1

Colette Klein, Après la fin du monde, nuages Requiem

Je suis le savant au fauteuil sombre.
Arthur Rimbaud, « Enfance IV », Illuminations

 

Un chant, Requiem, traces, pour ceux qui disparus demeurent. Des noms, des souvenirs, comme un parfum encore prégnant, des contours de visages, des sommes de vies, ouvrent la voie aux poèmes. Après la fin du monde, nuages, comme dire qu'après la mort des êtres aimés subsiste un ciel sans couleur. Mais jamais clos, toujours lisible, pour Colette Klein, qui transcrit ce qu'il recèle d'éternité, dans une poésie puissante et profonde.

Pour tenter de ne pas oublier, pour faire la somme des soustraits à la vie, peut-être, ou bien rejoindre le lieu où séjournent les morts, qui ne le sont jamais, pour ceux qui parlent de ce mystère, et essaient d'inventer une langue pour dire combien le chagrin inextinguible des disparitions subies creuse dans le quotidien de ceux qui demeurent.

Ils passent, dit le poète...

Mais,
l'oeil, la rétine, peuvent-ils, d'un coup de pinceau, 
saisir les animaux et les villes qu'ils emportent ?

Notre vie, à leur image, s'effiloche, se transforme
jusqu'à l'oubli.

Troupeau de morts passés et à venir qui dérivent
en ignorant que l'horizon
est tout aussi éphémère qu'une goutte de pluie
prisonnière du soleil.

Colette Klein, Après la fin du monde, nuages - Requiem, Les écrits du Nord, Editons henry, 2023, 79 pages, 12 €.

Cette langue est incontestablement la poésie, ce lieu où les mots s'ouvrent sur des abysses sémantiques capables de laisser entrevoir le silence, celui d'avant, et celui d'après. Verbe créateur et cathartique, vers ourlés du souvenir, mais pas seulement, car Colette Klein n'oublie pas, reçoit le monde dans sa grandeur tragique, et la Mort, de tous,  celle des massacrés des charniers enfantés de la folie des hommes, celle d'inconnus que la transfiguration permise par ses poèmes convoque dans un verbe qui rend perceptible cette solitude endogène face à la disparition et cette résilience offerte par l'art.

Poème liminaire comme clausule, En pays de solitude... en signe d'impuissance, accompagnent les notes de ce Requiem, chaque poème, adressé au souvenir.

30 juillet 2009

Pierre
l'ami

Je t'écoute me dire
que tu es vivant dans la mort,

que des nuages ont germé dans ton cadavre
et l'ont porté jusqu'à l'invisible,

que la pluie
protège la poussière de tes os
malmenés par le temps.

Je ne crois en rien,
sinon
aux paysages de l'amour,

à la foudre qui alimente mes rêves
de tes mots, de ta voix, de ton regard.

 

Ici la dimension prométhéenne de la poésie prend sens. Loin des chants orphiques, qui auraient pu occuper la poète, c'est la révolte prométhéenne, avortée par la mort, qui sous-tend le propos, et retrouve sa puissance dans l'acte d'écriture. Comme l'affirme Antoine Spire dans sa préface, ici vit "le peuple de ceux qui habitent dans la tête de Colette Klein (...) cette cohorte de ceux qui l'accompagnent aujourd'hui et demain jusqu'à la fin du monde". 

Colette Klein a dans ses mains ce feu dérobé à l'impuissance, et elle trace le verbe comme elle peint, en osant défier ce silence définitif qui avale le temps.

Présentation de l’auteur




Alain Dantinne, Chemins de nulle part

Alain Dantinne n’en finit pas de voyager. Il s’aventure dans ce nouveau recueil en des contrées toujours plus intérieures, à la recherche du silence et de la solitude. Et c’est la poésie qui le conduit sur ces chemins, bordés des effrayants abîmes de ce siècle, qui ne sont pas sans rappeler ceux du sulfureux Heidegger, lesquels, on le sait, ne menaient nulle part. L’époque a des relents de fin de règne.
La civilisation est un jeu de dupes, une montagne qui, au final, a accouché d’une souris. Les idéaux humanistes ont fait long feu et les étendards du désenchantement flottent sur les décombres d’un monde peut-être perdu pour lui-même. Beaucoup de remous font tanguer les être et les choses. L’inspiration du poète, aussi, dans une démarche volontiers ontologique, dont la feuille de route se propose de toucher au mystère / de l’être même / sa déchirure. L’agitation de l’époque, les ravages du temps qui emporte tout, les amours déçues, éphémères, les amitiés fauchées par la mort, tout cela donne du sens à la démarche poétique d’Alain Dantinne, laquelle tend de plus en plus vers une vérité primordiale, essentielle, définitive, d’où tout émane et tout retourne, dans le mouvement irrépressible de la vie. Et oui, sans doute, là est toute l’errance du poème. Un nomadisme intérieur et perpétuel, qui ne dépend de rien ni de personne. Un souffle qui nous précède et nous suit, sur quoi il convient d’accorder son verbe. Le poème est langage, il reformule et recrée, tout en n’étant dupe de rien. Il est un véhicule pour atteindre l’ineffable et cibler le cœur de la vérité : la langue, oui / comme parole / comme présence à soi. Trouver le lieu et la formule, en quelque sorte, et accomplir la prophétie de L’Homme aux semelles de vent. D’autres voix s’unissent pour jeter quelque clarté dans la pénombre de la poésie : celles de Mathieu Riboulet, Volker Braun, Johannes Kühn, Reiner Kunze et même Léonard Cohen.

