Marie Roumégas, Premiers espaces, Liliane Giraudon, Pot pourri

Marie Roumégas et le silence de l'île

Marie Romégas dépeint une île sans nom, évoquant la Crète ou la Corse. Le soleil, la terre rouge et les maisons chaulées incarnent la dureté insulaire des paysages méditerranéens à travers des scènes simples et puissantes. Bien plus que derrière un objectif photographique une telle poète interroge l’imprévisible, l’improbable activés par le double désir : voir et ne pas voir. Voir enfin ce qui ne se voit pas d’emblée, pas à pas, saisir ce qui s’organise contre ce qu’il y a d’inique sous la loi qui préside à l’absence de vie. Ici l'île devient première : y voir par où ça passe où nous croyons que le monde s’engendre.

D’où ici le commencement, le recommencement, la déliaison, le dé-lire au sein de reliefs peu à peu étrangers dans leur familiarité pour lecteurs et lectrices au prix d’une incessante variation ou fuite. Pas d’événement dans les photographies (Marie R omégas ne fait pas le coup du thème ou du motif : juste des fragments de langue, fragments compacts luttant contre la décomposition ; fragments refaits de clichés retournés, d’images reprises, de mots retenus sous occlusion intestine.

Alors, peut-on parler de déroulement, de dépliement, de levée, de sortie pour reprendre ce qu’écrivait Kafka « le lieu de ma naissance », bref à ce qui fixe, qui fait référence. Écrire revient donc à instruire son propre procès dans une suite de visions, de figures de destin et de mémoire forcée de la langue que ton l'œuvre réactive sans fin.

Écrire l'île c'et donc tenter de se déplacer, faire un pas, exister comme effet du déjà initié dès de lieu. où l'auteure reconstruit des fresques afin de savoir comment c'était avant dans une telle archéologie du savoir. Des traces vibrent d'un bourdonnement d'insectes mais d'insectes qui ne disparaîtraient pas lorsque la lampe s'éteint.

Marie Roumégas, Premiers espaces, Unes Editions, Nice, 96 p., 17 €.

L’artiste du haut de la montagne - où elle s’est sans doute retirée - cherche savoir comment c’était le passé. Elle en suit les traces, reprendre à partir de là. Voici après tout un drôle d’endroit pour une rencontre mais qu’importe. Transferts, rattachements. Mais isolations idem. Dégustation en silence de mouvements qui reviennent, liés à un essieu du temps.

Réunies en scansion les poèmes forment un tour de l'île. Ils inscrivent des légendes en nous de toute sorte de toute confluence où nous ne devenons des insectes fous emportés dans ses tourbillons farouches. Nul peut dire si nous sommes alors avant après la ruine :  nous regardons c'est tout. Mais chaque image reste imprimée sur la rétine par les mots. En conséquence les poèmes sont turbulents, flotte sur l'île. Tout semble stable mais rien ne sera stable et fixe en nous. Puisque, à l'inverse de l'île, rien ne l’a jamais été et l’être ne possède pas de fond.  Mais ici les textes multiplient les images quasi premières  et dans le genre c'est bien.

 

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Liliane Giraudon et son road-mots-vie

Le titre Pot-pourri  malgré son acception s’’apparente, de lie, s’agrippe au genre de la poésie et sans le moindre doute possible. Toutes les sections du livre touchent directement au poème. Er l’auteure de nous aider : « C’est quoi la poésie ? On la fait avec quoi en dehors des mots ? Ça vient d’où ? Ça traverse quel corps ? Avec des retouches, des morceaux de poèmes morts, des laissés pour compte. »

Liliane Giraudon construit une conversation avec sa poésie, son temps et en toute liberté de manœuvre. Elle revient en arrière, retrouve les traces du travail de ses poèmes – exécutions, réussites, échecs. De plus un falbala   d’archives (pages de cahiers, dessins, collages, scénarios de films non tournés, morceaux de théâtre injouables, projets abandonnés) oriente avec émotion et humour vers ses derniers travaux aboutis.

Le livre construit de fait pour Liliane Giraudon le cursus de son autobiographie et de sa poésie. Les deux sont inséparables à la question « comment habiter le monde ? ». Et ses corpus livresques deviennent le réceptacle de traces qui, écrit-elle, s’agencent, « poursuivant la traque fantôme d’une forme-mouvement appelée poème. »

Sa poétique est à l’inverse du surréalisme. Tout est, au contraire, chez elle existentialiste. Qu’importe si parfois les escaliers d’un poème  montent vers un « No Exit ». Mais ses poèmes sont plus des pièces que  des cellules d’un perpétuel huis clos . Et chez elle il n’existe personne à blâmer ( sinon elle-même avec un poil voire une coupe  de  lucidité). Son travail est donc une ascèse et son œuvre rappelle parfois la sourde menace et la vulnérabilité. Dans ce but elle a multiplié les cellules souches plus que mères pour rêver d’harmonie et de paix contre  chaos et  zizanie.

Liliane Giraudon, Pot pourri, P.O.L  éditeur, 2025,  152 p., 20 €.

Saluons aussi une de ses qualités parfois superfétatoires :  Liliane Giraudon ne joue pas les “malines”, ne reste jamais en postures figées. Elle cherche - par différents agencements, dont le dessin lui-même - libérer son esprit. Indulgente pour les Don Juan elle refuse le faux-semblant et le bellâtre. Certes pour elle le geste d’écrire ne suffit pas. Ce qui compte demeure le résultat.

Son livre rappelle enfin que créer reste un acte pas une théorie. C’est une dérive voire une « pathologie sublime » quand ses mots tatouent la béance et le plein. Le tout à la suite de son et de ses temps en ses textes pliés, dépliés, parfois troués, torturés, déchirés, tournés sur eux-mêmes en nœuds de résistance, reprise, répétition, rupture. L’objectif est de sortir parfois de tout effet de réel pour creuser l’énigme, le mystérieux.  Sa poésie est donc Road-mot-vie avec parfois une  belle complicité du mensonge mais pour refuser d’exhiber son leurre.

