Jean-Christophe Ribeyre, La Relève

On lit ce qui fait écho, on longe sinon des murs qui restent muets. Un personnage de mon roman en cours formule ainsi son conflit intime : être muet dans l’extase, ou écrire en plagiant… telle serait la question… Il me semble que Jean-Christophe Ribeyre déroule la même alternative.

Chez lui, le Je est « reconfiguré, numérisé », « modélisé », voilà pourquoi il attend, il cherche la relève de ce pur plagiat qu’est le

Je, simple donnés
Enregistrée,
déversée

Il voudrait

                  Appartenir au mystère neuf
de ce qui toujours se tait

Jean-Christophe Ribeyre, La Relève, éd. L’ail des ours, coll. Grand ours, 51 pages, 6 €. Illustrations de Marie Alloy.  

D’emblée, dès la première page, la recherche est énoncée :

Je voudrais habiter
l’imprévu,
ce temps choisi
de la lenteur

Ce temps, ajoute-t-il, « simplement / qui met au monde »… mais on en reste au mode conditionnel, et la condition reste introuvable, qui permettrait de « marcher / du pas de la / lumière / sur l’herbe du matin ». Ce qui adviendrait tiendrait de la paix du monde, que le poète devine « dans la rosée un instant au bord du chemin », « l’odeur verte des blés », la légèreté d’un baiser » ; et siègerait dans l’équivalence de l’être et du néant, « où ce qui est déjà n’est plus ».

Yves Bonnefoy a décrit son arrière-pays, il le parcourait sans y être pourtant, il le pressentait derrière l’indépassable horizon. À ce titre on pourrait le qualifier, selon la tradition poétique,  de « voyant » – comme seuls les aveugles sont capables de l’être… Alors que Jean-Christophe Ribeyre semble, suite à quelle condamnation, banni du sien. Parce que son arrière-pays serait pourvoyeur d’effroi autant que de jouissance ? Cet état de jouissance muette où rien n’est plus d’être intensément…

Hélas on remonte toujours dans le « train où vont les choses », pour peu qu’on en soit descendu un instant. Afin d’y trouver refuge, pour ne plus trembler on s’absente de soi…

Mais on n’oublie pas ce qui nous a saisi sans nous saisir, on reste fidèle à l’expérience rêvée, on en a ramené une certaine liberté : on ne sera plus utile «  à quiconque oserait prendre possession », on n’écrase plus, on n’humilie plus, on cherche à ne plus « étouffer en son nom »

J.- C. Ribeyre reconnaît l’un et l’autre, celui qu’il souhaiterait ne plus être et celui qu’il serait.

Ainsi notre poète allie l’intelligence au sensible. Sa poésie pense, quel bonheur ! Elle questionne notre condition de parlants qui nous astreint à l’« absence de soi à soi / et au monde ». Puisque c’est la langue qui nous coupe du monde en instaurant un signe à la place de la chose, dans un pur rapport de gratuité. Ainsi le signe honore-t-il son étymologie : le latin signum aura fini par désigner la statue, qui est le simulacre (simulacrum) de la chose.

Le projet poétique est donc frappé d’entrée d’impossibilité : impossible de s’y établir, on ne peut en avoir que le pressentiment. Sous des dehors simples et avenants, Jean-Christophe Ribeyre est un poète tragique.

Quand elle ne reconnaît pas ce hiatus, la poésie reste une mignardise.

 

Jean-Christophe Ribeyre, La Relève, éd. L’ail des ours, coll. Grand ours, 51 pages, 6 €. Illustrations de Marie Alloy.  

Présentation de l’auteur




Claude Favre, Ceux qui vont par les étranges terres — Les étranges aventures quérant

La première fois que j’ai vu et entendu Claude Favre dire sa poésie, c’était pendant le festival des Voix Vives à Lodève, dans les locaux de l’association 22 montée des poètes, là où se déroulait ce qui faisait figure de festival off, et ce, plusieurs années de suite. À chaque fois j’avais l’impression d’un tremblement de terre sous mes pieds, d’un uppercut dans la poitrine. Quelque chose dans la marge du paysage poétique institutionnel débordait, et réclamait une juste place.

Rappelons quelques titres de la bibliographie de Claude Favre, titres frappants qui disent bien l’endroit d’où elle parle, qui expriment la force et la fragilité (regardées comme dérisoires sans doute par certain-e-s) de l’entreprise commencée par Claude Favre il y a déjà des années :

  • Nos langues pour des prunes, Éditions 22 (montée) des poètes, 2006
  • L'Atelier du pneu, éditions 22 (montée des poètes), 2007
  • Métiers de bouche, ijkl, Ink, 2013
  • Vrac conversations, Éditions de l'Attente, 2013
  • R.N._voyou, éd. Revue des Ressources, 2014
  • Crever les toits, etc. – suivi de Déplacements, septembre 2016,Les Presses du réel, Al Dante, collection Pli, 2018
  • Sur l'échelle danser, Série discrète, 2021
Considérée comme la Janis Joplin de la poésie francophone (Sabine Huynh, diacritik), Claude Favre s’ouvre un chemin de poésie radical, sans compromis. La ponctuation est le plus souvent rare, l’écriture essayant de suivre le rythme, parfois endiablé, de l’indignation, d’où la disparition de certains éléments de la phrase.
D’où la répétition de mots sur lesquels sa pensée bute pour les pulvériser, sur lesquels notre imagination se déchire. Une langue qui reflète les violences commises par les humains et qu’endure l’ensemble du vivant sur notre planète.

Claude Favre, ceux qui vont par les étranges terresles étranges aventures quérantéditions Lanskine 2022, 86 pages, 14 euros.

Le livre s’ouvre sur quelques précisions concernant ce que Chrétien de Troyes nomment ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant. Il s’agira donc d’une quête du graal, avec des chevaliers aux nobles principes. Puis vient une citation de Malcom Lowry tiré de Au-dessous du volcan : « Je n’ai pas de maison, seulement de l’ombre ». La quête se fera donc dans une certaine obscurité, ou bien invisibilité, souterraine, dans les marges, quête voulue, cherchée ou imposée, et nous découvrirons au cours de la lecture quelles en sont les modalités : colonialisme, impérialisme, politiques libérales capitalistes (considérant les pauvres comme défaillants, non méritants), ou encore dictatures, charia islamique et conflits religieux,  ….

