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Salah Oudahar, Les témoins du temps & Autres traces

Qui sont les témoins du temps et que nous disent leurs traces ? Salah Oudahar se met à l’écoute du silence pour déchiffrer le récit du monde, celui des pierres, d’une maison et d’un pays. À travers eux, il rejoint l’histoire d’un temps fracassé, la sienne et celle de tout un peuple.

Les poèmes et les photographies de Salah Oudahar se répondent ici comme sur une partition à deux voix, dans ce qui est un chant de l’exil. La maison en ruines sur la couverture n’a plus que l’ampleur du ciel pour toit. Plus de porte à la demeure, rien qu’une poutre de bois qui en barre l’entrée, en même temps qu’une partie du ciel. Comme si le livre était placé sous le signe d’une maison et d’un passé raturés, devenus inaccessibles...  Les pierres ne sont pas muettes, écrit le poète, en quête de bribes et de fragments, pour exhumer une dévastation qui commença dès l’enfance. Car c’est elle qu’on lit sur l’ancienne photo dans le regard trop grave de l’enfant resté debout face à l’objectif, alors qu’il est désarmé par le spectacle incompréhensible du feu qui le brûlait. Images de guerre, première expérience de la perte, de ce qui s’ébranle à jamais du toit d’une maison :  Rabah Oudahar,  écrit le poète, nommant ainsi Rabah, son frère mort après avoir pris le maquis et le chemin de la liberté pour son peuple. Car Rabah était avec Ceux qui ont fait le terrible, l’inaccessible choix de mourir. / Pour vivre. / Pour rendre possible le rêve de vivre.  Rabah est le frère perdu, mais il est aujourd’hui aussi le fils, qui porte le nom de son oncle, doublé du prénom de Frantz Fanon. Mémoire transmise, souffle vivant de ce qui perdure d’une soif de vivre et de tout ce qui a été donné aux autres à travers la mort. Si le toit de la maison s’en est allé, le ciel reste, comme la mer, comme l’oiseau ivre d’espace qui s’essore au crépuscule au-dessus du Cap Tédlès. Le ciel et la mer demeurent, au-delà du deuil et de l’exil. Ils restent, comme le  minuscule grain de sable /... / Qui a résisté aux vents / Aux tempêtes / Témoin blessé de la trace / De l’imperceptible trace / De notre présence en ces lieux.  

Salah Oudahar, Les témoins du temps & Autres traces, Les cahiers de poésie, Editions A plus d’un titre, 110 p., 15 euros.

Au-delà de la perte et des désillusions, le poète choisit de garder vivant ce qui fait sens pour lui, cette mémoire vive du sillon qui continue de nous habiter et qui nous garantira peut-être notre part d’humanité future. Salah Oudahar a cherché très loin dans le passé ce qu’il appelle la pierre native, remontant la succession tragique des soubresauts de l’histoire de son pays, celui des hommes libres. Il appartient à chacun de poursuivre, toujours porté par le même élan, tel le grain de sable qui demeure et traverse le temps, si minuscule soit-il. Le noir et le blanc des photographies célèbrent les reflets de l’ombre et de la lumière. Saisissantes, elles captent le muet chatoiement des choses, cette infinie mouvance où tout se fait et se défait. C’est sans doute en leur nom que le poète affirme qu’il faut : Continuer malgré tout à vivre. /.../ À faire l’éloge du jour. De la venue du jour. / L’éloge du multiple / De la multiplicité complexe et lumineuse du vivant. La silhouette debout face à la mer qui accompagne le dernier poème du livre souligne si bien la détermination à ne rien laisser ni de nos rêves ni du vertige que procurent la vie et le vivant. Un très beau livre, profondément émouvant.

Présentation de l’auteur




Tristan Felix, Grimoire des foudres

Devenu chardon, il entra dans la gueule de la chèvre. Il connut là le chant profond de la meule et le craquement de l’os … (P.46)

Les Surréalistes le savaient, Jacques Hérold, Hans Bellmer, Max Ernst, René Magritte, Oscar Dominguez et tous les autres, nous portons - tels un remords, un regret, un espoir, une promesse - des formes inédites, des monstres délectables, des chimères fugaces, fragiles, inéluctables et pourtant inquiètes d’avoir été si peu de chose dans l’évanescence de nos rêves.

Le Grimoire des foudres de Tristan Felix est dans la lignée de ces grands découvreurs d’altérités. Comme tous les vrais chercheurs, celles et ceux qui partent errer hors des sentiers battus, sur des terres que rien, sauf le battement de leur cœur ne balise, le poète en appelle, tout d’abord, à des chiffres :

« 36 contes magiques », « 21 poèmes composés de trois tercets d’ennéasyllabes », et enfin un « grimoire en 21 passes, chacune structurée en trois parties : « un cauchemar », suivi d’une « formule magique en italiques », et enfin d’un « miracle » … Le chiffre trois est essentiel puisque l’ouvrage est composé comme un triptyque, mais le neuf (trois fois trois ou trois plus six) l’est également peut-être parce que tous les chiffres, au fond, sont « neuf(s) », pourvu qu’on leur prête une âme ? Comme le dit le poète, à condition qu’ils aident à « délivrer l’ombre farouche », ils ne sont plus seulement « contraintes obsessionnelles » mais deviennent promesses de formes nouvelles. Bien entendu, comme tout organiste est appelé à le faire avec les basses chiffrées, cette numérologie est là afin d’être elle-même « dé-chiffrée » au sens très précis de ce verbe et, in fine, « réalisée » en pure musique. Et puis, il faut bien qu’il y ait, au départ, de la mesure pour mieux se mesurer, ensuite, au démesuré.

