Sylvestre, Un regard infini — Tombeau de Georges-Emmanuel Clancier

Sylvestre Clancier aime répéter qu’il a choisi la forme courte, celle du poème, pour mieux concentrer une émotion et la faire passer. La forme courte ? Devant cette modestie, on pourrait sourire : il suffit de soupeser ses œuvres complètes : 552 pages pour le seul Tome 2 ! Et le Tome 3 va prochainement paraître (Éditions La Rumeur libre).

Depuis longtemps — inutile de préciser les dizaines d’années —, les fragments ciselés, les plaquettes et les éditions de bibliophilie forment, bout à bout, une œuvre considérable. En taille et en densité. Quant à Un regard infini - Tombeau de Georges-Emmanuel Clancier, Sylvestre nous invite — oui, ce touchant recueil, l’auteur ne le signe que de son prénom — à une relecture des écrits antérieurs. Le phrasé est simple, limpide, loin de l’hermétisme ou des fabriques alambiquées. Prose mise en versets ou versets prosaïques, chaque mot touche au but avec une authenticité absolue et chaque mot s’attelle au suivant pour ouvrir des possibles ou des sensations nouvelles.

Sylvestre se livre nu et, contrairement à l’image qu’on pourrait se faire d’un enfant écrasé par la statue (stature) de son père, il marche à son côté. Ils sont deux poètes mûrs, forts, puissants. Dans le paysage poétique actuel, ce recueil est une véritable leçon de savoir dire, savoir partager, savoir émouvoir. Forcément, pourrait-on penser, puisqu’il s’agit d’un « Tombeau » c’est-à-dire un hommage à un mort. Mais un Tombeau, n’est pas qu’un simple hommage à un mort, fût-il un père. C’est une pièce musicale comme le Tombeau de Monsieur de Sainte Colombe ou, plus tard, celui de Couperin. Musique profonde, poésie profonde pour qui fut bien plus qu’un père. Georges-Emmanuel fut, pour Sylvestre, un ami, un confident, un égal avec lequel il pouvait échanger, enfant puis adulte.

Sylvestre, Un regard infini - Tombeau de Georges-Emmanuel Clancier, La Rumeur libre - 96 pages - 16 € - ISBN-13 : 978-2355772153.

À peine esquissée
l’écriture bleue avance
microscopique et infinie
au fil des pages peu raturées
mystérieuse, impénétrable
et jamais mesurable
pour l’enfant qui observe son père

L’écriture du père, on le voit, est un monde. Conséquemment et indépendamment, celle du fils, aussi. Un regard infini - Tombeau de Georges-Emmanuel Clancier se pose comme le recueil idéal pour découvrir l’œuvre de Sylvestre Clancier ou la redécouvrir. Et peut-être aussi revenir à celle de son père. La boucle est bouclée. En fin de recueil, un post-scriptum de Sylvestre et une postface de Nicolas Grimaldi donnent les clés pour ouvrir quelques portes inconnues.

Présentation de l’auteur




Carles Diaz : L’arbre face au monde

Poète et historien de l’art, le franco-chilien Carles Diaz nous entraîne sur les pas d’un peintre allemand exilé au Chili en 1850. Nous voici plongés, par le truchement d’un journal de bord imaginaire, dans l’aventure de Carl Alexander Simon disparu dans les forêts de Patagonie deux ans après son arrivée dans le pays. Voyage initiatique, faisant alterner textes en prose et poèmes, dans lequel Carles Diaz confie – à travers son héros – ses vues sur les rapports de l’homme et de la nature, mais aussi sur la liberté à conquérir, essentielle à tout artiste pour trouver sa propre voie.

Se mettre dans la peau de quelqu’un d’autre. Imaginer ses émois, ses sensations, ses pensées. Vivre, au fond, par procuration. L’entreprise est hasardeuse mais des auteurs ne rechignent pas à recourir à cette méthode. On pense à Hubert Haddad épousant la vie d’un artiste japonais dans ses Haïkus du maître d’éventail (Zulma, 2013) Carles Diaz, lui, a jeté son dévolu sur un « petit maître » oublié des anthologies d’histoire de l’art mais qui, avant son exil au Chili, mena à la fois une vie de peintre et de militant du socialisme utopique qui a fait florès au 19e siècle. « Quand il s’exile au Chili, il obéit davantage à un romantisme exacerbé qu’à une fin utilitaire », note l’auteur.

Sur place, en effet, Carl Alexander Simon surfera sur des valeurs qui lui tiennent à cœur : le respect de la nature, la contemplation, l’empathie pour les peuples autochtones…  « Je dessine ce que ma nature profonde a toujours et inlassablement aimé par-dessus tout : les forêts froides, impénétrables, les sommets déchiquetés, surgis comme des titans dans les récits des navigateurs ». Ce sentiment de la puissance du monde naturel se double d’une attention particulière aux « choses les plus précaires, infimes, insignifiantes ». Car « c’est dans la grandeur de l’infime que le Très-Haut se manifeste. Et c’est dans ce bain de lumière sylvestre que mon regard cherche à se perdre des heures entières. J’en tombe à genoux, je me sens rajeunir dans cette volupté silencieuse, loin de ce siècle et de la turpitude des hommes avec leurs pierres précieuses, leurs sceaux de commerce, leurs brevets en blanc ».

Carles Diaz, L’arbre face au monde, vie et destin de Carl Alexander Simon, POESIS 2022, 203 pages, 18 euros.

  

On croit entendre les imprécations de son contemporain Henry-David Thoreau (1817-1862) contre la société industrielle en gestation en Amérique du nord. Même approche des tribus indigènes, même admiration de « l’incessant labeur de la nature ». 