Grosso modo, « l’histoire » se résume à ceci, exprimé page 57 : « Il y aurait eu une guerre. Et nous perdions des morts ». La guerre, on la sait économique, géopolitique, larvée, armée, nucléaire, chirurgicale etc. … À force de violence, de racisme, de sexisme, de génocides, de déportations, de cruauté, de cynisme, d’égoïsme, on reste sidéré, on reste coi, muet, démuni, ne sachant plus comment raconter, témoigner, dire ce qui dépasse l’entendement. L’« histoire » s’emballe, les sociétés humaines régies par, basées sur le principe du profit, s’emballent. Cet emballement broie (vies gachées, volées, foutues), écrase sur son passage : « sous le galop d’un cheval siècle devenu fou, fou.»

« N’imagine » nous indique Claude Favre. En effet pour conserver un peu de paix intérieure, ou pour se garder une « bonne conscience », mieux vaut se faire aveugle, sourd et muet, mieux vaut ignorer ce qui se passe dans le monde et se couler dans l’opinion mainstream. Mais en suggérant de ne pas imaginer tout en inventoriant les misères endurées par les plus faibles, les plus pauvres, les plus démunis partis en quête de liberté, elle nous force justement à imaginer ! Et une fois faites les élucubrations, notre mission serait de dire, parler, dénoncer le sort réservé aux migrants, aux réfugiés (dont les noms ressemblent à « Loin de c’est loin »), aux différents, aux nés sous X, aux esclaves, aux oubliés, aux laisser pour compte de la société, des nations, de l’humanité à peine digne de ce qualificatif qui sous-tend des qualités de bonté, d’empathie, de compréhension.

« Te souviens-tu » continue Claude Favre, qui utilise tour à tour une langue savante et populaire. Une langue dont on trace l’origine, une langue imprégnée des siècles passés quand Marot ou Rabelais usaient du mot silence au féminin, ainsi qu’elle le reprend, comme un refrain : « en grande silence », (et dans son silence féminisé on entend la dignité, on voit la tête haute). Une langue qui fait la place à d’autres langues : syriaque, arménien, berbère, égyptien, géorgien, et toutes apportent leur beauté, leur richesse car véhiculant une autre compréhension du monde.

Dans ce recueil Claude Favre se montre parfois aphoristique, elle édicte des théorèmes, rédige des maximes :

Donner un nom calme les craintes. 

Qui possède une langue ne se perd pas. 

Qui possède une langue n’a pas besoin de frontières. 

Les histoires vraies sont les scories des mythes. 

À l’envers, signifie aussi à l’égard de. 

Javert, né au fond d’une prison haïssait la bohême. 

Donner un nom est un champ de fouille. 

Parfois elle donne des définitions : 

  • Frontières : «  ça dans l’œil qui oscille, dans le nerf de la langue aussi. »
  • Héros : « l’homme qui donne la mort.»
  • Le chagrin à 15 ans : « un litre de mauvais whisky »

Au détour des errances on rencontre Ossip et Nadejda Mandelstam dans les plaines de Voronèj, mais aussi les silhouettes de François Villon, de Charlie Parker, de Chaplin, de Chris Marker, de Rithy Panh. Et par l’emploi du verbe danser, du mot danse, nous comprenons que Claude Favre y entend la vie, son élan, son énergie, la spontanéité heureuse de qui aime vivre, désinhibé, libre.  Bien souvent les chapitres commencent par un impératif, ou bien par un verbe à l’infinitif ayant valeur d’impératif. La succession de ces verbes donne une suite d’injonctions incohérentes, contradictoires, et cela rend bien l’état d’insecte désorienté dans lequel les humains sont aujourd’hui, avec la sensation d’être enfermés derrière une vitre, cherchant à s’échapper. Page 24, Claude Favre rassemble ces verbes, puis tire comme une première conclusion : 

        Imagine. Souviens-toi. Oublie. Souviens-toi. Parle. Tais-toi. N’y comprends plus rien. Mais imagine.
Certaines nuits du souvenir, les mots ont le sommeil léger. 

ET : « Que deviennent les mots jamais pensés. Jamais entendus » Dans ces deux interrogations résident les questions essentielles. Celles qui peuvent mener à l’utopie, à l’espoir, celles qui sans idéologie s’adressent tout simplement à l’intelligence du cœur. Celles qui mènent à comprendre que sur cette planète terre, tout le vivant est interdépendant et que le mal qui arrive à l’un entraîne un mal pour l’autre, à plus ou moins brève échéance. Nous savons aujourd’hui tous et toutes que désormais il est urgent de repenser les modes de vie, les modes de penser, les façons d’être ensemble.  Que cette réinvention risque bien d’être notre quête du graal en ce 21ème siècle, et qui sait au cours des suivants : « On raconte qu’il existerait un peuple qui réinventa la géographie, par d’étranges rêves de traversées [..] Un peuple sans nom. D’étrange patience, ardente et sans traces. »

Comme Claude Favre, au bout de cette lecture vous conviendrez que : « Les questions glissent des cadavres ». Et c’est la raison pour laquelle il faut continuer d’en poser, pour ne pas oublier, pour rendre hommage aux morts. Pour rendre leur humanité aux errants, aux dépossédés, car nous dit Claude Favre, et c’est sa dernière phrase : « Et leurs lèvres remuent et ceux qui fuient sont beaux. » … Alors ne nous reste plus qu’à prendre notre courage à deux mains, à prendre notre langue, à écrire, et fuyons, toutes et tous, fuyons la logique de ce monde fou, fou.

Présentation de l’auteur




Étienne Faure, Vol en V : AILES POUR E

Le livre est posé sur l’herbe du jardin. Vol en V sous les chants d’oiseaux. Il faut bien qu’il se patine… Ah, pas encore de taches de café ; ni annotations, au crayon mots soulignés ; tout au plus sur la dernière, blanche, ai-je reporté certains numéros de pages – un bon nombre.

 

Dix heures du matin, 30 degrés à l’ombre, Plein sud dirait Étienne Faure ; les hirondelles plongent, à vitesse grand V, happer un moustique (merci !), boire une goutte d’eau turquoise dans la piscine (il y a une piscine). Huit soleils brillent entre les pages 83 à 90 : des huitains, bien sûr, lumineux, voyageurs, le dernier « cou coupé » comme il (ne) se doit (pas).

Du monde entier, dommage, le titre est déjà pris. Mais c’est bien le cas, une attention exacte : le monde est là, devant nous, nous est donné, à prendre tel qu’il est, tel qu’il fut, compliqué, changeant, insaisissable, et pourtant le meilleur possible, n’est-ce pas. C’est peut-être ce que pensent les dieux, oui, les dieux eux-mêmes, confinés dans leur cambuse, jeunes et vieux fatigués aux premiers vers du livre,

mansardés par l’amour et le temps qui passe,
à boire un glass le soir aux fenêtres rousses

(p. 11) : l’incipit donne le ton. Les Muses existent. On les reconnaît parfois. Entre les lignes et les longitudes… latitudes…

 

Etienne Faure, Vol en V, Gallimard, Collection Blanche, 2022, 144 pages, 16 €.