Alain Dantinne, Chemins de nulle part, peintures de Jean Morette, éditions L’Herbe qui tremble, 2023, 124p, 17€.

 

Toutes participent à leur endroit à la construction de l’édifice en assurant les fondations d’une écriture vouée depuis des décennies à la liberté intérieure. Alain Dantinne signe ici une étape fondamentale de son périple personnel dont l’empathie pour l’Homme et son destin tourmenté n’est plus à démontrer. Écoutons donc sa parole monter du crépuscule, où se fondent toutes les nuances sensibles de la vie telle qu’elle est, avec ce qu’il faut de nostalgie assumée et d’inquiétude consciente d’elle-même. Vers la lumière. Plus près, toujours plus près, escortée des œuvres richement dépouillées d’un Jean Morette au sommet de son art.

Présentation de l’auteur




Marina Tsvetaïeva, Après la Russie

La guerre menée aujourd’hui par la Russie en Ukraine ne manque pas de donner un relief particulier au recueil Après la Russie de Marina Tsvetaïeva. Publié à Paris en 1928, le livre est aujourd’hui à nouveau réédité. Marina Tsvetaïeva faisait partie de ces Russes qui ont fui la révolution bolchévique afin de trouver de nouveaux points d’ancrage en Europe de l’Ouest. Pour la jeune femme ce fut Paris, mais aussi Prague et Berlin, deux capitales où elle rédigea les poèmes réédités aujourd’hui.

Née en 1892 à Moscou dans une famille d’intellectuels et d’artistes - son père était professeur d’histoire de l’art à l’université de Kiev puis à Moscou, sa mère avait un don rare pour la musique - Marina Tsvetaïeva a commencé à publier dès l’âge 16 ans. Poète inclassable, elle a connu l’exil avant de revenir en Russie en 1939 où elle connaîtra la misère. Son œuvre sera rejetée par Staline et le régime soviétique. Elle se suicidera en 1941 et ne sera réhabilitée qu’en 1955. 

Ne nous attendons pas à trouver dans les poèmes de Après la Russie – ou alors simplement au compte-gouttes – une quelconque couleur locale. Ainsi, après une promenade en Tchécoslovaquie au bord d’une rivière en compagnie de sa fille Alia, Marina Tsvétaïeva écrit un poème dont le titre initial était « Rivières » mais qui s’intitula finalement « Prends garde », dont le leitmotiv devint ces quatre vers : « Auprès de la source,/écoute, Adam, écoute/ce que les artères bouillonnantes/des fleuves disent aux rivages ». Après une visite à son mari qui habitait dans un faubourg ouvrier de Prague (où il faisait des études à l’université), la poète écrivit en 1922 deux poèmes intitulés « Ouvriers » dont le premier commence par ces vers : « Des bâtiments enfumés/dans la morosité noire du travail./Au-dessus de la suie jaillissent des boucles -/ les cieux sont attendris ».  A Berlin, elle nous parle très peu de Berlin sauf pour écrire en juillet 1922 : « La pluie berce la douleur./Sous les averses des stores baissés/ Je dors. Le long des asphaltes tremblants/Les sabots – comme des battements de mains ». Une forme d’opacité, on le voit, imprègne en permanence l’écriture de la poète russe.

 Marina Tsvetaïeva, Après la Russie, Rivage poches, 2023, 147 pages, 8,70 euros.