Voilà pourquoi ce « Grimoire », si hanté par la mort, est tout de même habité par un à venir. Il élabore un univers imaginaire qui serait très proche d’un retour à une enfance adulte, assumant de tourner le dos à la réalité maussade par une créativité tous azimuts. 

Tristan Felix, Grimoire des foudres, PhB éditions 10 euros ISBN 979-10-93732-72-5.

Renoncer à sa forme afin d’en essayer bien d’autres ? Les « 36 contes magiques » sont autant d’extraits, sensiblement de même taille, de « fragments sans queue ni tête qui donnaient soif de mort » et dans lesquels prévaut « l’inquiétante étrangeté. »

Foin de la grise raison raisonnante, on célèbre la sensation pure, la sensorialité, la sensualité impérieuse de l’enfance, dans les « 21 nocturnes » suivants :

(…) l’âme s’en revient dévitrifiée
rendue aux dunes mouvantes pâles
lors, qu’on y abandonne ses mains !

et son grain de peau au cœur du quartz
ses grains de folie aux trous de l’orgue
épars et noués en rubans d’algues (…) 

Et qu’il me soit permis d’évoquer le « petit miracle » que fut pour moi la découverte du court-métrage onirique Sortilèges (à retrouver sur le site tristanfelix.fr), lequel reprend certains textes du deuxième volet du Grimoire intitulé « L’orgue de Dominique Preschez » et dans lequel l’on peut entendre la musique improvisée de cet organiste (et je serais bien curieux de connaître le nom de l’instrument qui a été touché). Pour moi, l’orgue fut et reste non seulement un prodigieux instrument de musique, mais encore, une incomparable boîte à rêves. Que mon imaginaire se fane un tant soit peu, il suffit que je pense à un orgue, que j’écoute de l’orgue, que je monte à un orgue, pour que, tout soudain, mon intérieur, de nouveau, bourgeonne. Alors, d’avoir rencontré à la lecture de cet ouvrage « une sœur » en « organité », voilà un cadeau bien inattendu de la vie.

Quoi qu’il en soit, ce « pervers polymorphe » qu’est l’enfant à venir, joue avec toutes les formes possibles. A cet égard, on voit bien que Tristan Felix n’est pas seulement poète avec les mots, mais qu’elle crée en dessinant (l’ouvrage présente quatre gravures de l’auteur), en réalisant des films (comme ce court-métrage dont nous venons de parler), et par bien d’autres biais. Et si j’ai donné les noms, au début de cette recension, de grands plasticiens surréalistes, c’est que les œuvres visuelles de Tristan Felix m’ont fait penser à eux.

de l’haleine retrouvée du chant
s’en viennent de drôles d’oiseaux verts
acides aux ailes épineuses »
(…)
jusques aux trompes de Saint-Eustache 

Les synesthésies se mêlant aux jeux sur les mots, elles bousculent nos sensations et leur font dire du neuf. Et nous en trébuchons de rire. Même si nous sommes toujours dans la problématique surréaliste.

Il est certain qu’un ouvrage si haut perché (et en même temps si proche de nos fragilités), voit au-delà des limites humaines. Il y est donc question de mort, bien entendu, d’os, de squelettes, de « camarde en rade ». Pour que des métamorphoses adviennent, il faut que les formes révolues périssent : « l’ancienne cendre de vies cramées »

Mais

des fissures de touches s’extirpe
un insecte blanc presque invisible
comme un voleur il se sauve intact »

Les mots en fusion ouvrent la voie à ces créatures à venir, peut-être tout simplement à un regard nouveau sur l’étrange beauté de la vie ? Il me semble que tout ce bel univers poétique est à relier à cet INEXPLORÉ dont parle Baptiste Morizot, un regard « neuf » sur le petit peuple des êtres, insectes, herbes, cette humilité grouillante des choses qui permet à nos existences de s’épanouir. Comment apprendre à aimer l’inhabituel, « d’autres grands debout qui n’auraient pas l’habitude de l’habitude » ? L’ouvrage de Tristan Felix a le mérite de suggérer quelques réponses, mais surtout de poser la question.

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Fil de lecture de Pascal Boulanger : Sacha Thomas : Eaux et Carêmes — Patricia Suescum : L’ombre du dialogue suivi de Doléances du réel

Sacha Thomas : Eaux et Carêmes, Editions du Cygne

Le recueil Eaux et Carêmes, autrement dit effusion et tension, offre une écriture rayonnante, flamboyante qui, sans céder aux métaphores et aux images outrées, ne s’économise jamais. Elle a recours au légendaire, à la mémoire des choses et des mots, elle glisse parfois sur le narratif et surtout elle évite les deux écueils de la poésie contemporaine, celui de la performance pour la performance et celui de la confidence et de la grandiloquence.

Sacha Thomas, grande lectrice et notamment de Rimbaud, de Balzac et de Yourcenar sait que le poète a une responsabilité formelle. Sa parole, nourrie de latin et de grec, d’étrangetés inactuelles, nous déplace dans le temps et dans l’espace. Le chatoiement du vocabulaire et l’emploi de mots inusités, relèvent d’un baroque - proche parfois des plus beaux poèmes surréalistes - dans lequel se glissent draperies et parures antiques, pierreries d’illuminations fluides qui brillaient déjà dans la poésie rimbaldienne.