Le monde est divers, les poètes l’habitent, comme et quand ils peuvent. Celui-ci pratique de longue date un art du dépaysement qui doit moins aux pays traversés qu’à un rythme, un allant donné par la musique des mots, et qui change selon le lieu et le temps, Suisse, Irlande et Hongrie sous la pluie (pp. 52-53), Espagne, hémisphère sud, si je me souviens bien déjà abordé (ne fût-ce que par le titre) en 2018 dans Tête en bas. Oui, les mots prennent des sens étranges selon les lieux où on les entend, les prononce, et puis, peut-être, les écrit.

 Alors revenons à Paris. Étienne Faure est un arpenteur infatigable du onzième arrondissement, où il vit, et de ses alentours. Certes il glane quelquefois (retour de glane, p. 26) des fragments de beauté urbaine sur la rive gauche, ou dans le mouvement des gares (La vie bon train, 2013) ; tout de même il exerce de préférence à l’Est, au Nord-Est pour être précis, traversant, souvent, le Père-Lachaise où il lui arrive de pique-niquer entre amis

– et c’était la guinguette au cimetière,
les morts rajeunissaient à cette approche

(p. 125) : façon, peut-être, de concilier à la manière de Walter Benjamin la flânerie parisienne et l’Histoire, non loin du Mur des Fédérés

– il faudrait, cette vie, la revivre aux premiers bourgeons
du printemps, voir renaître la Commune,
rectifier Versailles… (p. 117)

 Car l’Histoire est là, toujours. Un sommet du livre est atteint dans le chapitre intitulé Jours de repos, comportant onze poèmes. Le premier, qui porte ce titre, est terrifiant de douleur et de désinvolture : il ne faut avoir peur de rien pour relier ainsi, avec une ironie glaçante mais aussi avec une grande tendresse, après une escapade au cimetière de Picpus – autrefois un jardin – les têtes coupées de la Terreur et le goût sucré

des poires prometteuses, parfumées, fondantes
– des louises-bonnes, des comices, des williams, des conférences,
taillées en espaliers le long des murs de l’enclos
où furent ensevelis les corps sans tête en thermidor –
si juteuses. (p. 115)

L’air de rien Étienne Faure a de ces fulgurances qui vous brisent le cœur. Une aïeule perdue, le temps a passé, mais sa montre marche toujours, « je l’ai remontée ce matin » (p. 27, sur les pas de Florentina). Le pendule indique l’Est, penchant ancien, retour à l’enfance, aux souvenirs. Il se peut que le lieu de ces souvenirs, et souvenirs de souvenirs se situe, sur la carte, vieille carte qui ne cesse de changer, aux frontières de la Pologne et de l’Ukraine. Il n’y avait rien là de prémonitoire, seulement

les croix en bois dans le jardin
plantées comme s’il en poussait après la pluie

et les moineaux, wróbel, « diaspora sur les places anciennes » ferment le livre et l’ouvrent à la fois (pp. 131-134).

Toujours les titres sont à lire à la fin, c’est une manière de re-désorienter, si l’on ose dire, le lecteur dans la forêt des mots, poèmes en une seule phrase, chacun sur l’espace d’une page, pas toujours facile à suivre, et que le titre alors explicite… parfois. Dans la lignée des proses denses, mais légères de son recueil précédent, Et puis prendre l’air, Étienne Faure a voulu s’en donner, de l’air, et nous en donner en variant les formats : souvent plus brefs, et jusqu’à un (pas deux : un : il ne faut pas exagérer) haiku, dans l’ensemble Dix flaques (pp. 63-66), sobrement introspectif :

Vue des flaques, inversée la vie
sombre en profonds vertiges…

On découvrira aussi des mouvements plus amples, ainsi les deux poèmes de Traversée à pied où se fait jour une liberté nouvelle. Bien d’autres pages, m’a-t-il semblé, se ressentent de ce style direct, avec un rien d’insolence. Le premier et le plus long de ces deux textes, Rétablissement secteur nord-est (pp. 93-95) pourrait bien avoir été écrit du premier jet ! Il m’a fait penser l’espace d’un instant, un long instant, et tant mieux si c’est un contresens, à – j’y reviens – Blaise Cendrars.

Le temps n’est pas bonnard, on dirait qu’il va tomber
des cordes, des curés, des bobards du ciel antique jusqu’à
la fin du monde, puis le bleu revient, je savais bien,
c’est l’heure
de sortir.

La poésie devient danse, on s’envole avec les oiseaux sous le signe du vent et de la vie.

Qui, quoi d’autre enfin ? Des chats, vieux compagnons. Page 31, derrière la vitre, le poète metempsycosé considère (sceptique, amusé) le monde avec ces yeux-là, jaune vert, félin.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Isabelle Solari, Poèmes de l’attente

Poète discrète, Isabelle Solari est par ailleurs éditrice. Poèmes de l’attente est son deuxième recueil. Structuré en trois parties dont deux sont introduites par des distiques respectivement de Claudel et de Péguy, ses Poèmes de l’attente, offrande ou chant de grâce, rayonnent d’une éblouissante et confiante intériorité. Ainsi : Offrande du jour « J’ai porté le commencement du jour / dans des mains de neige // comme une enfant ».

Chaque poème, précédé d’un titre comme pour indiquer la tonalité, va à l’essentiel, qui dessine une ligne pure, nous maintenant sur une crête : Harde matinale « Comme des chevreuils / lancés au galop // ainsi va la vie ». L’ensemble se déploie en un chant qui prend sa source dans la blessure enfouie qu’est la perte d’un enfant « La vraie vie est cachée / comment la partager ? », blessure qu’apprivoise « l’oiseau intérieur », transmutée en beauté, le véritable visage de l’amour. L’expérience lumineuse de la blessure, que transfigure l’ange de Rilke qui « va doucement / vers le tranchant innocent des douleurs », devient chant d’amour dédié à l’époux, au père, à la mère, à l’enfant et, à travers eux, au « Tout Autre ». La poésie d’Isabelle Solari est lecture spirituelle du quotidien, union avec les aimés, disparus avec lesquels le dialogue ne cesse pas : « Tous ces êtres / en moi / qui vivent / et demandent l’obole » ou bien vivants : « La parole / est un don // tu l’as reçu» et par-dessus tout avec l’Unique, « l’Ami de tous les jours ». Cette proximité qu’elle partage avec nous ouvre la porte d’un espace plus grand que nous : Vastitude « Comme une implosion / intérieure // Déploiement de l’âme. », comme le don de l’Oiseau intérieur.

