Pascal Boulanger, L’amour malgré

J’ai la bible de l’océan/ l’abîme et le gué

Après la publication de l’anthologie Trame, 1991-2018 (Tinbad) le poète Pascal Boulanger pensait, en quittant Paris pour un village de Bretagne, ne plus écrire. Or une habitation de l’espace et du temps, sensiblement différente, l’a aussitôt absorbé dans le retrait et aimanté vers une proximité lumineuse avec Hölderlin. De ce compagnonnage, paraît L’intime dense en 2020 et Si la poésie doit tout dire en 2022 (Ed. du Cygne), ainsi que le troisième volume de ses carnets : En bleu adorable (Tinbad).  

Aujourd'hui encore, l’écriture, loin de se tarir, se propage dans L’amour malgré, semblable à un vaste ressassement, à l’instar de la mer, inépuisable à épuiser les possibles. La langue dans un continuum prosodique devient un théâtre combinatoire condensant une suite de temporalités étrangement concomitantes. Le temps n’est plus chronologique mais métaphysique créant densité et cycle, variations et métamorphoses dans un jeu d’échos sonores et de fréquentes antinomies où amour comme poète tourne en rond dans le clair-obscur du paradoxe. Les paranomases fleurissent : Le ciel est un miel aussi… Tout autour ma voix se noie / dans l’air bleu & bleu. Et les opposés s’épousent : Sans être à toi / tout est à toi… Si la poésie est mode de vie / tout est proche & proche / se fait lointain.

La langue néanmoins ne se perd jamais et mène sans faille l’avancée, inventoriant toutes les possibilités du réel comme pour les sonder.  Elle précède, excède le poète, expérimentant la profondeur du temps et sa spirale à travers questions et doutes. Dans le poème (Kairos) le poète s’interroge : Existe-t-il un cercle du temps ? / & sur le cercle / un point de départ, un centre, un point final ? De ce temps traversé où la tragédie et les ruines du temps se profilent, seule la lumière, connaissance immédiate du sensible, reste force d’affirmation de la beauté entrevue.  Le poète reste un veilleur car Tout s’arrache à la servitude du temps / quand chaque seconde ouvre la porte / aux épiphanies.

Pascal Boulanger : L’amour malgré, avec 13 peintures de Nora Boulanger-Hirsch, Voixd’encre, 19 euros.

 

Qu’importe la désolation d’un progrès doublé par la catastrophe (la troisième partie du recueil, En chiffonnier du sens, s’écrit avec Walter Benjamin), c’est une parole d’eau/ souterraine qui témoigne de la valeur de la poésie comme seule possibilité de la pensée, source de vérité et de lumière questionnantes.

Le titre L’amour malgré et aussi les peintures d’une des filles du poète, peuvent alors prendre tout leur sens et sensations, ils tiennent ensemble choses vivantes et chant de l’affirmation comme l’océan :

                                                   L’océan ne se fixe jamais
                                                  sur la puissance du négatif
                                                   il fait confiance à son enfance
                                                  qui fait retour indéfiniment
                                                  sur le chemin du temps.

                                                   Son énergie ruisselle
                                                  Là où le vide s’insinue
                                                  en bel abîme tout coloré
                                                 du ciel ses couleurs

 

Présentation de l’auteur




Grégory Rateau, Le Pays incertain

Grégory Rateau : du doute à la permissivité

A la recherche du fil de des­tin, Gre­gory Rateau reçoit ou cueille tout ce qui lui tombe des­sus. Reste à sa poé­sie de le trans­fi­gu­rer — du moins le regard qu’on porte là-dessus. Dans ce livre, comme tou­jours, un tel auteur est Le révolté. Il demeure celui qui tient dans les cou­loirs (par­fois cras­seux) du monde. Surjoue-t-il ses pos­tures ? Non ! Il nous appelle à la « confré­rie par défaut » de ceux qui logent au sein même de leur détresse.