Cette poésie oblique déchire les signes, les excède par une écriture - pour reprendre une expression de Yourcenar – tendue et ornée. Les visions se succèdent, défilent en accéléré, avec une allégresse et une ivresse où des figures tutélaires ou redoutables et des mythes se croisent, se chevauchent, se perdent et se retrouvent.

Une sorte de noce barbare dresse un décor dans lequel surgissent des nymphes des sources et des bois, des gladiateurs, des femmes qui incantent des marins privés de port, des idoles qui tanguent… Il n’y a plus de frontière entre l’éprouvé et le rêvé. On croise des mariés et des égarés, on jongle avec l’ombre des dieux, on s’évade du monde où l’on piétine, on s’aventure en mer puis on se retrouve à Paris, sur un banc près du Panthéon, on succombe sur des terrains de sable avec des marchands, des tisserands et des nomades, on se retrouve dans des tavernes autour de pintes. Et c’est toujours merveilleusement bien écrit.

Sacha Thomas, Eaux et Carêmes, Editions du Cygne, 2022, 50 pages, 10 €.

A propos de Balzac, Adorno écrivait qu’il ne s’était pas incliné devant les faits concrets mais qu’il les avait regardés en face, en laissant apparaitre le monstrueux. Il y a cette dimension à la fois très sombre et à la fois très lumineuse dans les poèmes de Sacha Thomas comme s’il fallait Ouvrir LE ciel. Y flanquer l’ombre.

Il y a aussi l’appel du dehors, la levée des nouveaux hommes et leur en-marche (Rimbaud cité en exergue), toute une invitation A la raison qui condense la liberté vitale – son souffle – et l’insoumission, avec les courbes de l’amour qui s’incarnent ou se désincarnent.

 

Le thym fondant cinquante alliances d’or et de vermeil pour l’huile bouillonnante : morale !

Je dévore des beignets et me gargarise d’eau de goudron ultramarine le jour du festival de musique de chambre de la province d’Oulu : fable !

Et toi, mon amour, toi qui ne rêvais d’aucune étrangeté, toi qui ne réclamais aucun miracle, te voici devenu héros de mon conte. Tu avais seulement soif de ma vague ;

Simplement besoin d’un corps pour investir le tien.

∗∗∗

Patricia Suescum : L’ombre du dialogue suivi de Doléances du réel

Le premier mot du tout premier recueil poétique de Patricia Suescum était le mot « mal » … Sa traversée, sa fatalité, son dépassement ne sont-ils pas au centre de nos destinées, au cœur même du gouffre qui ne cesse de se creuser et que nous essayons – en vain – de dévoiler et de dépasser ? Ce mot fait place, dans cette Ombre du silence et ces Doléances du réel au silence et au retrait, mais à un silence qui interroge et parle. Il y a, en effet, une parole parlée qui déplie ses monotones scénarios, qui s’encombre de bavardages. Il y a, plus rarement, une parole poétique, celle de ces poèmes, qui en creusant l’abîme et le jamais garanti (Rilke), s’engage dans l’évidement, dans la profondeur de la chute. Le poème devient ce gouffre même auquel il retourne dès sa parole accomplie.

Pour ne pas déranger l’intime, écouter les silences assourdissants

  • Que dis-tu dans ton poème ?
  • J’exprime la souffrance.
  • Le poids de ta douleur ?
  • Non, la chair et l’espace des mots.
  • Laisse-moi voir l’étoile collée sur ta bouche.
  • Elle s’est posée sur ton épaule.

Se faire discrète face à la confession, sublimer l’appel des aurores dévêtues.

 

Il s’agit bien d’opposer sa souveraineté – et celle de la chair et de l’espace des mots – au déferlement du négatif. Nos vies sont précaires, tatouées de morsures, est-ce une raison pour se laisser éblouir par les néons de la confession, par le bavardage incessant du ressentiment ?

Patricia Suescum : L’ombre du dialogue suivi de Doléances du réel, 2023, 64 pages, 20 €.

L’art poétique de Suescum refuse d’être pris en otage par des vies en cage et, tout autant, par la fausse vitalité des illusions. Il connait trop l’exil pour se compromettre avec la mort en spectacle. Si la méthode est bien une science du singulier, elle loge alors au lieu même de l’énigme, sachant que l’essence d’un mot est toujours double, à l’image de nos paradoxes. Comme la pensée d’Axelos, qui elle aussi interroge, la poésie dans l’attente de ce qui vient ou est déjà advenu, adopte la forme interrogative. Elle trace un chemin d’errance inclus dans le jeu du monde et les mots du poème s’éclairent en de grandes ombres. Il y a un courage poétique (Hölderlin en est la figure la plus aboutie) qui consiste à être – pour soi-même – la plongée et la grâce. Le courage, ici, est un champ de bataille livré sans vacarme.

Aux dialogues entendus
je préfère le silence
le courage du retrait

A devenir une ombre
je choisis mon reflet.

 

Présentation de l’auteur

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Jean-Pierre Védrines, Artaud et les constellations

« 1924. Je vous écris Jacques Rivière. Un homme se possède par éclaircies et même quand il se possède vraiment il ne s’atteint pas tout à fait. Je me creuse dans le poème. Je suis ailleurs. Qui me dira comment me penser dans l’autre, dans le regard de l’autre, dans le corps de l’autre ?

