Eva-Maria Berg, Étourdi de soleil

Eva-Maria Berg, poète allemande francophile, signe sa troisième collaboration en trois ans avec les éditions L’Atelier des Noyers. Il s’agit d’un ouvrage divisé en cinq parties dont la cinquième donne son titre au livre et dont la liste des titres constitue déjà, à elle seule, un poème.  Le livre est bilingue, la version française est le fruit du travail de l’auteure mêlé à celui de Max Alhau et d’Olivier Delbard.

Le premier poème nous plonge d’emblée dans l’univers bien reconnaissable d’Eva-Maria Berg, elle dont le regard fait toujours le lien entre un contexte particulier donné et des questions métaphysiques plus générales. « Comme si un matin / n’était que le commencement / » écrit-elle. Et tout tient dans le comme si, car en fin de compte ce qu’elle décrit est un début de la fin, un automne, des corps morts jonchant une plage, cadavres de migrants, nommés « coureurs des vagues »,  chassés de leurs pays comme les feuilles sont chassées des arbres après l’été.

Le deuxième court poème saisit en huit vers la condition aussi bien humaine qu’animale dans un contexte citadin : pour les humains les parcs, pour les oiseaux les toits, et pour tous une fois la mort arrivée, les plus ou moins grandes profondeurs de la terre, symbole d’oubli. Et c’est sur l’oubli que rebondit et s’attarde l’auteure dans le troisième poème en évoquant cette conscience humaine ayant la capacité de s’étendre aux dimensions de la planète, prévenue qu’elle est des drames et des conflits, de la diversité menacée, et tout cela se passe sous un ciel nuageux. Ciel qui avec la complicité du soleil, mais aussi du vent, à l’en croire le quatrième et cinquième poème, n’est peut-être pas aussi innocent qu’on veut bien le penser. Là encore on retrouve la touche et la palette d’Eva-Maria Berg, celle qui égalise et universalise, celle qui fait des humains des frères et sœurs aux rêves équivalents et dont les peaux, ainsi que le veut le mélange des couleurs, se déclinent « dans toutes les nuances de gris ».

Eva-Maria Berg, Étourdi de soleil, œuvres plastiques Yannick Bonvin Rey, L’atelier des Noyers, hors collection, 113 pages, 15 euros.

Grâce à la justesse de son regard, relativisant l’échelle du temps, Eva-Maria Berg nous invite à une mise à distance cosmique, elle forge pour nous une forme de sagesse qui permet d’écrire :

Comme le sommet
de l’iceberg
la plus haute sculpture
de la ville brille
sous le soleil
peut-être un jour
son or
fondra aussi 

Poésie sans majuscule, sans ponctuation, poésie verticale dont nous sommes, lecteurs, les témoins ; poésie verticale au sens de Roberto Juarroz, à propos de laquelle le poète Philippe Jaccottet écrivait : "Dès les premiers vers, on entend une voix autre, décidée, tranchante et rigoureuse. L'homme... médite avec hardiesse sur le lieu qu'il occupe, les rapports du dedans et du dehors, du centre et de la périphérie, de la parole et du silence, de l'absence et de la présence. »  C’est bien entre ces pôles que le regard de la poétesse, tout au long du recueil, navigue, en décrivant des tours du monde à sa façon.

« oublier veut dire aussi / se rappeler / l’essentiel / qui est absent » écrit Eva-Maria comme pour répondre à Roberto Juarroz qui lui affirmait :

« Et en faisant l’appel / il s’agit de ne pas se tromper : / aucune chose ne peut en nommer une autre. / Rien ne doit remplacer ce qui est absent »

Eva-Maria Berg nous offre une poésie de l’intérieur nourrie par l’extérieur, qui sans apprêt, sans fioriture, tranche certes mais sans cruauté, nous expose la condition dérisoire non seulement humaine (exils, épreuves, solitude, extrême pauvreté, espoirs et rêves), mais aussi condition de tout ce qui est vivant et sur lequel l’impact des activités humaines est hélas, malgré quelques héros exemplaires, le plus souvent néfaste, nuisible. L’œil du poète, puis celui du lecteur, est à la fois impuissant et salvateur :

« qui cherche la pluie / dans un poème écoute / les innombrables gouttes / qui arrêtent une montre / avant l’expiration / de sa garantie / il recueille les miettes / du pain mouillé / afin de les sécher / pour l’estomac / sensible d’un pigeon »

S’il est une vérité qui saute aux yeux en parcourant le livre, c’est bien, et c’est un lieu commun, Emerson et Wittgenstein l’ayant mieux exprimé, mais le redire encore, combien l’humain en se faisant acteur et responsable de son langage, définit la relation qu’il établit avec le monde et la réalité. Eva-Maria Berg fait plus que montrer, elle dit son expérience de vie, toutes antennes déployées elle sait assez du monde pour que, même les yeux fermés, elle puisse ressentir ce qu’elle ne voit pas. Dans son «  Sein und Zeit » à elle, elle corrobore par l’expérience l’idée que le Dasein se temporalise par son être au monde. Et quand langage et silence, quand jour et nuit coïncident, le mot s’accorde au souffle et cela ouvre un espace qui fait sortir du quotidien, propulse vers un avant du futur nourri par le passé.