Isabelle Solari, Poèmes de l'attente, Ad Solem, 2022, 110 pages, 17 €.

Présentation de l’auteur




Chaque jour ausculter

J’ai beau faire. C’est toujours par là qu’il me faut passer pour retrouver ma joie intacte, lumineuse, pliée comme un ciel, au fond de mes poches, azuréen, clair comme le plus clair de mes regards : lire.

Petit livre blanc. Et rouge. Bordé de noir tel un crépuscule dans les blés. Editions la Boucherie littéraire. J’ai entre les mains une vie passée de 9 heures à 22 heures, si, si, je vous assure, pendant la pandémie c’était ce rythme-là, et même encore aujourd’hui, au chevet de la douleur, de nos saignements accidentels ou menstruels, maux de tête et de dents, courbatures, infections virales, et autres blagues en tout genre.

Les mains d’un homme entre les miennes, entre les vôtres, chaudes, chaleureuses, page à page, diagnostique arrachant ou cueillant une à une les mauvaises herbes de la maladie pour les poser comme des fleurs dans le vase de notre empathie.

Et surtout ses yeux dans les nôtres lisant derrière nos peurs, nos gestes, l’envers de notre vie. Un peu de beauté arrachée à notre silence comme une douce épine.

On a perdu les numéros des pages. Un souffle les détache du mot à mot de ces poèmes comme une envie de dépasser le temps de la mort, de la douleur.

C’est rare l’intimité d’un médecin offerts à la page blanche du poème. Très. On ne sait jamais ce qu’il pense, celui qui panse nos blessures par son assurance, son écoute, sa chaleur humaine, rassurante.

Est-il de marbre ? Ce livre nous dit non. Sa présence aussi est de frissons, de doutes, d’émerveillement pour le courage, la frivolité, la désinvolture, l’hypocondrie, le déni, la lutte ou l’effondrement de ses patients derrière le masque de celui qui sait.

Jean-Luc Catoir, Chaque jour ausculter, La Boucherie littéraire, collection Sur le billot, 2022, 78 pages, 13 €.

Des souffrances comme une collection de papillon sur le mur d’une chambre. Embaumés avec la tendresse de celui qui soigne, même le chancre de l’oubli.

Imaginez le regard, la patience acharnée de celui qui après chaque consultation griffonne en pensée dans sa tête comme une image, un instantané de ce qu’il vient de vivre, une vérité de l’instant qu’il ne veut pas perdre, et qui l’a touchée en plein cœur.

Pourtant
il faut bien dire
à cette femme en pleurs
que la maladie
de celui qu’elle aime
aura le dessus 

Chaque mot cherche la pudeur. Chaque poème à approcher les moments les plus délicats d’une auscultation. On pleure, on rit, on se retrouve dans cette ressemblance des petits instants de consultations que l’on a tous vécus. Les dénouements heureux. Les hontes avouées en secret à celui qui saura quoi en faire. Et comment les dénouer.

On se retrouve nez à nez avec une humanité qui se bat, essaie de survivre. Entre fou-rire et larmes. Mais qu’ils sont beaux les patients, ceux que l’on appelle les patients justement, tellement impatients parfois, dans les yeux de leur docteur.

Antoine Gallardo, il fallait oser, premier lecteur de cette série de poèmes en miroir, nous offre par ce choix éditorial exceptionnel, un ensemble de textes brefs d’une qualité rare par sa sobriété, sa concision et la densité de ses images.

Ces petits éclairs nous guérissent de l’indifférence froide de la médecine pour qui, parfois, nous ne sommes que des numéros de sécurité sociale.

C’est grâce à ce genre de publications précises et précieuses que l’on aime à croire que « La poésie sauve le monde ». Comme elle a aidé à rester debout certaines âmes revenues des camps de concentration pendant la grande guerre. Les hommes attendent de l’histoire qu’elle leur raconte leur propre histoire devenue poème devenue baume devenu lueur d’espoir.

Guérir de quoi ? De ce que notre corps ingurgite par le trop  plein de travail, la mal bouffe, la solitude infinie des abandonnés, le manque d’amour, la surproduction et la surconsommation, la dévastation des glaciers et des forêts ? Tous les corps parlent de cela. C’est universel. Et quoi encore ? Guérir de l’ego ? De la peur de mourir ?

Celui qui fut dans notre enfance la figure forte et charismatique, intime du médecin de famille, mélange sous nos yeux «  médecine et poésie, poésie et médecine. Les patients, on l’espère s’en portent mieux, la poésie, on ne sait pas. » avoue-t-il. Avec humour en plus.

Vous ne savez rien du regard et des émotions de votre généraliste, non très vague et général qui finalement ne veut plus rien dire. C’est bien cette profondeur que vous allez découvrir tendrement ici. Avec le traitement que nous espérons et que je vous souhaite à tous. Un poème. Un poème parmi ceux-là, à lire comme le remède universel de notre ennui et de notre peur d’aimer.

Ordonnance médicale

Une heure au minimum, avant les repas, et trois fois par jour de lecture poétique, à voix haute ou à voix basse, assis dans le fauteuil blanc comme neige du bureau, ou allongé dans le grand lit mauve de la chambre d’amis, fenêtre légèrement entrouverte à l’air du dehors, profitant du petit courant d’air frais entre le livre et la vitre, un cercle de café noir au fond d’une tasse grise et paisible, suivre des yeux le déroulé méticuleux des pages écrites pour cet apprivoisement des doigts et des lèvres, ne penser à rien d’autre, embrassant la douceur de ce pollen collé comme un baiser à notre bouche, ruminer, savourer, avaler lentement à longues gorgées, avec des fourmillements dans le ventre, dans la tête, des vertiges agréables comme ceux du désir, jusqu’à laisser tomber en poussière toutes nos pensées, tous nos soucis, voilà ce qui peut nous sauver de la grippe de l’indifférence, du cancer des préjugés et de tous les Alzheimer de la trahison.




Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive

Sabine Dewulf écrit sur le seuil d’une durée sans fin – elle aime l’oxymore qui unit des éléments opposés. Le participe présent, le titre en témoigne, allonge l’instant en le faisant durer. Son second livre à L’herbe qui tremble nous saisit sans nous emprisonner. L’œuvre brodée d’Ise qui l’a inspirée noue et dénoue les fils d’un espace libre qui révèle nos cauchemars et les assume.