Reste chez elle la pulsion, la force d’affect, la fragilité des femmes spiralées. Pour Liliane Giraudon la vie est une grotte. Une telle ex-petite fille devient derviche en avers, revers, évocation plus qu’exposition là où dans ce texte, la documentation est accessible sous laquelle se cache une robe rose mais sans faire tapisserie. Une araignée dans sa tête tisse sa toile. Ici l’eau bout et l’au bout aussi chez celle qui dans son agressive douceur devient la sainte diablesse dont le bât blesse. Vampire au besoin elle ne suce pas mais crache son venin, sa puissance

Sans pathos, juste avec le symbolisme de l’élan vital jamais  faire pleurer margot elle dit adieu à la petite fille en elle et veut toujours savoir comment les choses fonctionnent. Aussi bien les étoiles que le corps. D’où son intérêt pour les particules élémentaires et leurs articulations. Afin aussi que sa curiosité vis à vis de ce qui est érotique et sexuel ce qui n’enlève rien à son intellectualisme et mécanisme d’attraction. L’œuvre est avant tout un travail de découvrement, d’investigation contre l’ignorance et la superstition.

Chez elle la poésie est donc connaissance sans parler de sublimation, qui ne reste souvent qu’une habileté. Liliane Giraudon   ne manque ni d’arrogance, ni d’ambition. Elle s’affirme indépendante et affranchie. D’un côté la sans peur, de l’autre (la coupable) qui tremble. Sans doute elle se sens très bien comme ça. D’autant qu’elle sait ce qu’elle vaut :  raisonnable   intelligente et “dérangée” (qui la rend plus riche). N’est-ce pas tout compte fait la meilleure définition de la poésie ?

Ce qui est important pour une telle auteure n’est pas l’origine de la motivation de son travail mais la façon dont elle est parvenue à vivre avec. Les deux sont inséparables. Sa tache reste de se concentrer son travail par tissage d’une toile afin d’accéder à son œuvre. Elle sait jusqu’où, à travers elle, elle on peut aller. Son travail reste guidé par une seule limite : ne pas se déposséder. Passer – au besoin – à côté de la vie mais pas à côté à côté du sujet. C’est prétentieux sans doute mais elle le sait parce qu’elle est modelée par ce qui lui résiste et aussi par ce à quoi elle résiste.

A noter :  Le Centre international de poésie Marseille (Cipm) consacre une grande exposition à Liliane Giraudon à partir du 20 septembre 2025.

Présentation de l’auteur

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Cypris Kophidès, Ce monde en train de naître

Cypris Kophidès saisit le drame contemporain des réfugiés pour nous proposer un récit poétique sur les désastres de l’exode et les douloureuses reconstructions après les traumatismes subis. Le personnage d’Anna est ici la poignante figure de toutes ces femmes et de tous ces hommes ballottés par l’histoire. La poétesse, pour nous parler de ce drame, alterne habilement dans son récit des passages en vers et en prose.

Anna a fui son pays comme d’autres, sous d’autres cieux ou à d’autres époques, ont fui la Grèce des colonels, le Chili de Pinochet, la Syrie d’Assad, ou fuient aujourd’hui l’Afghanistan des talibans ou la Russie de Poutine. Anna fuit la guerre. La voici engagée, nous dit Cypris Kophidès, dans une « interminable marche/sous le gris cendre des nuages », dans « le fracas des bombes ». Avec, à l’horizon, « les fumées rouge et noir des incendies » et, tout près, « les aboiements des ordres criés ». Anna est une artiste. Dans son pays, elle peignait. Elle cuisinait aussi. Anna fuit. Elle se sauve. La voici enfin à l’abri. « La guerre est là-bas au loin/ mais cogne toujours dans les entrailles ». Dans sa folle traversée, un vers du poète grec Yannis Ritsos l’apaisait : « La paix est un verre de lait chaud et un livre posés devant l’enfant qui s’éveille ».

Dans ce pays où elle arrive et qui n’est pas en guerre, il y a Lucia et François qui tiennent une brasserie et qui l’accueillent. Deux bons samaritains qui « cherchent avec elle des locations ». De fil en aiguille, des liens se tissent avec des femmes qui « viennent d’ailleurs » et qui « elles aussi ont franchi des frontières ». Anna respire. Elle pourra même, bientôt, exposer des peintures. Mais peut-on vraiment se guérir du malheur ? La voici happée métaphoriquement par une forêt, « un monde aux lois obscures/ un monde surgi des profondeurs noires/de la terre ». Mais Anna surmontera l’épreuve, se libérera progressivement de ce fardeau. Le récit de Cypris Kophidès laisse entrevoir, au bout de la nuit, une forme de résilience après son « périple intérieur ». Anna se réconcilie avec le monde. Elle découvrira même l’amour.

Cypris Kophidès, Ce monde en train de naître, Diabase, 128 pages, 16 euros.

A travers ce portrait de femme, Cypris Kophidès nous parle, certes, d’une grande tragédie contemporaine et de ses impasses, mais elle laisse poindre de bout en bout, à travers son personnage, la force du désir. Tout est sans doute possible, en dépit du malheur, « tant que la poésie n’aura pas dit son dernier mot » (comme le dit Marc Baron dans son dernier livre). Et d’ailleurs la voix des poètes n’en finit pas de résonner dans son récit poétique. Elle cite Khalil Gibran : « La terre est ma patrie, l’humanité ma famille ». Ou encore le grec Odysséas Elytis : « Voilà pourquoi j’écris. Parce que la poésie commence là où la mort n’a pas le dernier mot ». Née d’un père grec et d’une mère française, Cypris Kophidès a de solides références.