Paysages aquatiques, ou bien feuilles dans le vent, les œuvres de Yannick Bonvin Rey, artiste Suisse, sont venues accompagner le texte d’Eva-Maria après écriture, comme pour illustrer ce poème de la page 36 qui ouvre la deuxième partie : « un jour / sans stylo / la lumière / écrit / toute seule / ». Teintes de petits jours ou crépusculaires, elles saisissent bien le ton grave et tendre de l’auteure, le contraste entre fin et commencement qui se poursuivent, se rattrapent, se rejoignent et font des cycles de la vie comme du recueil, une boucle « bouclée » sur les lignes de crête et les lignes de partage proposées par Eva-Maria Berg.  

Le parallèle avec Poésie verticale qui m’est venu très vite à la lecture d’Étourdi de soleil, conclura mes propos. Roberto Juarroz écrit ceci :

Mais toute perte est le prétexte d’une rencontre.
Les messages perdus
inventent toujours qui doit les trouver.
 

(In Poésie verticale, traduit par Roger Munier, Éditions Fayard, 1989)

Je crois que c’est exactement le rôle qu’Eva-Maria Berg donne aux lecteurs-trices, qu’ils-elles trouvent ses messages perdus, et par là rencontrent la poète à la lisière de son regard, là où ses mots s’accordent à son souffle et se jouent des antagonismes, des contradictions, des contrastes, pour les visiter dans la richesse de tous leurs replis, qu’ils soient heureux ou malheureux, banals ou extraordinaires.




Alain Dantinne, Amour quelque part le nom d’un fleuve

Lire Alain Dantinne est une aventure revigorante à laquelle je m’abandonne de bonne grâce depuis une vingtaine d’années. Le voyage, le vrai, celui dont on ne revient pas ou alors changé en cet autre qui nous hante, est au cœur de sa vocation de poète. Avec ce recueil, l’heure de se retourner a sonné.

Sans doute est-ce le moment de mesurer le chemin parcouru, d’apprécier non les distances mais les lieux et les êtres remisés dans la mémoire du poème. Alain Dantinne n’a pas voyagé pour ne faire que passer mais vraiment pour partir et emporter la solitude dans ses bagages. La feuille de route ? La poésie commence souvent / je me souviens / par un règlement de compte / avec les siens. Et avec soi-même, bien sûr, sans quoi il n’est pas de départ possible. Alors oui, partir contre le vent, vers des ailleurs toujours plus loin, à la rencontre des mots de hasard et des amours éphémères. Partir pour être soi, seul / le poing serré comme une certitude, avec l’énergie de la liberté au cœur et l’âme brûlée par la rage d’écrire. Pour cracher sa vie à la face du monde et des hommes. Cendrars n’est jamais bien loin, ni tous ceux qui ont sacrifié à l’art sacré du vrai voyage. Je serai voyageur / … / Voyageur utopique / Voyageur de l’éphémère. C’est chose faite, de longue date. Depuis L’exil intérieur, les recueils se sont succédés comme pour témoigner à chaque fois de l’essentiel qui se dérobe devant les mots tracés sur la page vierge. Qu’importe les Amériques, la vieille Europe, les latitudes extrêmes et les rugissements du Cap Horn s’il n’est la lumière des mots pour leur donner vie. Sans pour autant attribuer à la littérature et à la métaphore plus de pouvoir qu’elles n’en ont, c’est-à-dire aucun. Alain Dantinne n’est pas dupe. Revenu de tout sans être blasé de rien, en dépit des drames et de la sombre beauté du monde. Bourlinguer d’un continent à l’autre emmène aux confins de la poésie, dans les allées / de l’éternel, là où le cœur se répand en lambeaux.

Alain Dantinne, Amour quelque part le nom d’un fleuve, dessins originaux de Jean Morette, éditions L’Herbe qui tremble, 2020, 282 p, 17€.

Et de cet éloignement intérieur, qui contient tous les voyages possibles, le poète fait le constat que si l’espoir existe, c’est du côté de l’écriture qu’il faut le chercher. Dans les brèches de l’être. Les fêlures de l’esprit. Pour qu’au creux de l’absence jaillisse la poésie, dans la calme lumière des passions pacifiées.

Présentation de l’auteur




Alain Vircondelet, Des choses qui ne font que passer

Ces choses qui ne font que passer sont celles qu’Alain Vircondelet aperçoit derrière la vitre d’un train. Le matin comme le soir. En toutes saisons. Visions fugitives qui rassérènent le poète après « les saisons lourdes / de l’épreuve ». La nature est là pour pouvoir continuer à vivre « Sur les crêtes d’abondance / Où survivent les mots ».

En citant en exergue Shei Shonagon, dame de la cour japonaise du 11e siècle et auteure des célèbres Notes de chevet, Alain Vircondelet se place d’une certaine manière sous le signe de l’impermanence, chère aux philosophies extrême-orientales, qui trouve sa traduction dans le passage des saisons. « Le chant perdu des choses qui passent jamais perdues cependant, reprises au vol, juste avant qu’elles ne s’effacent », note Vircondelet.