La poète imprégnée de contes et de mythes ne pouvait qu’entrer de plain-pied dans l’univers de l’artiste.

Habitant le qui-vive est le poème suscité par une œuvre unique d’Ise. Son Porte-monde est constitué d’une tête surmontée d’une sphère, à moins que ce ne soit une sphère délivrant une tête. La sphère fait penser à ces anciennes mappemondes, avec des îles ou continents, des poissons suggérant l’élément maritime, des lignes indiquant des trajets, des limites ou des failles…

Le lien entre la sphère et la tête interroge : naissance d’un être ou création d’un monde imaginé ? Qui ou quoi commence ici ?

Comme l’enfantement prolongé, la naissance est continuée dans nos vies – dans le poème. « Je rêve de mon corps comme ventre de terre », confie le poème.

Sabine Dewulf accueille la parole, la poésie des autres (les épigraphes de deux figures tutélaires pour elle en témoignent : Pierre Dhainaut et Jules Supervielle, elle les connaît tous les deux sur le bout des doigts traceurs d’encre). « Il n’y a pas de corps / sauf ce qui donne à la respiration le poids d’une aile immense », écrit Pierre Dhainaut dont la parole ouvre le livre de façon énigmatique par cette respiration qu’on serait tenté d’associer à l’inspiration.

Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive, œuvre d’Ise, L’herbe qui tremble, 2022, 104 pages, 15€.

L’interrogation sur ce corps inexistant, ou si peu, rencontre le poids du souffle du poème ailé. Quant à la citation de Jules Supervielle, elle constate la naissance d’un je qui est le monde, plaine, montagne et neige comprises. L’auteur de La Fable du monde, à qui Sabine Dewulf a consacré plusieurs essais, avait revu la Genèse à sa façon dans ce recueil. Il avait aussi conté « Les premiers pas de l’univers » dans Le petit bois et autres contes. Nous sommes certainement ici dans une famille d’esprits, ceux qui n’oublient pas la force des contes de l’enfance et des mythes de notre espèce, qui laissent ouvertes les portes de l’imagination et de la rêverie, même si ce qui entre peut inquiéter ou effrayer.

Sabine Dewulf, dans ce nouveau volume, révèle cette écoute d’une voix intérieure, comme sortant de la bouche du visage de la broderie d’Ise reproduite au début du livre.

Naître fait partie d’un grand mouvement qui nous déborde mais que l’on peut, peut-être, initier :

Je veux naître !
(Cri puissant.) 

Ce cri, sur le seuil du livre, ce cri lance le poème et lui donne force par la certitude qu’il énonce au présent de l’exclamation. Le cri restera toujours sous-jacent, jusqu’à la fin du livre.

J’écris depuis ma soif,
dans l’élan de lumière
reversé sur la Terre.

Soudain, rien.

Quelle terreur
d’un foudroiement de loup
réenfouie sans cri,
dans le crâne scellée ? 

Tout l’enjeu du livre est présent dans le verbe « vivre », le poème est généré par cette certitude affirmée qui permet que soit enfin la vie. Le surgissement du passé adverbial, « |j|adis », accompagné du passé composé, témoigne de la rupture nécessaire avant que soit enclenché le processus d’écriture (de vie). Les métaphores (« le sac entier de ma déroute ») matérialisent cette avancée, le passé relégué n’entrave pas l’acte de liberté, il le fonde. Les vers en italique, en fin de poème dans ce début de recueil, concrétisent une rupture, le passage d’un état à un autre, ou peut-être une seconde voix qui commente ou répond :

Trop d’idées dans mon ciel
n’auront plus qu’à descendre.

Ce qui longtemps fut nommé précipice
est la bouche dormante où gît
une gueule mordante,

d’avant le cri.

Regarde : il n’est d’abîme
que dans l’attente d’une cime. 

La rime et la contiguïté sonore témoignent d’un renversement. Les vers en italique se distinguent par leur vertu conclusive et prospective. À l’impératif sans condition, la poète nous invite à souscrire. L’antithèse est non seulement résolue mais le passage par un premier état, le désastre, s’avère nécessaire au rebond. Rien n’est perdu. Jamais. Le silence, matérialisé par des espaces blancs sur la page, permet au lecteur la pause du souffle et l’appel d’air, « fil des souffles ». Grand vent sur « une corde rompue » : « Ma chance repose en ton geste esquissé. »

On dirait une sagesse proverbiale renversée pour établir une nouvelle forme de vérité reconnue car éprouvée – on dirait un nouveau monde après l’égarement.

Or « monde », repris du titre de l’œuvre d’Ise, revient dans le texte comme une clef qu’on façonne et forge. Le livre lui donne sa forme. Sa force. Sa capacité à ouvrir : « C’est maintenant que monde tourne » (activation par le poème).

Il s’agit de remédier à une dissociation douloureuse :

Où s’est perdu mon corps ?
Dans la frayeur sans rives.

L’autre initie le paradigme de la rencontre fertile, il suffit de peu dans cette poésie du geste et de l’attente pour qu’une chance soit saisie. Le thème du reflet et de la glace, de ce qui apparaît et s’efface, se répète et se dissocie, voisine le conte et la traversée d’un miroir subtil qui peut brouiller les pistes de retrouvailles avec soi-même. Le visage « retourne / conquérir un contour. » Est-ce celui du personnage du Mange Monde, est-ce celui de la narratrice ? Ils sont confondus en une même instance trouble et projetée dans un espace de libération et de conciliation :

Quelqu’une regarde étonnée
ma figure captive.

La lui offrant tu la délivres. 

L’équilibre à trouver (« tu supportes ce monde ») est celui d’un élément parmi d’autres : il semble que le poids levé soit celui de ses propres ailes entravées, celles d’un géant, elles ne peuvent s’alléger et s’affranchir que par le monde. Cet instrument de libération, ambivalent, révèle difficilement ce pouvoir à celle qui, « habitant le qui-vive », habite quelque chose d’abstrait. Ce « qui-vive » est-il celui du guetteur face au danger ou celui du veilleur espérant le jour ?

Cette situation périlleuse est-elle la condition de la révélation ? Elle porte un paradoxe, la stabilité du participe présent démentie par le nom composé qui révèle la vigilance accrue du guetteur et son œil qui traque le détail dans la mémoire et rassemble le monde de sa capacité fédératrice. L’appétit de vivre, « [m]es dents mordent la journée », soutient ces italiques à la terminaison du poème qui échafaudent ce monde où tenir. (On pourrait écrire un poème en rassemblant ces derniers vers : ils seraient le début du monde.)