À travers le feu qui me brûle, la mort est sourde à mes appels. Je n’ai pas assez de mots. Je suis encore vivant, mais je ne suis rien. » : c’est ce cri dans l’écriture que trace Antonin Artaud dès cette correspondance fondatrice, reprise dans la réécriture redéployée par le poète et lecteur Jean-Pierre Védrines, qui permet de sertir une définition-joyau du grand Artaud : « arbre désastre », « Homme enflammé », « pierre noire », « obscur diamant », dès les premières lignes s’ouvrant sur l’identification, la confusion possible, l’abolition permise à travers le « je » de l’écriture, réunissant dans un même devenir-squelette Antonin Artaud et Jean-Pierre Védrines : « Mais que suis-je devenu ? Une tache d’eau ? Un corps décharné qui retentit de sa peau tendue ? En ce moment je rédige, peut-être pour moi seul, le texte de mes paysages désolés, de mes rivages oubliés. Entre mon corps et ma langue, je remarque que le néant envahit peu à peu mon écriture, encrasse mes pores, mes vertèbres, mon squelette. »

Le poète portant le langage à incandescence, dont une des formules-clés reste également une proposition définitoire de la vie-incendie : « La vie est de brûler des questions. », se voit donc placé sous le signe du feu en échappatoire, dans le portrait dressé par filiation : « Je suis dans ma propre prison un errant aux cheveux de feu » ; « La question est, je vous l’annonce, « où commence l’enfermement, où s’arrête la vie », car comment, oui comment, relier le corps au texte, comment aller vers l’infini, emmuré vivant.

Jean-Pierre Védrines, Artaud et les constellations, Éditions des Deux Rues, 2022, 60 pages, 13 €.

Je vous écoute, lecteurs, parler de mon écriture illisible, du retour éruptif de la poésie dans mes cahiers, de mon chant désespéré. Chaque jour, ma chair brûle, ma chair alimente le feu captif, le feu qui danse. » Le portrait du supplicié se fait autoportrait en miroir à travers ce dédoublement de personnalité entre le lecteur ou l’auteur : « Est-ce encore moi qui parle, est-ce Antonin Artaud ? Mon corps n’est plus qu’un lourd délire, mon corps blessé, je ne sais trop comment. Membrane dans la nuit utérine, on ne me réparera jamais. Pour toujours je suis une cruche vidée de son vin, oubliée dans son temple, le poète et sa révolte. »

Ce vif ardent, dans sa triple déclinaison « la vie, la mort, l’amour », irradie toute la lecture-réécriture de la poésie d’Artaud à travers la projection de la figure tutélaire dans l’univers pictural des plus grands peintres dont le poète a souvent si bien parlé dans son œuvre : Paolo Uccelo ? « Il fait noir. Je m’approche de Paolo. Dis-moi, Paolo Uccelo, dans les gouffres de quels rêves as-tu connu la mort de l’enfer ? » Lucas Van den Leyden ? « Dans cet enfer, Lucas Van den Leyden, je me cherche toujours. Mon odyssée est double : je suis l’homme noir frappant à la porte et le Père-Roi, l’image vivante. » Vincent Van Gogh ? « Le monde n’est qu’un rêve perdu, mais ces corbeaux, Vincent, au-dessus des blés ont du noir de truffe sur les ailes : ils en appellent à l’ombre du voyage, au silence régénérateur venu te vêtir. »

Ce rapport à la peinture, jusque dans la déclinaison de la palette intérieure de la poésie même d’Antonin Artaud, fait de celui qui à la fois écrit et peint, selon l’étymologie grecque, un zographos, à la rencontre du peintre et de l’écrivain du vivant, de la vie personnifiée à travers le visage multiforme et multiple du poète ainsi que des myriades d’étoiles qui gravitent autour de lui, dont l’activité de dessinateur, de peintre, de guetteur de traces et d’univers se fait éloge de l’acte libérateur de peindre unissant, résolument, Jean-Pierre Védrines à Antonin Artaud dans toutes les nuances de couleurs possibles sur le fil de cet exercice d’hommage et de transfiguration singulière : « Peindre pour moi c’est retrouver mon origine. D’abord la ligne corporelle vibre, solitaire aussi frémissante que la mort. Puis la force prodigieuse de l’océan des couleurs, profonde et douce comme son âme, me saisit. Le tableau, dilapidé au vent de la fournaise, active une circulation en devenir, une autre forme de vie. Je m’innerve de fils tendus et de vibrations intenses. Mon corps pulsé, aux lignes rythmées, s’évade. Mon corps blanc, naissant de ces lignes s’élargit à la dimension de l’univers. Je l’aperçois dans l’éclair de la foudre.

La main, lorsque je peins me transfigure, c’est elle qui va vers la vie, brise le carcan et me libère. Couleur, je suis la couleur vibration de la vie. Rose chair, vert santé, azur foudroyé, soleil folie, gris marais. »

Présentation de l’auteur




Hélène Dorion, Mes forêts

Hélène Dorion est née en 1958 à Québec. Après des études de philosophie, elle commence à écrire des poèmes qui paraîtront d’abord en revues. Elle n’a que 25 ans quand est publié son premier livre de poésie, L’intervalle prolongé, suivi de La chute requise. En 2002, une anthologie personnelle de ses poèmes paraît sous le titre D’argile et de souffle. Les deux décennies suivantes confirmeront son importance dans le paysage littéraire francophone, au point de devenir aujourd’hui une poète mise au programme du Bac 2024 en France avec son recueil Mes forêts.