Après l’hiver, le printemps. Tout meurt, tout revit. L’appréhension du monde depuis un train ajoute ce grain de fugacité. Et aussi d’instantané. Car il importe de saisir au vol, tel un photographe, la chose entrevue. Ici « les coulis d’or des colzas », plus loin « l’éolienne dans sa blancheur de lait cru » ou « le vert velours des champs » … Le poète l’affirme : c’est « chaque petit matin / cette même célébration ».

Alain Vircondelet vit au diapason des saisons. Il y a le « plain-chant des vergers en fleurs » (printemps), « les chants cloutés de meules » (été), « la clarté dorée des heures quotidiennes » (automne), « l’impatiente ardeur des graines »(hiver). Mais cette capacité renouvelée d’émerveillement ne masque pas une forme de désarroi. « Le poème est salut et consolation », affirme-t-il, « dans l’aplomb incertain de nos vies ». Car il s’agit de faire face à « l’immobile silence du mal », à « la lancinante usure » et de « croire / à l’imprévisible courage des mots ».

 

Alain Vircondelet, Des choses qui ne font que passer, L’enfance des arbres, 120 pages, 16 euros.

La nature, entrevue, lui sert de modèle et l’invite même à une forme de résilience avec ses « herbes têtues » ses « forêts impassibles », ses « haies tenaces et fidèles ». Et quand les vignes ont subi des grêles dévastatrices, « leur silence est plus fort que leurs cris ». Le dehors dit le dedans. Le cœur chiffonné d’Alain Vircondelet trouve dans la « gloire / du vivant renaissant » et dans « l’allure vive et verte / De l’espérance » de quoi « se prémunir de l’obscure clarté / des puits à venir ».




Brigitte Gyr, Partition tombée en poussière

Brigitte Gyr a un don pour dire l’énigme, elle le sait :

aujourd’hui comme hier
nous traçons
ce que par avance 
tel un pacte sacré
nous renonçons
à          connaître

 

Est-ce pourquoi son écriture m’enchante – au sens fort du mot. Avec elle, j’entre dans un univers où les choses comme les êtres ont le tremblé que j’aime ; et ses images, ses figures sont toujours inattendues, elles nous ouvrent à des musiques nouvelles, des sensations qu’on n’avait pas connues. On a le sentiment qu’elle suit son phrasé, autant qu’elle le guide. D’où la profonde légèreté de son écriture ?

D’après Partition tombée en poussière, son dernier recueil dédié à sa mère la pianiste Suzanne Gyr (qui réalisa de 1944 à 1947 une série de 53 disques 78 t/mn pour His Master’s Voice), une exécution aurait eu lieu un premier de l’an – peut-être afin d’inaugurer la première année d’une vie nouvelle ? Voilà ce que j’imagine. Il avait fallu

couler ce que l’on nomme mémoire
dans une cuve façon ciment 
s’empêcher de penser

 

Brigitte Gyr, Partition tombée en poussière, La Rumeur libre, collection Plupart du temps, 2021, 84 pages, 15 €.

Mais on ne se débarrasse pas si facilement de sa mère, elle revient toujours :

sur fond tranché dans le vif
j’ai aperçu son visage arrêté sur un accord
l’épaisseur de cette mémoire
l’épaisseur de cette mémoire
                     gelée
                     cette année-là
m’est revenue
                     en vrac

… mais pas les accords dont la petite fille, couchée sous le piano, résonnait tout entière. Elle écrit  quelque part que sa mère craignait les mots et que ses doigts parlaient pour elle… 

Est-ce pourquoi ses poèmes s’égrènent sur le fond d’une désolation dont on aurait perdu la mémoire ? 

jamais ne se descelle
la tombe
close sur un tout premier secret

Une désolation que la beauté de l’écriture contredit… et je pense au blues (rien de classique pourtant !), de chanter leur malheur les esclaves retrouvaient une vie.

du plus profond de ma mémoire confuse
remonte parfois comme un présage
l’avant scène
le trac qui glaçait ses doigts 
hantait les fauteuils rouges 

Rouges comme « le rideau couleur sang »... Le guichet a fermé, écrit Brigitte Gyr. Tous les guichets se ferment un jour ou l’autre. Elle semble ne pas pouvoir s’en consoler. Mais

il me reste en partage
à épeler des notes
                sans solfège
à écrire
               sans grammaire

 

Présentation de l’auteur




Hélène de Oliveira, Un thé aux fleurs bleues

-Partir pendant quelques jours.
-Voilà qui me réjouit fort. Où, messire, voulez-vous que je vous emmène ?
-Loin ! Loin ! Ici la boue est faite de nos fleurs.

… bleues, je le sais. Mais encore ? » : ainsi dialoguent, dès le premier chapitre du roman de Raymond Queneau, Les Fleurs bleues, le duc d’Auge et son cheval, Sthène.