La deuxième partie d’Habitant le qui-vive est celle du Minotaure : « Centre du labyrinthe ». Le premier poème met en scène un taureau et un torero avec cette question : « Lequel est je ? » Dans le labyrinthe, la poète serait-elle Ariane, Thésée ou le Minotaure ? Ici le fil ressemble à cette ligne qui divise les poèmes de cette section. Mais est-ce un fil, un trait, une ligne, une entaille, une cicatrice ?

Sur la pure intention, j’avance.

Ne croire aucune pensée.

Agis, garde mémoire de l’action,
mots secoués.

Progresse en dessous du vertige,
le pied dans la poussière.

__________________________

Du poème l’éclat. 

Ainsi avance le poème en quête d’être et de lumière par de courtes strophes (2 vers, parfois un seul) renversantes où il est question de mer et de mère, de corps et de cœur.

Ce qui a eu lieu peut être réparé, recousu dans l’œuvre brodée d’Ise, dans les vers libres de la poète, par l’œil fédérateur du cosmos qui allie perception et intuition. Le mouvement, montée/descente, peut correspondre à l’attraction du désastre (abîme et précipice associés dans le texte fondent la peur primale et terrible), le poème opère la métamorphose – l’élévation redevient possible par lui.

Présentation de l’auteur




Carole Carcillo Mesrobian & Alain Brissiaud, Octobre

Les poèmes de l’une et de l’autre pour un échange poétique et épistolaire qui  abolit le vide du temps et de la nuit. De questionnements en interrogations faire éclore l’essentiel, le poème.

Se donne à entendre la difficulté de se comprendre car l’essentiel est aussi dans ce qui ne peut se dire et qui se vit dans l’attente et l’absence :

Viendras-tu me chercher

il n’y a plus d’automne capable de tomber

les feuilles de ma peine

viendras-tu me chercher…

 

 

Carole Carcillo Mesrobian & Alain Brissiaud, Octobre, PhB éditions, 2021, 10 €.

Cette quête de l’autre se fond dans les paysages arides de l’automne et habite le silence :

 

Partout ailleurs

subsiste opaque

la densité sépulcrale

du silence

 

L’automne cette saison de transition entre l’été et l’hiver, entre le ravissement jubilatoire de la vie, du désir et la froideur hivernale recouverte du silence.

Au-delà de la quête amoureuse, une quête existentielle et ce constat, le monde est souvent inhabitable, si peu traversé d’amour car «  si fragile si pauvre est notre foi ». Le poète est bien «  funambule de papier » ; les mots pour tenter d’effacer le vide.

La nuit est très présente, la nuit de l’amour, la nuit du doute et de l’absence et les mots et la poésie toujours pour conjurer cette absence et s’y désaltérer.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Marc Delouze, La Divine pandémie

Il faut lire « La Divine Pandémie », de Marc Delouze (éditions AEthalidés, 17 €), ouvrage très original et étonnant, au sens où il surprend le lecteur à chaque détour de page.

Marc Delouze pratique avec une facilité apparente la prosodie classique (on trouve dans ce recueil des sonnets parfaits) jusque dans les 70 alexandrins de sa liste de remerciements, véritable performance à noter. D’habitude, j’avoue que cela me désarçonne, mais, ici « ça coule tout seul » et, appliqué à un sujet d’actualité, n’a aucun caractère « vieillot ».

Le plus grand mérite de ces poèmes me semble être de donner à entendre plusieurs voix en écho, plusieurs avis différents concernant cette pandémie, puisque Marc envoyait ses textes à une liste de correspondants réguliers qui lui répondaient, affirmant ainsi une volonté viscérale de partage, de contact maintenu envers et contre tout via la poésie. Oui, nous étions « tous devenus semblablement uniques. »

1 mort + 1 mort + 1 mort
10 morts + 10 morts + 10 morts
100 morts + 100 morts + 100 morts
et des milliers + des milliers + des milliers
on entend on écoute la radio les nouvelles
on s’habitue on s’y attend on espère même :
quel record aujourd’hui ?
qui le détiendra ?

                                   ∗

 Enfin la mort nous parle, enfin nous l’écoutons,
Enfin elle n’est plus ce vaguement peut-être… 

Marc Delouze, La Divine Pandémie, éditions AEthalidés, 128 pages, 17 €.

Toujours guidé par sa volonté de partage, Marc Delouze cite des extraits de « La Divine Comédie » de Dante, Enfer, Purgatoire ou Paradis, et de nombreux poètes comme Gil Jouanard : « Écrire est devenu la seule façon concrète de continuer à respirer au fond de soi-même quand la réalité du monde s’est éboulée sur nos illusions d’enfance » et Bernard Noël, qu'il a bien connu : « pavé de mots pavé de rien / au jour le jour va le chemin / on invente du quelque part ».

Mais revenons aux mots de Marc Delouze qui conclut :

Le virus a écrit mon poème
Le masque sur ma bouche a écrit mon poème
Le silence des rues a écrit mon poème
La plage et le port interdits ont écrit mon poème
Le vent qui à Fécamp dans la nuit du 20 au 21 octobre 2021 a écrit mon poème à la vitesse de 175 km/h… 

Oui, le (les) virus, le dérèglement climatique, notre planète « bousillée ». Et maintenant une guerre de plus dans le monde.

Écrivons, lisons… Il ne restera peut-être pas grand-chose de notre civilisation, comme d’autres avant la nôtre. L’homme est apparu sur terre il y a relativement peu de temps. Animal agressif et capable de détruire son milieu naturel, prendra-t-il conscience des risques qui le guettent ou continuera-t-il à faire l’autruche ?

Bruno Latour, cité par Marc Delouze, écrit :

Pour le dire brutalement / nous ne pouvons pas continuer à croire à l’ancien futur / si nous voulons avoir un avenir. 

Présentation de l’auteur




Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien

Je souffle, et rien est un livre de deuil, quelque chose entre une « lettre au père » et un livre-tombeau qui pourrait s’inscrire dans la lignée des textes explorés par Marik Froidefond et  Delphine Rumeau à travers leur volume consacré aux Tombeaux poétiques et artistiques (2020). Il pose des questions essentielles sur le rapport de la poésie à la mémoire et au deuil.