Traducteur et préfacier de ce livre, Bernard Kreise note qu’il « ne fut pas conçu comme un ensemble cohérent » même si c’est bien « l’univers d’une émigrée qui s’affiche », d’un après de « déracinée » pour qui « la Russie s’éloigne de plus en plus. ». Mais on serait bien en peine, écrit-il, de ranger Marina Tsvetaïeva dans « une catégorie quelconque ». La poète russe, en effet, est hors-normes, souvent déroutante, parfois hermétique. Mais elle assigne à la poésie un rôle éminent. Dans un poème d’avril 1923, elle dresse même son portrait-robot du poète : « Le poète de loin mène la parole/La parole mène loin le poète (…) Il est celui qui brouille les cartes,/trompe les poids et les comptes ;/il est celui qui interroge depuis le pupitre,/qui bat Kant à plate couture ».

Marina Tsvetaïeva nous parle de la tragédie de l’existence indépendamment de son contexte temporel. Elle a bouleversé la langue russe pour exprimer la force de la douleur. « Je n’ai appartenu et je n’appartiens à aucun courant poétique ou politique », écrivait-elle en 1926 dans un questionnaire que l’écrivain Boris Pasternak lui avait adressé en vue de l’édition d’une dictionnaire bio-bibliographique des écrivains du 20e siècle. Dan ce questionnaire, elle parlait aussi de ce qu’elle aimait le plus au monde : « La musique, la nature, les poèmes, la solitude ». Et elle concluait par ces mots : « La vie est une gare ; je partirai bientôt ; où – je ne saurais le dire ».

Présentation de l’auteur




Jaume Pont, Miroir de nuit profonde

La mort est un « fait qui se produit de façon toujours prématurée », nous dit Jaume Pont, en ouverture de son recueil Miroir de nuit profonde. C’est, ajoute-t-il, de cette « expérience de l’extrême » que sont nés la plupart de ces poèmes, puisés dans la matière d’une douleur indicible.

Si chaque être qui vient au monde est voué à inventer celui-ci, dès l’instant où il ouvre les yeux, il le fait dans l’ignorance de l’ombre qui commence déjà à le cerner, elle qui est porteuse de dévastation et de blessure. Illusion de la rose et du bleu,  La vie / se défait / comme un grumeau de rêves.  Au-delà du miroir, le regard se perd, leurré par la trajectoire qu’il se cherche en vain  loin de l’enclos. Faudra-t-il accepter que jamais ne se referme tout à fait une blessure que n’apaiseront pas les hurlements dans la nuit profonde ? Les  bœufs que nous sommes semblent condamnés à leur triste labeur sous les étoiles. Le poète esquisse pourtant les frontières d’un temps qu’il n’a pas connu et qui est encore à venir. Si l’obscurité l’enveloppe, il est néanmoins contigu de la lumière, tout comme existe ce chat aux yeux fendus par le silence, mitoyen d’un silence aux  yeux de chat musqué. À tâtons, le poète rejoint les confins d’un autre versant, où les hurlements finissent par déchirer les ombres : De l’obscur, cependant, naissent l’autre lumière / et le verbe balbutiant de la beauté. Comme si la traversée devait nécessairement passer par la voix dans toute la nudité de son cri...

Jaume Pont, Miroir de nuit profonde, poèmes, édition bilingue catalan-français, traduction de François-Michel Durazzo, L’Etoile des limites, 104 pages, 17 euros.

À cheminer sur une sente désolée, le poète finit par croiser la mémoire, elle qui sait franchir les miroirs, ne serait-ce qu’un instant d’éclair. C’est à peine s’il entend ces voix / chargées de rubis et d’améthystes, / et le maillet du froid qui aboie à tous les vents, / la petite lueur étincelante /lui brûle le fond brumeux de l’âme/comme un foyer démesuré. Il n’est sans doute pas fortuit que Miroir de nuit profonde s’achève avec le poème intitulé « Les mots ». Si la vie est  un mur de chaux dressé face à nous, si la douleur est d’abord un cri, les mots finissent par advenir. Eux seuls peuvent transcender la perte et l’absence. s’ils ne donnaient pas libre cours aux sources /et jamais ne revenaient aux sources les plus profondes, si le fleuve dans lequel on se baigne /était toujours le même fleuve, luisant, ombreux, inaltérable à la lueur de l’âme, / quel fou, dites, voudrait d’eux ? Jaume Pont salue ainsi la rose du poème, lui qui naît sur une langue pleine de feu. Le poète nous offre ici un recueil d’une incandescente beauté, magnifiquement porté par la traduction de François-Michel Durazzo. Le Prix Mallarmé étranger de traduction 2023 a été décerné à Miroir de nuit profonde.

Présentation de l’auteur




spasp, Aphrodite Lamaï et Verkoff l’enjôleur

Maldoror est de retour !