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Jérémie Tholomé, Le Grand Nord

Les rats propagent la bonne parole en publipostant des alexandrins

Jérémie Tholomé est un poète-performeur belge. Son enregistrement du poème « Charleroi » mis en musique et en images est facilement accessible sur internet, de même que le poème « Blablabla » lu par Laurence Vielle. Le Grand Nord est son troisième recueil après Rouge Charbon (2019) suivi de La Fabrique à cercueils (2020) et avant Memory Babe (2022), le tout chez l’éditeur MaelstrÖm reEvolution (Bruxelles).

Le Grand Nord, lauréat en 2021 du prix Hubert Krains décerné par L’Association des Écrivains belges de langue française, se situe dans un environnement nordique, certes, avec des yourtes et des ours perdus dans la pourga (tempête de neige) mais surtout dans un futur dystopique peuplé de poules mécaniques, de corbeaux électroniques, de baleines et de morses synthétiques. Dans cet environnement naufragé où « l’oxygène s’achète en comprimés pelliculés », les champs de canne sont contaminés au chlordécone tandis que « le glyphosate préside aux destinées de l’industrie alimentaire ». Quant à la banquise, elle « connaît sa destinée » ! Et ce n’est pas « en cultivant des pensées toujours plus hallucinogènes sur la décroissance » ou en réfutant « les thèses des politiciens steampunks sur le refroidissement climatique » qu’on surmontera la crise écologique. Pas de pitié pour les petites bêtes : « les déchets d’épice industrielle détruisent l’habitat des écureuils bleus », même si « les taureaux morts donnent naissance à de nouveaux insectes ». Dans ce bestiaire cauchemardesque les chiens sont balafrés, les mouettes en carton, les poules répliquantes, les oiseaux d’acier, les coccinelles électrogènes, les moutons électriques, les sirènes narcotrafiquées, les singes se transhumanisent et « les ours polaires ont le cœur tétraplégique ».

Sous une stratosphère vacillante, les humains se débrouillent comme ils peuvent, l’amour est devenu un  sujet de récits – « on en regrette les détails dermatologiques » –, ce qui n’empêche pas de ne penser « qu’à l’argent, au sexe et à la mort parfois même dans cet ordre là ». « Les souliers s’usent à force de parcourir les mêmes névroses ». Seule l’enfance dont les rêves sont peuplés « d’images de cimetières de locomotives », pourrait garder un semblant d’innocence : « on devine un dieu rédempteur quand un enfant approche une loupe d’une fourmi ».

Jérémie Tholomé, Le Grand Nord, Bruxelles, MaelstrÖm reEvolution, coll. « Rootleg », 2022, 78 p., 8 €.

Le Grand Nord, poème apocalyptique, n’induit pas pour autant la sinistrose chez le lecteur. Car si les thèmes abordés ne prêtent pas à rire, le ton est léger, souvent absurde et les éclairs noirs de lucidité se perdent dans un ciel plutôt rose. On peut en juger par le verset suivant :

« Les canards épluchés savent pertinemment que leur problème vient des hordes de passereaux timocrates / On commandite des études sur les bienfaits indéniables du saccharose / En nettoyant nos artères avec du gaz moutarde reconditionné / Et les journées de travail se diluent dans le temps de cuisson des œufs durs »

Le texte se présente ainsi, à raison de deux versets-paragraphes par page, à peu près de cette longueur, les vers étant écrits à la suite et séparés par des /. On appréciera sur l’exemple ci-dessus le mélange d’absurdités (vers 1 et 3) et de notations pertinentes : le vers 2 dénonçant (par antiphrase) l’abus de sucre tandis que le vers 4 annonce un futur où les emplois seront de plus en plus rares.

Tout cela fait de Grand Nord un texte qui séduit par une inventivité langagière au service de certains rappels utiles à propos des menaces pesant sur l’humanité.

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Runes& ruines, Anthologie dirigée par Marilyne Bertoncini

Marilyne Bertoncini a choisi un très beau sujet qui a suscité de multiples poèmes et illustrations. Les mots « Runes » et « Ruines » ne sont séparés que d’une seule lettre et comme le dit la poétesse dans sa préface : « Les ruines portent en elles le mot « runes » - et avec elles la possibilité de les sauvegarder, par la poésie… ».  Se lit un grand espoir dans la « force des mots » qui pourraient « mettre en lumière » toutes les traces précieuses susceptibles de résister à la barbarie.

Runes et ruines accompagnent l'humanité aussi bien dans sa folie destructrice que dans ses merveilles. Certains poètes ont mis plutôt l'accent sur « l’enfer », l’effacement, la dévastation. « Même le soleil s’use » (Anne Soy). D'autres tentent de déchiffrer plus positivement la langue des runes et des ruines qui habitent aussi bien notre monde intime que le monde extérieur. S’exprime un grand besoin de dire, de crier, de créer pour résister aux saccages, à la guerre. Comme un pari de préserver ce qui reste à préserver. Ne pas capituler, tenter de saisir les nouvelles structures, les nouveaux mots, les nouveaux rêves. S'inscrire dans une vaste Histoire sans nier les horreurs mais faire encore confiance en l'humain que la poésie ne cesse de révéler. Ainsi, d'un temps immémorial à l’avenir, en passant par le présent, nous naviguons dans de nombreux espaces, conviés à une grande variété de sens. Cohabitent des visions terribles du réel et des ouvertures qui font du bien. La parole se déchire ou construit des liens : « Tu essaies de rendre habitable cet aujourd'hui » (Patrick Joquel). Alors faisons « taire les oiseaux de mauvais augure ». Retrouvons une respiration au lieu même de notre fragilité et de nos déchirures. « Qu’ici humanité et rêves jamais ne capitulent ! » (Béatrice Pailler)

Runes & Ruines : Anthologie Collectif dirigée par Marilyne Bertoncini pour Embarquement Poétique, 2025, 116 pages, 14 €.

