisait Guillaume Apollinaire (pour ne citer que lui) dans « Zone » par exemple.

Le lexique n’est plus le même car il appartient à la langue du dehors, à la langue de l’action et non plus à celle qui prévalait jusqu’alors – la langue méditative – la langue du dedans et ce n’est qu’après coup, une fois qu’on a balayé l’ensemble du recueil que la citation en exergue de Nicolas Bouvier prend tout son sens, lui dont le recueil s’intitule Le dehors et le dedans : « N’apportez rien de plus fragile que la fragilité à laquelle tout conduit »

Quel chemin parcouru ! Désormais la poète sait qu’elle est comme l’océan et ses marées, qu’elle peut partir et revenir :

Laisse-moi te quitter
et revenir encore p. 104

L’intime du poème s’est gonflé du ressac de la mer et notre poète a compris qu’elle avait « laissé sur tes trottoirs/ un poème qui s’ignorait » p. 92

 

 

 

Présentation de l’auteur




Traductions croisées : Sonia Elvireanu et Giuliano Ladolfi

Quelles vagues font pousser en moi des poèmes ?
Sonia Elvireanu

Écrire de la poésie à quatre mains, cela semble difficile, même si cela a été tenté, la poésie étant d’abord une affaire de ressentis, de sentiments. La traduction est autre chose : prenant la suite de l’auteur qui a exprimé sa sensibilité, le traducteur qui cherche certes à se couler dans le moule du poème initial ne peut pourtant faire lui-même œuvre de poète que s’il laisse s’exprimer sa personnalité propre.

Aller-retour remarquable que celui opéré par les auteurs de ces deux recueils, puisqu’ils se font tour à tour traducteur l’un de l’autre. Le Regard… un lever de soleil rédigé en français par S. Elvireanu est traduit en italien par G. Ladolfi ; La Nuit obscure de Marie rédigé en français par G. Ladolfi est traduite en roumain par S. Elvireanu. C’est ici les textes en français que nous examinons, faute des compétences linguistiques nécessaires pour juger de la qualité des traductions en tant que telles.

Déjà l’auteure du Souffle du ciel en 2019, puis du Chant de la mer à l’ombre du héron cendré en 2020, les deux chez L’Harmattan, Sonia Elvireanu n’en est pas à son premier coup d’essai comme poétesse de langue française. Si les poèmes du nouveau recueil sont souvent plus longs que précédemment, on y retrouve la même sensibilité à la nature empreinte d’un certain mysticisme panthéiste : Le Saint-Esprit est sur la montagne (in « La piété de la montagne »).

Sonia Elvireanu, Le Regard… un lever de soleil – Lo Sguardo… un’ alba, traduzione di Giuliano Ladolfi, Bongomanero, Giuliano Ladolfi editore, 2023, 194 p., 15 €.

La nature n’est pas qu’un objet à contempler, elle n’est pas même que vivante, la poétesse communie avec elle en une sorte d’osmose surnaturelle, à la limite douloureuse.

Tout ce qui existe dehors se trouve en moi aussi
le jour et la nuit, la terre et le ciel,
la lune, le soleil, les étoiles, tout
est sable brûlant, brûlure infinie
(« Le sable »)

Il serait bien sûr exagéré de comparer l’expérience relatée ici par S. Elvireanu aux extases douloureuses d’une Thérèse d’Avila, néanmoins les termes qu’elle emploie peuvent faire penser à la « transverbération » (1) décrite par la sainte. S. Elvireanu invoque par ailleurs un miracle de l’amour et de la poésie à propos du verdissement éternel d’une branche de pommier (« Matin vert ») tandis que le Christ est directement présent dans le poème « Un nimbe de lumière sur un mur » : sur le mur blanc […] un homme d’une beauté divine […] rayonnant sur la croix de bois.

Autre mur, celui qui fonctionne comme métaphore tout au long du livre. Métaphore de l’obstacle à la création – Comme un mur qui ne te laisse pas aller plus loin  (« Une tache de couleur ») – ou du mystère à déchiffrer (la pierre de Rosette, l’art paléolithique), jusqu’au mur enfin transparent à l’instar de la poésie qui dévoile le monde.

