Louis Adran, Nu l’été sous les fleurs précédé de Traquée comme jardin

Il est des textes qui résistent… Entre les règles qui s'appliquent à tous et la liberté grande de l'intime, ce choix de privilégier l'espace et les manières les moins courues. Des textes dont il serait hasardeux de tenter de mesurer la portée.

Dès le titre de l’ensemble, les paradoxes sont de mise et ils parlent fort, déjà : le recueil qui viendra en second est annoncé dès l’abord et celui qui le précède voit son titre présenté ensuite ; de plus, ce dernier est légèrement amoindri par le mot « précédé de », comme s’il ne s’agissait que d’un hors-d’œuvre. Tout cela joue déjà sur le futur lecteur et lui suggère comment le poète a considéré ses textes, leur hiérarchie, du moins leur mise en relation.

Pour Suzanne et Au tombeur, voici les deux dédicataires de ces deux recueils réunis ; Pour Suzanne « Traquée comme jardin » et Au tombeur, « Nu l'été sous les fleurs ». La première dédicace présente un prénom féminin et le second, un type d’homme qui se définirait par son pouvoir de séduction voire sa force physique. Dès l'abord, ces deux dédicaces peuvent permettre un éclairage, une élucidation du moins, peut-être un chemin, lequel s'ouvrirait d’une part sur cette quête du féminin, deux femmes apparaissant dans « Traquée comme jardin », « toi » (Suzanne ?) et « elle », sans qu'on sache très bien s'il s'agit d'un même personnage vu sous deux angles différents ou deux entités indépendantes, alors que, d’autre part, « Nu l'été sous les fleurs » évoque la complicité entre trois hommes l'ami de l'oncle (le tombeur ?), l'oncle et le narrateur poète.

Louis Adran Nu l’été sous les fleurs précédé de Traquée comme jardin, Cheyne éditeur, 2021, 96 pages, 17 €.

Ces jeux sont fort subtils puisque les deux titres semblent être, de ce point de vue, en miroir, le premier commençant par un participe au féminin « traquée » pour se terminer par un nom masculin : « jardin », le second commençant par un groupe de mots (au) masculin « nu l’été » et se finissant par un nom féminin « fleurs ». Ce chiasme semblant annoncer l’une des problématiques du recueil, ces faux-semblants, ces faux-fuyants, ces ambiguïtés de genre.

Quoi qu'il en soit, les deux textes se présentent comme deux récits, deux épopées du quotidien, exploitant tous deux l'ouverture infinie que permet le temps verbal de l'imparfait avec une généreuse abondance (on en redemande), « tu gagnais les chambres » … « tu rêvais peindre » … « tu disais revenir » … des récits où n'ont lieu que des non-événements ne dérangeant presque rien à la continuité des jours. Le continuum que permet l’imparfait fait passer le lecteur d’un poème à l’autre avec fluidité, les verbes « Verbes surtout avait dit l'homme » marquant les successions d'états, les actes imperceptibles, les pas de danse se succédant en une continuité temporelle harmonieuse. Comme le dit la citation de Jean Genet, au début de « Traquée comme jardin », « une chorégraphie qui transformait sa vie en ballet perpétuel » … (Jean Genet Notre-Dame-des-Fleurs)

On entend bien que ces deux recueils doivent se lire ainsi, comme une succession de pas de danse, transformant la vie, ses imperceptibles événements, en un ballet. Ainsi doit s’entendre, peut-être, la dislocation de la syntaxe, comme le déhanchement d’un corps en mouvement ? On a soudain ce désir, à la lecture de ce bel ouvrage, de faire de même et poser « des actes nécessités non par l'acte mais par une chorégraphie ». Et que la beauté du geste (et la parole ici en est un) préside aux choix de vie faisant même « de la pauvreté des couleurs une danse ». Ainsi, de secrètes mais rythmiques parentés viennent se faire écho dans le texte, comme par exemple l'adjectif « cuivré », dès la première page de l'ouvrage « Fut le jardin cuivré » puis au début de la seconde partie « de vieux objets cuivrés » et vers la fin « certaines bêtes au dos cuivré ». Il y a d'ailleurs une unité de temps dans ce recueil, ses deux parties parlant de l'été, la seconde se terminant « début septembre ».

« Traquée comme jardin » célèbre une femme, à la deuxième personne « Belle trempée de nuit » et la souplesse énigmatique de la syntaxe rend infiniment bien le mystère cru d'une présence : « toi collée bleue dans l'ombre, nue terriblement, longue et lente, à reprendre sans cesse les jambes fines de douleurs endormies » (...) « Et ta jambe nouvelle après août, au-devant des sous-bois des allées, recousue comme une lèvre de prière, ronde, saine et faite très blanche » ; celle-ci est parfois appelée « ma sœur », mais encore « l'épousée, la voyeuse, la diseuse solitaire de draps perdus »... Néanmoins, à ce « tu » se rajoute parfois une « elle » sans qu'on sache très bien s'il s'agit d'un même personnage, vu sous un autre angle, d'une rivale ou d'une entité abstraite, telle une Madone « en sa robe claire terminée d'églises » ... En tout cas, ce trio mystérieux porte avec lui beaucoup de sens possibles, fécondant de multiples hypothèses de lecture. Mais qu’il nous soit permis d’en privilégier une, celle qui nous parut la plus touchante sinon la plus évidente, une sœur malade (le champ lexical de la maladie surabonde), décédée peut-être, et dont il est fait l’éloge :

 

Et se parant d’une dernière
nuit, du carré trouble des feuilles
comme une robe

elle. 

 

Il en va de même du second recueil « Nu l'été sous les fleurs » qui, lui, suggère, à travers un second trio, des amours plutôt homosexuelles entre « ton oncle » « le visage de ton oncle », « l'ami de ton oncle » et le narrateur poète, qui rejoint le couple. « Quelqu'un -dont on avait vu le bras enserrant la taille de ton oncle sur une photo » ... La sensualité est discrète mais présente « sa main gauche lâchait la taille de ton oncle » (...) « le corps de l'ami de ton oncle passait, repassait, viril » surtout dans l'évocation du couple, peut-être travesti : « Je les revois en juillet sans un faux pli, dans deux costumes légers deux robes peut-être, et leurs visages très lisses encore très beaux, et leurs nuques leur patience ». Là encore, on peut se demander à quel passé appartiennent ces deux hommes, s’ils sont encore vivants ou non, s’il ne s’agit pas d’un éloge funèbre. L’insistance obsédante de l’imparfait laisse la question sans réponse.

Mais ce qui unifie surtout les deux recueils, c'est la question qu’il s'y pose, de façon lancinante. Que signifie parler, que signifie écrire ? « Parler avait été la nuit depuis toujours » « Quelle nuit s'était tue en nous » « je reprenais sans cesse dans ma tête Terrain vague ou Cinq lèvres couchées noires » « Je rêvais de phrases aux visages précieux (...) je rentrais toujours noir au matin, sans que rien jamais ne fût écrit » « J'écrivais Gravats ou Mur nord... » « Je n'écrivais pas Pavillon noir » « j'ai vu, sans oser l'écrire pourtant » « Vestiges des cahiers noirs, avais-je pensé très vite, délaissés un à un et les mots, lentement par la nuit d'été sous les arbres, à dire voir, dire toucher les jardins ou les corps barrés de feuilles, ébahis »

Que font la parole, l'écriture ? Enferment-elles la vie ? La réduisent-elles au silence ? Parlent-elles, au contraire, fort bien de la douleur qu’elle provoque ? Ici, tout reste ouvert. On pense parfois, tout de même, à la poésie de Saint John-Perse, même si l'écriture se fait apparemment modeste et surtout singulière, afin de mieux s'effacer, peut-être, devant la splendeur tragique du jardin des êtres. « me suis mis à ne plus jamais écrire » dit le poète à l’extrême fin de son texte. La seule écriture qui vaille serait-elle celle qui n'imprime pas ? Surtout, devant l’énigmatique beauté d’un tel texte et devant celle du monde, se garder d'en rien conclure. À relire, néanmoins, sans modération.