Cette riche anthologie nous fait signe aussi bien dans nos failles, nos monstruosités qu’en tout ce qui nous grandit, nous dépasse dans la création. En particulier dans la poésie qui ne sauve pas mais donne des lueurs à nos ombres. Les mots : « L’embarquement poétique » sont très justes. Nous sommes absolument embarqués et partie prenante de cette grande aventure d’éveil et de lumière.

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Sonia Elvireanu, La lumière du crépuscule / La luce del crespuscolo

La poésie de Sonia Elvireanu célèbre toujours la beauté de l’ évanescence, si précieuse dans sa fragilité. La lumière du crépuscule, fugitive par essence, en constitue le sanctuaire.

C’ est pourquoi « le crépuscule / ravive les flammes de la vie / se donne à la lumière », écrit Sonia. Sa poésie est touiours une offrande baignée d’abandon. L’ éphémère en fait le prix :  

 

Le dégel est en moi
la fonte des neiges

 

Tout est chemin qui mène à Dieu selon Sonia Elvireanu, entre ombre et lumière : la poésie en est la quintessence.

Les paysages suggérés dans ce recueil sont souvent ceux de la mythologie grecque avec «  un été brûlant », qui ramène le voyageur  - Ulysse – vers son Ithaque :

Sonia Elvireanu, La lumière du crépuscule / La luce del crespuscolo, préface et traduction en italien de Giuliano Ladolfi. Giuliano Ladolfi editore, 116 pages, 2025

 

de retour sur ton rivage aux oliviers,
tu es l’ infini,
l’ immensité de ton Ithaque.                                                                                              

Le syncrétisme au sens de fusion, règne toujours dans la poésie de Sonia Elvireanu. Le Dieu des Chrétiens et les dieux grecs cohabitent harmonieusement dans un monde rêvé, idéalisé peut-être. Tout est « luxe, calme et volupté »1 dans une invitation au voyage apaisée.

On pourrait parler de Sagesse : ce que Sonia nomme

L’ instant de grâce
un instant divin
comme une fête
traverse mon esprit

*

J’ ignore si le mot  « mystique » est adéquat pour caractériser cette belle poésie. Peut-être même est-il superflu voire erroné. Sonia sait ressusciter l’ être aimé. Avec elle , l’ amour est divin avec parfois une lune complice.

je cherche la nouvelle lune
enveloppée de nuages
le ciel où se trouve
le Poème, sa lumière

Le crépuscule, l’ ombre, la lumière venue de « la brise  sans fin du Haut, » telle est la trilogie du Divin alors seulement, nous dit-elle,

un esprit céleste
illumine l’ air
comme si un ange parlait

Ainsi le poème «  Recueillement » offre un miroir subtil de ce recueil et de son autrice :    

" je me décompose et me recompose " , dit-elle. Le poème est une empreinte, lieu de la métamorphose entre humilité et resplendissement. Il y a bien incarnation au sens fort, ontologique, dans la lumière célébrée ici. Entre rêve et réalité, la poésie est incarnée, elle se fait chair pour mieux séduire le lecteur entre mer et ciel.

Note 

  1. Charles Baudelaire L’ invitation au voyage

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Claude Ber, Le Damier de vivre

Ouvrir ce beau livre de Claude Ber, auteure récemment d’Il y a des choses que non (2017), La mort d’est jamais comme (2019) et Mues 2020), c’est tout de suite tomber sous le charme, la grâce même, des cinq aquarelles de Gérald Thupinier qui accompagnent les quinze poèmes en prose de Claude Ber, splendides à leur tour, riches, intenses, vitaux dans leur rythmique souplesse.

Deux arts s’entretissant, s’honorant si finement, tout en dépliant la pleine subtilité de leur distinction esthétique, sans aucun geste d’illustration et loin de toute ekphrasis. Et puis les premiers mots de la première suite, ‘Pavé noir, pavé blanc. La marche du cheval d’échecs sur le damier de vivre’ (I), confirment le haut et dansant sérieux du poème, la puissance de son attachement à l’énigme de notre présence au monde : sa mouvance, son ‘jeu’, son incertitude, ce sentiment de hasard qui habite sa logique. Suit le début d’une longue et cascadante perspective sur l’immense, à jamais mutante gamme de notre vécu, tantôt superbement appréciée, tantôt naviguée avec difficulté ou douleur : ‘Le tragique des destins et l’éblouissement renouvelé d’exister. Les pointillés du bonheur entre les drames. Le chapeau de la cime dégringolé dans l’abîme et la main pleine au poker de la plénitude. L’hécatombe du cancer et l’apogée de la jouissance. Case blanche, case noire. La dévastation de la terre et la mansuétude de l’amour. L’inhumain de l’humain toujours recommencé et le désir dressé en oriflamme…’ (I). Tous les éléments de ce qui est et ce que nous sommes, inextricablement cousus, brodés, dans la même étoffe moirée, chatoyante, à peine crédible, mais là et partout, ‘dans, écrit Ber, l’inusable bascule des vagues rabâchant leur éternelle redite de mort et renaissance’ (I).

La deuxième suite creuse davantage cet étrange enchevêtrement de l’émerveillement et de l’horreur face à ce qui est, comprenant que ‘mathématiquement les raisons de désespérer équivalent à leur inverse sur la durée de l’éternité’, Ber soucieuse d’ajouter ‘mais qui peut compter sur l’éternité?’ (II), le mortel semblant vouloir afficher son absolutisme quand on observe, avec le poème, les infinies preuves de la non-continuité de la chair, surtout celle que l’on ne cesse de manger, ‘dorades et congres, branchies asséchées [à l’étal]’, ‘tête de veau bêl[ant] de toutes ses mâchoires mortes’, ‘graisse de cochon égorgé’ pour accompagner nos désirs de ‘paix et bienveillance’ (II). Et toute cette tensionnelle contradiction-fusionnement comprise comme si manifeste, si vieux jeu, ce qui pousse le poème à se demander ‘à quoi [la parole peut-elle] aspir[er] qui n’ait été déjà tant répété que ne reste d’elle que la carcasse?’ (II).