Un mur transparent te laisse voir
le monde derrière lui qui s’y reflète
(« Regarder par la vitrine ») 

Les lecteurs de S. Elvireanu reconnaîtront sans peine les marqueurs de sa poésie avant tout lyrique inspirée par la nature – les mots oiseau, bleu, soleil, rivage, désert, par exemple, qui reviennent régulièrement –, ce qui n’empêche pas d’autres sources d’inspiration comme, dans le présent recueil, un voyage aux îles grecques :

sur le fil bleu de l’horizon,
l’ange,
la Mer Égée et le ciel (« Le vêtement du jour »).

∗∗∗

Giuliano Ladolfi a lui-même traduit en français sa Notte oscura di Maria publiée en italien en 2021, traduite ensuite en roumain par S. Elvireanu. Même si le titre, La Nuit obscure de Marie, semble faire référence à la Nuit obscure de Saint Jean de la Croix, la ressemblance s’arrête là. Chez Jean de la Croix « obscur » évoque en réalité simplement le secret qui entoure la rencontre surnaturelle, extatique de « l’aimée » (l’âme du croyant) et de « l’Aimé » (le Christ) : « Ô nuit qui a uni l’Aimé avec son aimée ».

La nuit que traverse Marie est bien différente, c’est celle qui a saisi son âme après la mort de Jésus, nuit de déréliction et de révolte contre un Dieu absent :

Mais toi où étais-Tu quand le Juste
était crucifié sur la croix
et criait, criait
qu’il était abandonné ?

Giuliano Ladolfi, La Nuit obscure de Marie – Noaptea întunecată a Marieri, traduction de Sonia Elvireanu, Iasi, Ars Longa, 2023, 132 p.

Le texte ne se limite pas à cette protestation. Marie, dans cette nuit réellement obscure, se souvient des principales étapes de sa vie, telles qu’elles sont relatées dans les Évangiles  : l’Annonciation, le voyage jusqu’à Bethléem, l’adoration des bergers, des rois mages, le jeune Jésus face aux docteurs de la Loi, les Noces de Cana :

Sur la table, ces regards d’enfants
cherchaient du pain
Joseph et moi
nous attendions muets
que le mystère s’accomplisse.

Si Joseph est loin d’être un acteur central des Évangiles, il trouve toute sa place dans ce texte où Marie apparaît d’abord comme une épouse aimante et navrée par l’épreuve imposée à un Joseph obligé d’accepter un enfant qui n’est pas de lui :

Joseph… ce silence dans tes yeux
inquisiteurs sur mon ventre
[...] Je sentais ta souffrance, mon Joseph,
quand tu voyais mon ventre enflé.

Rappelons que les Évangiles synoptiques sont peu diserts sur la naissance de Jésus. Marc et Jean n’en disent mot. Luc raconte en détail l’Annonciation de l’Ange à Marie, ajoutant simplement qu’elle était fiancée à un certain Joseph de la maison de David. À l’inverse, chez Matthieu qui présente longuement la généalogie de Joseph depuis Abraham puis David, l’Ange s’adresse au seul Joseph : « Ne crains pas de prendre chez toi Marie, ta femme, car ce qui été engendré en elle vient de l’Esprit Saint ». La suite dit que « Joseph fit comme l’Ange du Seigneur lui avait prescrit », sans mention de ses états d’âme. Tandis que G. Ladolfi fait de Joseph un personnage à part entière de ce drame. Il humanise ainsi davantage Marie, au risque de la théologie, puisqu’il fait d’elle une femme qui semble davantage préoccupée par l’épreuve imposée à son mari (« il ne voulait pas montrer son chagrin / d’avoir perdu pour toujours sa joie / d’être père ») que fière de porter le futur Sauveur de l’humanité.

Et Joseph m’aimait-il ?
Oui, avec un amour qui donne sans demander,
avec un silence qui sait souffrir,
avec un calme qui sait espérer.

Post scriptum

On sait que l’Immaculée Conception de Marie n’est reconnu comme un dogme de l’Église catholique que depuis 1854. La croyance, cependant, était bien plus ancienne puisque remontant au moins au Moyen Âge. Entre la fin du XVe siècle et la Révolution, il a existé ainsi à Rouen un concours de poésie à la louange de Marie Immaculée. Nos lecteurs seront peut-être intéressés de découvrir, à titre de comparaison, comment on pouvait poétiser sur la Vierge Marie à la Renaissance. Ici un extrait du « Chant royal » de Guillaume Tasserie, présenté au concours, où il explique pourquoi il fallait que la mère du Christ naquît sans péché :

Raison pourquoy ? Car la divine essence
Le preveioit pour estre son affine,
Et si elle eust eu de peché violence
Par aulcun temps, elle eust été indigne
[…] Mais Dieu a faict par povoir vertueulx
Qu’el ayt jouy des biens celestueulx,
Dont doibt avoir plaine fruition
Celle qui est mere du Dieu des dieulx
Belle sans sy en sa conception.