Présentation de l’auteur




Nohad Salameh, Baalbek les demeures sacrificielles

Ils sont rares, trop rares, les livres de Nohad Salameh. Celui-ci, paru à L'Atelier du Grand Tétras, s'offre comme une somme des paroles de l'enfance, en même temps que celle de la femme grandie là, dans cette ville du Liban, anciennement nommée Héliopolis, « Cité du Soleil » nom donné au Baalbek de l’époque hellénistique, car les Grecs associaient Hélios, dieu du Soleil, à Adad, divinité mésopotamienne de l'Orage et de la Fertilité. 

Autant dire que cette ville se confond avec les visages de l'énonciatrice, tout comme elle motive la langue, les langues, car le texte est proposé dans ce volume en arabe traduit par Antoine Maalouf et en anglais par Suzanna Lang.

Héliopolis, éternelle et multiple dans le souvenir de la poète, qui dans une prose poétique tout en retenue cisèle le poème telle une orfèvre le joyau brut du langage. Le texte liminaire met le lecteur sur ce chemin de la réminiscence, mais aussi d'une somme, celle d'une vie où les racines plongée dans le sol de l'enfance ont aidé à pousser au-delà du territoire qui a nourri la croissance de l'être. 

Le corps brodé de brisures, saupoudré de génie, de lait et de luxure, compose un paysage sur le ligne du songe. Et l'œil, lame de fond, avaleur de ciels, hèle le poète qui arpente le domaine des dieux.

Nohad Salameh, Baalbek les demeures sacrificielles, avec les traductions d'Antoine Maalouf pour l'arabe et de Suzanne Lang pour l'anglais, collages de Nohad Salameh, L'Atelier du Grand Tétras, 2021, 144 pages, 15 €.

Ce poète, père réel, et père du songe demeuré tel qu'autrefois, main tendue pour guider la petite fille et lui transmettre l'amour des mots, mais aussi 

...Jupiter-Hélios, Soleil des soleils, fils aîné de l'Immense, quêteur d'un brin de caresse, tu vides le jour de ses éclairs, tandis que la cité, oblique à même ton épaule, verse sa récolte de pavots et de blé sur les crêtes stériles.

Premiers textes du  chapitre liminaire titré "L'Invitée d'Hélios", où il n'est pas difficile de constater que le masculin prédomine, du père au fils, du symbole solaire qui imprègne le nom d'une ville dédiée à la vie des hommes. A cet égard l'emploi du  substantif "brisures" dès la première ligne est éloquent. La narratrice est l'Invitée d'Hélios, et elle a grandi dans sa demeure, celle de cette chaîne d'instances masculines dont dépendent les femmes. Le titre du recueil revient alors en mémoire, "Les demeures sacrificielles". "L'invitée d'Hélios" s'efface, devient observatrice, énonciatrice du songe dans le songe, elle décrit cet univers dans lequel elle a grandi et qu'elle a quitté lorsque la guerre l'a chassée de sa terre natale. Plus aucune allusion au féminin dans les deux premières parties du poème. La poète reste alors en retrait et se laisse entrevoir parfois dans le pronom personnel de la première personne, de manière lointaine, comme si elle n'osait pas mêler sa propre énonciation aux réminiscences de ces instants où elle a existé en essayant de trouver une place dans cet univers  patriarcal. Elle se souvient et dans une poésie descriptive absolument somptueuse elle devient la parole qui rapporte cet univers masculin, exactement comme toutes les femmes sont le corps qui enfante les hommes. Créatrices et observatrices, la genèse des êtres et des langues leur appartient.

La poète décrit Baalbek avec le regard de l'enfant qui voit ce monde riche de soie et de symboles odorants de l'orient évoluer autour d'elle. Dans les deux premières parties se succèdent l'évocation de la ville, ses odeurs, ses couleurs, restituées dans l'épaisseur d'une langue poétique d'une grande puissance, riche de symboles et d'images. Une seconde partie intitulée "Ceux qui vivent à l'étroit dans la rose" décrit la vie des habitants de la ville, fidèles à ce rythme séculaire qui ponctue les jours des sociétés qui portent encore la prégnance de ces souches ancestrales. Le titre bien entendu laisse planer l'ambivalence entre le sens littéral ou imagé voire métaphorique du substantif "rose" : quintessence du féminin, une rose évoque bien entendu la ville mais aussi la femme. Et du matin au soir la vie des hommes étendue dans des gestes alourdis de figures mythiques, dans une évocation tissée de symboles qui laisse entrevoir combien est fragile la certitude d'exister, et combien est prégnante la peur de la mort. Comme si une quête incessante et vaine présidait à l'édification de leur existence, chaine séculaire de traditions visant à rassurer ces éternels enfants enfermés dans la rose perdue d'une mère qu'il a fallu quitter. 

Jusqu'au dernier matin
ils tentent de forcer la chambre close
où s'arrête la mer.
La nostalgie aux plis du ventre
ils se souviennent de leur couleur d'ombre
qui jetait sur leur chair
l'étoffe de la finitude.

Puis dans la dernière partie un "je" prend le relai. Il s'affirme dans cette troisième partie du recueil, "Gardienne du troupeau du désert". Le féminin affleure alors, se fait jour, dans l'évocation des paysages et la présence de l'entité féminine, gardienne de la sagesse, déesse effrayante au point qu'on la cache, qu'on la relègue à une place où elle doit se taire, comme la narratrice qui peu à peu pourtant libère son verbe et devient cette poète immense et gardienne de ce troupeau du désert que sont les mots. Comme passent les année sur la ville et dans la vie de l'enfant, le texte peu à peu dégage cette femme des décombres du songe et de la geôle séculaire érigée par les hommes. Elle s'énonce et devient déesse, de sa parole, apprise dans le silence abandonné aux femmes. Au sacrifice se substitue la transcendance poétique, au masculin du poème le verbe enfin appartenu, celui de Nohad Salameh, qui enfin s'énonce dans le dernier poème du recueil.

Accablante et troublante ainsi qu'une croyance.
Je te thésaurise au fond de moi, cité qui me donnas
le jour. Attentive à compter et recompter sans
cesse tes soleils, je mesure la valeur de ton inégalable
monnaie - bonheur réitéré lorsque tes
bras pluriels, fatigués d'élévation, de bienvenue
et d'accueils le long des journées, se déterminent
à lâcher ce fardeau de complaisance au profit
d'un regard de tendresse. Et soudain, tous les
dieux ici présents tombent à ma rencontre depuis
les chapiteaux - averse d'olives à l'heure de la
cueillette.

 

Présentation de l’auteur




Gabrielle Althen, La fête invisible

Arpenter un ouvrage de Gabrielle Althen révèle parfois bien des surprises. Poétesse reconnue au sein de la petite galaxie poétique chloroformée, elle a été notamment professeur des universités (Paris X Nanterre) sous le nom romancé de Colette Astier. Membre de l’Académie Mallarmé et du jury du Prix féminin Louise Labé, avec à son actif une vingtaine d’ouvrages dont certains propices à la promenade intérieure.

« Je n’ai jamais reçu de prix littéraire hormis un je crois » affirme- t-elle, mais ce n’est  pas une fatalité en soi lorsque l’œuvre est solide. La quête des glorieux lauriers est souvent l’expression d’un manque ou d’un mal-être profond, la reconnaissance passe bien souvent par des chemins plus subtils et plus durables fort heureusement d’ailleurs…Dans son nouveau recueil intitulé majestueusement « La fête invisible », un titre éloquent sinon flamboyant, la poétesse dont on connait l’exigence et la rigueur verbales nous entraine dans un monde à la fois visible et invisible dans lequel la mémoire instaure un compromis volontaire, entre un réalisme engagé, et une rêverie palpable, oserais-je dire féérique où la Beauté à venir semble déjà présente et s’imposer pleinement. Une Beauté spontanée qui se livre intégralement et intrépidement, sans masque. Une Beauté délicate, élégante,  qui définit l’instant présent –fugace (sans jamais renier la charge du passé préexistant).