En jeu d’intertextualité avec les Petits poèmes en prose de Charles Baudelaire, le titre du récit oulipien fait sans doute référence au dahlia bleu qui fleurit ainsi qu’à la tulipe noire, au pays rêvé, dans cette autre version de « L’Invitation au voyage » des Fleurs du Mal : « Moi, j’ai trouvé ma tulipe noire et mon dahlia bleu / Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là, n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu’il faudrait aller vivre et fleurir ? » « Any where out of the World », pour reprendre un autre titre du poète romantique entre Spleen et Idéal, appel vers l’ailleurs, alors que par son travail d’alchimiste, ce dernier s’avère capable de faire de l’or des songes et des aspirations à partir de la boue de notre condition de mortels, d’où peuvent éclore ces fameuses « fleurs bleues » !

C’est d’une semblable magie dans sa recette de breuvage salvateur que se nourrit Un thé aux fleurs bleues proposé par Hélène de Oliveira, transformation fascinante des fleurs maladives en possibles Fleurs du Bien, dont le sens le plus banal du terme, avoir une sensibilité « fleur bleue » désigne cette inclinaison aux amours naïves, gentiment sentimentales, dont la saveur douce et éphémère se révèle peut-être plus précieuse que l’amertume de la désillusion.
Hélène de Oliveira, Un thé aux fleurs bleues, Éditions Maïa, 86 pages, 17 euros.

C’est bien d’une pareille métamorphose des épreuves de la vie quotidienne que se traduit, dans son recueil de collecte de telles plantes, la pratique de l’écriture de cette poétesse qui n’a de cesse au fil de ses citations, dialogues et poèmes en vers libre, de relancer son interrogation, sous une forme volontairement espiègle, sur le sens de la vie…

La dernière page de cet ouvrage qui synthétise sa pensée et pourrait tout aussi bien annoncer la définition provisoire de son titre aux vertus cathartiques : « L’existence est un thé d’expériences / Qui infuse dans l’eau du temps. », s’ouvre sur cette méditation finale qui fait des questions partagées des réponses et des réponses, des questions à nouveau posées : « « Un thé aux fleurs bleues » est un premier / recueil poétique sous forme de citations, / de dialogues et de poèmes, / qui aborde les questions de la vie comme / le temps, les épreuves, la résilience, / l’amour et le désir. / Ces questions de la vie, qui sont à elles seules, / les réponses à l’existence humaine. » Et si la « résilience » forme un concept psychanalytique en vogue, ce retournement des situations, se veut la marque, au cours de la lecture de ce livre, d’une capacité humaine, de ressources profondes dans la psyché de tous, de traverser les maux, se réparer, reprendre souffle, s’en sortir.

La construction même de cet ensemble en trois parties significatives se veut moins l’élaboration d’un plan dialectique que la prolongation de ce mouvement de l’existence créateur de sens, affirmations apportées par tous pour édifier la vie de chacun, dans son déploiement du menu, son « Déroulement du service » : « Une tasse en porcelaine de réflexions », « Une eau fumante de discussions », « Un sachet rempli d’herbes de passion » dont le programme illustre à merveille les mille-et-une facettes de ces témoignages, ces échanges, ces expériences recueillies, et qui toutes paraissent imaginer le bonheur à portée de main.

L’invitation du poème initial sert donc de prélude à cet hymne aux vies réparatrices en injonction à affronter son propre destin : « Dans cette vie survoltée, / Vous prendrez bien un petit thé ? / Celui qui survole les pensées. / Un thé aux fleurs bleues. / Asseyez-vous, s’il vous plaît. / Oui, dans ce fauteuil, si vous préférez ! / Car j’ai à vous parler, / Dans un langage particulier. / Celui qui chatouille les oreilles de votre cœur, / Et celui qui ouvre grands les yeux de votre âme. » Et c’est la formule du penseur grec antique Pindare, celle reprise par le philosophe allemand Friedrich Nietzsche, qui semble également une clé de cette démarche : « Deviens ce que tu es », à moins que le recueil qui en résulte, n’en soit la trace rêvée de cette fleur bleue qui sert de fil conducteur également au poète anglais Samuel Taylor Coleridge : « Si un homme traversait le Paradis en songe, qu’il reçût une fleur comme fleur de son passage, et qu’à son éveil, il trouvât cette fleur dans ses mains… que dire alors ? »

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Christophe Pineau-Thierry, Nos matins intérieurs

Il y a quelque chose d'infiniment doux dans ces beaux poèmes d'enfance et de réflexion. La voix, toute simple, énumère les beautés des relations, les amours,ces matins victorieux des « croisements de lumière ».

Rien de faux dans ces textes où chaque mot porte la pierre d'une résolution car le poète sait où il va, sait ce qu'il pose comme petits murets éthiques. 

vers la source de ton visage
dans ce ciel au loin réinventé

...

prendre les chemins de l'écart
quand l'aube vient au monde

...

sur cette terre invisible
le pardon des siècles
la mort des pierres grises

Christophe Pineau-Thierry, Nos matins intérieurs, éd. du Cygne, 2022, 58p., 10 euros.

Les textes – sensibles, calibrés, justes – parlent d'eux-mêmes : une fraternité nous hèle et les mots tissent « l'infini de nos paysages » pour « franchir l'instant ». Le poète, en des poèmes brefs, entre quatre et dix vers, jamais ne délaie sa matière ; il est visuel, attaché à décrire ; il est tactile, lié à nous faire partager une sensualité discrète (pas d'épanchement).