« Mes forêts/quand je m’y promène/c’est pour prendre le large vers moi-même ». On ne doit pas s’étonner qu’une poète québécoise puisse faire de la forêt – si abondante et si menacée sans son pays – le véritable leitmotiv d’un livre. Les forêts de Hélène Dorion ont une âme. Elles sont « des bêtes qui attendent la nuit/pour lécher le sang de leurs rêves ». Elles sont « des greniers peuplés de fantômes ». Elles sont « un champ silencieux de naissances et de morts ». 

Hélène Dorion n’est pas là pour nous faire un inventaire poétique des forêts qu’elle a sous les yeux. Tout juste évoque-t-elle, subrepticement, l’emblématique érable. Si la poète québécoise nous parle de ses forêts, c’est pour mieux nous parler de notre époque. Car, dit-elle, « il fait un temps de glace et de rêves qui fondent », « il fait un temps de foudre et de lambeaux »/d’arbres abattus ». Prémonitoires, ces vers où elle évoque les incendies (si l’on songe à ceux qui ravagent aujourd’hui son pays). « Le feu/qu’on entend venir/on dirait une bête/prête à tout dévorer ». Hélène Dorion, visionnaire, nous parle de « l’onde du chaos » (et l’on songe au livre Le chaos reste confiant de la poète bretonne Eve Lerner, publié chez Diabase). Car voici, nous dit la poète québécoise, «ce jardin où périt un monde/où l’on voudrait vivre ».

Hélène Dorion,    Mes forêts, éditions Bruno Doucey, 2023, 156 pages, 5,90 euros.

Peut-on alors parler d’un manifeste poétique écologique à propos de ce livre ? Sans doute un peu. On y trouve manifestement, sous la force su symbole ou de la métaphore, un appel à, la vigilance. Les jeunes générations, celles qui se disent sensibilisées aux périls menaçant la planète, y trouveront du grain à moudre.

Mais ces mêmes jeunes trouveront aussi dans les poèmes de Hélène Dorion une critique en règle de certaines formes de consommation contemporaines dont elles sont férues. Car c’est fondamentalement l’appel à un retour au réel qui irrigue son recueil. « Mes forêts sont chemins de chair et marées de l’esprit/un verbe qui se conjugue lentement/loin du facebookinstagramtwitter ». Ailleurs, elle écrit : « Il fait rage virale/sur nos écrans/qui jamais ne dorment ». Elargissant la focale, elle pointe du doigt « pixels et algorithmes » et tous les sigles de notre civilisation branchée : fmi, pib, arn… « L’écran s’est verrouillé/le champ d’étoiles est devenu noir (…) Il fait un temps d’insectes affairés ».

Un monde nouveau, qui n’a pas ses faveurs, émerge donc avec fracas. Mais il ne s’agit pas pour autant, la concernant, de verser dans la nostalgie. Au cœur de ce chambardement en cours, elle nous dit dans un lumineux entretien publié à la fin du recueil que « Ecrire de la poésie, c’est habiter cet espace de la perte, creuser dans l’ombre pour en extraire quelque chose de lumineux ».

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Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné

À la lecture des premières pages du recueil d'Arnaud Le Vac,  je m'interroge. Le texte est versifié mais il a tout d’un essai. S’agit-il d’un essai sur la poésie ? Sur la liberté ? (Mais la poésie n'est-elle pas liberté ?). Un essai sur la réalité, l’apparence des choses ? Je pense à Novalis « Plus il y a de poésie et plus il y a de réalité ». Si, dans un premier temps, l’auteur ne semble pas écrire ce que communément on nomme « poème », ce qu’il décrit correspond en tout point à l’acte poétique.

Passée la surprise du premier contact avec l’écriture singulière d’Arnaud Le Vac, je poursuis ma lecture et accompagne le poète dans un café de Paris. C’est une « journée comme une autre qui ne ressemble à aucune autre ». J’ignore encore que la dualité – voire le paradoxe – est au cœur de Tenir le pas gagné. Je m’assoie à la terrasse d’un long poème qui s’écrit au présent dans un univers de contradictions qui n’en sont pas. L’auteur y est manifestement à l’aise et je lui fais confiance. Il parle de sa vie et à la fois de poésie parce que, dit-il, « la poésie est une manifestation de la vie ».

Quand on ouvre un livre, on devrait abandonner toute idée préconçue afin de « laissez place à la rencontre, à l'inattendu. » J’ai commencé par l’inattendu. Au fil des pages, la rencontre a lieu. Quant à la poésie, il suffit d’attendre un peu, de laisser venir les choses. L’auteur n’écrit-il pas que dans tout ce qu’il fait « les choses viennent d’elles-mêmes » ? Lentement, presque à notre insu, la poésie s’installe, par touches délicates dans le silence continué des regards, dans « ce quelque chose qui n'en finit pas de cette ombre sur le mur et de la lumière qui vient. »

Une lumière qui jaillit de la multiplicité des œuvres dont se nourrit l’auteur, qu’il s’agisse d’art ou de littérature. Les références foisonnent, Arnaud Le Vac invite à notre table Matisse et Picasso, Apollinaire, Breton, Butor, Artaud, Tzara… mais aussi Benveniste, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud ou encore Victor Segalen, Ossip Mandelstam, Ezra Pound, Alain Jouffroy, Marcelin Pleynet…

Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné, Editions du Cygne, 2023, 60 pages, 10 €.