Gabrielle Althen, La Fête invisible, Gallimard, 128 pages, 14, 50 euros.

Une centaine de courts poèmes, alliant verticalité et horizontalité dans un jeu transversal et qui délimitée un parcours ou plutôt une cartographie insondable (toute cartographie est un lieu transitoire, inachevé) dans laquelle l’inexprimable côtoie habilement le révélé, à tel point que l’on se demande, s’il n’y a pas derrière ces mots « ouverts » à une plénitude engageante, comme un artifice singulier qui se déploie et se déplace ici et là dans une langue  abrupte et  lisse  à la fois et qui convoite une instance plus souterraine:

Depuis les friches du moment
Car
(L’œil cherchant l’œil où s’inscrire)
J’erre où tu me manques
Bien que je ne sache au juste qui manque (P.13)

Une lumière aussi dont il faut cependant se prémunir de l’incertain éclat qui parfois là encore peut se révéler retors, voire dévastateur, car la poétesse qui tantôt se veut sereine, ou tantôt tourmentée, sait pertinemment que les rayons invisibles du soleil sont parfois meurtriers. A trop vouloir sonder certains objets impalpables pour en percer je ne sais quel étourdissant mystère, on finit par devenir aveugle. Or Gabrielle Althen a toujours été une femme un peu secrète, mais également obstinée. Il n’est donc pas étonnant que :

Le silence a encore les dents jaunes (…) Qui donc avait.. (P.12)

Qui donc avait éteint le jour en se trompant de manque ? (P.13)

Et qui résonne dans le cas présent comme une sorte d’alerte. L’imprévisible est au cœur d’une parole toujours en devenir,

Et le vent fait sonner la couleur de ce vide (13)

Fulgurant cependant et cheminant lentement à travers les masques de la nuit qui corrompent l’âme et la chair en toute impunité. Et on l’aura compris, cette Beauté (est-elle fatale au juste ?) qui semble en apparence explicite et transparente, peut également contenir des aspects plus sombres que la poétesse se garde bien de révéler et d’infléchir au risque de tromper son Esprit.  Or ce manque qui s’est naturellement établi dans la conscience (ou l’absence de conscience) se distingue lui –même comme un simple exercice- d’ordre linguistique ? – et mental ; une hyperbole catalysée en quelque sorte,  mais d’une plus grande plénitude lorsqu’on va le chercher, Amour ! Ö Amour ! Est-ce bien de toi dont il s’agit lorsque,

Des enfants jouent sous le ciel fastueux (P.27)

Il n’est plus alors certain (mais ?) que le langage comble un vide plus grand encore – comme si la fluidité des mots n’était que le pâle reflet d’un abîme refoulé. Aussi la poétesse se garde bien une fois de plus et ce vraisemblablement pour se protéger (mais de qui ?) de dire et d’écrire, le CORPS qui l’occupe et qui d’une certaine manière la traverse, mais cette fois-ci sans laisser de béantes cicatrices. Gabrielle Althen a force d’efforts et de patience conjugués, a appris au cours du temps à maîtriser le mauvais sort. Comme « l’éclat rétractile » elle ne se confond (se meut) ni dans le bleu du ciel, ni avec le sommet de la montagne, et encore moins dans leur excavation.  Tout se joue ailleurs, dans un ailleurs fécond qui fait que « le ciel reste ciel »,  et que la montagne peut parfois s’effacer  miraculeusement;

Le ventre du ciel racle encore la montagne et les points
cardinaux continuent de se taire : (P.35)

Ainsi,

Dans le jardin qui enlaidit
La chose déjà fanée se pose et se repose (P.37)

La chose ? Voilà donc où le regard s’évide (P. 41),, en se perdant vraisemblablement dans un tumulte plus ancien où l’œil n’a plus vraiment de prise sur le dicible/indicible, avec en arrière plan, la folie de croire que la fusion instantanée recouvre l’AMOUR perdu dans les méandres de la terre, ou bien encore dans l’espace/temps,

Falloir ! Mais qu’il y faille, qu’il y faille mériter le désir ! (P.45)

Une véritable et implacable injonction. La poétesse, qui soudain se réveille après une longue  et âpre insomnie,  entend bien dès lors, ne plus se laisser pervertir, engloutir, par toutes sortes de fadaises, (« La sincérité est une escroquerie »), au contraire elle entend bien lutter contre ce qui depuis tout temps l’obsède :

Beauté : le ciel a forcé les fenêtres. Les phrases sont dissoutes (P.59)

Beauté., nue comme une lame, pur lys de ciel, - et ordre de couteau ! (P.72)

Ainsi toute la force du présent recueil repose t-il principalement et paradoxalement sur cette fragilité acquise au cœur de l’expérience personnelle, et intime, aussi bien que fortement maîtrisée depuis le début d’une longue aventure poétique. Les mots n’ont pas « dévié» de leur lieu originel, et ne s’offrent guère plus à la vue, même si :

La tentation n’est guère ordinaire pour beaucoup de savoir que le monde est une chance (P.86)

Avec l’errance qui se brise contre la promesse, pour finalement s’exclamer :

Suis-je heureuse ?  (P.114)

 

 

Présentation de l’auteur




Philippe Mathy, Dans le vent pourpre

Les lecteurs qui aiment les livres « de chair et d’encre » sont comblés : si la beauté des publications des éditions L’Herbe qui tremble ne fait aucun doute, les peintures d’André Ruelle (peintre avec lequel Philippe Mathy a déjà collaboré) font de la présente publication un livre remarquable.

Le recueil comporte sept séquences de poèmes soit versifiés soit en prose, chacune introduite par une peinture, à l’exception de la dernière composée de poèmes de circonstance. Bien que l’écriture prenne source lors d’occasions diverses, la voix du poète assure une profonde unité.

Violence et recueillement pour la première partie intitulés Verdun – écrite lors d'une résidence d'auteurs en mars 2016 – qui évoque le champ de bataille dans un paysage où l’âpreté du souvenir se mêle à la douceur du printemps et de la lumière, une dualité qui se retrouve au cœur des images : « une sueur de gel », « la mort vit encore », le « brasier bleu » des souvenirs…

la Meuse serpente immobile
les poches emplies de terre
de cailloux
de poussières d'homme. 

Philippe Mathy, Dans le vent pourpre, Gouaches d’André Ruelle, Éditions L’Herbe qui tremble, pages 124, prix 16 euros.

Suit la séquence intitulée Jours de cendre qui sont des poèmes sur l'acte même d’écrire, une méditation tout en délicatesse sur la fuite du temps et à la monotonie des jours avec  « si peu de fenêtres ouvertes sur l'inconnu »,  des jours gris où tout est noir et froid, au cours desquels le poète, en proie à la solitude, la tristesse et l’ennui, las de « ramer à contre-courant », s’interroge

Que sommes-nous ?
Si peu de brouillard de vivre
Un amour qui s’efface- un autre qui perdure

ou encore

Qui ai-je été ?

Quelques pas essoufflés dans le fracas de vivre
cherchant le feu d’un amour
la vigne d’un rêve où goûter à l’ivresse des jours

La séquence suivante donne son nom au recueil, son illustration figure donc sur la couverture et c’est sans doute la plus belle des six : on y retrouve le rouge violacé qui caractérise la couleur pourpre du vin, celui du Val de Loire où vit le poète une partie de l’année. Le vin, présent dans le verre que l’on entrevoit entre les pieds de la chaise, posé à même le sol. Une grande douceur émane de la peinture d’André Ruelle aux couleurs de bois rougeâtre, de tissu couleur de nuit, de feuilles et de soleil où l’on voit un homme assis tenant dans ses bras une femme aux trois-quarts dévêtue, une invitation à l’ivresse, à l’amour.  Des nuances feutrées à l’exception, en haut du tableau, du vert cru des grains de raisin auquel répond, dans le bas du tableau, le rouge pourpre du vin dans le verre, comme deux symboles qui s’interpellent et insufflent une vie au souvenir.  