L'enfance est là, toute chaude et s'il parle parfois de naufrage, il sait aussi nommer les termes de l'amitié, de l'amour. Un « nous » rameute la beauté. J'aime beaucoup.

Le poète qui sait « éblouir les anges » a une voix intime, qui porte loin, intérieurement.  Pas de mot claironné. Pas de lyrisme exacerbé. Le poète lâche ses « traces au regard de nacre ». On le remercie d'une telle justesse.

Présentation de l’auteur




La poésie a pour demeure les sculptures d’italo Lanfredini

Si la poésie pouvait se regarder il est certain qu’on la verrait, là, dans ce parc du château de la villa Médicis tout entière dans les éléments de l’œuvre d’Italo Lanfredini !

Italo Lanfredini est né à Sabbioneta en 1948. Après des études d'art, il commence à enseigner l'éducation plastique et visuelle à l'école d'art Giulio Romano. La série d'œuvres intitulée Incontri (Rencontres) et Fonte di vita (Source de vie) remonte à ces années-là, suivie de Dei (Dieux), Veneri (Vénus) et Colonne squarciate (Colonnes déchirées).

À partir du milieu des années soixante-dix, la sculpture d'Italo Lanfredini acquiert une dimension plus large, il ne s'agit plus d'œuvres objectives, mais d'œuvres qui dialoguent avec le lieu et son aura. Des œuvres à traverser, à habiter, à vivre : les Seuils, les Labyrinthes, les Jardins. En 1987, le labyrinthe d'Arianne remporte le concours international de sculpture organisé par Antonio Presti. L'œuvre est achevée en 1988-89 sur le haut promontoire des Monti Nebrodi à Castel di Lucio (Messine). En 1996-97, il a créé le Jardin des forces régénératrices à Pradello di Villimpenta. Dans les mêmes années, il ouvre la maison-atelier La Silenziosa, une sorte de musée permanent, où sont installées des œuvres comme Il Grande Ray, Terra della Terra o giardino dell'anima, Origine, I nidi, Grembo del Seme et bien d'autres. La Silenziosa est un lieu ouvert d'échange, de rencontre et d'interaction, à l'image des œuvres de ce sculpteur, qui vivent et prennent toute leur dimension  dans les interactions avec le public. 

Villa Medici del Vascello, inauguration de l'exposition "Traversamenti" d'Italo Lanfredini. Des visites guidées de San Giovanni in Croce sont proposées tous les dimanches pendant les heures d'ouverture de la résidence historique. Des rencontres avec l'artiste sont également prévues le dimanche 8 mai et le dimanche 5 juin. Quotidiano La Provincia di Cremona

Passages temporels et portes vers une autre dimension qui serait alors le lieu d’une fraternité retrouvée dans et grâce à l’art, ces œuvres monumentales parfois, parfois grandes par la puissance du concept mis en œuvre, racontent à la manière du poème ce que l’humanité a de riche, de grand, de promesses empêchées par quelques-uns vecteurs de menaces qui n’ont ici plus droit au chapitre. Car c’est un langage entier et immense qui se déploie ici dans le dialogisme avec les éléments naturels qui accueillent ces sculptures.

Italo Lanfredini - Silenziosa - A-temporale-2008 

Le labyrinthe d'Ariane en Sicile, une œuvre du sculpteur Italo Lanfredini. Suspendue au-dessus des monts Nebrodi, elle fait partie intégrante de la nature. Au centre se trouve un petit olivier, symbole grec de la sagesse et de la connaissance, métaphore supplémentaire du voyage vers la connaissance. 

Dans ce partage entre ombre et lumière, entre structure et espaces où se déploie le paysage alors inclu dans l’œuvre, participant à l’élaboration sémantique du tout, c’est une immersion dans nos archétypes humains que propose Italo Lanfredini, qui appelle le spectateur à retrouver cette source limpide lorsque celui-ci regarde, juste, et épouse les traits paisibles qui se découpent dans les jours de ses créations. Il nous révèle à nous-mêmes, réveille notre regard, mais plus encore il illumine nos cœurs, le ranime, le touche profondément.

Car qui, de l’artiste ou du paysage, a tracé les courbes de cette symbiose que forment l’union de ces sculptures avec le vent, les arbres, la lumière ? Aucun des deux, parce que tout participe de tout, tout comme nous sommes le vent, les arbres, la lumière. Cet artiste unique  nous le rappelle, au combien, ! Il s’adresse à l’Humain primordial, celui qui tend la main à ses semblables plutôt qu’il ne l’assassine. Parmi ces productions absolument incroyables, les poèmes d'auteurs internationaux rassemblés dans une pièce de la villa Médicis, suspendus au dessus d'une pirogue. Comme une bouteille à la mer, accrochés au-dessus de ce véhicule dont on devine qu’il les portera aux quatre coins du monde, comme autant de bouteilles à la mer, et amèneront ce message de paix et cet espoir d’une terre apaisée. La langue commune est l'art, jamais on ne le ressentira autant.