Des noms du passé qui vivent avec ceux du temps présent, dans notre histoire commune : « C’était il y a un siècle et c’est aujourd’hui même » écrit le poète.

Tenir le pas gagné est un livre qui regorge de vie, un mot qui se répète à l’infini.

Je veux tout éprouver dans la vie :
la vie en toutes situations. Vivre
intensément tout ce qu’il y a à vivre
dans une vie. 

L’auteur, en prise avec le réel, vit chaque instant en poète, donnant sa propre définition de ce que signifie « vivre en poète » :

Vivre en poète : celui
qui est capable de donner aujourd’hui
une dimension métaphysique et
anthropologique à la poésie. 

Il nous envoie un message plus fort que tous les slogans pessimistes dont nous sommes assaillis quotidiennement : contre le désir de mort sa voix s’élève comme une impulsion de vie qui peut-être pourrait bien éveiller la conscience, car « l’avenir n’est pas ce que l’on dit ». Il sait aussi que les contradictions sont inhérentes à la condition humaine mais il sait aussi que là est sa liberté : liberté d’en jouer, liberté d’en jouir.

Arnaud Le Vac a conscience que la poésie est capable de modifier la relation au monde alors il renverse les idées reçues et laisse libre cours à la subjectivité et à la sensibilité, prêt « à tout subir à plein visage ». Les temps s’enroulent dans un temps unique où se déroule une vie née de la poésie et qui elle-même génère la poésie. Le passé ne s’oppose plus au présent, l’innocence à la culpabilité, le dedans au dehors, la partie au tout, la singularité à la pluralité. Comme un ruban de Moebius la poésie (qui en serait la torsion) défie l’évidence pour nous ouvrir les yeux sur une autre réalité. Aussi sommes-nous invités à aller de l’avant, à « tenir le pas gagné » pour aller du connu vers l’inconnu, ou plutôt de l’apparence du connu vers la réalité de l’inconnu.

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Philippe Mathy, Derrière les maisons

Le dernier recueil de Philippe Mathy est de ceux qui font du bien. Nul effet, pas d’emphase. De la poésie et rien d’autre. Enfin, serais-je tenté d’écrire car cette dernière est trop souvent absente du flot de publications dont maints éditeurs nous abreuvent à jets quasi continus.

Il est question ici d’un printemps, peut-être plus intérieur qu’il n’y paraît de prime abord. Une naissance au présent, serait-on tenté de dire, une recréation permanente au fur et à mesure que l’auteur nous fait part de son sincère étonnement devant le spectacle de la vie. En dépit de l’inutile de nos vies, il s’agit avant tout de goûter à la saveur du chemin et de s’en remettre au hasard de ce qui vient à nous sans autre but que de vivre pleinement l’instant. Philippe Mathy s’étonne et déploie tout au long de ce livre une réelle et sincère capacité d’émerveillement qui entraîne sans peine le lecteur à sa suite.  À la manière des impressionnistes, il prend note sur le motif des menus détails de ce qui s’offre au regard et qui passe avec le temps, les saisons, les arbres, les forêts et les fleuves. La lumière est omniprésente dans ces pages où le poète débusque la beauté qui nous assaille en dépit de la fureur du monde. C’est donc sans naïveté mais au contraire avec une lucidité tout à fait pertinente que Philippe Mathy s’en remet à la vie telle qu’elle est et à la saveur inédite de l’éphémère. L’économie de moyens qu’il s’impose donne toute sa saveur à un recueil placé sous le signe d’une maturité intérieure, à laquelle les œuvres de Ramzi Ghotbaldin donnent un écho des plus harmonieux. Regarder derrière les maisons, certes, mais avant tout pour voir plus loin, bien au-delà d’un quotidien parfois bien sombre.

Philippe Mathy, Derrière les maisons, peintures de Ramzi Ghotbaldin, éditions L’Herbe qui tremble, 2023, 126 p, 16€.

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Carole Carcillo Mesrobian, L’ourlet des murs

Quand les murs s’ourlent, le font-ils d’eux-mêmes ou cela leur est-il imposé ? L’ourlet indique-t-il un raccourcissement ou un rallongement ? Est-il plat ou rond, fonctionnel ou décoratif, régulier ou irrégulier ? Cache-t-il l’endroit pour découvrir l’envers, ou vice-versa ? Et quel est son but ? Affaiblir les charpentes, révéler les secrets, affaiblir la solidité, ou bien donner un grand coup de balai et faire circuler l’espoir et le rêve ?

Faut-il le soupeser, a-t-il un parcours, une histoire, ressemble-t-il à une broderie de fils d’or ou à un ouvre-boite en fer-blanc ? Est-il tout simplement le signe de tâches quotidiennes et graduelles, s‘affairant sur les murs, les mots, les jours, les cœurs ? Est-il mono-tone ou se dé/coud-il peu à peu ? Avant même d’ouvrir le dernier recueil poétique de Carole Mesrobian, nous sommes déconcertés comme devant une montre molle de Salvador Dali, déjà À bout de souffle comme si nous avions juste fini de visionner Les Quatre Cents coups. Serions-nous devenus ourleurs ?