Attendre
sur la rive de ce fleuve
où le matin
vient déposer sa chevelure
pour chanter le désir
de plonger dans la tienne

Quatorze poèmes que le poète traverse dans des pages hantées de paradoxes (« si lointain le proche/ si proche l'absence ») qui, avec grâce et subtilité, disent l’amour, le désir d’infini et de liberté. La nature s’invite dans le quotidien de l’auteur : « la nappe du ruisseau », « le ciel glisse un drap bleu »… Entre visible et invisible, le poète trace un chemin sur lequel le passé vit dans le présent, où « le cœur peut s'ouvrir/ comme un fruit » dans la lumière tamisée.

 Dehors, mains ouvertes est peuplée de voix, de reflets, de parfums de fleurs, de tremblements de feuilles, d’oiseaux « qui cachent l’invisible sous leurs ailes ».

Dans Rive de Loire, où l’on assiste à une véritable symbiose entre le poète et la nature, la concision du style s’intensifie, le désir se fait de plus en plus présent et se lit dans le choix des mots « frisson », « étreinte », « toison », « pénètre », « langueur », « enfanter »… bien que le poète, accordant au lecteur une totale liberté d’interprétation (les mots cités sont attribués à la brume, la lumière) reste dans une discrète retenue, à l’image de l’eau :

L’eau, elle aussi, ne laisse rien paraître.

Belle île, lieu « où le futur devient possible » est composée de poèmes en prose. La séquence s'ouvre sur l'image maternelle et apaisante d'un paysage de quiétude où sommeille un bateau « couché sur la peau de la mer » , les vagues des jours « caressent les fenêtres », laissant apparaître en filigrane la silhouette d'une jeune fille absente (disparue ?) que « seul le soleil peut voir ». La tristesse ne saurait cependant s'imposer. Le passé, sans lequel l'avenir ne serait pas, s’avère de fait indispensable.

Tu parles et ce ne sont pas des débris du passé mais le lever d'arc-en-ciel d'une parole après la nuit.

L’île est un lieu de renaissance où le souffle des profondeurs est autant celui de l’océan que celui du poète.

Le livre se termine sur des textes de circonstance dont les dédicataires sont des personnes chères à l’auteur. Mais le livre n’est-il pas tout entier une longue dédicace ?

Ce vent pourpre nous offre « des mots sans grillage » qui s’écoulent avec fluidité (peu de ponctuation, aucun point final excepté dans les poèmes en prose), un vent qui souffle sur la beauté tranquille des fleuves (La Meuse, la Loire) en attisant le feu des paroles qui embrase le cœur, un livre qui réchauffe comme ce « bol de porcelaine à la soupe bien chaude. Impossible d'y boire encore, mais on s’y réchauffera les mains dans les jours ou le froid nous assaillira ».

 

Présentation de l’auteur




Philippe Pratx, KARMINA VLTIMA – La vie anthologique et névrotique du dernier Mangbetu

Découvrant le titre du livre je n’ai pu m’empêcher d’évoquer le film de Gabriel Pelletier, Karmina, film culte au Québec, qui raconte les aventures loufoques d’une vampire qui grâce à une potion magique redeviendra « normale » et saura faire face à l’amour entre autres choses humaines. Ce dernier des Mangbetus résonne avec le dernier des Mohicans ou encore avec Ishi le dernier Yahi, dernier de sa tribu, monde en voie d’extinction.

Mangbetu comme originaire de l’ancienne Nubie, à présent vivant dans le nord-est du Congo. Rappelons que karmina (ou carmina signifie hymne, chanson, c’est aussi un prénom féminin (Carmina, d’où Carmen) que Bizet a adopté pour nommer son héroïne.

Le livre, qui se déclare chanson ultime, s’ouvre sur une citation de Fréderic Nietzsche : le poème a pour titre (non cité)  un fou au désespoir, poème inclus dans l’appendice  intitulé Chansons du prince Vogelfrei, à la fin de l’ensemble connu comme le Gai Savoir, terme qui renvoie aux troubadours, à l’art de composer une poésie lyrique. Sans étonnement donc on découvre  un livre composé de chants, et l’on ne peut s’empêcher alors de penser aux chefs d’œuvre littéraires tels que l’Odyssée ou la divine comédie de Dante (d’ailleurs Dona Beatriz comme la cruelle Béatrice n’apparaissent-elles pas dans ce livre !)  : On s’attend donc à un voyage, et il y a fort à parier qu’il soit initiatique.

Il s’agit donc du dernier mangbetu qui au terme de son périple, comme labyrinthique vers un ailleurs, lui qui a quitté son village en ruine, raconte « ses souffrances ».

Philippe Pratx, KARMINA VLTIMA – La vie anthologique et névrotique du dernier Mangbetu, éditions le Coudrier (collection coudraie), 147 pages, 20 euros.

Dès le chant liminaire le lecteur est averti : « Mais c’est une fin de siècle, d'un siècle futur, il y a beau temps que les livres sont morts, et l'univers malade des vivants est une plaie qui se referme ; ses rives rejointes, ses lèvres retournées au silence referont une chair lisse et vierge, guérie de nous.

Cela sentira l'éternelle paix du vide. » Nous sommes plongés dans un monde ravagé où des rescapés « vaquent en silence à des tâches saugrenues ». Et c’est dans les livres (« mon seul vrai gîte » dit le narrateur) que se tient la clé de la survie, c’est dans l’écriture d’un livre que se construit « une maison plus intime, un corps pour mon esprit, une existence pour ma vie. »

Alternance de récits en prose et de vers, nous entrons dans un univers fait de «pléthorique solitude », de rêves, de descriptions réalistes, de réflexions s’apparentant à la philosophie ou bien à la sagesse, nous traversons cette « catastrophe universelle » et apprenons la difficulté qu’il y a à se connaître et à rester soi-même, que le voyage, on pourrait aussi bien dire errance, soit effectué à travers le monde ou en soi-même.

Sans doute le voyage ne termine jamais, puisque les chants sont interrompus et repris plus loin, ils se développent et construisent la maison du livre qui abrite notre narrateur : Chant de la Dame des montagnes ; chant de la jolie paysanne folle ; chant du vaisseau fantôme (et comment ne pas entendre Wagner alors !) ; chant des oracles du Pays (où sont évoqués les dix plaies de l’Egypte du livre de l’Exode ainsi que les catastrophes s’abattant sur des villes « maudites » comme Thèbes ou Ys) ; chant de la sainte noire ; chant du voyage en Morte-Terre ; chant du bon homme Nikétas, chant du voyage aux Îles de la Nuit ; chant du voyage aux contrées de la Brume où l’album de Bod Dylan Honky Tonk Blues est cité, où une ambiance de road trip façon beat generation est créée.

On s’aperçoit en lisant que nous voyageons autant dans des références mythologiques, livresques, musicales, picturales, historiques, géopolitiques etc., si ce n’est dans les souvenirs des nombreux voyages entrepris par l’auteur lui-même, que dans un univers purement d’imagination. Dans la luxuriance des images, que je qualifierais de prophétiques, il y aurait presque du William Blake et c’est ici qu’il faut parler des illustrations qui accompagne le livre, réalisées par  Odona Bernard qui semble être nourrie et inspirée par : aussi bien les livres pour enfants que les univers mythologiques et fantastiques. Quelque chose de très frais et de délicat s’en dégage.

On ferme le livre en ayant vogué sur des flots d’images et de langage. On ferme le livre en sachant que les maux de notre temps soulevés dans le livre (déracinements, massacres), qui ne revendiquent aucun temps ni aucun repère, restent brûlants, que la question de la condition humaine tourmente et tourmentera encore … Et la question ultime concerne toujours bien le sens de la vie, comment ne pas se sentir, nous humains capables du meilleur et du pire, ballotés au gré des tempêtes, menacés de folie, aculés au désespoir … et forts de toutes les connaissances, de toutes les expériences, de toutes les méditations, la seule morale à tirer serait : « Se réveiller est, chaque jour, savoir que le monde est perpétuellement dans son agonie interminable. » Alors, de ce constat tragique, prendre la ferme résolution de vivre en plénitude, et comment sinon dans et par l’écriture ! (De cette façon la boucle est n’est-elle pas bouclée !)  