« Qu’est-ce qui pourrait nous sauver, écrit Carl Alexander Simon dans son journal imaginaire, lorsque nous glissons dans une vie sans but, lorsque nous trébuchons dans l’amertume de la réalité, le courage usé, l’intelligence, la pensée et la poésie condamnées à la brutale indifférence d’autrui, voire à l’inconscience ?  Carles Diaz se met de plain-pied dans la peau de son héros pour parler du temps présent. Il le fait depuis la Patagonie pour parler du monde occidental et de « l’indigence de notre époque ».

Il assigne alors une mission à l’artiste : « croiser le fer avec la médiocrité, l’imposture, l’abandon et l’égoïsme ». Carles Diaz nous dit, à travers l’évocation de son « petit maître », que « face à la pauvreté spirituelle grandissante », il faut continuer à « vibrer sans jamais oublier notre condition tragique ». Le désespoir ou l’amertume ne doivent pas nous aveugler. Il faut « réclamer la jubilation de l’instant ancien et renoncer à l’impatience, à la faim insensée de l’orgueil et de la suffisance, de l’hypocrisie et de la commodité ».  Sans oublier de « porter dans son chant sa blessure intérieure ».Au bout du compte, c’est un véritable programme de vie que nous propose ici Carles Diaz : habiter poétiquement le monde, selon les aspirations mêmes de la maison d’édition qui le publie.

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Pierre Dhainaut, Le Messager des arbres

Il était inévitable que la collection « Papiers d’art », créée par les éditions L’Herbe qui tremble, accueille des poèmes de Pierre Dhainaut, qui a tant collaboré avec les artistes. Toute son œuvre est d’ailleurs consacrée aux échanges, quelle que soit la forme prise par l’interlocuteur : les dédicaces mentionnées au début de l’ouvrage s’adressent autant au peintre concerné qu’« aux fruits », « à la mer » ou « au chant » d’une flûte aimée – à « tout un monde », en somme.

De tels duos exacerbent son sens de l’écoute, justifiant pleinement le titre d’ensemble : Le Messager des arbres. Pierre Dhainaut n’écrit que pour restituer une résonance. Aussi les voix de l’arbre peint et du poète tendent-elles à se confondre : le premier est « arbre de consonnes, de voyelles », « il chante, il s’adresse au creux de l’oreille / comme au grand large, d’une voix attentive ».  Dans un geste très pur où rien ne se se fige, chaque arbre peint engendre un poème écrit dans leur langue commune : « il existe une langue, / dit le poème, dit l’arbre, où ne se prononcent / que les initiales ».

Les peintures de Ramzi Ghotbaldin, né au Kurdistan, ne sont pas sans parenté avec les œuvres des impressionnistes et, plus encore, avec celles des fauves : multicolores, transfigurés par la lumière et le tremblement des contours, ses arbres s’épanouissent en communion avec le reste du paysage, un peu comme dans un vitrail. Toute la palette des couleurs s’y déploie, du rouge au blanc en passant par le brun, le vert, le bleu, le jaune, le rose ou l’orangé… En référence à différents lieux (« Platanes du Périgord », « Le Mistral », « Souvenir normand », « Face à la vague », « Les Hauteurs », « Allée parisienne », « Les sapins du Limousin »…) et diverses saisons (« L’automne », « Lilas d’été », « Arbres de printemps »…), ces arbres envoient au spectateur des messages infiniment variés, empreints d’une émotion sensorielle primitive et chatoyante. 

Pierre Dhainaut et Ramzi Ghotbaldin, Le Messager des arbres, L’Herbe qui tremble, coll. Papiers d’art, 2022, 80 pages, 20 €.

La première peinture, par exemple, fait vibrer des lignes lumineuses, reflétées par les eaux, tandis que l’avant-dernière (qui  correspond au poème ultime) laisse rebondir des taches rondes de couleur, un pointillé d’efflorescences. 

Cette instantanéité des perceptions sensibles se traduit dans le poème, fidèle « Messager des arbres ». Les trois premiers mots du livre s’enchaînent entre virgules et leurs places sont étrangement interchangeables : « La route, le fleuve, le temps, / le fleuve, le temps, la route, / le temps, la route, le fleuve… » Ce décor où émergent les arbres est donc parfaitement mobile. Nouvel Hermès, le poète délivre la parole des arbres sans se fixer en un lieu, seulement attentif au flux perpétuel : « tout se passe ici dans le temps le long/ de la route ou du fleuve auprès des arbres. » À l’autre extrémité du livre, le poème nous projette dans l’au-delà de l’espace et du temps, au royaume de l’éphémère : « Outre-terre, outre–mer, l’arbre irradie » ; « vulnérable, l’éternité durera / moins longtemps que le vol d’oiseaux / de bon présage, les migrateurs. »

Le message de l’arbre est avant tout sonore. En témoignent le titre de la deuxième partie (« Un arbre dans l’oreille ») et les textes qui suivent : « il module une note à l’infini, de la plus / grave à la plus clairvoyante ». Mais le son est présent dès le début du livre, sacralisé à la manière d’un mantra, d’autant que le poète se souvient du symbolisme traditionnel de l’arbre, désigné comme « centre du monde » : « les noms ne s’oublient pas, leurs noms / sacrés à tous les âges, et toi qui les récites / comme en prière, hêtres, érables, frênes ». Plus encore que ces noms, c’est la « sonorité commune » à tous les arbres qui suscite l’extase du poète, une fois prolongée et transmise : « à l’arrêt, dans la marche, la joie / aussi extrême à redire « arbres », / à ranimer l’air, à le partager. » Ces messages ne s’adressent évidemment pas à l’intellect mais au cœur de chacun : « tout demeure / à comprendre, c’est-à-dire à aimer ».  Non pas le cœur émotionnel, mais le plus profond de l’être, celui qui connaît « le rituel de la rencontre, de la dépossession ». Entendre vraiment, c’est se déprendre de soi-même dans cette profondeur silencieuse qui déborde chacun.