Bien. L’ourlet a assez parlé. Quels signes met-il donc dans cette longue suite de poèmes qui épouse la collection dans laquelle il est publié, et qui nous entraîne dans sa cavalcade verbale éperdue et indomptée ? Les signes reviennent en variations multiples. La bouche / suffocation / cri (12, 17, 33), la respiration / vie du poème (22, 23), la langue / sillon / trait (24, 28), la peau est une membrane fragile à laquelle il faut faire violence pour communiquer (29) : tout, même le silence, tourne autour de la parole. Le Verbe naît dans/de la souffrance corporelle, montrant “l’ours du ciel face au sang de la nuit,” tandis que “le nom du vent” est porté “dans la plaie du poème” par un enfant (“Dans l’esclandre de sable,” 26). Le nom est un important signe d’identité, une résonnance primale ; celui de la poète est “Presque un son de l’acier / mon nom / semé d'ardoise”, 35).

Carole Carcillo Mesrobian. L’ourlet des murs. Poésie. Editions Unicité, 2022. 43 p. Collection Le metteur en signe. ISBN 9782373556865.

Carole Mesrobian emploie trois techniques pour forcer le lecteur à régler sa vision. Une technique utilise l’infiniment concis, utilisant le mot “ça” pour résumer une situation, coupant le poème et le réorientant avec la violence d’un coup de poing. Une deuxième technique met en jeu un glissement infini qui enchaîne des images dissonantes. Ainsi, dans “J’ai tenté de traverser ta peau,” on voit la peau traversée par “une épée de silence” suivie de la “morsure d’un loup,” d’ “une traversée sur un étang de glace”, puis on “ramasse le feu comme le vent des lisières” en ignorant le visage de l’aimé “comme un guillotiné son corps” (29). Ceci donne à certains poèmes une facture surréaliste, notamment “Tu ne fais plus soudure” (31). Une troisième technique joue sur le mot “dans” pour approfondir et dépasser la réalité dans la sobriété. Il y a “le nom dans le nom,” (27) et “la vie dans la vie” (34), et encore (32) :

Certainement ou pas
Comme le bleu dans le bleu
L’arbre dans l’arbre
Dispersés dans le bruit séculaire des aubes
Peut-être d’ailleurs qu’il n’y en a qu’une
et que les jours feignent d’exister

Le temps parfois s’arrête (37) dans cet univers en/déraciné où la poète

verse[s] [t]a parole à l’endroit du silence
là où suinte la trace épaisse
des autrefois
naguère encore
jouxte les mots
qui se fissurent
où perce la lumière (38).

Productrice, revuiste, critique littéraire, performeuse, auteure de vingt-six recueils de poésie, publiée dans vingt-six revues, co-éditrice de revues et de maisons d’édition, Carole Marcillo Mesrobian décline infatigablement l’univers des maisons d’édition et des revues qui, loin des tambours publicitaires, chantent l’avenir de la poésie libre et du verbe imprimé.

Présentation de l’auteur




Jean Claude Bologne, Légendaire

Jean Claude Bologne, auteur d'une quarantaine de titres, explose les frontières des genres. Faisant preuve de finesse et d'érudition, il s'amuse à mêler fictions, poésies, essais ou dictionnaires. Alors, pourquoi ne s'attaquerait-il pas à l'apologue, un genre devenu rare désormais ?

S'attaquer à l'apologue pour le faire renaître. L'apologue n'est ni tout à fait poème, ni tout à fait nouvelle, ni tout à fait conte. Précis sans être précieux, il est tout cela ensemble. Il est à la littérature ce que l'aquarelle est à la peinture, ce que la sonate est à la symphonie. Ça tombe bien, car le lecteur désinvolte, celui qui lit sans en avoir l'air, a un faible pour la légèreté signifiante et l'apparente insouciance. Bien sûr, Jean Claude Bologne prend quelques libertés avec l'apologue tel qu'il a été composé au fil des siècles. Tranquillement, il installe le lecteur dans ses certitudes faites de constructions mentales, de fictions allégoriques ou de lointaines références bibliques. Puis, comme par hasard, il apporte un paradoxe ou une idée impossible. Et ce soudain décalage entraîne le lecteur déstabilisé dans des rêves vertigineux, parfois angoissants.

Il n'est donc pas si grave que ce monde meure ou vive, car de sa mort naîtra un nouveau monde. 

Jean Claude Bologne, Légendaire, Éd. ‎ Le Taillis Pré, 144 pages, 17 €.

Dans Légendaire, les presque contes se répondent les uns aux autres. Ils sont regroupés en trois thèmes désabusés, nostalgiques et malins. Dans une première partie, les "peuples" développent différentes gentilles monstruosités pour survivre :

Il est un peuple dont les doigts sont des couteaux et les dents des hachoirs. (...) Et quand il vous embrasse, il cicatrise les plaies à petits coups de langue.

Dans la deuxième, les "arbres" solitaires témoignent de la stupide intelligence des humains :

Il ne restait que le figuier, planté depuis la création au sommet de la montagne, mais que personne ne voyait plus, car il était maudit pour avoir vécu la nudité de l'homme. Et voilà que le figuier se dressa au milieu des arbres et que les arbres le virent. Et voilà que les arbres prirent peur, car les figues tombaient comme des pierres, et il n'y avait pas de vent. 