Présentation de l’auteur




Giuliano Ladolfi, Au milieu du gué

Comme je ne pratique pas la langue de Dante, j’ai vérifié dans un dictionnaire le sens attribué en français au mot italien : attestato, qui donne son nom au recueil de Giuliano Ladolfi.

Ce terme se traduit littéralement certificat ou attestation. L’auteur, qui a assuré lui-même la translation de son ouvrage d’une langue à l’autre, propose pour la version française un titre qui diffère profondément du titre originel italien : Au milieu du gué.

Voici qui le place dans une posture singulière. On se souvient de la fameuse expression : Traduttore, traditore, soit : Traducteur, traître. Cette paronomase — une expression qui joue sur la ressemblance entre deux mots — stipule que traduire c’est trahir. Le poète se trahirait-il lui-même ou voudrait-il apporter une précision — un éclaircissement — au mot abrupt dont il se sert dans son idiome natal pour nommer son recueil ? En effet, si le mot certificat se révèle réaliste et donc sans ambiguïté, l’expression Au milieu du gué, possède un potentiel poétique et symbolique. Ce que va confirmer la lecture du livre.

Giuliano Landolfi entend en fait éprouver les possibilités (les impossibilités ?) du langage à traduire l’histoire de son pays. Sa patrie a subi une métamorphose radicale lors du siècle écoulé, à savoir l’abandon d’une civilisation essentiellement rurale au profit d’un modèle industrialisé, voué au modernisme le plus effréné. Ce constat concerne bien d’autres nations.

D’ailleurs, entre toutes, les deux régions du globe qui ont connu une des mutations les plus radicales du vingtième siècle, la Russie et la Chine, présentaient une économie agricole et non industrielle. Ce qui déjouait les prévisions de Karl Marx.

Giuliano Ladolfi : Au milieu du gué (Attestato)Edition bilingue italien - français. Traduction de l’auteur, © janvier 2021 Editions Laborintus, Lille, 126 pages.

« Il y a des périodes dans l’histoire de l’humanité dans lesquelles le temps semble accélérer le rythme et les contours du monde deviennent plus incertains, indéchiffrables ; alors la pensée se révèle incapable de diriger l’histoire et chaque prédiction est contrecarrée par une réalité obscure. »

Le livre se divise en deux parties. A l’image des deux rives d’un même fleuve qui jamais ne se rejoignent. Chaque rive limite un territoire. Le voyageur doit compter sur l’existence d’un pont ou d’un gué pour pouvoir traverser le courant. Si l’on admet que ce fleuve symbolise l’histoire dans l’esprit du poète (le temps qui coule), les terres que bornent ses berges représentent le passé et l’avenir. Le gué désigne alors la possibilité d’un parcours malaisé, voire dangereux (on imagine des pierres glissantes). Le titre en français évoque donc un passage difficile à vivre, un parcours initiatique entre les rives du destin. On s’attend à une œuvre lyrique. Or, le style des poèmes s’avère sans fioritures. On ressent un refus de l’épanchement. Pas ou très peu d’images. Cette manière d’écrire est plus proche de la phraséologie du constat, de l’attestation, ce qui renvoie au titre en italien. « Ici nous naissons et mourrons sans laisser de traces. »

La première partie est consacrée à l’adieu au passé. « En deux générations il nous semble avoir passé des siècles ou peut-être des millénaires. » Adieu à la terre, à la fois natale et pastorale, aux ancêtres, à une certaine insouciance, aux valeurs traditionnelles — aussi. « On a déplacé l’orgue du chœur : / les filles ne viennent pluschanter, mais la Noël va tomber / toujours le 25 décembre. » Et, plus loin : « Le mot Art en patois n’existe pas. / Ici on parle de soupe et de travail […] »

L’auteur écrit à la première personne. Il s’interroge mais questionne également un interlocuteur non nommé, peut-être un membre de sa famille, sans doute son futur lui-même. « Quelle vérité veux-tu que je te dise ?  La tienne ? La mienne ? / Je ne pourrais pas choisir. » Ce contradicteur vit déjà sur l’autre rive. Il habite la ville. Il sait la modernité, la technologie, les nouveaux conflits. « Tu es en l’an 2000, ajoutes-tu. / Illumine la maison / avec des brochures publicitaires ».

Cette partie du livre se termine cependant par une affirmation : le travail poétique sur la langue doit permettre une sorte de réconciliation entre passé et avenir. « Mais j’utilise les mots du pays, / je contemple le monde sous son profil,  /  je sais ce qui germe du sol, / des souvenirs ... » Ce besoin de travailler se confirme par la création de la revue L’Atelier, au nom si évocateur. Giuliano Landolfi se fera aussi éditeur. Enfin, une petite Silvia voit le jour, symbole d’espérance pour son père de soixante ans. Une naissance difficile puisque le bébé manque de mourir. Une nouvelle vie commence.

La seconde partie de l’ouvrage met en scène l’auteur, encore l’interlocuteur (sa conscience ?) mais aussi son fils aîné, âgé de vingt ans.

Ce dernier est totalement coupé de l’univers de son géniteur. « Il n’y a aucune possibilité d’accord avec le père : ils semblent se déplacer en différentes époques de l’évolution. » Le jeune homme vit pleinement la postmodernité. Il ne connaît rien de l’histoire qui précède son existence, le passé antérieur de sa famille. « Monfils n’a pas vu le communisme, /  Il est né après le mur de Berlin, / il ne connaît pas l’angoisse / du terrorisme,quand chaque mot / de dissidence était un coup de feu. » Il a fait sien le manque d’idéal de la société de consommation et ne comprend pas la nostalgie qui semble habiter le poète. « La culture humaniste a été mise en décharge et les valeurs du plaisir, de l’argent, de la mode et du divertissement règnent en maître. » On songe à l’atmosphère factice dans laquelle évoluent les protagonistes de La Dolce Vita, le chef-d’œuvre de Federico Fellini.

Le passage du gué semble déboucher sur un échec : incommunicabilité et difficulté à se dire, à faire comprendre l’histoire : « Pardonne-moi si ma langue est silencieuse... /  il est juste qu’elle s’éteint / parce que je me suis liquéfié  /  en passant l’eau du ruisseau. »

Giuliano Ladolfi insiste sur la vision consumériste du monde postmoderne,  qu’il estime dangereuse parce qu’à la fois globalisante et réductrice : « consumérisme signifie placer le marché au centre du système des relations humaines, des rapports personnels, publics, sociaux, nationaux et internationaux, y compris les modèles culturels (théoriques, philosophiques, éthiques et esthétiques), ainsi que les modèles pratiques et pragmatiques. »

L’auteur cependant refuse de céder au désespoir. Il croie au miracle de la vie, à un avenir toujours possible. Et qui d’autre peut mieux incarner cette espérance sinon l’enfant dont la vie a été menacée puis épargnée (par qui, par quoi) ?  « Silvia est un miracle : / si le parfum explosé se dissipe,  / reste la garantie / d’avoir perçu / pendant un instant au moins l’infini. »

Le parcours en tout cas d’un homme qui doute, qui espère et désespère, le constat d’un monde à la dérive, en déshérence, que quelques grandes âmes (où sont-elles ? Existent-elles ?) pourraient / voudraient encore sauver…

Présentation de l’auteur




John Keats : La poésie de la terre ne meurt jamais

Contemporain de Byron, Wordsworth et Coleridge, poètes majeurs de son époque, le Britannique John Keats (1795-1821) n’a pas eu le temps de déployer tout son talent. Décédé à l’âge de 26 ans, il est l’auteur de longs poèmes narratifs et surtout d’odes qui ont assis sa réputation. A l’occasion du bicentenaire de sa disparition, les éditions POESIS nous proposent des extraits de sa correspondance ainsi qu’un choix de poèmes (traductions de Thierry Gillyboeuf et Cécile A.Holdban) la plupart axés sur une forme de célébration de la nature.