Dans le même esprit, l’épiphanie visuelle des arbres est indissociable de l’immensité transparente de l’espace, pourvu que l’œil se libère de ses a priori : « tu ne les vois / que dans l’espace heureux qu’ils rendent / visible ». Ce bonheur d’une « aura perpétuelle » n’exclut nullement les « ombres » : « bienvenues, les rebelles ». L’ouverture inconditionnelle est la condition d’une réception authentique de ces conversations : « Il faut tout demander aux arbres, / pudiques, prodigues, ils font mieux que répondre, // se concentrent, se dilatent, s’élèvent ». Recevoir leur parole, c’est se laisser toucher par « leurs souffles » généreux, par cette « haleine / qui nourrit le feu, elle est plus que le feu / brûlante, elle rayonne et tout rayonne, / rien ne pourra l’éteindre ». Le surgissement des arbres est don de soi gratuit (« ce n’est jamais à eux qu’ils pensent »), participation au rayonnement universel : « le jour se révèle en son cycle, la lumière / s’incarne, la chair s’illumine, // la nuit, la nuit sensible »…

Dès lors, leur contemplation entraîne une adhésion totale au monde, comme un embrassement : « être en accord, désirer ce qui / manque, qui est présent ». Les respecter (« Tu ne blesseras aucun arbre »), c’est retrouver le sens d’un contact accueillant et subtil : « touche-les d’une main aussi légère / que des mots » ; « nos doigts au moins, touchant l’écorce, perçoivent / ce qui, dessous, palpite, se précipite ». Les arbres invitent le poète à se fondre dans la croissance circulaire des éléments : « tu ne sais pas / ce  que  signifient commencer, finir, / ne pas finir ». Ce sont « nos hôtes » et nos maîtres, ils nous apprennent même à traverser la souffrance ; grâce à eux, les « blessures » deviennent « vives, vivantes » : « ils multiplient les verbes / en résistant à la torture, / quitte à se rompre, ils se réorientent ». Ils sont si « disponibles » que leur cortège incarne « le rythme » et « le lien » entre les êtres, entre les mots. Leur liberté les arrache aux redites, aux parcours préconçus : « eux n’ont nul besoin de traces,/ le pays, ils l’inventent ».

Cette vivacité empreinte d’équilibre - « l’art de l’éclat et de l’ensemble » - est rendue manifeste dans la première section (dont le titre est celui du livre entier) par la composition des textes. Ce sont tous des neuvains (comme dans la deuxième partie) mais la longueur des strophes varie (entre un et cinq vers). Il en résulte une impression de profusion limpide : « Partout, n’importe où, s’il y a des arbres, / deux seulement, nous entrons en forêt, / la dense, l’ardente, la transparente ». L’énumération (la virgule fluidifie le vers) et la répétition légèrement modifiée, comme celle des arbres qui se succèdent, « variante après variante », sont deux modalités remarquables de cet art poétique : « les murs s’embrasent, la beauté, l’insoumise, / se forme, se répand, se reforme » ; « le soleil levant, le soleil du soir » ; « l’arbre des arbres, l’inoubliable » ; « un temps tout le temps d’arbre »…

Et si, à notre tour, nous nous inspirions de ce rythme précaire, infini ? Et si nous devenions Le Messager des arbres ? « racines, humus, nuages, la sève / est l’un des noms de la vie qui ne cesse /de se refaire, la mort ne rivalise pas ».

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Didier Jourdren, Le chemin dans l’herbe

J’envie Didier Jourdren d’avoir écrit ce texte, que je pourrais résumer par la formule : Saisir sans saisir, en demeurant dans le saisissement… J’éprouve à son égard une certaine admiration, presque teintée de jalousie : j’ai dans mes tiroirs un manuscrit titré « Au monde », traitant de la même question, dont un extrait a été publié par la revue Triages.

Dans « Le chemin dans l’herbe », Jourdren décrit ces moments où, dans l’ordinaire de notre vie, une brèche s’ouvre un instant :

Je dois préciser que l’inconnu dont je parle ne tient en rien à l’étrange ou à l’inédit, mais surgit au contraire dans le monde familier, dépourvu souvent de tout charme particulier, écrit-il.

C’est en cheminant qu’il se sent interpellé par un chant d’oiseau, une rangée d’étourneaux posés sur un fil, un menhir, un bouquet de pins, une jonchée de foins coupés… Il se refuse à parler d’extase (même sans dieu), et pourtant :

J’ai dit cette impression d’avoir soudain trouvé le terme, l’extrémité, le fin fond de tout : j’étais arrivé, sans l’avoir prévu, bien que ce fut une halte brève. Je répondais à une attente inattendue, si l’on peut dire, venue d’infiniment loin, arrivant sans y penser où je devais me rendre, où chacun doit se rendre. Devant ce bout de tout, le temps ne pesait plus, s’était distendu, ou dissipé. 

Cette rencontre nous défait de tout en nous donnant tout. Alors,

Je sens que j’y suis, dit-il.

Au monde qui, tout en restant étranger, devient familier. On baigne dans un sentiment d’appartenance ; de grande paix, de délivrance. L’errance est terminée, et avec elle le sentiment d’une détresse apprise dès le plus jeune âge. 

Didier Jourdren, Le chemin dans l’herbe, éditions Petra, coll. Pierres écrites/Granit, 2018. 150 p., 15 €.

À sa place un abandon de soi qui pourrait être la préfiguration d’une mort qui serait joyeuse (certains qui en sont revenus en témoignent) ? 