Villa Medici del Vascello : dans la "mer" de Lanfredini, l'art est vécu et expérimenté - Quotidiano La Provincia di Cremona

On peut dire que les création d’Italo Lanfredini sont plus que des sculptures. Plus, des arches où l’artistes nous invite à embraquer pour éveiller nos existences à la beauté et à la communion avec l’horizon du paysage mais aussi celui de l’avenir qui devra appartenir à ce dedans/dehors de ces œuvres initiatiques. Plus qu’un artiste un homme qui sait, en conscience, unir sa respiration aux courbes de la matière, pour nous guider vers la sagesse, cette immense attendue d’une vie, lorsque rire devient épouser les contours du silence. Merci à lui pour ceci, haut lieu, où aller bercer le siècle naissant.

Page de présentation  Piroghe - Mari, poesie, dans le catalogue Travesamenti d'Italo Lanfredini, qui présente l'exposition de la villa Médicis. 

Catalogue de  l'exposition Traversamenti,  d'Italo Lanfredini, publié par la villa Médicis.

A propos d'Italo Lanfredini

Italo Lanfredini est né à Sabbioneta en 1948. Après une formation initiale à l'Institut d'art Giulio Romano de Mantoue, sous la direction d'Albano Seguri et d'Aldo Bergonzoni - avec qui il partagera plus tard un atelier - il s'inscrit à l'Accademia di Belle Arti de Florence, qu'il quitte après la première année pour passer à l'Accademia di Brera de Milan. Il suit le cours de sculpture de Luciano Minguzzi et les leçons de l'historien de l'art Guido Ballo.

Il rencontre le sculpteur Francesco Somaini, qui s'intéresse immédiatement à son travail et l'invite à travailler dans son atelier. Cependant, Italo Lanfredini a rapidement quitté l'atelier du maître, craignant d'être trop influencé par la personnalité du sculpteur à succès. Au début des années 70, il s'installe à Mantoue. Il commence à enseigner l'éducation plastique et visuelle à l'école d'art Giulio Romano. La série d'œuvres intitulée Incontri (Rencontres) et Fonte di vita (Source de vie) remonte à ces années-là, suivie de Dei (Dieux), Veneri (Vénus) et Colonne squarciate (Colonnes déchirées).

À partir du milieu des années soixante-dix, la sculpture de Lanfredini acquiert une dimension plus large, il ne s'agit plus d'œuvres objectives, mais d'œuvres qui dialoguent avec le lieu et son aura. Des œuvres à traverser, à habiter, à vivre : les Seuils, les Labyrinthes, les Jardins. En 1987, le labyrinthe d'Arianne remporte le concours international de sculpture organisé par Antonio Presti - le créateur de Fiumara d'Arte - et l'œuvre est achevée en 1988-89 sur le haut promontoire des Monti Nebrodi à Castel di Lucio (Messine). En 1996-97, il a créé le Jardin des forces régénératrices à Pradello di Villimpenta. Dans les mêmes années, il ouvre la maison-atelier La Silenziosa, une sorte de musée permanent, où sont installées des œuvres comme Il Grande Ray, Terra della Terra o giardino dell'anima, Origine, I nidi, Grembo del Seme et bien d'autres. La Silenziosa veut aussi être un lieu ouvert d'échange, de rencontre et d'interaction.

Italo Lanfredini - Espaces libres - 2015.

Italo Lanfredini - Places - 2008.




Alexandra Anosova-Shahrezaie, La petite utopie anarchiste

La petite utopie anarchiste est le deuxième recueil d’Alexandra Anosova après Roman ! (Le Coudrier 2021). Cette suite de poèmes - introduite par la photo d’un aéroport désert aux avions immobilisés sur le tarmac - nous fait entrer dans une écriture singulière à plus d’un titre.

Qui écrit ? Est-ce l’auteure ou cet étrange personnage nommé Balthazar qui apparaît dans le scénario de courts métrages et dont nous ne saurons rien d’autre que sa tenue vestimentaire (un t-shirt Nirvana, un jean troué, des baskets et un blouson), et qu’il fume des Camel et boit du Nescafé. Mais ce qui nous intéresse, c’est son activité : il écrit, et son texte s’intitule… La petite utopie anarchiste !

Une mise en abîme cinématographique qui ouvre, en noir et blanc, le gouffre de notre vacuité, dans une insolente invitation au voyage au cours d’un déplacement d’un bar à l’autre dans une ville traversée d’aubes pâles, de vent froid et de visages « semblables à des tasses blanches vides / empi­lées sur la machine à café ». Images d’un désenchantement. Une utopie que l’auteure qualifie de « petite », mais une utopie tout de même… Car c’est sans compter sur les mots du poème qui comblent les vides et permettent de dépasser la réalité.

la vie doit donner envie
de vivre
et plus je vis
plus j’en suis convaincue

Alexandra Anasova-Shahrezaie, La petite utopie anarchiste, Éditions du Cygne, 2022, 60 pages, 10€.