« La poésie de la nature ne meurt jamais ». C’est le premier vers d’un poème intitulé « La sauterelle et le grillon » que John Keats écrit en 1816. Il y parle de « pré frais fauché » où se repose la sauterelle, du grillon dont le chant « par une soirée d’hiver solitaire » monte du poêle. Tout l’art de Keats s’exprime dans des poème de quatorze vers à la gloire de la nature et de ses habitants les plus minuscules.

Ce qui ne l’empêche pas, parallèlement, de s’émerveiller d’une nature « majuscule » quand, par exemple, il se rend à Windermere dans le Lake district ou dans les Highlands d’Ecosse. En juillet 1818, il écrit ainsi à son ami Benjamin Bailey. « Je ne me serais pas consenti ces quatre mois de randonnée dans les Highlands, si je n’avais pas pensé que cela me fournirait davantage d’expérience, me débarrasserait de davantage de préjugés, m’habituerait à davantage d’épreuves, identifierait de plus beaux paysages, me chargerait de montagnes plus majestueuses et renforcerait davantage la portée de ma poésie, qu’en restant chez moi au milieu des livres, quand bien même j’aurais Homère à portée de main ».

Le jeune Keats avait mis la poésie au cœur de son existence. Et il dit comment il la conçoit dans une autre lettre à son ami Bailey.

John Keats, La poésie de la terre ne meurt jamais, POESIS, 125 pages, 16 euros

« La poésie devrait être quelque chose de grand et discret, qui pénètre dans votre âme, et la surprend ou l’émerveille non par elle-même, mais par son sujet. Qu’elles sont belles, les fleurs qui restent en retrait ! Elles perdraient toute leur beauté si elles prenaient la grand-route d’assaut en s’écriant : « Admirez-moi, je suis une violette ! Adorez-moi, je suis une primevère ! ». Des propos qui signent véritablement son art poétique et sa manière d’habiter poétiquement le monde.

Si Keats dit son amour de la nature, il le dit moins quand il s’agit de parler des hommes. Il a pour eux peu de considération, « tout en affirmant, malgré tout, qu’il aime la nature humaine », note Frédéric Brun dans l’avant-propos de ce livre. Keats était, avant tout, en proie au doute et les jugements sévères portés sur ses textes par les journalistes de l’époque l’atteignaient donc profondément. Mais on connaît la notoriété posthume dont bénéficiera le poète britannique. Il est aujourd’hui traduit dans le monde entier.

                                                                                                  

Présentation de l’auteur




Stéphane Lambion, Bleue et je te veux bleue

Livre bleu. Couleur du ciel. Lettre blanches. Une couverture qui sied particulièrement au premier livre d’un jeune auteur, tant le contenu vous éclabousse d’une étrange lumière.  Récit, fiction, prose poétique, le recueil oscille, hésite, mais emporte l’adhésion du lecteur.

L’histoire d’un amour inassouvi ou l’histoire du désir d’un amour…  « N’est-ce pas en pointillés que l’on aime, ou plutôt que l’on vit l’amour et ses secousses… ? » dit Jean-Michel Maulpoix dans sa préface.  Le narrateur s’interroge sur la vie à deux, sur le vide vertigineux en lui qu’elle ne peut combler.  Il plonge dans sa mémoire, évoque, relate, constate.

Une petite gitane fantôme, insaisissable, « rieuse et triste » hante le recueil.  « Incertaine, insolente, elle avance » et le narrateur balance entre la femme réelle, qui partage sa vie « depuis cinq années » et celle qui marche dans la rue indifférente.  Il voudrait « construire un pont de mots » pour que l’amour avance sur du solide, pour que « nous » existe, dure.  Il veut croire que « tout irait mieux », mais il a conscience d’un engloutissement, de l’impossibilité d’un pont, même si le poids des mots devrait être gage de durabilité. 

Parfois le désir flamboie dans l’ivresse d’une nuit, mais le matin ramène l’amertume et « laisse un arrière-goût de flamme oubliée ».  Alors il reste l’illusion, le fantôme qui erre dans la ville, celle qu’on cherche sur les quais du hasard. 

Stéphane Lambion, Bleue et je te veux bleue, L’Échappée Belle Édition, 2019, 94 p, 15 €.

Il avance, il recule, une danse de la mémoire et du langage, qui permet l’évocation, l’analyse, l’immersion dans sa vie, et la projection dans le désir, dans le voyage imaginaire/imaginé, « comme en apesanteur », voyage qui ne débouche sur rien.  Où la « petite gitane » s’est-elle évanouie ?  Que reste-t-il quand le froid envahit tout ?

Avec ce premier livre, Stéphane Lambion fait montre d’une belle maîtrise dans la construction et l’art d’emmener son lecteur, avec une langue à la fois simple, poétique et émaillée d’images originales, d’une justesse à couper le souffle.  « En refermant ce recueil, on en conserve quelque chose comme une rengaine tournant en boucle » dit encore Jean-Michel Maulpoix, comme l’odeur d’une cigarette quand la présence s’est évaporée.  

Bleue et je te veux bleue, un livre qui accompagne longtemps, un air d’accordéon dont la mélancolie suinte au détour d’une rue, d’un petit matin… Un bien beau livre.

Présentation de l’auteur




Le rôle de la documentation dans Les Communistes de Louis Aragon

Bernard Leuilliot remarque à propos de la documentation utilisée pour la rédaction des Communistes, dans le tome IV des Communistes : « Il s’entoura enfin d’une si vaste documentation qu’Elsa s’en épouvanta. On en retrouve la trace dans la bibliothèque d’Aragon, au Moulin de Saint-Arnoult-en-Yvelines ». Suit alors une liste qui va de Paul Allard pour son ouvrage, L’énigme de la Meuse, publié en 1941, jusqu’à Paul Reynaud pour un tome de ses Mémoires, La France a sauvé l’Europe, publié en 1947 1.

A cette documentation livresque, il faut ajouter la question qu’Aragon posa à Jean Roire : « Où étiez-vous et qu’avez-vous fait le 10 mai 1940 et ensuite ? » Bernard Leuilliot ajoute (p 1361) : « Jean Roire se souvenait  d’y avoir répondu au cours d’un entretien  avec Aragon, son voisin d’immeuble, rue de la Sourdière, à Paris ». Bernard Leuilliot commence son paragraphe, à la même page, par ces mots : « Aragon, en pleine rédaction de ce roman, posait à qui voulait l’entendre  la question »  qu’il posa à Jean Roire.

A quoi, il faut encore ajouter les nombreux voyages que fit Aragon en 1946, 1947 et 1950 dans le Nord de la France  et dans les Ardennes, en janvier 1951, « sur les lieux d’une débâcle qu’il n’avait pas connue directement, celle de la 9ème armée, un voyage de dix jours, enquêtant simultanément auprès des témoins de l’évènement  et aux archives départementales » (B Leuilliot, p 1361, tome IV d’Aragon, Œuvres romanesques complètes)  2.

Aragon, dans son troisième entretien avec Dominique Arban 3, note : «  Qu’en 1966 j’aie entrepris de remanier, pour la prose comme pour le contenu romanesque, ce long roman, ne signifie aucunement de ma part une condamnation de la première version, mais seulement le souci d’apporter à un livre qui joue sur les graves événements de l’histoire de 1939-1940 la lumière que je pouvais difficilement en avoir dix ans plus tôt… ».

Luis Aragon, Les Communistes, Première époque, Novembre 1939 - Mars 1940, La bibliothèque française, 1950.

Voilà qui dit clairement les choses : tant sur les raisons de ce remaniement (on aurait tort d’en chercher d’autres, par exemple un éventuel désaccord) que sur le rôle de l’enquête aussi bien à travers les livres que sur le terrain…

Les voyages d’Aragon de 1946, 1949 et 1950 dans le Nord.