Enfin, dans la troisième partie, un "roi", ou un dieu ou bien les deux à la fois, construit son monde invivable avec les briques de stéréotypes ; sans doute croit-il gouverner les arbres, gouverner les humains-primates :

Le singe se haussa, se grandit, s'étira. Sa tête heurta le couvercle de bronze retenant les eaux d'en haut, ses poings frappèrent aux portes du ciel. Le firmament creva et le troisième roi était toujours plus haut. (...) Alors l'animal écartelé aux limites de l'univers se souvint d'autres mains tendues à l'autre bout de l'infini.

Comme un chat lapant une joue à coups de râpe, le peuple cicatrise les plaies qu'il inflige. Le figuier maudit, au sommet d'une montagne, abandonne ses propres fruits. Le singe, prétentieux et dérisoire, tente de dépasser le ciel, comme s'il y avait un bout à l'infini ! Et voilà, et voilà... Jean Claude Bologne joue avec les expressions et leurs télescopages. Frôlant une forme d'abstraction, il emboîte ses fables comme de poupées russes aux facettes réfléchissantes. Légendaires, avec son ambiance élégante faite d'humour grinçant mais bienveillant, fait plus penser à Paul Klee qu'à Braque, plus à Satie qu'à Prokofiev. À lire, en écoutant un prélude, un nocturne ou, mieux encore, en écoutant une gymnopédie.

"Il est un peuple, et c'est le mien, qui contient tous les autres dans sa tête. Ils chantent le jour et dansent la nuit. Ils hantent nos rêves et nos livres."

 

Présentation de l’auteur




Joël-Claude Meffre, Ma vie animalière suivi de Homme-père/homme de pluie et Souvenir du feu

J’ai fait ce songe. Il nous a consumés sans reliques 

St-John Perse Éloges

Une fois n’est pas coutume, commençons par la fin. Dans « Souvenir du feu », dernière section de ce recueil saisissant, nous pénétrons au cœur d’une image angoissante, celle de ce chariot qui semble aller seul, portant en lui un feu insatiable.

L’image est puissante, presque surréaliste, c’est un œil d’enfant qui l’observe, la symbolique en est fulgurante et terrible.

Il brûle par lui-même,
sans rien qui le nourrisse.
C’est le feu avivé
de mon rêve
ressurgissant dans mes nuits. 
(…)

j’ai peur que le même feu
ne consume le rêve 

Joël-Claude Meffre, Ma vie animalière suivi de Homme-père/homme de pluie et Souvenir du feu, éditions propos DEUX, 2023.

C’est que Joël-Claude Meffre, comme rarement auparavant, nous accueille chez lui, dans l’intimité de son imaginaire, mais encore dans sa famille. Son frère, son père, deux figures complexes, tutélaires et énigmatiques, deux fantômes n’ayant laissé nulle trace sauf dans le cœur de celui qui se les rappelle. Comme le dit fort justement Marilyne Bertoncini dans sa belle Préface, « Les quatre parties débordent, les souvenirs abondent -et l’organisation élémentaire se fissure laissant transparaître des éléments épars d’une biographie liée à la ruralité, aux activités mystérieuses et paradoxales, dans le monde du « comme si » de l’enfance, confrontée à la mort infligée par les adultes (…) » Ainsi, dans la section « Grives » est-il question des oiseaux, certes, mais surtout, du Grand Frère, l’oiseleur, tantôt évoqué à la troisième personne et tantôt à la deuxième, comme pour tenter un dialogue. Celui-ci a lieu, bien sûr, mais il demeure éphémère et, bientôt, s’interrompt.

L’homme-oiseau, l’oiseleur, regarde parfois
ce vide-là,
qui a le visage d’une absence (…)

Reste le chant.

Quelque part, ailleurs,
                 les hommes continuent à chanter
                 un langage de chants
                 sans qu’aucun mot ne se forme dans leur bouche (…)

Mais où est le pays de Joël-Claude Meffre ? Sans doute « Aux alentours d’un monde » comprenant le Ventoux, certes, mais, surtout, en ce chant qui « est un fleuve où les paroles communiquent avec leurs sources » selon la très belle citation de Jean Monod, insérée dans l’un des poèmes de « Grives » … D’ailleurs, dans « HOMME-PERE/HOMME DE PLUIE », il est question de « l’aval » et de « l’amont » de la « rivière », l’Ouvèze, jamais nommée. Le pays où nous nous trouvons n’en est ni la source :

dans la montagne
de la Chamouse 

ni l'embouchure

La rivière, à elle-même, elle est son propre chemin qui va
par-delà la plaine,
jusqu’au fleuve qu’elle vient rejoindre. 

Et cet entre-deux convient à l’évocation de ces figures absentes et singulièrement, celle du père :

Je pourrais peut-être retrouver l’image
                        de son visage,
                        celui de l’homme qui fait front à l’aval (…)
Je ne saurais imaginer
                        quel a pu être l’amont de sa vie,
                        l’amont le plus en amont de lui-même (…) 

Il y a, chez Joël-Claude Meffre, comme une frontière infranchissable, un au-delà, lequel pourrait bien être un en-deçà, en même temps suggéré et inaccessible. Mais n’est-ce pas le propre de la condition humaine que de nous retrouver perdus entre un amont et un aval inatteignables ?

Il faudrait beaucoup d’attention
                     pour réveiller en nous quelque mémoire
                      du chuintement de ces sources.

Cela même ne peut se dire
                    ni même sens doute se penser.

Les oiseaux seuls s’en souviennent peut-être. 

Présentation de l’auteur