Ce livre titré Aphrodite Lamaï et Verkoff l’enjôleur est un OENI. Je me permets cet acronyme puisque l’auteur les cultive à foison, pas seulement les LCD, GPS et autres DGPS (Differential Global Positioning System), mais aussi le CDFJ, soit la Composition Formelle Des Jours, aussi la cellule AP qui est celle de l’Acquiescement Participatif dans laquelle, après examens divers suivi du feu vert des gouvernants, un couple est enfermé pour convoler pendant une période de deux mois...

Par OENI, j’entends un Objet Écrit Non Identifiable. L’éditeur présente cet ensemble comme un recueil de nouvelles, j’y verrais aussi bien un journal fantastique intime, une science-poésie fiction... Car cet ensemble de courts textes me fait le plus souvent penser à des poèmes en prose – sans doute à cause de leur intensité imaginaire.  

Dans sa Saison en enfer, l’autre qui n’est pas lui raconte plusieurs de ses folies, spasp, qui non plus n’est peut-être pas lui, a aussi les siennes. Il semble bien qu’il connaisse lui aussi un enfer. Dans son prologue il précise que « la peur est là », et dans son épilogue : « L’épaisseur de l’angoisse qui monte / me remplit d’une sueur collante ». Pourtant, spasp est un rigolo ! (Voir ci-contre son autoportrait)

Peut-être que sous sa figure on assiste à la métempsychose de Maldoror (puisque dans ce livre il est question de métempsychose). Le célèbre personnage de Lautréamont quitterait ses monstruosités dix-neuviémistes et plutôt marines pour visiter notre XXIème siècle, histoire de les remplacer par nos nouveautés scientifiques et techniques actuelles et surtout à venir. Un Maldoror, donc, réincarné en un spasp, ou du moins habitant son âme pendant le temps d’une écriture.

Maldoror pourra, avec l’auteur, être aspiré par l’écran de son ordinateur pour entrer dans une autre dimension, il pourra faire l’acquisition à Ha Noi d’une pièce de monnaie qui lui garantira de se déplacer dans une zone d’ombre (qui peut-être l’engloutira ?). 

 

spasp, Aphrodite Lamaï et Verkoff l’enjôleur, éd. Ubik art, 118 pages, 15 euros  – avec des illustrations de l’auteur.

Sous le moindre prétexte il se trouvera doté d’une paire d’ailes diaphanes qui l’enverra virevolter dans les airs, et plus d’une fois il se retrouvera cosmonaute embarqué pour un voyage fort risqué. À moins que, catapulté malgré lui dans la Thaïlande qu’il a connue, une main le pousse dans la cabine d’un salon de massage, thaïlandais donc, où l’attend une forme féminine assise en lotus...

Car, à travers ces diverses tribulations, notre narrateur connait des enthousiasmes amoureux qui malheureusement ne parviennent pas à se résoudre. Ou si c’est le cas, comme dans le salon de massage thaïlandais, il arrête son récit au moment où l’on pourrait lire : ils furent heureux et ils n’eurent aucun enfant. On saura seulement que la belle des belles, l’objet de la quête d’amour qui traverse l’ensemble du livre, pourrait s’appeler Lamaï ; ou Aphrodite.

On l’aura compris, empruntant à la poésie comme à la science-fiction, ce livre est particulièrement déjanté, ce qui fait sa belle singularité. Il n’a rien de gratuit. L’auteur écrit sur son site : « Je parle des mots, plutôt je lance des mots comme des idées qui fusent. Il y en a qui reviennent avec un effet de boomerang et qu’il faut éviter à tout prix. Le danger est partout. »

 On retrouvera dans ces textes l’univers pictural de spasp, du moins celui de ses collages et ses montages numériques. Car avant tout, spasp, appelé aussi Patrick Danion, est un peintre professionnel qui expose à Gent, à Paris, à Singapour. On peut le retrouver sur son site : https://www.tiger-spasp.com/pages/265430/spasp-patrick-danion?isHome=1. Qu’il paraisse dans la collection Libres d’ArTiSte des éditions ubik art basées à Montpellier, rien que de normal.

Présentation de l’auteur




Denis Emorine, Comme le vent dans les arbres

Les arbres du titre sont les fameux "bouleaux" de l'est qui ont abrité tant de mitrailleuses et de morts.

L'est, le souvenir du père et de Natacha aimée traversent nombre de poèmes, qui disent la douleur d'exister quand d'autres sont morts ou perdus.

L'intense blessure de la mémoire, qui persiste et abrège les plaisirs, remue dans ces poèmes d'un poète blessé par le passé.

A quoi bon écrire, sur des tombes, des absences ?

Quel est cet Est d'où vient la mort ?

De brefs poèmes ressassent la douleur, redisant, avec les mêmes mots, la souffrance de l'est, la blessure des pertes, la guerre toujours là, aux aguets, la pauvreté de la poésie pour réparer, effacer les traces.