Aragon est à Lille en avril 1946, il est à Lorette (près de Lens) en juillet 1949 et plus tard il est dans le bassin minier. A partir d’une lecture des Mémoires de Léon Delfosse qu’Aragon a sans doute rencontré (alors qu’il était à Lorette pour la journée) et en 1950 alors qu’il se documentait, entre autres,  pour la rédaction de Mai-Juin 1940, je me livre à une comparaison entre ces mémoires et ce qu’il a dû raconter à Aragon qui l’interrogeait alors pour écrire Les Communistes. On me pardonnera cette longue auto-citation mais elle est nécessaire pour bien comprendre comment travaillait Aragon : « Mieux, dans le détail, la comparaison  attentive entre le récit de Léon Delfosse (et je le répète, son texte des années 1983-1986 est à considérer comme la trace écrite du récit qu’il a dû faire à Aragon) montre comment Aragon distribue ce qu’il a recueilli d’un homme (le témoignage) sur ses personnages. Ainsi, à propos de Léon Delfosse, on relève trois utilisations du témoignage : Léon Delfosse devient, sous son propre nom, un personnage (certes secondaire, un figurant pourrait-on dire) du roman (Léon Delfosse dans le stade d’Hénin-Liétard), Léon Delfosse est le pilotis de ce mineur du 3 qu’Aragon décrit comme « un jeune coq  frisé, maigre de visage » et enfin  les informations qu’Aragon tire du témoignage de Delfosse sont attribuées à d’autres personnages du roman (à Gaspard Boquette, par exemple) ou à des points de vue narratifs anonymes ou collectifs (ce que voient les hommes de la colonne en marche  vers Hénin-Liétard…) 4.

Le voyage d’Aragon dans les Ardennes en janvier 1951.

Après avoir rappelé les éléments de la biographie d’Aragon et les débuts de la seconde guerre mondiale, je m’intéresse aux textes relatifs au périple que fit Aragon dans les Ardennes tant françaises que belges. On me pardonnera (bis) cette longue citation : « Le séjour d’Aragon dans les Ardennes en 1951 est donc intéressant à plus d’un titre. Il attire bien sûr l’attention sur un écrivain relativement oublié aujourd’hui, Jean Rogissart. Mais une étude minutieuse de ce séjour montre aussi combien  le recueil d’informations par Aragon sur le terrain, au plus près de la réalité qu’il décrit, influe sur la rédaction du roman, même lorsque celle-ci a déjà été étayée par des sources livresques. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple : c’est en lisant aux Archives départementales  des Ardennes  la relation d’un officier qu’il corrigea l’erreur faite dans le premier état du  manuscrit de la version originale des Communistes quant à l’absence de portes métalliques dans les fortins : « Dans les blocs, les fantassins  sont à leur merci (des attaquants allemands) : pas de volets métalliques, pas de portes arrière, ou s’il y en a, l’obligation de la laisser ouverte pour permettre aux gaz que dégage le tir des armes automatiques, et les assaillants tournent les blocs, les prennent à revers, lancent des grenades, à l’intérieur ou par les embrasures fermées avec des sacs de sable, facilement déplacés » 5.

Il est vrai qu’Aragon avait écrit : « Il n’y avait qu’une chose à quoi on n’avait pas pensé : que des éléments avaient pu s’infiltrer en arrière par une sente, et tandis que les quatre hommes surveillaient en avant par les fentes du blockhaus, un Allemand a jeté par une des embrasures arrière une grenade à l’intérieur de la maison forte. Tout a sauté, les hommes sont morts… » 6. Ah, cette obligation de laisser la porte ouverte !

Le remaniement…

On peut s’interroger, outre les raisons que donne Aragon, sur celles de ce remaniement. Il est évident que l’œuvre d’Aragon est en mouvement… Lui-même remarque : « … je considère Les Communistes sous leur forme dernière, comme le parachèvement du Monde réel » 7. Et ce n’est pas seulement parce qu’on retrouve dans Les Communistes certains des personnages du Monde réel de ses ouvrages précédents !

Faisons rapidement un sort à la critique littéraire. Aragon écrit : « Il me semble que la critique n’a pas regard avec le sérieux désirable l’aventure de ce roman récrit, laquelle ne répond, à ma connaissance, à aucun précédent » 8. Après être revenu au déroulement de la soirée de la Grange-aux-Belles (le 17 juin 1949), Aragon entre dans le vif du sujet en abordant les modalités de la récriture des Communistes : « Je me bornerai à dire quelques mots de certaines modifications qu’il supposait et qu’on peut classer sous trois chefs : le style, les personnages, l’esprit de responsabilité » 9.

Passons rapidement sur le style : la modification essentielle de cette Fin du monde réel consiste en le remplacement du passé par le présent défini (d’autres changements de temps vont avec ce remplacement, pour des questions de concordance). Cela crée un contraste entre passé et présent (qu’Aragon caractérise par ces mots : « Cécile quittée, Jean est ramené au petit écran, au train-train de l’imparfait », les souvenirs et l’actualité… A cela, l’auteur ajoute qu’il « allait falloir débarrasser la nouvelle version ce qui lui était désormais inutile, et me décidai à une série d’opérations chirurgicales» 10. Ce qui montre qu’Aragon a  pris la décision d’arrêter son roman à juin 1940… Par contre, l’esprit de responsabilité mérite plus d’explications (d’ailleurs, Aragon consacre à ce thème environ 4 pages ou 8, à peu de choses près, (réservées au réalisme car Aragon a bien l’idée d’écrire un roman réaliste) sur les 27 que compte La Fin du monde réel, soit un peu plus du tiers de l’édition de la Pléiade.  Je ne peux résister  à raconter l’histoire que narre Aragon dans Mai-Juin 1940, à savoir celle de Jean de Moncey et de Raoul Blanchard parlant de L’Histoire du Parti communiste (bolchevique) de l’URSS (dûe à Staline), Aragon se contentant d’ajouter à la version primitive ces termes : « C’est beau la confiance » 11. A quoi il faudrait ajouter l’affrontement verbal entre le communiste Prache et le socialiste Dansette (p 633), les interventions de Blanchard, etc… Ce ne sont pas les exemples qui manquent !

Notes

1.  Aragon, Les Communistes, tome IV de la collection La Pléiade, éditions Gallimard, Paris, 2008, pp 1361-1362.

2. Lucien Wasselin, à lire dans Les Annales de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet n° 9 (2007), pp 235-249, Aragon, Léon Delfosse et mai-juin 1940 (sous-titré Une contribution à l’archive des Communistes), dans la même revue n° 10, Aragon et Rogissart en janvier 1951, (2008), pp 134-145 (enrichi d’une carte montrant les localités visitées par Aragon tant dans les Ardennes françaises que belges) et dans le n° 59 de Faites Entrer L’Infini, la revue semestrielle de la Société des Amis de Louis Aragon & Elsa Triolet, La Maison forte, un prétexte romanesque, (juin 2015), pp 24-29, les deux études précédentes. 

3. Aragon parle avec Dominique Arban, Seghers éditeur, Paris,1968, p 153.

4. Les Annales de la SALAET, n° 9, p 248.

5. Les Annales de la SALAET n° 10, pp 142-143.

6. Aragon, Les Communistes (version originale), éditions Stock,  Paris, 1998, p 740.

7. Aragon parle avec Dominique Arban, Seghers éditeur, Paris, 1968, p 154.

8. Aragon parle avec Dominique Arban, Seghers éditeur,  Paris, 1968, p 153.

9. Aragon, Les Communistes, tome IV de la collection La Pléiade, éditions Gallimard, Paris, 2008, p 627.

10. Id, p 630.

11. Id, p 633.

Présentation de l’auteur




Anthologie mondiale de la poésie…

« Plaisir de lecture »

C’est un pari audacieux, voire hautement risqué que nous propose les éditions CARACTERES, sous la houlette de sa directrice Nicole Gdalia, également poétesse et universitaire. Docteure en Sciences de l’art et des religions, elle a été notamment responsable de la chaire UNESCO, pour le dialogue interculturel. - dans le cadre du 71èmeanniversaire de la fondation des éditions Caractères par Bruno Durocher. Une maison d’édition discrète implantée au 7, rue de l’Arbalète dans le cinquième arrondissement de Paris, mais qui a fait ses preuves depuis quelques décennies,  grâce à son important catalogue dans le domaine étranger.