L’anarchie y est douce et le ton ironique, et si la poète évoque quelque infraction aux règles, comme fumer sous une pancarte où est écrit: « il est interdit de fumer ici », les armes se désarment et, plus qu’une incitation à une quelconque révolte,  le qualificatif est davantage synonyme de désordre (d’une chambre), d’amoncellement disparate de bouts de poèmes, d’hétérogénéité des activités et centres d’intérêts, d’idées incongrues et d’images qui se télescopent à partir de la polysémie des mots…

je suis allée au Louvre 
revoir la Joconde
au bout de la salle
de la peinture italienne
j’ai remarqué que la peinture du plafond
se décalait en plusieurs endroits
et ils sont même pas fichus
de repeindre le plafond
me suis-je dit
et sous le même toit
la Joconde souriait
divinement
je-m’en-foutiste

Certes, une révolte a bien lieu, mais à l’intérieur de soi-même, dans le regard porté sur les dissonances, sur l’écart entre les choses (le propre du regard poétique). L’évidence n’est jamais certaine. Ainsi est-il possible de percevoir la beauté, de rêver, d’aller jusqu'à la boulangerie du quartier comme si on allait sur une autre planète, de prendre conscience que le bonheur n'est ni dans la richesse ni dans la jeunesse « j'ai dix ans j'ai cent ans je m'en fous de l'âge que j'ai » nous dit l'auteure.

La beauté de l'homme 
c'est sa capacité 
à proposer un monde nouveau 
de chaque cellule de son corps 
c'est dans son regard

Dire que mon corps est matière et dire qu'il est image, c'est exactement la même chose, écrit Bergson. Une affirmation que ne dément pas ce livre dans lequel l’image est primordiale. Un livre qui montre les similitudes entre la fiction et le réel de la vie quotidienne et nous dévoile la beauté au sein de la banalité, le désir de renouveau au cœur d’un automne triste et gris, et la liberté vécue comme une « évolution ».

Mais on ne saurait parler de cette Petite utopie anarchique sans mentionner la forme choisie par l’auteure. On peut même dire qu’elle est essentielle. En effet, nous avons en main un ouvrage qui repose sur des fondations habilement structurées, un livre séquentiel constitué de vingt-quatre poèmes ponctués de cinq courts métrages de dix points chacun (excepté le dernier), qui s’enchaînent sans ponctuation, (seule la majuscule en caractère gras introduisant chacun des textes indique une nouvelle scène). Faut-il y voir une volonté de dépassement de l’anarchie par la création ?  La dualité de l’art et du chaos ? Il ressort de la lecture une incontestable unité elle-même génératrice de liberté. L’auteure élabore son recueil en jouant avec les effets spéciaux : elle change de cadrage, élargit les champs, zoome sur un sourire, use de contrastes et de contre-plongées, de flash-backs aussi :

Quand j’étais enfant
j’allais à l’école
où on nous obligeait à écrire
avec des stylos à plume
à l’encre bleue
je haïssais l’école
je haïssais l’encre bleue
l’encre bleue était trop pâle
mes mots perdaient tout leur poids

La langue elle-même change de registre, des phrases anglaises s’invitent au cœur de la langue française, l’atmosphère parfois tendrement mélancolique échoue dans la trivialité de constats dérisoires et désenchantés… le langage y est le plus souvent familier et populaire « mon langage est pauvre/pour dire à quel point je l’aime » écrit Alexandra Anasova.

Et si l’on ne sait pas à qui elle s’adresse quand elle dit « tu » (un tu tantôt féminin, tantôt masculin, qui pourrait être parfois le lecteur lui-même), il s’agit aussi et surtout de cet étrange Balthazar (son double ? Ne dit-il pas : Je déconne. Ça parle de moi. De rien d’autre que de moi… » et ce sont ses derniers mots. ) Car le livre s’achève sur le cinquième court-métrage, différent des autres car il se présente sous la forme d’un dialogue entre l’auteure et Balthazar.   Et ces dernières pages sont une révélation : un avion décolle tandis que la poète entre et se fond dans ce livre-film qui se boucle sur lui-même et où le mot « fin » invite à tout relire…« C’est la fin, mais vous pouvez recommencer. » 

 

Présentation de l’auteur




Olivier Cousin, La vie à l’envers

Quand un poète se jauge et jauge son époque, cela peut donner La vie à l’envers, un recueil d’humour noir (illustré par Scorre) sur la vie d’un défunt dans sa tombe. Le Breton Olivier Cousin nous avait déjà habitués à ce genre de regard oblique, comme ce fut le cas dans Les riches heures du cycliste ordinaire où il racontait le monde depuis la selle de son vélo. Le voici aujourd’hui dans la « tentative fragmentaire de compter sur soi jusqu’à l’infini », sous-titre de son nouveau petit livre.

« Depuis que ma mort est effective, je suis soulagé d’un poids : je n’ai plus peur de mourir ». Les aphorismes et autres pensées de ce recueil sont souvent de cet acabit-là. « Mourir de rire n’est plus du tout dans mes cordes », fait dire Olivier Cousin à son « héros » dans la tombe. « Passant/La vie est courte/L’éternité aussi/Les miennes se sont achevées », écrivait un autre poète breton, Gérard Le Gouic, dans un livre où il faisait aussi parler les défunts (Passant, précédé de L’enclos,suivi de Eloge, éditions Telen Arvor, 2017). Il y a aussi le Rennais Jacques Josse et son Comptoir des ombres (Les hauts-Fonds, 2017) qui nous montrait des copains défunts prenant l’apéro sous terre. « Le bar central se situe dans un caveau assez spacieux pour recevoir ceux et celles qui ont encore quelque souvenir à faire valoir ».