J’imagine ce sentiment proche de ce que vivent ces gens qui ignorent le logos, qu’on appelle « primitifs ». Comme si on retrouvait là le mode de rapport au monde qui existait au temps où les arbres et les animaux parlaient, au moins dans les rêves. Chez les poètes, peut-être, se conserve la trace de ce monde d’avant la grande rationalisation ; comme signe d’une persistance, d’une résistance qui fut celle des sorciers et des sorcières (des femmes aujourd’hui ?).

Puisque la source de la poésie est bien là :

Lorsque, détaché de tout, et d’abord d’une part de soi, dépaysé, on se trouve soudain dans l’imminence des choses, l’esprit défait, dénué de toute parole.

Donc, plutôt dépossédé que possédé par une fulgurance qu’ont décrit les mystiques, et certains poètes (en ce sens je devrais plutôt parler d’instase que d’extase). Il reste ensuite à écrire ces moments, d’abord pour tenter d’approcher ce que l’on a saisi au moment du dessaisissement, en creusant la sensation passée autant qu’il est possible (et dans cet exercice Jourdren excelle) : 

Pour ne pas rester les mains nues, dit-il.

Sans pour autant recouvrir l’expérience d’une explication qui permettrait de réduire l’étrangeté qui nous a dérangé, « dépaysé », angoissé peut-être bien, et de retrouver ainsi nos marques ordinaires.

L’écriture de Jourdren, au contraire, cherche à retrouver le chemin du dessaisissement dans une écoute de la langue, une ouverture à ce qui advient. Les mots viennent comme sont venus le bouquet d’arbres, le chant d’oiseau, Jourdren les accueille avec un même étonnement… reste ensuite à en faire un écrit. Alors, alors seulement, commence le travail de la langue...

 

Dernière minute : Didier Jourdren vient de publier, toujours chez Pétra : Petite route du dépaysement, qui prolonge Le Chemin dans l’herbe.

 

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Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien,

Je souffle, et rien est un livre de deuil, quelque chose entre une « lettre au père » et un livre-tombeau qui pourrait s’inscrire dans la lignée des textes explorés par Marik Froidefond et  Delphine Rumeau à travers leur volume consacré aux Tombeaux poétiques et artistiques (2020). Il pose des questions essentielles sur le rapport de la poésie à la mémoire et au deuil.

Fait singulier, ce livre ne dévoile que peu à peu l’identité du mort. Celui-ci est d’abord un centre vide, autour duquel gravite l’écriture et où le lecteur peut projeter ses propres figures de disparus. Le lien entre la poète et le lecteur s’en trouve intensifié. Mais peu à peu nous devinons l’identité du mort par de plus en plus d’indices disséminés : le mort se révèle être le père, comme le suggèrent par exemple la primauté de l’enfance dans le livre et le lien entre le prénom du père dans la dédicace (« à Claude et Françoise Lévesque ») et le mot « claudique » qui traverse le livre, à déchiffrer toujours jusque dans le tremblé de l’infinitésimal et du non -dit.

Cette mort atteint de plein fouet l’enfance : « Fini les fées, / fini le bois du conte à Noyers. » (p.44). Les jeux de l’enfance, la montée dans les arbres (« Tu disais ‘arbre’, j’entendais / réduite la syllabe du jour. / Nous grimpions Le souffle manquait. », p. 53) et la « marelle (« Parce que géant sur la marelle / toi si haut, moi plus bas », p.113), sont révolus. Si désormais « l’enfance est une arme douloureuse » (p.74), le paysage de cette enfance aux « Andelys » (p. 74), auquel le livre ne cesse de revenir comme à un aimant, porte les marques d’un drame intime.

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien, L’herbe qui tremble, 2022, 18 euros.

L’unité de lieu, comme dans la tragédie, resserre encore ce drame. Indissociable du livre est la « falaise » de l’enfance, qui est prise dans un mouvement de chute (« La falaise a craqué, craie vive d’un feu sans flamme », p.82, « La falaise, (…) / s’effondre », p.107) que l’être lui-même épouse : « La falaise tombait, / je la suivais » (p.67). Autre lieu crucial du paysage de l’enfance, la Seine, paisible seulement en « apparence » (p. 23), entraîne elle aussi la chute mentale de l’être : « Je tombe, je frissonne, j’ai vu la Seine / au plus fort de février, j’ai chu » (p. 81). Tout se passe comme si le deuil avait décomposé le paysage : « La Seine / Les Andelys / n’existent plus, / couverts/ par la mer de notre silence » (p.124). Au-delà du paysage, c’est l’espace-temps de l’origine qui est bouleversé : « Des morceaux de temps / détachés (en fractions) / s’écartent de l’origine » (p. 47). La perte a ici une dimension cosmique. A l’heure du deuil, il est éternellement « minuit », noir : « Toujours minuit, toujours, maintenant parcouru/ d’étoiles disparues » (p. 26).