D'un lyrisme contenu, les textes ont la puissance de l'aveu et la fragilité des ferveurs.

Un beau livre.

Denis Emorine, Comme le vent dans les arbres, édition bilingue français/italien, Ladolfi, 2023, 156 p., 15 euros.

Présentation de l’auteur




Claude Luezior, Au démêloir des heures

Claude Luezior maîtrise l’art de donner à ses livres des titres qui étonnent. En quelle boutique improbable a-t-il bien pu dénicher son peigne temporel ? Dans un bref liminaire en prose il en donne toutefois le mode d’emploi : « convoquer l’insolence, survivre dans le sillon fertile de l’imaginaire » (page 7). De quoi se faire des cheveux.

Le premier texte s’appelle « Rêve ». Est-ce d’ailleurs le premier texte ou l’introduction de la première partie du livre ? Son en-tête est imprimé en roman alors que celui de chaque poème qui suit l’est en italique. On trouve à la page 61 un autre fragment dont l’intitulé est composé en roman : « Suffit ! », auquel succèdent des pièces aux désignations en italique. Je penche pour un ouvrage en deux parties. En deux cycles, devrais-je préciser. Un premier, le plus long, consacré au sommeil et à ses aléas : rêves et cauchemars ; un second dont la désignation apparaît comme une injonction à en finir avec les délires nocturnes.

Pour chacune des deux parties du livre, l’auteur fait alterner des poèmes avec titre, apparaissant en roman, et de courts inserts en vers non titrés et imprimés en italique. Cette composition confère à l’ensemble un rythme particulier : le lecteur croit assister à une série de crises plus ou moins aiguës, entrecoupées de pauses nécessaires pour tenter de faire le point ou de simplement reprendre souffle. Un sommeil agité, en quelque sorte, comme désaccordé par des épisodes d’insomnie voire de somnambulisme.

 Claude Luezior, Au démêloir des heures, avril 2023 Librairie-Galerie Racine, Paris, 96 pages.

La supposée première partie se nomme donc « Rêve ». Le mot employé au singulier désigne la fonction ; il ne s’agit pas d’écrire / de décrire des songes à la manière des surréalistes. Entre endormissement et sommeil lent léger, nos sens nous trahissent et notre raison ne s’avère guère fiable. Le presque dormeur est alors assailli par des sollicitations qui émanent plus de son inconscient que du monde réel. Ce moment vécu hors-sol engendre des interrogations désordonnées : « assoupi / je questionne / des rêves / qui enjambent / la raison » (page 9).

Dans cette zone crépusculaire où il prend une ombre portée pour une chimère, le poète semble pouvoir ou devoir se laisser submerger par des pensées troubles qui ne fraient ni avec la morale : « piller / mon inconscient / de ses rites / barbares » (page 14), ni avec la raison : «au-delà de l’entendement / la folie ténébreuse » (page 30), ni même avec sa façon coutumière d’exister : « à la curée, les songes / saillissent et mutilent / mes rouages casaniers » (page 19).

L’ensommeillé fait jaillir un tourbillon d’émotions troubles où alternent les cauchemars : « en meutes carnassières / des cauchemars inassouvis / sans cesse à la maraude / traquent mes chairs » (page 20), les rêves : « les écailles de l’abondance / étaient nées dans l’eau vive / où scintillait la source / par éclats irisés » (page 37) et l’aveu de désirs inavouables : « courtisane, cariatide / à portée de mes lèvres / la forme pulse » (page 45). Les vers sont courts, jamais d’alexandrins, le rythme échevelé, soutenu par des strophes brèves, l’imagerie baroque entre apparitions de gobelins et interventions de licornes. Claude Luezior délire ou glose  dans une « liberté / paradoxale / structurante / vertige magnétique / aux marches / des énigmes » (pages 13-14) sur la fuite du temps, les avantages et les inconvénients de l’ivresse, les vers de mirliton, la sculpture, l’essence des fleurs, etc.

La seconde partie du livre s’ouvre sur un texte intitulé à l’impératif : « Suffit ! ». Tout un programme : « que basculent / paniques et phobies / que l’on attache / les malédictions / qu’on ligote / nos affres d’arrière-nuit » (page 61) et : « que l’on accueille / l’indispensable / que l’on aiguise / la lumière » (page 62).

L’aube dissout les monstres et fait disparaître les visions de l’au-delà, que se serait évertué à peindre un Jérôme Bosch. Plus de créatures blasphématoires au réveil mais l’animal familier en quête de tendresse : « ma petite chienne / s’est enroulée sur moi-même / apaisée sous ma main / tout près, en un soupir tiède » (page 21).