Et juste au moment où le poème paraît prêt à acquiescer à une condamnation de ‘l’humanité catastrophique de mon humanité [,] sa présomption et sa bêtise belliqueuse[,] son insatiable avidité et son dénuement[…,] son poids d’irrémédiable tassé au fond d’un sac biodégradable’ (II) – juste à ce moment critique, ce point de rupture irréparable, il – le poème, tout ce qu’il représente d’indicible, d’imaginable, d’improbable et de possible – replonge sa conscience dans ‘les aloès fleuris et bourdonnant d’abeilles’ de la troisième suite (III). Dans, dirais-je, un Cela, dont parlent précisément les Upanishads, et qui semble excéder même tous les signes de cette espèce de binarité, de dialectique qui persiste à vouloir dominer notre conception vécue de ce qui se passe au cœur de notre être-au-monde, ce noir-blanc, cet abîme-cime que le poème déploie. Règne ainsi cet indivisible sans nom véritable, cet infini contenant tous les noms, irréductible, car un Un au-delà de ses foisonnantes multitudes, offrant l’expérience de l’ineffable de l’amour, sans doute, pénétration dans ‘la fente de la vie même entre-baillée. Une pause de paix dans son bruyant silence. Ma main augmentée de magie caress[ant] ton visage. Son éclat rayonnant dans la bouffée solaire des mimosas. Leur poussier de clarté comme une réminiscence. Une invite à notre propre lumière aussi fragile et passagère que la leur. L’aimer, dépiauté de mainmise, la vibration le prononçant, y déclin[a}nt un absolu accessible. Intact du mot qui le désigne’ (III). Voici un passage extraordinaire, splendidement visionnaire, ouvert sur tout ce que le langage parvient à peine à murmurer, pris comme il est dans les rets paradoxaux de son besoin de dire ce que Bataille et Blanchot appelaient ‘l’impossible’, d’articuler l’indésignable.

Et tout le recueil, avec ses quinze suites et leur si serein dépliement de phrases courtes, lestes, fluides, bi- ou tri-partites, jamais gonflées ni désinvoltes car site d’un vécu intensément et pourtant généreusement caressé – tout le recueil puisant inlassablement dans un visible, un sensible, ces infinis micro-expériences de ce qui ne cesse de surgir d’un macro-phénomène où tout s’interpénètre et affiche ses interpertinences vivement senties quoique logiquement fantastiques. Le sentiment de ‘l’horreur du monde [qui] n’entame pas la magnificence de l’amour qui n’entame pas l’horreur du monde’ (V) reste le signe le plus vif de l’ubiquité d’une plénitude combinatoire de l’être. Le poème y ‘acquiesce’, semant partout dans ces riches suites ‘décrass[ées du mythique] et de [toute] prétention abusive’ (VI) les signes d’une ‘beauté’ à la fois ‘inaccessible’ et ‘évidente’ et d’une ‘bonté pour essuyer sa peine’ (VIII) au sein de ceux d’un ‘accablement de bœuf harassé’ qui risque de déborder (X). Cette totalité de ce qui est marquerait tout d’une grande intensité dans l’expérience de Claude Ber et en affirme sans cesse la haute et absolue pertinence de ‘n’importe quoi’, cette ‘certitude’ (XI) de ce que Jean-Paul Michel appelle le de notre être-là. ‘Ma vie, lit-on, toujours branchée à son voltage. Intensément puissant. Intensément intense’ (XI). Un rapport, un lien incassable, électrisant, sans fin énergisant, venant des choses qui sont et du moi qui les vit, dans, simultanément, leur nudité et leur ‘transfiguration’ (XIII). Car, comme la dernière des quinze suites nous fait comprendre, toute l’expérience que véhicule, mot sur mot, le poème, reste ‘secr[ète]’ (XV). La draper des formes mouvantes du poétique ne change rien de son caractère d’indécidabilité, de non-‘décisivité’; tout ce qui est demeure obstinément ‘obtus’ au cœur de l’intense, cette ‘confusion de broussailles et une naïveté de dormeur réveillé en sursaut’ (XV). Le poème – ce sont les derniers mots de ce si finement sculpté Damier de vivre – vécu et déroulé en tant que ‘chant [avec] sa plainte dans les tunnels du temps. Leur silence irrémédiable’ (XV).

          Un très beau livre d’une femme remarquable, juste et poétiquement sereine au cœur même des tempêtes.

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Anne Barbusse, Les mères sont très faciles à tuer

Chants pour les à mères

Cependant, méfions-nous du titre de livre d’Anne Barbusse. Et eu égard sa table des matières en quatre chapitres : « Le psychiatre parle, Le dernier jugement, Dans les villes de province, L’automne de la mère »), se déroule d’un même tonneau une histoire d’une mère, d’un fils, d’une famille mais surtout un long et envoutant poème sur la douleur et les souffrances dans divers lieux de Grèce ou de  la province française tandis que et par exemple un «vieux voisin ramasse les feuilles tombées / avant de mourir et que le village mugit son silence ».

Quant à la narratrice, elle ressemble  avec émotion aux femmes qui vivent toutes seules dans leurs maisons. Elle essaie d’avoir la triste volonté du jour mais pas besoin d’aller au bout du monde : partout il y a des arbres où pendent des nostalgies en fleur. Quant aux rivières par définition elles sont violentes surtout les pluies d’automne ou du printemps dans la fonte des neiges.

Bref qu’importe les lieux car dans leur ventre sourd s’‘entendent les moteurs des voitures souveraines mais surtout des hommes qui souffrent face au pourrissement des vignes. Mais il en est ainsi en la solitude des mères. Dans ce livre le lyrisme parfois effroyable  danse sur les plis du vent parfois il se rêve de la mer abolie d’objets inanimés sur une terrasse d’été, « de la saveur de la pastèque ».