Le livre, qui est tout entier une adresse à l’autre manquant, pourrait se placer sous le signe de la définition du lyrisme par Martine Broda : le lyrisme est « une adresse à l’Autre donné comme essentiellement manquant » (L’amour du nom). Le « manque » est d’ailleurs le centre générateur du livre : « Matin, réveil. Pas pareil, / tu es cru, crûment/ -manquant » (p.80). Le couplage des mots « Pas pareil », qui donne à entendre le signifiant « papa », contribue à aider le lecteur à identifier le mort au père. Tout au long du livre, le tutoiement scande l’adresse au mort, qui est prise dans un mouvement de rapprochements rêvés (« A Noël où je suis née, / presse-moi contre ton cœur », p. 94) et d’éloignements répétés : « Tu t’éloignes » (p.21) … « Blessé, tu t’éloignes » (p.42) … « Tu t’éloignes / et je cours » (p.67). Parfois l’éloignement est vertical et s’identifie à un « enfoncement », d’autant plus intense qu’il est souligné par le couplage du maitre mot « enfance » et du mot « enfonces » : « Là au pied de l’arbre, sous les feuilles d’or / tu t’enfonces » (p.32). Le père lui-même redevient parfois l’enfant qu’il a été : « Tu es l’enfant blessé, / genoux écorchés, tu es l’abandonné » (p.29). Dans l’adresse au père, le chiffre 9 est une clé indissociable du mouvement d’éloignement. Désignerait-il le jour de la mort : « Tu t’éloignes. Oublier le chiffre 9 » (p.21) ? Peu à peu s’esquisse avec délicatesse, en filigrane, un portrait du père : « ta voix grave » (p.30), « ta barbe inchangée « (p.81), « ta barbe de sel » (p.102) . Mais sans cesse le portrait se dérobe : « c’est toi, forme-fumée » (p.24). Cela n’empêche pas la poète de toujours « courir » derrière le père et d’inventer des « rendez-vous » secrets près des « falaises » de l’enfance : « Alors je cours, cent fois je cours. // Je cours, / j’invente un rendez-vous. // Falaise ! » (p.47). Mais le « rendez-vous » n’a jamais lieu : « Je me penche. A 18 heures/ le soleil s’est couché (je pleurais). / Tu n’es pas venu » (p.67). Tout le livre est tendu vers le pronom « nous », incarnation verbale de la fusion impossible : « nous s’est dispersé à l’instant » (p. 80). Cependant le « je » ne renonce pas à son désir de créer des rituels de signes (« ton anagramme trace ici / une suite de signes au nom d’étoile », p. 32) parfois à vocation résurrectionnelle : « Je cours vers toi sur les eaux / pour te faire renaître » (p. 54).  Une discrète présence du mythe d’Orphée et d’Eurydice, mise en relief aussi dans la très belle postface de Jean Marc Sourdillon, approfondit encore le livre, comme le suggèrent le titre de la quatrième partie « Ne t’éloigne pas, mon ombre fragile te suit » (p. 85) et la répétition de la formule « Ne te retourne pas » (p. 93, 94, 123, 124). On pourrait lire aussi une présence en sous-œuvre des mythes de la métamorphose (Ovide) : « Le corbeau (…) Est-ce toi perché ? » (p.97). Même si parfois le « je » joue avec l’idée d’un « leurre » de la mort (« Nous sommes arrivés (ton trépas n’est qu’un leurre ) », p. 58), cherche à l’« oublier » (« J’ai oublié que tu meurs, j’ai oublié / que ta langue de signes / ne saurait percer le jour », p. 59) ou voudrait que tout ne soit qu’un « rêve » ( « Je t’embrasse, j’ai perdu / la réalité, elle file sur les rêves », p. 58), c’est « l’éloignement » qui s’impose à la fin, sans recours ni retour, dans une esquisse du mythe de la barque funéraire antique : « Je fais des doigts une barque, / tu es le fleuve qui s’éloigne » (p. 124).

Face à l’absence irréductible du père, que peut le « je » sinon « écrire » sans répit : « Ici j’écris » (p.123) ? La poète imagine parfois, dans un semi-songe, que le père signe les poèmes : « Tu signes chaque page au lieu vivant du poème. / Je l’écris pour toi, il existe » (p.28). L’écriture se décline de plusieurs façons, tout d’abord sous la forme du verbe « souffler » qui rythme le livre : du titre répété (« Je souffle, et rien ») aux formules scandées « je souffle » (p.18, 33, 50, 68), où « je souffle » (p.68) peut être couplé avec « tu souffres » (p.67), selon un travail déjà suggéré de l’écriture par couplages. Écrire peut prendre aussi la forme répétée du verbe chanter (« je chante j’emporte / les mots vivants qui tremblent / à la surface du poème » (p. 23), qui, dans l’ascendant progressif de la dissonance, risque de se retourner en « je chante-faux » (p.75), voire en « je crie » (« je crie, je secoue les voyelles / de ton nom ressuscité », p. 82). Le mutisme hante la poète : « Les consonnes trébuchent sous ma langue muette » (p.104). Mais elle se ressaisit toujours, jusque dans le poème terminal, où elle semble trinquer avec le mort : « Alors fière je lève ce verre vide : / le coquelicot joindra sa parure au vent » (p. 127). La beauté de ce livre-tombeau tient aussi à ce qu’il parvient à être léger, parfois presque aérien, comme en apesanteur, sous le signe de l’image séminale du « coquelicot » et d’une langue respirée.

Que garde-t-on en soi de ce livre sinon surtout son « énigme », accrue par la magie mate et rêche des peintures de Fabrice Rebeyrolle, qui elles aussi étreignent ce que Rimbaud appellerait la « réalité rugueuse » : « L’ombre (…) se dissipe et scelle / l’énigme » (p.23) ? Le livre entier, poèmes et peintures, ressemble à cette « lapidaire encoche / dans le calcaire » (p.92) de la falaise d’enfance. La force d’énigme est décuplée par le travail d’une écriture elliptique (au sens étymologique de ce mot : « elleipsis », le « manque »), signe distinctif d’Isabelle Lévesque. Les blancs typographiques et les césures accroissent encore parfois l’énigme de vers laconiques et inachevés : « Il semble que tu -  »  (p.91) … « toi tu      » (p. 99) … « Tu murmures (dans ma tête     tu) » (p.126). Dans ses méandres, le livre est comme cette île sur la Seine : « La Seine abrite une île (un mystère) » (p.127). Le verbe « souffler », du titre à ses nombreuses reprises incantatoires, est l’incarnation verbale de ce « mystère » auquel est confrontée l’écriture dans son face-à-face avec le secret et la mort, qui s’ouvre sur le « rien » : « Alors je souffle / deux doigts de mystère, / une lettre nue, fragile et grave » (p. 18) … Je souffle, et rien. Reste au lecteur à recueillir de ses mains ce « souffle » « fragile » et ce « rien », qui scintillent dans l’intervalle entre les mots.