Le poète sait qu’un bon sommeil est nécessaire pour réparer le cerveau comme le corps, mais devine qu’il peut parfois se présenter comme une petite mort : « Hypnos et Thanatos sont frères jumeaux » (page 71). Aussi doit-il se rasséréner et lutter pour retrouver sa place dans le monde réel : « ne plus être la proie / de cet inconscient / qui me transperce / de toutes mes forces / m’extraire / de cette gangue / à tout prix / réinventer / le soleil » (page 70).

Le poète exorcise ses démons nocturnes en célébrant la lumière, source de vie : « partout, la lumière / pétrit son levain » (page 82). Il faut être poète ou jardinier pour convoquer le lever du jour : « pour dire le miracle / il faut être un simple / au portail d’un jardin » (Aube, page 78). Et triompher en retrouvant le fil des jours d’une vie toujours trop brève, en croyant à l’avenir en des temps de désespérance, tout en se réjouissant de la naissance de « [ce] jour de sucre / de pulpe rare et de blés / manne pour fiançailles / où jubilent / des persiennes ouvertes » (page 88).

Au démêloir des heures pourrait se concevoir, au-delà de la symbolique du jour et de la nuit, du bien et du mal, du rêve et du cauchemar, de la raison et du délire, comme un manifeste qui établirait la mission première du poète : « Porteurs d’inachevé, en rupture avec leurs semblables, les poètes sont-ils ces êtres désignés qui tentent désespérément de traduire une langue rescapée du bannissement et que nous aurions héritée d’un inconscient originel ? » (page 52).

La couverture du  livre bénéficie d’une belle et déroutante photographie d’une installation de Diana Rachmuth : un kimono habité par la lumière.

Présentation de l’auteur




Gérard le Goff, Les chercheurs d’or

Le nouveau livre de Gérard le Goff invite le lecteur à un voyage poétique à travers la littérature des XIXème et XXème siècles. C’est un hommage rendu aux écrivains français ou d’expression française, à ces « chercheurs d’or » qui, par leur exploration de la langue et leur art poétique, ont été au fil du temps les ouvreurs de nouveaux horizons et demeurent les maîtres spirituels de l’auteur.

Le titre trouve son inspiration dans l’épitaphe inscrite sur la tombe d’André Breton : « Je cherche l’or du temps ». L’illustration de couverture représente la rosace minérale qui orne la sépulture : une figuration de la pierre philosophale.

Gérard le Goff propose 58 évocations de poètes « à la manière de », selon une démarche qui nous fait (re)découvrir toute une pléiade de grands écrivains. Chaque texte est précédé par un portrait et par une citation qui annonce un thème à partir duquel l’auteur imagine une variation selon un principe musical. Il s’avère lui-même un maître de la langue et du style.

Les jeunes lecteurs traversent ainsi deux siècles de littérature, d’autres se rappellent leurs lectures et en retrouvent la nostalgie, contents de parcourir à nouveau le fil poétique qui va de Gérard de Nerval à Alfred de Musset, Charles Baudelaire, Lautréamont, Théophile Gautier, de Victor Hugo à Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé, Guillaume Apollinaire,  de Max Jacob à Robert Desnos, Paul Éluard, Boris Vian, Pierre Reverdy, de Tristan Tzara à André Breton, Raymond Queneau, Henri Michaux, René Char, Jean Tardieu, Eugène Guillevic et Yves Bonnefoy. À côté de grands noms d’écrivains, on en découvre d’autres moins célèbres, qui ont subi les horreurs de l’Histoire : Saint-Paul Roux, René Guy Cadou.

Gérard le Goff, Les chercheurs d’or, Éditions Stellamaris, 2023, 161 p., 20 euros.

C’est un parcours initiatique à travers certains thèmes dévoilés dans les citations de l’œuvre de ces poètes mais aussi dans la création de Gérard le Goff qui les reprend dans ses poèmes et ses proses : la vie, l’amour, l’enfance, le bonheur, le rêve, la mort, la guerre, la haine, le mal, la maladie, la tristesse, l’attente ou des motifs tels : le chat, l’oiseau, le ciel, la lune, les nuages, la mer etc.

L’auteur des Chercheurs d’or construit son livre sur la polyphonie des voix, d’une part, celles des écrivains d’un temps révolu, d’autre part, sa propre voix lyrique ou en prose qui rend hommage à ceux qui sont restés des repères dans l’histoire de la littérature française. Il sait bien adapter son style à ceux des poètes évoqués, nous faire ressentir en quelque sorte l’empreinte de leur création, un certain air de leur temps. Il nous offre aussi des notes explicatives à la fin de ses textes en prose pour nous livrer des aspects moins connus de leur vie et de l’histoire des lieux.