 

Note

(1) G. Ladolfi emploie un terme voisin dans La Nuit obscure : « une lumière transhumanait mon être ».

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Maurice Chappaz, Philippe Jaccottet : Correspondance, 1946–2009

Ils étaient tous les deux originaires de Suisse, mais ils auraient pu ne jamais se lier d’amitié ni engager de correspondance. Il a suffi, pour les réunir, d’un livre de poésie, Verdures de la nuit de Maurice Chappaz, un recueil  qui a ébloui le jeune Philippe Jaccottet. Il en fera une présentation élogieuse dans une revue de Lausanne. Les deux auteurs ne se perdront plus de vue,  pourtant si différents mais vivant tous les deux dans l’ombre tutélaire du grand Gustave Roud.




Lire une correspondance entre deux grands poètes, c’est d’abord pénétrer dans une tranche d’histoire littéraire, ici celle de la Suisse romande du 20e siècle, avec ses écrivains et aussi ses artistes (d’où émerge la figure du peintre Gérard de Palezieu). C’est aussi mieux appréhender la vision que peuvent avoir deux auteurs sur la création littéraire, sur la poésie en particulier, mais aussi sur leur approche du monde et de la vie qui les entoure. C’est enfin entrer dans leur intimité, celle d’êtres de chair et de sang que taraude une forme d’angoisse ou pour le moins un questionnement sur la vie et la mort, mais à des degrés divers (d’une façon plus marquée, sans doute, chez Jaccottet)

Car tout différencie au départ ces deux auteurs. Maurice Chappaz (1916-2009) est plus l’homme de convictions sociales profondes et affirmées - notamment sur l’environnement - qui l’amènent à fustiger cette prospérité éloignant l’homme de la nature. N’est-il pas, en particulier, l’auteur d’un livre polémique, Les maquereaux des cimes blanches, sur le développement anarchique de l’industrie de la neige ? N’est-il pas aussi l’homme d’un attachement sans failles à ce Valais natal dont il fait une véritable patrie ? Installé au Châble près de Martigny, il a un chalet aux Vernys et exploite des vignes. Mais cet enracinement n’empêche pas, chez lui, une forme de nomadisme et son attrait pour des terres lointaines. Il voyagera, surtout vers l’Orient, et affichera (lui le « catholique païen ») son attrait pour les spiritualités orientales.

   




Correspondance, 1946-2009, Maurice Chappaz, Philippe Jaccottet, Gallimard, les cahiers de la nrf, Gallimard, 297 pages, 23 euros.

Philippe Jaccottet (1925-2021), lui, vit plus dans le retrait. Né à Moudon en Suisse, il a vécu un moment à Paris avant de s’installer à Grignan dans le Drôme. Mais jamais il ne perdra le contact avec sa Suisse natale. S’il approuve les engagements et les coups de sang de Chappaz, il est plus enclin à «intérioriser » (sa formation rigoriste protestante y est sans doute pour quelque chose) et il parle volontiers d’un monde suscitant de sa part « dégoût » ou « désespoir ». Dans une lettre du 13 juin 1986 il écrit à Maurice Chappaz : « Je vous envie cette foi dont je me sens bien incapable, moi qui cours le plus grand risque de me rabougrir ». Dans une autre lettre, le 5 juillet 2003, il souligne « la richesse d’expérience », « l’énergie » et « la vitalité » de son ami. 

Malgré ces différences, les deux hommes conviennent qu’ils sont « du même temps, du même lieu » (Chappaz, dans une lettre du 1er juillet 2001) pour dénoncer « la confusion régnante ou, aussi bien, l’uniformité dans la surdité à ce que nous aimons » (Jaccottet dans une lettre du 6 novembre 2001). Les deux hommes ne vont donc pas cesser d’accueillir avec bienveillance leurs œuvres respectives et, surtout, d’en faire part au plus grand nombre. Jaccottet, notamment, ne manquera jamais d’évoquer les livres de Chappaz dans les revues auxquelles il collabore (La NRF, La Gazette de Lausanne, notamment). 