Présentation de l’auteur




Christian Monginot, Coups de marteau en forme de ciel

La longue marche du poème

Coups de marteau en forme de ciel : Antonin Artaud, auquel l’auteur fait référence, aurait aimé ce livre de Christian Monginot où la langue, avec ses flux et reflux, s’insinue dans les anfractuosités, les plis, les replis de ce qui fait corps et se déploie au fil du poème. Car ce corps est plus que le corps, il est l’entour où irradient le monde, l’immonde, les guerres, le Mal, mais aussi l’ouverture épisodique du chant vers le ciel, vers la chair vivante de la nature et d’un monde qui retrouve, par instant, son humanité.

Comme l’affirme ce grand poème, il faut pour qu’apparaisse l’ouvert que se fracture le roman truqué de l’espèce/Le faux poème des choses, ce trucage que les gens dits « raisonnables » nomment « la réalité » ; il faut, toujours à nouveau, marteler la scansion, le rythme dans un long murmure qui, s’il procède du désespoir, c’est de celui par lequel une lumière authentique peut percer :

 

C’est pourquoi tu martèles sur ton billot

Ou tailles avec ton couteau

Ces instants qui sont autant

De degrés vers ce livre de chair

Réel

Christian Monginot, Coups de marteau en forme de ciel, éditions L’herbe qui tremble, Billère, 2021, 154 pages.

Car c’est dans la faille à maintenir ouverte que séjourne en secret « l’homme réel », hors des faux-semblants, des simulacres, hors de tout ce qui se donne à nous comme évidences, ce « roman » d’une réalité qui ressemble à un mauvais jeu de dupe, alors même que l’homme du quotidien, à la fois acteur et spectateur, se croit éveillé. Sont requis le souffle et le flux du Poème qui seuls peuvent frayer une voie là où semblait écrit « Sans issue » ; mais, pour cela :

 

Il ne suffit pas de frapper juste, il faut encore

Frapper fort

Et frapper sans cesse

Pour que la brèche des saveurs et des rêves

Ne se referme pas …

 

Alors se met à l’œuvre le poète, lui qui semble sans arme, avec sa fragilité, sa vulnérabilité, que sublime cependant son poème. Dès le matin, il se met en marche dans la langue, à travers les chemins du verbe, la langue qui souvent se perd/Dans ses fables, ses reflets, ses mensonges, et qui poursuit, envers et contre tout, sa route, malgré les obstacles, avec L’obstination limpide de la pluie :

 

Ce matin tu écriras vers cette infinité de plis

Où se dissimulent tant d’autres plis

Et tu déplieras

Ceux que tu peux

 

Mais le poète n’est point un doux rêveur retiré du monde ; il se retrouve à certains moments comme Au sommet du Golgotha, face aux Guerres inexpiables, non encore expiées ; il connaît Satan « l’imbécile » et Le Règne de la Bête. Ces titres de poèmes, qu’il nous faut comprendre loin des diableries et des bondieuseries vulgaires, nous donnent à entendre que se trouve ici posée la question du Mal et, corrélativement, celle d’un salut possible par la grâce de l’art. Il y a, dans le grand souffle des poèmes que nous livre Christian Monginot, une dimension métaphysique au sens le plus littéral du terme. Il y séjourne une attente pure, celle qui n’attend rien, pourtant ouverte à la venue de ce qui fatalement va venir :

 

Les choses passent,

Doivent passer,

Rien n’attend rien,

Et pourtant tout arrive

 

Arrive essentiellement le livre. Non un livre qui se paierait de mots, de « littérature », comme le demande l’« Autre du social » (Lacan), un objet qui ferait compromis, consensus, un produit culturel consommable, ainsi que le réclame le système de l’Argent, ce système qui avait déjà tant obsédé Péguy ou Bernanos à leur époque. La démarche de Christian Monginot affirme au contraire une poétique, une esthétique, une épopée à contre-courant, ô combien salutaire ! Il nous faut ici lui en rendre grâce. Car, ce que le poète espère, ce à quoi il travaille, c’est à :

 

Un livre 

Tenu sur sa ligne de rift,

Écrit au plus près

Des dents, de la langue, des os,

Un livre d’organes,

De blessures,

De commotions

 

Un livre, donc, tel que le voulait Artaud avec lequel le poète avoue être « en écho » et en « sympathie ». Et si le livre fait corps, c’est en englobant tout le dehors, avec ses lumières et ses ombres, son désenchantement et son espérance, ses crimes et sa beauté qui demeure, et que le poème saisit. Christian Monginot est en quête d’une innocence renouvelée, ayant traversé ce qu’il y a d’irrémédiable dans notre condition humaine. Et la question reste posée :

 

Comment s’éloigne-t-on,

À l’intérieur de soi,

Des anciens crimes et des nouveaux ?

 

Le livre, par son acte même, par son existence, constitue une forme de réponse… Quant aux dessins percutants de Denis Pouppeville, par la force de leur présence, ils accompagnent en harmonie le mouvement des poèmes.

 

Présentation de l’auteur




Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien

Comme un temps du langage, celui du poème fouillé par les mots, tout dans Je souffle, et rien essore le silence et laisse non pas la sécheresse du néant mais le prodige du rien, qui retrouve son acception ancienne : il y a quelque chose, là, dans la respiration d’Isabelle Lévesque propulsée sur la page, qui n’est autre que la poésie.