Gérard le Goff est simultanément graphiste, poète, prosateur, parfois historien et biographe. Il connaît à fond leur œuvre, leur vie, leur correspondance, les documents qui les concernent, les journaux qui en parlent, les bavardages, les expositions anniversaires, les supercheries littéraires, autant de sources d’inspiration pour lui. Ses textes prennent la forme d’un poème, d’un récit, d’une lettre imaginaire, d’une entrevue. À titre d’exemple, la lettre d’Antonin Artaud adressée à son psychiatre pour lui reprocher d’être traité de délirant et de malade mental, quand il ne fait que confesser ses états mystiques dans ses manuscrits. L’entrevue imaginaire d’un journaliste avec Louis Aragon devient le prétexte à livrer aux lecteurs sa biographie et de rappeler son soutien à Staline ainsi que certaines de ses dérives existentielles. 

On saisit bien le côté ironique, persiflant de l’auteur, son humour discret, mais aussi son penchant pour le mystère, le fantastique, le mélange de réel et d’onirisme, le portrait et la description des lieux. La réalité quotidienne horrifiante se prolonge dans le cauchemar pour évoquer « le mal qui s’insurge contre le bien » dans la  variation sur le thème de Lautréamont (Vers d’amour et de haine). Il s’amuse à écrire le poème Posada à la manière de Blaise Cendrars, en pratiquant un collage d’extraits de la prose de Gustave le Rouge.

Il faut ajouter aussi la passion pour le dessin de Gérard le Goff. Les 58 portraits réalisés au crayon et à l’encre, au regard si vif qu’ils semblent nous regarder depuis le passé durant notre lecture.

Présentation de l’auteur




Marilyne Bertoncini, Alma Saporito, Scatti di luce / Instantanés de lumière

"Quand les mystères sont très malins, ils se cachent dans la lumière." Avec cette phrase de Jean Giono, Marilyne Bertoncini parvient à résumer le sens du précieux petit livre photo-poétique écrit conjointement par elle et Alma Saporito, inspiré des évocatrices images photographiques en noir et blanc du poète Francesco Gallieri, d'authentiques haïkus visuels.

À la Bibliothèque Guanda de Parme a eu lieu, le mercredi 27 septembre, une présentation d'une grâce rare, où alternaient les voix critiques des poètes Luca Ariano et Giancarlo Baroni parmi le public, les explications techniques de Francesco Gallieri en tant que photographe naturaliste et les lectures de poèmes en italien et en français par les autrices.

Comme sortant des pages blanches du livre et du brouillard des marécages, des mots vibrants surgissent des clichés de Francesco, des « écailles paniques », ainsi que Marilyne  a parfaitement défini le haïku, des calligrammes sonores émergeant du silence. Les vers d’Alma Saporito sont de forme parfaite, plus libres ceux de Marilyne Bertoncini, mais tous capables de cueillir et traduire en son et fragment intérieur, le battement d'ailes ravi par la caméra, l'instant fugace devenu paradigme universel, tige de roseau qui déploie l'infini.

, Scatti di luce / Instantanés de lumière, éditions Pourquoi viens-tu si tard ?, 2023, 85 pages, 12 €.

Les 12 poèmes de Bertoncini sont 12 heures du jour, diversement captées sans souci de chronologie, pour un cercle temporel qui tourne sur lui-même,  aiguilles sans cadran, oasis hors du temps. Nous sommes dans le marais, l’espace oxymorique par excellence, où se confondent la vie et la mort, la lumière en germe dans l’ombre, le mouvement dans la stase. « Sillon de lumière / labourant l’obscur / tu deviens semence » écrit Alma, tandis que Marilyne suggère « Le marécage sent le silence / sous le clapotis de l'eau / une odeur d'algue et d'herbe morte ».

En français, les vers frémissent et résonnent comme des bruissements d'ailes, se propagent plus loin et résonnent longtemps à l'intérieur de nous. Sur les pages blanches s'opère la métamorphose de l'art, de la noire chrysalide d’encre, du signe alchimique et vertical du corps de l'oiseau, d’où surgit le papillon, la vision de  lumière, éphémère peut-être, mais indélébile dans la parenthèse du souvenir, touchant l'âme et dévoilant une beauté qui est la vérité.

Et tout cela, tout est dans Scatti di luce / Instantanés de lumière.