Olivier Cousin, lui, épouse volontiers la même veine du macabre… désopilant. Ses séquences courtes font mouche à chaque fois. « La question de l’angle mort reste un mystère dans le caveau ». « Je vis ma mort en ermite », « Ici j’ai intégré une chose : le futur n’a pas d’avenir. Le passé est enterré pour de bon. Le présent ne pèse rien ».

Olivier Cousin, La vie à l’envers, Gros Textes, 69 pages, 7 euros.

Le plus croustillant dans ce livre, c’est la référence à nos existences et à nos modes de vie. Faire parler un mort, c’est d’abord faire parler des vivants (mais à l’envers) dans des passages qui ne manquent pas de piquant. « En troquant la voiture contre la tombe, j’ai juste changé de concessionnaire ». Ou encore, ceci : « Orange n’a pas donné suite : je serai sans fibre jusqu’à l’éternité ».

Le débat (si contemporain) sur la crise de l’énergie arrive même sur le tapis. « Question énergie, nous dit le mort, je suis devenu irréprochable. Plus aucun gaspillage, eau, électricité etc. Je pousse l’éco-responsabilité jusqu’à produire moi-même du gaz que je ne consommerai pas. Je passerais pour un vantard si je vous parlais de mon compost ». Et ceci, plus loin : « Seule la pensée de l’épuisement de ma matière première requiert encore mon attention ».

Les bruits du monde arrivent par bouffées à l’intérieur de la tombe (comme ils arriveraient à l’intérieur d’un appartement). Voici ces « bien-portants » que l’on entend « trébucher » dans les allées du cimetière. Voici les « préados » qui font du skate pas loin. « Je perçois les trépidations jusque dans les jointures de mon caveau ». Voici le crissement des freins du vélo d’un gamin « faisant des dérapages dans la poussière ». Et ce crissement rappelle au mort « les derniers tours de vis »  pour « river » son cercueil.

Olivier Cousin a eu, en outre, la bonne idée d’associer quelques belles plumes à ces évocations : des poètes du Moyen-Age (ceux des grandes mortalités), le poète Michel Deguy parlant  du cimetière où le présent est « cassé en mille morceaux », Samuel Beckett affirmant que « la mort doit me prendre pour un autre », ou encore Henry de Montherlant à qui l’on prête cette phrase : « Vérifier bien méticuleusement que je suis bien mort ». Il y a même, pour la bonne bouche, ce dicton breton : « Un danjer eo bezan bev d’an deiz a hiriv », « C’est un danger d’être en vie de nos jours ».




Jean Pierre Vidal, Le vent la couleur

Objets d’une publication initiale aux éditions Le Temps qu’il fait, ces poèmes ont longtemps patienté sous le boisseau de l’indifférence avant que Marie Alloy, éditrice avisée, ne les mettent à nouveau en lumière.

Bien lui en a pris car nous voilà du même coup pris dans un exercice salutaire d’introspection désintéressée et tout à fait essentielle, au cours de laquelle le poète ne s’attache qu’à une chose : faire le jeu de l’instant. Autrement dit, c’est bien la question du sens de nos vies et de l’écriture qui est posée, sans autre réponse que le mystère des mots en forme d’ostinato et de résonance à la voix insondable du vent. Jean Pierre Vidal a recours à une grande économie de moyens. Pas d’effets ni de lyrisme, et encore moins d’artifices. Rien que le nécessaire, pour dire toute la précarité de la vie humaine face à ce qui la dépasse. Car ne nous y trompons pas, Vent et couleur / ne sont pas matière de mémoire. Certes. Mais nous nous souvenons / du soleil d’Hiroshima / du vent glacé d’Auschwitz. C’est la dualité du monde qui donne souffle au poème. Le chaud, le froid. L’éphémère et l’éternité. La vie, la mort. Et puis la couleur et le vent qui transcendent toute chose, en tant que métaphores à l’unisson, basses continues de la symphonie du monde et de l’existence. S’il est une chose à retenir, c’est sans doute que Le vent nous dit qu’une digue / doit se rompre en nous, rien de moins. La peur de mourir, le désir d’aimer, la vanité du poète alors que les mots dont il dispose ne sont pas sa propriété ? L’angoisse de la perte de l’âme ? Sans doute, et peut-être bien d’autres choses encore. Qui écrit veut se survivre, nous dit Jean Pierre Vidal, tout en soulignant la vanité de l’entreprise. En ayant conscience du poids de l’illusion et aussi de sa nécessité vitale. Interrogation spirituelle ? Avant tout poème, pour dire le désir de vivre et d’être au monde, entre la peinture et le vent, avec au cœur la certitude qu’il n’est pas d’autre voie.

Jean Pierre Vidal, Le vent la couleur, Le Silence qui roule, 2021, 92 p, 13 €.

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