Comme un temps de la vie irréductiblement révolu, où les ombres encore vivaces de ceux qui sont passés dans nos cœurs existent encore, thématique dont se sont emparés tant de poètes… Mais il ne s’agit pas ici de regretter, pas de se lamenter, pas d’un chapelet de souvenirs convoqués pour faire poésie. Ces instances se confondent dans le paysage mnésique avec les passages du moi, feuilleté au gré du devenir où s’amenuise l’existence, et reconnues dans une solitude florale, rare, et assumée, où l’acceptation n’est pas résignation mais sagesse, tout entière soufflée dans les mots sur la page, dans la respiration qui s’envole et devient ce « rien » qui est la globalité du monde.

 

 

L’hypothèse noire grandit.
Avril ouvre son ciel aux arbres,
j’entreprends pour écrire
de nouer deux branches fines.

Pas de feuille, encore aucun fruit rompu.
La promesse fleurit, le cerisier domine le blanc,
il éloigne le ciel monochrome
de la trajectoire subie (l’oubli).

Que reste-t-il, maintenant
que mon ombre a grandi ?

Midi cherche minuit. Tu avances,
toi l’invisible, substance pâle du bleu qui s’efface.
Les consonnes trébuchent sur ma langue muette (j’ai tenté)
soumise au cercle de ta tenue reculée.

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien, peintures de Fabrice rebeyrolle, postface de Jean-Marc Sourdillon, L'herbe qui tremble, 2022, 142 pages, 18 €.

Dans la nature, cet espace où le transitoire à force de recommencement rejoint l’éternité, se trouve la conscience, l’avènement d’une page blanche où ce rythme circulaire inscrit la transcendance. Compter, comme ces chiffres qui jalonnent le recueil, ouvrir lea sonorité des mots, et attendre comme on guette un mantra dans la langue enfin agencée pour se taire, l’instant où tout cesse et où tout devient enfin ce rien béant de l’accomplissement. Compter sans dénombrer, pour intégrer le mystère au monde.

 

Penchée vers la falaise
je suis prise dans l’étau de craie.
ne te retourne pas sur ce fossile à venir.
Je tombe. M’attends-tu ?

Ma vision : le squelette pur du disparu se courbe,
sa main.
Tu élèves ma disparition au rang du ciel.
Une étoile ou mille. Celle du 9 non répertoriée.

Combien de chiffres alignés (compte rond) ?
Je suis les silhouettes aimées une à une
elles me hissent – ici avoue l’oubli du nombre.

 

Le jeu avec les pronoms ne permet plus une appréhension distincte des personnes et brouille les références possibles à l'instance de la poète. "Je" est "tu", enfant du rêve clos et des souvenirs, silhouette qui exige parfois encore d’être nommée mais aussitôt effacée par l'évocation d’altérités croisées, vivantes ou côtoyées encore à travers leur disparition. Ces souvenirs s'inscrivent alors dans le temps du poème, là où le langage mis en bascule dans la vitesse du trait d’Isabelle Lévesque est mis en demeure d'énoncer cette mouvance perçue dans le prisme d'un kaléidoscope de figures oniriques ou de chair qui s'interpénètrent  dans le « je » et le « tu » que dessinent ces croisements d’instances floutées par la trame du poème, et que l'on perçoit magistralement dans les peintures de Fabrice rebeyrolle qui accompagnent les poèmes, où la couleur devient matière, figure, temps et éternité. 

 

L’enfant court, tu trébuches.
La force reste dans ta voix
que je n’entends pas.

Ton ombre m’amenuise
encore.

 

Comme une langue devenue lourde et qu’il faut secouer pour qu’elle s’allège, qu’enfin elle devienne possible, et témoin de ce regard sur soi que l’on voit être, et qui se détache peu à peu de sa chair, hors des pronoms personnels, le poème fabrique ce « je » évidé de l’essence du moi, et trace le territoire de l’impossible ré-union à cet autre qui dans l’altérité est désiré mais perdu d’avance, et à ces autres aussi venus accompagner un instant de la vie et disparus.

 

Tu murmures (dans ma tête  Tu)
le poème resté dans ce nuage
qui n’existe pas. Je tends ton nom
au jour, je plie mes doigts : ils ne se
lèveront pas.

Ton nom informulé
dissipe le malentendu du passé
(tu n’es plus)

Tu es seul, je vis perdue :
verbe muet (les noms alignés sont en terre).

 

Dédicaces et épigraphes esquissent un univers référentiel qui opère paradoxalement en renforçant ce brouillage, parce qu’ici tout se mêle, tout apparaît et tout s’échappe, comme vivre. Restituer ceci n’est pas parler, pas énoncer, mais se saisir. Et ça arrive avant les mots. S’emparer de ceci c’est écrire. C’est le poème d’Isabelle Lévesque.

 

Il y des fleurs rêvées (que j’abandonne) je regarde
la pluie c’est toi

Eric Sautou

 

Et toujours le poème énonce sa propre trace, dit qu’il essaie d’interroger le souvenir comme un lieu  impossible, et de capturer dans la langue ce devenir qui n’est autre que ce rien qui peu à peu empreinte l’existence.

Dire ceci, la cécité et la puissance de l’abandon à se savoir aveugle, est le poème, qui prend naissance et épaisseur dans le souffle d'Isabelle Lévesque. Dedans tout arrive, c’est là que rien devient rempli d’un espace interminable et itératif, qui est aussi dans la couleur des fleurs, le silence des arbres, et, ici, la poésie.

Alors fière je lève ce verre vide :

le coquelicot joindra sa parure au vent.

 

Présentation de l’auteur




Ludovic Bernhardt, Réacteur 3 [Fukushima]

Loin de l’introspection ou de la séduction, Réacteur 3 [Fukushima] se veut témoignage ou avertissement, ce qui n’interdit pas une vraie musicalité, au moins dans les premiers poèmes.