Mais après tout c’est se refaire une santé ou presque. Même si les pierres nous tombent sur la tête. Mais — et comme le rap­pelle Pré­vel en exergue de ce livre — elles peuvent retom­ber « à mes pieds avec un bruit sans écho. Mais je les garde avec la terre qui leur ser­vir d’empreinte ». Pas de Ouille ! donc. Mais du sang existe entre la pierre et le sel de la terre même si la lapi­da­tion n’est pas un rite absolu. Quoiqu’ ici ou ailleurs “les sans-amis” habi­tuels sont tous là, réunis en arc de cercle, moins comme bour­reaux que victimes.
Cha­cun peut néan­moins libé­rer sa tête, lâcher non sa colère mais celle des plus nom­breux qui s’en prennent à leurs mères voire à « une chaus­sette dépa­reillée alors qu’il n’y a plus rien à accor­der. » ans tous les cas, la jus­tice est (mal) faite. C’est l’Onguent du Tigre des sages et des fous join­toyés plus par leurs vices que leur rai­son instinctive.
Mais Gre­gory Rateau fait ale plus beau des ménages. Avouant qu’il « a œuvré en sous-main, d’où puis-je me dres­ser à pré­sent ? », ce paria de nais­sance, affirme que « mon iso­le­ment serait voulu et non un dû ». Il rap­pelle néan­moins  que la ten­dance des socié­tés est de sou­mettre les outils du sym­bo­lique à la domi­na­tion de la quan­tité et du chiffre qui ne manque jamais de reprendre le dessus.

Grégory Rateau, Le Pays incertain, La rumeur libre, 2024.

De plus, la poé­sie per­dant peu à peu la puis­sance qu’on lui avait momen­ta­né­ment recon­nue, tout auteur s’est tel­le­ment éloi­gné, coupé de la vie ordi­naire. Il a de plus en plus de mal à com­prendre sa vraie fonc­tion. Le poète clas­sique, dans ces condi­tions, ne peut évi­dem­ment pas tra­vailler la matière de la société entière. Il est exclu de son usage poli­tique et peut être uti­lisé à des fins contraires à son rôle véritable.
Mais Rateau fait émer­ger la notion de poé­sie brute, celle des inadap­tés. Il évoque le rôle des cha­mans dans de nom­breuses civi­li­sa­tions dites «pre­mières». Il sait plus sur notre huma­nité, ou du moins peut nous en dire plus. Grâce à lui nous n’avons pas encore tout à fait perdu l’idée de la néces­sité vitale de l’altérité, de la ren­contre, de l’étonnement, voire du bouleversement.
Face à la machine ultra­li­bé­rale, l’auteur retrouve des traces de cette néces­sité por­tée par la poé­sie qui résiste à la déshu­ma­ni­sa­tion géné­rale. Reste donc pour lui moins à mimer ses départs, qu’inventer de nou­veaux repères en sortes de poèmes-prophéties indi­gos. Quitte à ce qu’il s’accroche le souffle par­fois lui manque. Mais il en pos­sède  beau­coup dans cette poé­sie aussi hors-normes que les « Can­tos Pisans » de Pound.  Certes pour les deux auteurs — aujourd’hui comme hier — l’apocalypse veille. Mais de vrais poètes res­tent de retour. Urbains ils connaissent nos cités de la peur. Mais après tout la poé­sie devient la piqûre non de rap­pel mais « du baptême ».
Dans le glauque, le chaos et le cloaque quelque chose mal­gré tout se passe. Gre­gory Rateau sans cher­cher du négo­ciable tranche même jusqu’aux pierres. C’est pour­quoi il y a dans un tel livre du “Momo” –enten­dons Artaud aka « Arto ». Comme lui il assume sa dette de sale gosse et sa force d’enragé. Nous pou­vons aisé­ment lui par­don­ner. D’autant qu’un tel livre devient notre bré­viaire, ivre de tous les saints( de Valen­tin à Glin­glin) et sur­tout  Dieu him­self. Dès lors espé­rons  qu’au “pays incer­tain” jaillisse le pays où tout est per­mis. Rateau l’édifie en ordre divin.

Présentation de l’auteur




Marine Leconte, On n’en taire pas les fantômes

Les calembours ne sont pas toujours des calembredaines.

On le savait depuis les Surréalistes, les mots, et singulièrement en poésie, sont souvent employés les uns pour les autres, ce qui se cache derrière ce qui se dit ou se lit, ce qui peut se deviner derrière l’obvie, est bien souvent plus prégnant, plus présent, plus signifiant.