Ici la douleur n'a pas pourelle  un seul ami dans la région. Mais Anne Barbuss  tente de la repeindre de blanc même si chez sa narratrice « mon ventre porte cicatrice sur cicatrice un soir / il me fait écouter la Chanson des vieux amants de Brel / et je pleure toute la nuit pour garder un enfant ». Vogue ainsi l’histoire où des femmes se prostituent « à la modernité visible via l'ordinateur ».

La vie tâche de tenir debout dans un village de campagne  ici ou ailleurs. Elle vit « trop de cris qu'elle soit son tombeau ». Parfois se perd l'envie du matin et ses jambes ne portent plus le poids de l’existence. Mais l’héroïne arrive à non-lieu à la terre étrange ‘sans y voir plus que de lumière tombante sur les choses » et elle devient chose parmi les choses, ses désirs éteints et tombés parmi tant d'objets.

Anne Barbusse, Les mères sont très faciles à tuer, Editions Pourquoi viens-tu si tard », Nice, 2025, 160 p., 14 €.

Si bien que chaque mère recèle quelque chose de dangereux et aussi «  Quelque chose d'une allumeuse, d'une emmerdeuse » mais comme le chanteur Arno cité en exergues, l’'amour est toujours dans « les  yeux de ma mère ».  Bref il y a des femmes très méchantes comme des mères révolues (« tu es une petite pute une petite conne ton fils t’a larguée »)près  des murs de pierres et des blocs de béton éboulés. Autant à Olympie que dans la plaine de la Crau.

Parfois la narratrice « pleure comme un homme. S’'il n'y avait eu sone voyage en Grèce tout cela ne serait pas arrivé. La vie se serait passé plus calme « sans espérance avec l'idée que la répétition ne tue personne que les moutons du berger peuvent traverser le village ». Elle déploie seulement ses agissements voire en demandant « au cinéma de lever mon corps » ou appeler  des voix inopérantes, « ne sachant prendre la mesure de mon vide ». Mais elle poursuit par son chant du salutaire, le reste en découle, les gestes se déplient avec effort. Elle  tâche de maîtriser ses absences « superbement irrationnelles » et les jours passent. Le psychiatre n’y fait pas grand-chose : « il parle dans son bureau les angoisses » mais tâche d’ouvrir une vision éclairée. Il suffit que les talus gonflent de l'herbe pluvieuse du printemps même si les enfants restent mutiques dans l’espoir  d'une seconde naissance.

L’auteure via sa narratrice « fait double deuil / je suis la veuve d'un pays et d'un enfant / je suis la veuve confuse de l'univers mêlé d'histoires ».  Elles vivent à ses côtés, vidée et reine, tenant debout à tâtons à peine fréquentant les jours creux. L objectif est d’échapper à son diable jusqu’à ce que ses  enfants du futur fassent partie d’elle.

D’une telle héroïne on  voulut  retirer la langue mais ici elle la tire comme l’escargot sort les cornes portant sa coquille. Rejaillit peu à peu une renaissance chaleur loin des erreurs de pronostic quant à sa nature. Et plus tard des mots n’habillent plus son cadavre.  Cela donne peu à peu un air de fête. Les paroles dansent sur des fils avant de s’envoler comme des anges que les oiseaux emportent.

Présentation de l’auteur




Rémi Letourneur, L’odeur du graillon

Un premier livre de poésie étonnant pour ce jeune diplômé en Sciences politiques et en Histoire. Peut-être faudra-t-il chercher dans l'enfance de Rémi Letourneur, passée dans un quartier populaire de Toulon, ce qui a inspiré L'odeur du graillon, publié cette année par Cheyne éditeur dans sa Collection Grise. Peut-être pas.

De quoi s'agit-il ? Sept longs poèmes (comme les sept jours de la semaine?) d'errance au travers d'une ville (en bord de mer) et à l'intérieur de soi. D'entrée, le titre prévient, le graillon, la nourriture, c'est le première urgence des démunis et l'odeur du graillon peut s'avérer aussi bien cruelle pour celui qui n'a pas les moyens que prometteuse d'une satiété à venir. Cette odeur sera donc une sorte de fil rouge tout au long du recueil, physiquement présente ou plus largement métaphorique d'un monde livré à une société consumériste que refusent l'auteur et ceux qui l'accompagnent.

 

des odeurs de graillon dans la rue
je sais
derrière la porte quelque chose à manger
assez de rues pour se tacher la gueule

 […]

 dehors
c'est la loi qui le dit
interdit de s'en foutre partout
de boire
pas le droit d'être saoul
dehors
avec modération

on a construit dedans pour se cacher de nous
au sec au chaud
au régime
ce qui se passe dehors
on a construit dedans pour l'oublier
mais moi
je n'oublie pas les épices du soir qui tombent
petites étoiles dans nos narines

 […]

 je passe la porte donc
j'ai ce moteur dans les guiboles
le ventre déployé comme une voile
aller vite
le festin est peur-être au bout

 

 Vivre vite, aller vite pour espérer le festin, l'Eldorado. Vivre déraciné, vivre tard, vivre vite chantait Bernard Lavilliers (pardon pour le parallèle) car ce qu'on cherche, c'est toujours plus loin, toujours plus fou, toujours plus beau. La quête de Rémi Letourneur procède un peu de cette façon, dans cette urgence menée plus sans doute par une fébrilité que par l'objet à atteindre. Tant que l'on cavale, on est vivant et tout mérite qu'on l'attrape. Pour l'immédiateté !

 

je trace maintenant
pister du nez le graillon
trouver quelque chose à becqueter dans la vie
de la bouffe du shit des filles
trouver tout ça
il faut toujours aller derrière
derrière la porte
derrière les toits
derrière la rue

 

Je trace, je disais ça quand j'étais adolescent, je me dépêche, je fonce. Vers où, quel but insensé ? Vivre à plein l'instant en même temps que l'abolir, projeté sans cesse.