C’est Jaccottet qui fera l’éloge de Chappaz en octobre 1997 à Sion lors de la remise du Grand prix Schiller à l’écrivain suisse. Il sera en 2006 présent à la soirée d’hommage organisée à Martigny à l’occasion des 90 ans de Maurice Chappaz et publiera aux éditions Fata Morgana, pour marquer cet anniversaire, toutes les chroniques qu’il avait rédigées sur l’œuvre de Chappaz. Leur correspondance évoque en détail, tous ces événements littéraires. Quarante-cinq avant, en 1961 (c’est dire la constance de leurs relations), c’est Chappaz qui s’était rendu à Grignan et il rappelle dans une lettre, le plaisir qu’il en avait retiré dans « la petite société des amis, les appels des hiboux, les rossignols le soir ».

Leurs rencontres, néanmoins, furent restreintes. La correspondance, par contre, demeurera un fil rouge. Tout comme le fut ce lien indéfectible qui les reliait au poète Gustave Roud (1897-1976) dont la figure est évoquée, par les deux hommes dans de très nombreuses lettres. Jaccottet et Chappaz, de concert, veillèrent à ce que l’œuvre de Roud « ne tombe pas entre des mains médiocres » et « soit ancrée comme un beau bateau sur des eaux un peu plus vastes que le lac Léman » (Jaccottet).

L’ultime lettre de leur correspondance est signée de Jaccottet le 5 avril 2008. Le poète réagit à la lecture de La pipe qui prie et fume, dernier ouvrage de Chappaz qui décèdera le 15 janvier 2009. Comme le souligne José-Flore Tappy, qui a magnifiquement présenté et annoté cette correspondance, ces deux grands auteurs ont entretenu une relation épistolaire qui posait « la question très exigeante du rapport entre la poésie et l’existence ».




Présentation de l’auteur




Philippe Longchamp, Dans la doublure

Le poète Longchamp, né en 1939, auteur de plusieurs recueils chez Cheyne, entreprend ici de dégoter du réel la face cachée, la "doublure", comme quand "on", "ça" parle. Il faut creuser les nuits, les évoquer, les convoquer pour qu'elles réussissent à nous dire leur vérité, leur chemin.

La nuit est porteuse et les poème en prose, assez longs, l'enveloppent, la caressent, l'éclairent. Le sort des SDF, des victimes des tueries des boulevards (2015), celui des fêtards de la nuit, des marginaux de toutes sortes sont quelques-uns des thèmes de prédilection de ce beau livre, où les poèmes et les beaux dessins très colorés - à la Miro - dégagent un monde qui se voudrait plus chaleureux, plus complice. Nuit complice disait Bory.

Habite-t-on encore au coeur des nuits? Les êtres se laissent-ils aller à la chaleur des étreintes ? Quand la stupeur règne et qu'il faut réinventer les coquelicots de la résistance?

Le "on" indifférencié traverse tous ces poèmes tissés d'empathie, d'un lyrisme qui les porte à l'effusion.

"Ne plus habiter un froid noir !"

On a perdu les "Alices" de nos rêves et il faut coûte que coûte en créer d'autres, pour nous "affranchir", connaître d'autres "surprises".

La langue, ici, ramasse de belles images, fait "naître secrètement au plein des nuits d'hiver de l'autre de longs rêves d'un bleu violine" (p.14)

Ce bel album, dans la lignée humaniste des poèmes de la résistance, honore la poésie. Voici des textes profonds comme la nuit, qui délivre, au milieu des dérives, une belle matière de vie et d'espoir.

Quelques poèmes sur Paris disent assez la beauté des vies et des villes, surtout la nuit, dans la chaude présence de l'autre.

Philippe Longchamp, Dans la doublure, Cheyne, 2023, 52 p., 19 euros. Images d'Anne Bruni.

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Kaled Ezzedine, Loin

Khaled Ezzedine est un poète d'une grande délicatesse. Il évoque le pays où il a grandi, le Sénégal, à travers les lieux (Bassoul, Tialane, l'île de Niodor...), les paysages, surtout le fleuve Saloum qui sinue tout au long du livre, mais aussi des visages, une douce nostalgie.