Fulvio Caccia, Ti voglio bene

En préambule de son poème, Fulvio Caccia compare les déclarations de désir (plutôt que d’amour ?) française et italienne. L’expression française « je t’aime » sonne pour lui comme une déclaration de guerre amoureuse, où l’on risquerait le tout…  pour tout gagner. Ou tout perdre. Alors que l’italienne, qui fait son titre, est tout en rondeur : Ti voglio bene déclare l’amant prétendant : je te veux du bien.

Du mot amour on ne connaît guère l’origine. Il pourrait provenir de l’indo-européen commun sem– que l’on retrouve dans le mot « semblable » : dans la rencontre amoureuse on éprouve le sentiment d’une similitude… D’autres auteurs soutiennent que le vocable relève du radical indo-européen commun am–, « maman », ce qui serait particulièrement éclairant : nous passons notre vie à rechercher le premier amour perdu, le seul, le vrai... Selon d’autres auteurs, ce radical am–, toujours lui, signifierait également « prendre », il renverrait donc à la cupidité propre au désir (merci Cupidon !), ce dont le locuteur français ne se cache pas quand il déclare : je t’aime.

Il y a un autre versant de l’amour : c’est sa perte. Fulvio Caccia se situe dans cette tradition élégiaque ; sur son versant noir. C’est que l’amour, le doux amour, est aussi un affrontement entre deux étrangers qui, du bord d’un sexe à l’autre, jamais ne pourront se reconnaître.

Le premier mouvement du poème est titré Métis rhapsodie. C’est dire que d’emblée nous voilà plongés dans le bruit et la fureur : Métis est la mère d’Athéna la guerrière, elle est avalée par Zeus, elle restera dans ses entrailles. Nous voici dans un emboitement du père, de sa  femme, et de leur enfant : une confusion.

Mais l’unité éclate. Métis déclare :

Fulvio Caccia, Ti voglio bene, encres de Richard Killroy, éd. La Feuille de thé, 2023, 120 pages, 20 €.

Je suis celle qui habite de l’autre côté.
Comment savoir si tu mens, répond le poète

Et il ajoute :

Cher petit animal
Tremblant dans ce sentier improbable
Je connais tes ruses, tes faires semblant
Tes astuces, tes pauses

Elle l’a trompé, elle est perdue, il souhaiterait qu’elle ne revienne plus le hanter… alors qu’elle est toute sa vie… Tels sont les termes du combat : non, mais oui… Tel serait le programme du poème :

Des rêves, des rêves à la pelle !
Je me suis réveillé pour te ramener 
t’arracher à la nuit
reprendre la route où tu t’es échappée

Dans le second mouvement titré Actualité, le poète souhaiterait s’étourdir dans les événements, la voix goguenarde lui répond :

Débarrasse-toi de ton rictus d’opérette
dont le masque cache mal
la crainte

Petit à petit une irréalité se propage, au point d’interroger l’existence du poète comme de son aimée. Le poème deviendrait une inanité.

Dans le troisième mouvement éclate la Parodie : tel est son titre.

Comment te croire
maintenant que tu es devenue pure image
Que ton effigie est dans la rue
Tu es même un autel où brûle l’encens

Voici le poète devenu « seul et désœuvré ». De l’aimée il déclare : « tu es et tu n’es pas », voilà que le rêve trouve enfin son assise, jusqu’au dénouement que le lecteur découvrira.

Je qualifiais ce poème d’élégiaque. Dans L’amour du nom, Martine Broda soutient que le lyrisme amoureux n’est pas l’exultation d’un moi, il serait creusé par un manque, celui du désir. Dans le désir, le poète est aspiré par une Chose perdue dont il n’a pas la notion, sinon qu’elle serait le tout du Tout. Il s’agirait d’un objet perdu, tellement perdu qu’il n’aurait pas existé, à jamais barré. Voilà pourquoi les poètes ne peuvent se contenter de l’objet réel, si décevant au regard de la Chose perdue. Ils font de l’aimée un impossible. C’est une morte comme la Sophie de Novalis, l’Hélène de Pierre-Jean Jouve, ou c’est la femme à venir (pas encore là !) comme l’Elsa d’Aragon. Elle finit par devenir un pur fétiche, condensée dans un nom, un mythe comme celui de Métis.

On retrouve ce mouvement dans le poème de Fulvio Caccia. On y retrouve une longue glissade de la femme réelle, incarnée, à la femme perdue, puis à l’évanescence de sa trace dans un nom, jusqu’à sa disparition. Alors peut survenir une joie qui serait une réconciliation avec soi, une folle façon de la retrouver enfin, dans un désir devenu sans objet. N’est-ce pas le mouvement même du deuil, qui consisterait à se retrouver en retirant de l’objet perdu ce qu’on lui avait donné de soi ?  

Présentation de l’auteur