Gherasim Luca, en particulier, fut un adepte de ces mots mis à la place des autres, de ces bégaiements géniaux construisant des sens éphémères, de rencontre, se métamorphosant sans cesse, menacés par le non-sens. Lacan fit du calembour l’un de ses outils d’analyse les plus efficaces. Marine Leconte, comme il est dit en quatrième de couverture, « habite à l’ombre d’un tilleul. / Pas loin d’un mimosa. / Et s’assoit souvent à la lisière. / Depuis ce lieu, elle guette le passage / Celui qui réunit la clarté de la nuit à l’opacité du jour. »

Dès le titre, se superposent les verbes « taire » et enterrer », il s’agit de ne pas taire, ne pas enterrer, de laisser les fantômes errer, sans sépulture, (est-ce un constat ou une injonction ?) ça parle à côté, tout à côté de l’essentiel, ça parle mais ça tait la lourdeur, la douleur, d’être « mots nés », ou « monnaie », ou « mort née » ? S’agit-il de n’être ou de naître ?

Tu as de quoi dans ta poche
Plus d’utérus
Mais de quoi 

(…)

Même les fleurs qui embaument
Ça s’embaume (…)
T’as juste besoin de paraffine
Tu les saisis dans la fleur de l’âge
Figées
Fi j’ai (…) 

Marine Leconte, On n’en taire pas les fantômes, dessins d’Agathe Lievens, L’Ire de l’Ours Éditions, ISBN : 978-2-493322-60-9 prix public 10 €.

Comme l’essentiel se dit à côté, dessous, rien n’est sûr, ce texte néo-surréaliste semble tout de même opposer d’un côté « l’homme géométrique », « l’homme millimétré » et, de l’autre, la femme « aléatoire », « la petite (…) bancale ». Peut-être parle-t-il de la mort ? Celle d’un utérus ? D’une petite fille ? De fleurs coupées puis paraffinées afin que leurs cadavres se conservent ?

Préserver la cornée que bientôt
Les charognards viendront piqueter »
(…) « On ne dévore pas les yeux de la petite
Ça tu n’es pas d’accord. 

La suite de poèmes met en scène plusieurs personnages féminins, un « elle » et un « je » qui dialoguent, d’autres « elle » encore, cela donne une ambiance plurielle et singulière, tendre et parfois tragique à l’ensemble, d’ailleurs dédié « à celles revenues de l’autre côté du texte (…) et à celles qui n’en reviendront jamais » sans qu’on puisse jamais savoir de quels malheurs on nous parle.

Le texte, comme souvent ceux de Gherasim Luca, semble épeler, bégayer, annoner quelque chose de très difficile, voire impossible à dire. Une enfant qui apprend à parler ? Quelque chose que le texte manque, qui manque au texte mais qui lui est sous-jacent ? Les calembours n’ouvrent, la plupart du temps, sur aucun vrai jeu de mot « réussi », permettant de faire « un bon mot », d’ouvrir sur du sens, non. Les homophones parfaits ou approximatifs se succèdent sans que cela ne révèle rien d’autre que cette homophonie « Patiemment pas sciemment pas si aimant ».

Parler fait du bruit, écrire également, comme on fait du bruit pour masquer un vide, un silence, une angoisse. Pour se tenir compagnie ? Il s’agit moins de parler que de bruire. Voilà un recueil qui parle à merveille de notre crise de sens, aujourd’hui. Bruire, dire qu’on est vivant, comme un oiseau chante, comme un animal grogne, rugit, blatère. Ni plus, ni moins … Marine Leconte est vivante, aussi nous donne-t-elle à voir et à entendre ses fantômes que rien « n’en taire ». Comme chante un rossignol, ou un Gherasim Luca. Les dessins d’Agathe Lievens, loin de toute anecdote, servent à merveille ce texte suggestif et incertain, en présentant des ombres, des silhouettes, des nuées d’éclats, des paysages abstraits, des pages entièrement pigmentées ou grêlées.