Car, à mesure que le narrateur-robot se désagrège, l’expression prend d’autres formes. Il y a les mots rares ou surprenants qui se tamponnent ; il y aussi les blancs, les chiffres ou les plans du réacteur comme si nous y étions enfermés. Le lecteur est conduit, pas toujours en douceur, de la curiosité à l’angoisse à travers des descriptions tantôt oniriques tantôt techniques, une ponctuation déstructurée ou des graphies comme informatisées :

Massacre des fonctions ventilatoires (narines greffées de tubes de silicone). Débrailler des entrailles. Brûler des composants mutés en dioxines. Tandis que des coulées de codes aiguillonnent les évangiles encéphalites. C6 81 56 28 09 34 31 D2 F9 9C D6 BD 92 ED (…)

Une lecture à voix haute serait stoppée nette à l’image du robot dans les décombres, à moins que d’autres effets viennent amplifier ces sensations terribles et nous plonger dans le cœur de la centrale détruite : lumières, bruitages, fumées, projections…

Ludovic Bernhardt, Réacteur 3  [Fukushima], Editions Lanskine, 64 pages, 13 €. 

Réacteur 3 est donc poésie, au sens traditionnel d’une harmonie formelle, mais aussi expérimentation dans le cadre de lectures performées. C’est d’ailleurs tout le travail de son auteur, Ludovic Bernhardt.
Ludovic Bernhardt est lauréat du Grand Prix de Poésie de la SGDL.

Présentation de l’auteur




Cécile Guivarch, Cent ans au printemps

C’est presque rien. Pendant trente pages, avancer la main dans la main de Dédé Guivarch, ou plutôt :

Grand-père marche vers moi
me cueillir dans le verger

C’est son souvenir qui vient cueillir Cécile, devenue la pomme d’un pommier, et lui fait dérouler son poème. Il n’y aura pas de grand mot, et pour cause :

Ses mots au quotidien 
très peu de choses

le blaireau sur le lavabo
le tabac à rouler

l’ancre sur sa casquette
ses bleu et ses bottes
une vie entre terre et mer

Cécile Guivarch, Cent ans au printemps, éd. Les Lieux-Dits, coll. Cahiers du Loup bleu, 36 p., 7 €.

Et Cécile Guivarch ajoute en contrepoint, puisque chaque poème reçoit un écho parfois ironique parfois nostalgique, parfois les deux :

Je caresse ses médailles
(toute une vie)

Donc peu de choses à dire, et c’est tout. Le tout des sensations, des images qui reviennent telles quelles, le petit ruisseau en contrebas, les lapins dans les clapiers, les marques de la guerre passée, un vieux poirier redevenu sauvage… 

Il aurait eu cent ans au printemps
vingt ans comme ses années de mer

j’ai une barque dans la tête
elle va et vient avec les vagues

La barque du grand père a emporté Cécile dans la poésie de l’essentiel. Elle dit qu’il l’était peut-être, poète, avec « un faux air à Thierry Metz avec son bleu de travail ».

On s’étonne : si peu de chose, une telle économie d’écriture, et pourtant tout est  là. Cécile Guivarch est plus qu’une poète, c’est une sorcière qui d’un coup de stylo magique évoque tout avec rien.

 

Présentation de l’auteur




Marianne van Hirtum, La vie fulgurante

Le trio gagnant des années cinquante (Seghers, Paulhan, Breton) révéla Marianne van  Hirtum, qui adhéra officiellement au surréalisme.

Le titre du volume rend bien compte de la fulgurance des images de cette poète belge, que cette édition fait bien de mettre en valeur car on a eu le temps de l'oublier, elle est décédée en 1988.

Les titres des ouvrages parus chez Rougerie résonnent de l'écriture surréaliste, chère à Dumont, à Chavée : « La nuit mathématique », « Les balançoires d'Euclide » ou « Le trépied des algèbres ».

Le lecteur trouvera dans le présent volume, riche et fécond, l'écriture étonnante, avec ses inventives images qui donnent relief à une pensée, fantaisiste, mordante, intense.

L'univers est à la fois étrange (« On étrangle de jeunes enfants dans mon sommeil »), perclus d'interrogations fantasques et justes, fort d'une réflexion sur la vie :

Aller dans la vigueur de la nuit
s'accrochant aux hampes des enfants-navires :
le cerne des yeux s'agrandit d'ombre blanche
alors que sans mesure, sauvage,
la bête aveugle pose sa tête au nord du lit.
(p.43)

Marianne van Hirtum, La vie fulgurante, L'arbre de Diane, 2022, 92p., 12 euros.

L'enfance, en fragments oniriques, dévoile ici ses prestiges, ses préséances, « les épines de l'aube »,  « aux bancs de l'école », « à chaque poupée nouvelle il meurt un enfant » « vierge/ sous la pourriture aigüe des jardins ». « Les chambres de l'esprit » sont aussi au coeur de l'enfance, comme portée par « des épaules de granit » ou des « ailes de moulin barbare ».

Une science onirique et profonde instille en  ces poèmes le mystère des « cygnes sauvages », des forêts profondes. Pas de logique ordinaire ici mais « mon petit crâne/ fermé à clé/ je fis mon chemin » : apologue d'une poésie qui désempare et nourrit son lecteur. Cette vie, transposée en poésie, puisque pour elle « le surréalisme est la vie même », mêle secrets, fantasmes, récits, rêves  « à la recherche de la paix nomade » ; « les mots ont fait famille dans ma bouche ». Rempli d'animaux créés de toutes pièces, à l'image du « Cheval-arquebuse », ce beau livre nous plonge dans les rêveries d'une enfance revisitée, sensible à « la roue du temps » qui place sur la route de la poète « un grand animal de laine/ monté sur ses béquilles ».