Fait singulier, ce livre ne dévoile que peu à peu l’identité du mort. Celui-ci est d’abord un centre vide, autour duquel gravite l’écriture et où le lecteur peut projeter ses propres figures de disparus. Le lien entre la poète et le lecteur s’en trouve intensifié. Mais peu à peu nous devinons l’identité du mort par de plus en plus d’indices disséminés : le mort se révèle être le père, comme le suggèrent par exemple la primauté de l’enfance dans le livre et le lien entre le prénom du père dans la dédicace (« à Claude et Françoise Lévesque ») et le mot « claudique » qui traverse le livre, à déchiffrer toujours jusque dans le tremblé de l’infinitésimal et du non -dit.

Cette mort atteint de plein fouet l’enfance : « Fini les fées, / fini le bois du conte à Noyers. » (p.44). Les jeux de l’enfance, la montée dans les arbres (« Tu disais ‘arbre’, j’entendais / réduite la syllabe du jour. / Nous grimpions Le souffle manquait. », p. 53) et la « marelle (« Parce que géant sur la marelle / toi si haut, moi plus bas », p.113), sont révolus. Si désormais « l’enfance est une arme douloureuse » (p.74), le paysage de cette enfance aux « Andelys » (p. 74), auquel le livre ne cesse de revenir comme à un aimant, porte les marques d’un drame intime.

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien, L’herbe qui tremble, 2022, 18 euros.

L’unité de lieu, comme dans la tragédie, resserre encore ce drame. Indissociable du livre est la « falaise » de l’enfance, qui est prise dans un mouvement de chute (« La falaise a craqué, craie vive d’un feu sans flamme », p.82, « La falaise, (…) / s’effondre », p.107) que l’être lui-même épouse : « La falaise tombait, / je la suivais » (p.67). Autre lieu crucial du paysage de l’enfance, la Seine, paisible seulement en « apparence » (p. 23), entraîne elle aussi la chute mentale de l’être : « Je tombe, je frissonne, j’ai vu la Seine / au plus fort de février, j’ai chu » (p. 81). Tout se passe comme si le deuil avait décomposé le paysage : « La Seine / Les Andelys / n’existent plus, / couverts/ par la mer de notre silence » (p.124). Au-delà du paysage, c’est l’espace-temps de l’origine qui est bouleversé : « Des morceaux de temps / détachés (en fractions) / s’écartent de l’origine » (p. 47). La perte a ici une dimension cosmique. A l’heure du deuil, il est éternellement « minuit », noir : « Toujours minuit, toujours, maintenant parcouru/ d’étoiles disparues » (p. 26).

Le livre, qui est tout entier une adresse à l’autre manquant, pourrait se placer sous le signe de la définition du lyrisme par Martine Broda : le lyrisme est « une adresse à l’Autre donné comme essentiellement manquant » (L’amour du nom). Le « manque » est d’ailleurs le centre générateur du livre : « Matin, réveil. Pas pareil, / tu es cru, crûment/ -manquant » (p.80). Le couplage des mots « Pas pareil », qui donne à entendre le signifiant « papa », contribue à aider le lecteur à identifier le mort au père. Tout au long du livre, le tutoiement scande l’adresse au mort, qui est prise dans un mouvement de rapprochements rêvés (« A Noël où je suis née, / presse-moi contre ton cœur », p. 94) et d’éloignements répétés : « Tu t’éloignes » (p.21) … « Blessé, tu t’éloignes » (p.42) … « Tu t’éloignes / et je cours » (p.67). Parfois l’éloignement est vertical et s’identifie à un « enfoncement », d’autant plus intense qu’il est souligné par le couplage du maitre mot « enfance » et du mot « enfonces » : « Là au pied de l’arbre, sous les feuilles d’or / tu t’enfonces » (p.32). Le père lui-même redevient parfois l’enfant qu’il a été : « Tu es l’enfant blessé, / genoux écorchés, tu es l’abandonné » (p.29). Dans l’adresse au père, le chiffre 9 est une clé indissociable du mouvement d’éloignement. Désignerait-il le jour de la mort : « Tu t’éloignes. Oublier le chiffre 9 » (p.21) ? Peu à peu s’esquisse avec délicatesse, en filigrane, un portrait du père : « ta voix grave » (p.30), « ta barbe inchangée « (p.81), « ta barbe de sel » ( p.102) . Mais sans cesse le portrait se dérobe : « c’est toi, forme-fumée » (p.24). Cela n’empêche pas la poète de toujours « courir » derrière le père et d’inventer des « rendez-vous » secrets près des « falaises » de l’enfance : « Alors je cours, cent fois je cours. // Je cours, / j’invente un rendez-vous. // Falaise ! » (p.47). Mais le « rendez-vous » n’a jamais lieu : « Je me penche. A 18 heures/ le soleil s’est couché (je pleurais). / Tu n’es pas venu » (p.67). Tout le livre est tendu vers le pronom « nous », incarnation verbale de la fusion impossible : « nous s’est dispersé à l’instant » (p. 80). Cependant le « je » ne renonce pas à son désir de créer des rituels de signes (« ton anagramme trace ici / une suite de signes au nom d’étoile », p. 32) parfois à vocation résurrectionnelle : « Je cours vers toi sur les eaux / pour te faire renaître » (p. 54).  Une discrète présence du mythe d’Orphée et d’Eurydice, mise en relief aussi dans la très belle postface de Jean Marc Sourdillon, approfondit encore le livre, comme le suggèrent le titre de la quatrième partie « Ne t’éloigne pas, mon ombre fragile te suit » (p. 85) et la répétition de la formule « Ne te retourne pas » (p. 93, 94, 123, 124). On pourrait lire aussi une présence en sous-œuvre des mythes de la métamorphose (Ovide) : « Le corbeau (…) Est-ce toi perché ? » (p.97). Même si parfois le « je » joue avec l’idée d’un « leurre » de la mort (« Nous sommes arrivés (ton trépas n’est qu’un leurre ) », p. 58), cherche à l’« oublier » (« J’ai oublié que tu meurs, j’ai oublié / que ta langue de signes / ne saurait percer le jour », p. 59) ou voudrait que tout ne soit qu’un « rêve » ( « Je t’embrasse, j’ai perdu / la réalité, elle file sur les rêves », p. 58), c’est « l’éloignement » qui s’impose à la fin, sans recours ni retour, dans une esquisse du mythe de la barque funéraire antique : « Je fais des doigts une barque, / tu es le fleuve qui s’éloigne » (p. 124).