 

je débarque derrière
et toute l'équipe est là
à bouffer du ciel et des clopes
les yeux orang-outan
sautent courent s'insultent et se battent
ils fument
des narines de dragon
envoient les phalanges pour dire ça va
pendant que le crépuscule enfile
en scred
ses boucles d'oreille prune

c'est comme ça
on se retrouve le soir
tous
on scotche la solitude
sur les épaules d'un pote
on espère
alors on se tend les poings
on crame par le nez
on attend qu'il descende par nos bouches
le kebab mystique
et le plan
qui mène de l'autre côté
de la nuit

Rémi Letourneur, L'odeur du graillon, Cheyne éditeur, 2025, 80 pages, 18 €.

Impossible de ne pas évoquer le langage employé ici, le vocabulaire des « jeunes » ; en scred par exemple (= en douce, discrètement, verlan de discret, scredi abrégé de sa voyelle finale). Le texte en donne quelques-uns, dont nous sommes parfois familiers : meuf, scoot, kiffer, squatter, d'autres moins : le dm – je ne suis pas un habitué d'insta, comme on dit, j'ai dû chercher : traduire par direct message. Mais ce niveau de langue, s'il est consubstantiel aux « personnages » de cette épopée contemporaine, n'est pas pour autant la trame univoque de ce livre ni de son auteur qui n'écrit pas « gueule de bois » mais les obsèques de l'ivresse.

C'est le refus d'entrer dans la norme qu'exprime cette langue, tant dans le fond que dans sa forme. : les autres / ceux qui voudraient que je taffe / perfusé à une chaise / que je fasse rentrer des thunes / et des clous dans mes pompes / je les écoute pas. Même les copains finissant par être douteux quand parmi les potes / certains sont chauds / devenir parents / ils disent / ça fout des rebords au monde / des bouées dans l'eau / crevés ils sont / marcher sans jamais voir le bout / c'est pas une vie // et ils s'écrasent alors / sous les roues d'une poussette / et d'une Kangoo d'occaz'

Loin d'un credo immature, nous avons là une parole de poète qui se voudrait peut-être des semelles de vent, en tout cas éviter celles de plomb.

 

l'errance
c'est la religion des jambes lourdes
et des cervelles en couleur
alors il faut marcher
sans s'arrêter
sans piste ni boussole
à travers le bitume les dunes les forêts
tendre nos pieds vers l'horizon

 

 L'horizon, le mot qui emplit la tête et les yeux de certains enfants ; quelques-uns le garderont dans leur malle au trésor en grandissant.

 

Présentation de l’auteur




Tahar Bekri, Mon pays, la braise et la brûlure

Les frontières entre temps et espace se défont dans l’incessante quête de la mémoire de la terre natale. Je te porte pays, écrit Tahar Bekri, avant de commencer les poèmes suivants par Tu me portais, s’adressant aussi directement à son pays qu’il l’aurait fait s’il avait dialogué avec lui.  L’histoire du poète et celle de sa terre nourricière sont chevillées au cœur d’un livre que l’on lit comme une émouvante traversée des années, par-delà l’absence et de l’exil.

L’histoire individuelle et collective est là à chaque page, avec des rêves, des espérances et aussi les déceptions qui sont venues les démentir. Le pays imprègne chaque vers, avec tout ce qui se tisse d’une vie, d’un chemin. Si la scène de l’histoire est envahie par des briseurs de rêves, ceux-ci ne sauront emporter tout à fait ni les désirs ni les images.  Je te porte pays, répète Tahar Bekri. Car rien ni personne ne peut anéantir ce qui est inscrit au fond de soi. Le poète affirme et réaffirme un amour indéfectible pour son pays, malgré les souffrances qu’entraînent emprisonnement, perte, désillusion.

 On sent tout au long du recueil la puissance et l’intensité de ce qui souffle en braise incandescente. La concision des vers exalte une respiration haletante et l’émotion qu’il y a à toucher ce passé dont souvenirs et sensations ne se sont jamais évanouis. La route sentait la mer/ Le chèvrefeuille et l’huile d’olive / Les vélos se bousculaient malins et habiles / Sfax, Gabès, Tunis ou encore le festival de Tabarka et la rencontre avec Ravi Shankar. Les bribes de l’enfance, transe au mausolée de Sidi Boulbaba ou lait en poudre à l’école primaire, puis celles de la vie estudiantine avec les clubs de littérature et les théâtres ponctuent les poèmes comme les étapes d’une trajectoire. On y retrouve la passion d’un monde en devenir, un monde qui serait meilleur et ouvrirait forcément des horizons nouveaux. Puis dans le fourgon avec trois jeunes camarades / Vers la prison du 9 avril /Ensuite vers Bordj Erroumi dit le Nadhour / La cellule et la petite cour / Tu connaîtras Habib et Habib et Slimane / Fèves aux bestioles dans la gamelle.

Tahar Bekri, Mon pays, la braise et la brûlure, Edern éditions, 2025, 64 pages, 15 € 20.

Langue toujours incarnée, ombres et lumière, drames intimes et collectifs… Est-ce le passage du temps et l’éloignement qui donnent paradoxalement aux sensations et aux paysages une force particulière ? Ou est-ce parce qu’on les porte en soi, faute de les avoir autour de soi, ou de pouvoir oublier ce qui brûle et que la mémoire ressuscite avec un surcroit de présence ?

Ce recueil est en effet à la fois narratif et autobiographique. Le poète y rend vie à une Tunisie qui n’a jamais cessé d’habiter son cœur. L’imparfait des verbes confère à de nombreuses pages une touche de nostalgie, comme un rappel lancinant de ce qui relève désormais de la trace. Pourtant le poète ne cesse pas d’être habité par sa terre au présent. Il y a des êtres / Comme des rayons de soleil / Nécessaires à la vie / Ouvre le jour / Pour leur dire / Le monde est une merveille Car au-delà des ombres qui veulent chasser la lumière, le monde est mouvement. C’est aussi ce que rappelle la très belle couverture d’Annick Le Thoër avec l’intensité des couleurs qui restent au cœur de la braise en sommeil.