Une anthologie de la poésie mondiale, en deux volumes, sous un luxueux coffret, qui ne tardera pas, soyons-en certains, à devenir « collector ». 372 auteurs répartis sur  96 pays avec d’étonnantes surprises. Un travail titanesque réalisé en collaboration avec Sylvestre Clancier et Jean Portante, et avec le concours la Région Ile de France. Un graphisme particulièrement singulier et soigné, il faut le souligner, avec de nombreuses illustrations couleurs et des photographies d’auteurs.

Perdurer la mémoire de son fondateur…

Occasion aussi de rendre hommage à son fondateur le poète Bruno Durocher ou Bronislaw Kaminski, né à Cracovie (Pologne) en 1919.  Sa mère médecin le confie très tôt pour sa scolarité, à l’institution des frères Piaristes, ou Ordre des frères des écoles pies, fondé au VIIème siècle par Saint José de Calasanz, où il se révèle être un élève particulièrement brillant et précoce avec un fort attrait pour le mysticisme, une qualité rare d’ailleurs qui ne le quittera jamais et  qui de fait ne sera jamais contestée par la suite. Vers la fin de sa vie, on le qualifiera même de « Prophète », un qualificatif réputé insondable car « non révélé » au commun des mortels (non pris, non-dit, non communicable).

Ainsi, très jeune adolescent, il se révolte contre les injustices sociales, contre la vie littéraire figée, contre tous les aspects conventionnels de la société, en déclarant ouvertement sa liberté de parole et de ton.

Anthologie de la poésie mondiale, (sous la direction de Nicole Gdalia, Jean Portante, Sylvestre Clancier). Pack en 2 volumes A-L ; M-Z, 55 euros, éditions Caractères.

A l’âge de 17 ans, il publie un premier recueil de poèmes qui fera date et qui lui vaut le surnom fort enviable de « Rimbaud Polonais », de quoi bien débuter dans le monde des lettres. Malheureusement au cours de l’été 1939, l’Allemagne nazie envahit la Pologne et le poète n’échappera pas à l’arrestation. On l’enregistre comme jeune intellectuel. Il est ensuite interné successivement aux camps de Struthof et Sachsenhausen.  Il passera ensuite cinq longues années dans le camp de Mauthausen endurant le froid, la malnutrition dans des conditions hygiéniques épouvantables et inhumaines. Il survit néanmoins par miracle. Lorsqu’il est enfin libéré en 1945. Il est alors conduit à Paris par la Croix-Rouge française où une nouvelle vie va pouvoir enfin commencer malgré la disparition de toute sa famille. Il rêve alors de fraternité et de langue universelle. Il apprend l’Espéranto, se consacre à la lecture et à l’écriture avec une fougue inhabituelle. Le poète malgré les souffrances n’a pas perdu de son désir de vivre en montrant au monde, que la dignité retrouvée est porteuse de tous les espoirs. Mais il faut continuer à se battre enfin de pouvoir se regarder en face dans un miroir sans rougir « d’être ce que l’on est ». Et il est clair que le poète, lui, le rescapé des camps de la mort, n’a pas à rougir d’avoir ainsi survécu à l’infamie troublante des hommes sans cerveau. Pourtant et paradoxalement il ne leur voue aucune haine manifeste. L’Homme aurait-il pardonné à ses bourreaux ? Là encore c’est tout un mystère !  Et c’est au cours de cette période qu’il fonde avec quelques amis poètes, Jean Follain, Jean Tardieu, André Frènaud, la Revue Caractères qui publiera les plus grands noms de l’époque, puis les éditions Caractères qui à leur tour révéleront de jeunes talents. Il fait d’ailleurs l’acquisition de sa propre imprimerie artisanale qui finit par devenir célèbre avec le temps.  Pour ceux qui ont eu la chance de le connaitre, on se souvient d’un personnage effacé derrière son petit bureau, à peine éclairé presque en contre-jour.  Un homme au regard lumineux, aimant, mais portant les stigmates d’une souffrance encore présente. Un homme à la parole quasi silencieuse, souvent douce et mesurée, parlant rarement de lui mais plus facilement de l’AUTRE. Et très à l’écoute des jeunes poètes de son temps, il s’amusait parfois d’ailleurs d’écouter ces jeunes « trublions » utopistes et impatients voulant refaire le monde à leur manière, non sans quelque naïveté toutefois, mais certainement sincère…. Après sa disparition Nicole Gdalia reprendra le flambeau avec l’enthousiasme qu’on lui connait, ne parle-t-elle pas d’ailleurs elle-même, souvent de Fraternité. Ainsi « Le Prophète » ne disparaitra-t-il pas….

 

« Quand le silence fut sur les cendres de mon monde j’ai tâté mon corps sans croire qu’il existe car il était composé des os et de la peau comme un squelette habillé d’un drap »

« Langue de mon pays natal végétait en moi comme une mauvaise racine comme un souvenir qui revenait à la réalité »

A l’image de l’homme

Editions Caractères 1975-1976

Des choix judicieux et éclairants …

Les anthologies de poésie font actuellement légion, mais admettons-le toutes n’ont pas le même attrait et la même vocation. Souvent thématiques et répondant le plus souvent à une ligne éditoriale bien définie, permettant de mettre en valeur des auteurs de tout bord, et c’est tant mieux, elles n’en demeurent pas moins éphémères, voire vite oubliées, maladroitement rangées dans les rayons des rares librairies qui les accueillent. De même que le choix des auteurs proposés s’avère souvent aléatoire et très ciblé, chaque éditeur ayant ses petites préférences littéraires, ce qui somme toute semble assez logique. Certes l’on retrouve certains d’entre eux dans de nombreuses publications avec une belle visibilité à force de patience et de temps. Mais leur nombre demeure fort limité, sorte de loterie implacable propre à générer des frustrations et des rancœurs chez » les oubliés de l’histoire littéraire », mais il est assez rare qu’une grande œuvre passe inaperçue.

Une poésie qui se veut bien vivante et au-delà des frontières !

Qui permet au lecteur de se faire une idée assez précise de la production poétique et littéraire d’une période donnée. Et c’est tout le mérite de cette anthologie où l’on côtoie inlassablement des poètes disparus, mais qui ont marqué leur temps, Antonin Artaud, Claude Aveline, jacques Bens, Luc Bérimont, Michel Butor, Jean Cassou, Georges Emmanuel Clancier, Juliette Darle, Pierre Emmanuel, Isidore Isou, Pierre-Jean Jouve, Jean Laugier, Joyce Mansour,  Bernard Noel, Jean  Rousselot, Raymond Queneau, et tant d’autres encore que  nous ne nous lassons pas de lire ou relire ; et les vivants , Jacques Alyn, Jacques Ancet, Ben Vautier,  Sylvestre, Clancier, Michel Deguy, , Jacques Jouet, Nelly Kaplan, Nohad Salameh,, Vénus Khoury- Ghata etc… Et puis bien sûr des poètes de tous les continents pour n’en citer que quelques-uns.  Frederico Garcia Lorca, (Espagne), Edouard Glissant (Martinique), Vahé Godel, (Suisse), Ossip Mandelstam, (Russie), Edouard Maunick (Île Maurice), Paula Meehan, (Irlande), Czeslaw Milosz (Pologne), Géo Norge (Belgique), Erza Pound (Etats-Unis)  Bejan Ratour (Turquie), Yannis Ritsos (Grèce) etc…

En clair une publication rare qui tombe à pic, dans une période désabusée, où chacun se regarde en chien de faïence, sans trop savoir quelle direction prendre faute de marqueurs probants - où les rapports humains apparaissent parfois disloqués, voire mortifères, où la parole et les mots ne semblent plus avoir de réelle importance -où l’on confond la fragilité du sable et du vent, avec la force du granit et du fer, multipliant les confusions du genre humain. La poésie s’affirme alors, comme le meilleur rempart de notre liberté. Merci à toi Nicole, et nous n’en attendions pas moins de toi, pour ce rappel pour le moins salutaire…