Ce superbe livre est jalonné de presque quarante peintures de Christian Gardair, à mi-chemin entre évocation classique du paysage et abstraction, dans des tons feutrés qui entrent en correspondance parfaite avec les poèmes. Le titre, loin, dit à la fois l'éloignement spatial, géographique et l'éloignement temporel (l'enfance), peut-être celui aussi que confère l'écriture.

aiguisant les pierres
où nous courions pieds nus
fil tenant
la courbe de la vague
ayant franchi les morts
et le sillage du Saloum
dans l'air chargé de l'arbre à suif
entre hier et aujourd'hui

loin




Kaled Ezzedine, Loin, éditions de La Crypte, 2022, 92 pages, 18 €.

 Le poème est souvent contemplatif, sans exagération, on adhère facilement à l'énonciation simple de choses simples, dans la paix apparente :

Djiffer
brise du soir
arrivent les pêcheurs
leurs pirogues bariolées
et le cri des femmes 
sur le quai
foisonne
attise le chant
du mangeur de pluie
mais la voix revient
s'entête
un tisserin se pose
sur mon épaule
et son chant
dresse une maison ardente
sous la ruche verte de la mangrove

Cette sensibilité qui s'exprime si bien dans l'attention à la nature (le fleuve, les arbres, les oiseaux...) affleure également dans le rapport de l'auteur aux humains, plus particulièrement aux membres de sa famille. Le tisserin, petit passereau cité dans le poème précédent, reparaît ainsi, tel un symbole dans celui-ci :

la voix de mon grand-père
renverse
les manguiers
la voix de mon grand-père
trace
le vol las de l'abeille
dans les nuées en fleur
main qui chante
la voix de mon grand-père
accorde de son air
l'homme devenu
tisserin fracturé

Nul doute que le grand-père ici convoqué représente le pays natal, l'attachement aux racines, cette contrée peut-être idéalisée – néanmoins celle des origines – et que le poète partageant désormais sa vie entre France et Sénégal est ce tisserin fracturé. Mais c'est une pudeur (j'ai dit le mot « délicatesse » en ouverture de ce commentaire) qui gouverne ce beau livre de douleur en filigrane, sans pathos. Cette douleur de l'écartèlement, effectivement visible chez tout exilé, est celle aussi que tout un chacun peut éprouver de ce qui le sépare de son enfance, fût-elle repeinte aux couleurs d'un imaginaire qui toujours choisit son tamis ; et la nostalgie a de ces pastels...

nos amis d'avant
c'est dans le rêve qu'on les visite
[…] on voudrait leur dire
regardez comme mes mains
de s'être tenues trop éloignées
saignent
regardez ce que j'ai accumulé de tendresse

Khaled Ezzedine, au-delà d'une mélancolie hantée, questionne l'ontologie, que ce soit dans un carpe diem parfois non consenti, « derrière les jours simples / tu t'esquives / à t'entêter / la vie te dévore », ou dans son rapport au rythme temporel que l'on sait différent entre l'Afrique et l'Europe, la ville et la campagne, « ici / les mois et les années / se confondent / ici / les lunaisons noires / cheminent dans le pli de l'air / ici / c'est mon sang qui recule », ou encore dans l'enfance qui fonde tout être, « parfois l'enfant revient / sur le chemin de l'école / tout seul ou presque » - cette solitude qui, à son extrême, va constituer l'homme et le poète.

mais c'est toujours le même enfant
celui-là qui fixe
son cœur immobile
celui-là oublié
dans la joie
et la main s'est posée
plus près du ciel
la tête en bas
vers la pirogue qui file
drame sans témoins
pour l'exil

On ne saurait ignorer, associée dans ce livre à la fois aux parents, grands-parents, à la transmission, à son propre destin, la question essentielle de la mort (de la perte, de la disparition) qui taraude qui que ce soit, qu'il s'exprime artistiquement ou philosophiquement.

cette nuit
ébloui
par la lampe
des pêcheurs de crevettes
le vent emporte 
ce qui nous abandonne
ce qui ne revient pas
et soudain comme suspendu
le bruit sec de l'horloge

Le poème de la page suivante le dit peut-être d'une manière plus brutale, encore que, dans sa lucide énonciation, on sente plus qu'une amertume un désir de réconciliation.

voici que
la mort prend visage
voici que d'autres pas
précèdent les miens
minute par minute
goutte après goutte
entre Saloum et le verger
l'odeur de la pluie
entre dans le songe
j'ai la nostalgie des dimanches
sous les manguiers

J'ai la même nostalgie, n'ayant pas connu ces dimanches-là, c'est la grande force de ce livre : toucher la petite part d'universalité que nous avons en nous.


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