Présentation de l’auteur




Marie-Hélène Prouteau, La Petite Plage

Autobiographie d’un lieu

Mona Ozouf a préfacé cette deuxième édition de la Petite Plage, elle évoque ce lieu comme un paysage originel qui ouvre un chemin mémoriel : « Marie-Hélène Prouteau établit sa filiation avec ce lieu-dit au fil de 26 fragments où elle convoque ses souvenirs, ses admirations littéraires (…) Elle a ouvert le chemin de la mémoire. » Ces fragments sont  « autobiographie du lieu » selon l’expression de Erri De Luca  que Marie-Hélène cite en exergue de son ouvrage. Autobiographie d’un lieu mais aussi  autobiographie de l’auteure comme elle le révèle en page 18 : « La Petite Plage, n’en finit pas de dilater la vie, la sienne, la mienne aussi. »

« Ce paysage premier » laisse des traces indélébiles, comme un tatouage sur la peau, il marque aussi le cœur et l’esprit de sa présence ineffaçable : «  Cette petite plage me fait dans le cœur un tatouage d’écume » (p.17). Depuis l’enfance, en ce lieu de mer et de vent, tous les sens sont éveillés.

Si Philippe Claudel vit une passion pour les lieux d’altitude, Marie-Hélène Prouteau de cette terre armoricaine a la passion de l’Océan ; elle invite les lecteurs à la rejoindre en son jardin secret.  

L’écriture est en relation étroite avec le lieu et pour Marie-Hélène Prouteau la petite plage est la matrice de l’écriture à venir, elle est aussi le réceptacle de futures rencontres artistiques et littéraires.

Comment ayant vécu en ce lieu, ne pas être touchée par Les pêcheuses de goémons de Paul Gauguin ou La vague de Hokusai. Devant la mer ou devant ces œuvres, ne pas être submergée par «l’incroyable énergie des vagues… où le cœur se noie. » Comment ne pas être déchirée par le silence de l’Océan quand il est assassiné par l’Amoco Cadiz, un silence  qui alors se fait «  stupéfait, dévasté »

En cette nature de terre, de ciel et d’eau domine le bleu mais aussi beaucoup de couleurs qui éveillent à la beauté, à l’humanité et à « l’éternité possible », cette éternité est présente dans le lavis du peintre He Yifu « qui a donné la parole à l’éternité. », comme elle l’est dans la poésie de François Cheng, «  ma petite plage de sable blanc est une estampe orientale » (p.37), qui aurait été dessinée par un peintre calligraphe et vue par un poète calligraphe en quête du vide et du beau.

Marie-Hélène Prouteau, La Petite Plage, Suivi de Brest, rivage de l’ailleurs, éditions La Part Commune, 2024, 112 pages, 13 € 90.

Marie-Hélène Prouteau sait voir, vraiment voir, elle s’est approchée de l’invisible car  comme le dit un auteur qui lui est cher, Paul Celan « celui qui apprend vraiment à voir, s’approche de l’invisible » ( Microliti )

S’approcher de l’invisible comme ont pu le faire les tailleurs de pierre, quand le lieu se fait ancrage, qu’il devient le réceptacle d’un état d’âme, et qu’ il se fait immuable ; stabilité dans un monde fluctuant, fragile. Un passage du livre prend une tonalité nouvelle à l’heure de la reconstruction de Notre-Dame de Paris: «  J’admire ces hommes. Ils tracent des lignes invisibles depuis le clocher de la chapelle jusqu’aux dunes de Keremma à la somptueuse nudité. Entre ce lieu créé de la main humaine et l’autre, atelier du ciel et de la mer, l’esprit parle. L’on aperçoit un peu de la lumière. Le labeur de ces ouvriers relie ces points par la grâce d’un antique savoir. » (p.60)

Il y a des lieux comme des êtres  qui irradient l’écriture, car ils sont sources de lumière « il y a des êtres, il y a des lieux qui sont des sources de lumière. »(p.94)

 De très belles pages évoquent ces êtres lumineux que furent sa  grand-mère ou l’oncle Paul qui a fait don de son absence…

Cette Petite Plage a donné à la vie de l’auteure sa beauté, elle est ce que Milan Kundera appelle la mémoire poétique : «Il semble qu’il existe dans le cerveau une zone tout à fait spécifique qu’on pourrait appeler la mémoire poétique et qui enregistre ce qui, nous a charmés, ce qui nous a émus, ce qui donne à notre vie sa beauté. »  

En partant d’un lieu, la dimension affective s’élargit, l’esprit s’ouvre au monde et nous mène de la singularité à l’universel, de la représentation d’un espace à la représentation commune de d’autres lieux. Il y a pour Marie-Hélène Prouteau comme pour Kenneth White ou Eugène Guillevic une double géographie, la géographie spatiale et la géographie intellectuelle ; l’écriture capte et l’espace géographique et l’espace intellectuelle pour créer « un espace littéraire » selon Maurice Blanchot.

Ecrire  ce lieu de l’enfance, permet de découvrir d’autres lieux ou de les inventer, d’aller à la rencontre de lieux imaginés ou transformés par des artistes selon un triple procédé définit par Georges Perec d’esthétique, d’intériorité et de poétique.

La Petite Plage est un lieu de lumière, de mémoire, de quiétude, un lieu d’intériorité qui ouvre au monde ; Bien réelle mais par le jeu de la distance, elle devient lieu de l’imaginaire car elle est source inépuisable de création. A la lumière de ce lieu l’auteure aborde l’art et la littérature. La Petite Plage est le lieu d’une identité. Immuable, elle est un pont entre l’hier de l’enfance et l’aujourd’hui, elle a ouvert à l’émerveillement, à la beauté, à la vie intérieure et à l’éternité possible…

Présentation de l’auteur