Face à l’absence irréductible du père, que peut le « je » sinon « écrire » sans répit : « Ici j’écris » (p.123) ? La poète imagine parfois, dans un semi-songe, que le père signe les poèmes : « Tu signes chaque page au lieu vivant du poème. / Je l’écris pour toi, il existe » (p.28). L’écriture se décline de plusieurs façons, tout d’abord sous la forme du verbe « souffler » qui rythme le livre : du titre répété (« Je souffle, et rien ») aux formules scandées « je souffle » (p.18, 33, 50, 68), où « je souffle » (p.68) peut être couplé avec « tu souffres » (p.67), selon un travail déjà suggéré de l’écriture par couplages. Ecrire peut prendre aussi la forme répétée du verbe chanter (« je chante j’emporte / les mots vivants qui tremblent / à la surface du poème » (p. 23), qui, dans l’ascendant progressif de la dissonance, risque de se retourner en « je chante-faux » (p.75), voire en « je crie » (« je crie, je secoue les voyelles / de ton nom ressuscité », p. 82). Le mutisme hante la poète : « Les consonnes trébuchent sous ma langue muette » (p.104). Mais elle se ressaisit toujours, jusque dans le poème terminal, où elle semble trinquer avec le mort : « Alors fière je lève ce verre vide : / le coquelicot joindra sa parure au vent » (p. 127). La beauté de ce livre-tombeau tient aussi à ce qu’il parvient à être léger, parfois presque aérien, comme en apesanteur, sous le signe de l’image séminale du « coquelicot » et d’une langue respirée.

Que garde-t-on en soi de ce livre sinon surtout son « énigme », accrue par la magie mate et rêche des peintures de Fabrice Rebeyrolle, qui elles aussi étreignent ce que Rimbaud appellerait la « réalité rugueuse » : « L’ombre (…) se dissipe et scelle / l’énigme » (p.23) ? Le livre entier, poèmes et peintures, ressemble à cette « lapidaire encoche / dans le calcaire » (p.92) de la falaise d’enfance. La force d’énigme est décuplée par le travail d’une écriture elliptique (au sens étymologique de ce mot : « elleipsis », le « manque »), signe distinctif d’Isabelle Lévesque. Les blancs typographiques et les césures accroissent encore parfois l’énigme de vers laconiques et inachevés : « Il semble que tu -    »  (p.91) … « toi tu      » (p. 99) … « Tu murmures (dans ma tête     tu ) » (p.126). Dans ses méandres, le livre est comme cette île sur la Seine : « La Seine abrite une île (un mystère) » (p.127). Le verbe « souffler », du titre à ses nombreuses reprises incantatoires, est l’incarnation verbale de ce « mystère » auquel est confrontée l’écriture dans son face-à-face avec le secret et la mort, qui s’ouvre sur le « rien » : « Alors je souffle / deux doigts de mystère, / une lettre nue, fragile et grave » (p. 18) … Je souffle, et rien. Reste au lecteur à recueillir de ses mains ce « souffle » « fragile » et ce « rien », qui scintillent dans l’intervalle entre les mots.

                                                                                             

Présentation de l’auteur




Dans une autre demeure….. Une poésie bien vivante !

Notre confrère et chroniqueur Jean-Luc Favre Reymond, vient de faire paraître, une cartographie de la poésie française et francophone contemporaine, intitulée, « Dans une autre demeure », un titre qui n’est pas anodin, et qui porte de la moitié du XXème siècle jusqu’à nos jours.

Un premier volume imposant, il y en aura deux voire trois, de 487 pages, avec une préface de Frédéric-Gaêl Theuriau, directeur du Centre d’Etudes Supérieures de la littérature de Tours, et spécialiste de la poésie contemporaine. Au total 132 poètes « radiographiés » parmi lesquels Marie-Claire Bancquart, Georges Emmanuel Clancier, Charles Juliet, Michel Houellebecq, Jean Grosjean, Michel Deguy, Bernard Noël, Lorand Gaspar, Marcelin Pleynet, Jean Portante, Esther Telermann etc… Des noms inscrits durablement dans le catalogue de la poésie française contemporaine, avec également 42 poètes publiés ; des textes inédits pour la plupart, à raison de 5 à 13 pages consacrées à chaque auteur, une démarche quelque peu inédite en la matière ; en règle générale les anthologies n’accordent pas plus de trois pages à chaque poète. Des pointures bien évidemment pour ne citer, que Marc Alyn, Jacques Ancet, Gabrielle Althen, Max Alhau, Claudine Bohi, Pascal Boulanger, Hélène Dorion,  Alain Duault, Jean Pérol, Sylvestre Clancier, Jean Orizet, Charles Pennequin, Eric Poindron, Richard Rognet,,  des auteurs moins connus mais tout aussi talentueux, Camille Aubaude,  Marc Delouze, Guillaume Decourt, Christophe Dauphin, Stéphane Lambert, Perrine Le  Querec,  Carole Mesrobian, Marilyne Bertoncini, Béatrice Marchal etc… afin de créer non seulement un équilibre respectable entre les générations – aussi bien que mettre en avant la diversité des imaginaires poétiques de notre époque.

Dans une autre demeure, Cartographie de la poésie française et francophone contemporaine, établie par Jean-Luc Farre Reymond, 5 sens éditions, 487 pages, 23 euros.

D’ailleurs l’auteur précise qu’il ne s’agit pas d’une anthologie traditionnelle à proprement parler, ni d’un dictionnaire, mais plutôt d’une géo poétique ouverte sur le monde, sans classification arbitraire, ni droit d’entrée. « J’ai flirté avec mon imaginaire personnel, lisant et relisant tous les poètes qui figurent dans ce premier volume, et je ne voulais surtout pas être entravé par des contraintes trop lourdes issues du genre , car cela aurait été ennuyeux aussi bien pour moi que pour le lecteur », rappelle l’auteur . « La poésie doit demeurer libre de se manifester là où elle doit finalement se produire, hors contrôle en quelque sorte. La plupart de ces poètes se sont imposés naturellement d’eux-mêmes. Je les ai volontairement accueillis, sans me soucier de leur appartenance. Certes certains d’entre eux sont de grande renommée, avec des œuvres souvent d’une rare exigence et d’une belle longévité ». La question de l’œuvre est en effet très importante, car elle délimite des contours, mais pas forcément des cadres. Il n’empêche qu’elles sont perceptibles et reconnaissables parce qu’elles agissent directement sur le mental, et vous happent totalement. « Alors ce premier tome est un pari sur le présent et le futur ». Il s’insinue dans une trame et dans la durée. D’ailleurs l’auteur n’en est pas à son premier coup d’essai, comme en témoigne une première anthologie des jeunes poètes français et francophones, en collaboration avec Matthias Vincenot, publiée en 2001 et rééditée en 2004,  sous le prestigieux label France Culture  et qui avait obtenu un vif succès auprès du public. Gageons que le présent ouvrage obtienne le même écho.

 

Présentation de l’auteur