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Marie Alloy, La ligne d’ombre

L’ouvrage, après une brève introduction qui nous renseigne sur les sens possibles de son titre, se compose de quatre parties. Chacune, introduite par une aquarelle de l’autrice en pleine page, comporte une vingtaine de poèmes : En regard, En silence, En souvenir, En partance. L’usage insistant du gérondif souligne la simultanéité de plusieurs actions et le sens d’une démarche sans cesse en devenir.

Dans son Liminaire aux Reposoirs de la Procession, Saint-Pol-Roux écrit :

Sur la terre gérondive, nous allons enfin réaliser en pleine clarté toutes les images naïves qui, depuis l’origine, se sont fixées sur les infiniment petits murs sombres de cette caverne : le cerveau de l’homme.

Un même regard, une même main, un même élan trace peintures et poèmes. En partage, une mince ligne d’ombre les accorde. Comme à l’horizon le ciel rejoint la terre.

Les poèmes de longueurs variables n’excèdent pas une vingtaine de vers et tiennent sur une page,

à l’exception d’une longue suite de distiques (p 66 à 69) où les vers comme des touches d’ombres parlent de lumière et dessinent sous nos paupières un tableau invisible.

« Écrire avec la voix du regard », écrit justement Marie Alloy. Des regards soufflent sur la braise des couleurs et la main gratte le charbon des mots où sont enclos les souvenirs de l’arbre. L’ombre et la cendre parlent de la lumière et du feu. Synesthésie. L’œil écoute, l’oreille regarde. Scrute le rapport au temps, à la mémoire, à l’enfance et aux souvenirs des aimés disparus. Et cela nous touche, car le sujet dans le poème est un nous impersonnel.

La Ligne d’ombre est aussi ligne de vie et de lumière

Marie Alloy, La ligne d’ombre, Al Manar, 2024, 116 pages, 20 €.

 

∗∗∗

Extraits 

Le regard
prélude au poème
à la toile

Le poème

prélude au fruit qui s’élève
se détache se délivre
tombe

s’ouvre en deux corps
deux solitudes
l’une d’ombre

            l’autre de chair

*

La question est à présent
sur nos lèvres dans nos yeux

  • avons-nous jamais cru au paradis ?

le petit bois des souvenirs s’enflamme
avec les images du vieux chêne
la volière aux perruches les dahlias
les haies noires de cassis
les montagnes de paille après la moisson
et l’odeur du poulailler

  • qui les réveillera d’entre les morts ?

Nos rêves sondent ce qu’ils brûlent
dans l’onde froide des peurs

Où l’ombre s’incline
reste une voix sans personne
avec un peu de chaleur
veloutée

*

Nous avons voué nos mains
au silence de la toile
au bruissement des couleurs
à la lumière natale qui ne saurait se perdre

Nous avons voué notre chant nos mains
nos voix nos paroles à ces moments
où nous étions petite rivière

Parfois le temps s’allège
nous n’y sommes pour rien
s’allège et puis revient
jusqu’au vertige
et prépare sa chute
dans la lumière

*

Tremblantes feuilles roulées au sol
le temps d’une ondée de givre
le temps de ravauder le tissu des signes
nous entrons sous les feuillages glacés
glissons sur la surface du papier

et la grisaille du fusain
retombe sur nos cœurs

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Mathias Lair, Quel est ce bonheur enfoui

Un petit livre massicoté à l'ancienne, une véritable plongée dans l'ascendance par un auteur épris de mémoire, de généalogie et de ferveur.

En quête des parents et ancêtres, le poète, dans les quatre sections de son beau livre de mémoire, tente de retrouver "l'éternité du tombeau" (il "a perdu ses parents dans les dédales").

C'est aussi une quête de consolation par celle des origines. Le poète calcule même les générations et le nombre de personnes qui "forniquèrent en 1644" pour lui donner, de loin, vie et présence.

Il faut "retrouver" pour éviter en soi "saccage et désolation".

De quoi être "réaccordé à soi-même" comme il le dit si bien.

Le détour par la maison familiale est comme un passage obligé dans cette recherche, les choses ont un peu changé mais le "muret reste du même vert".

Les poèmes sont brefs et ont la beauté d'une tension sensible qui doit beaucoup à une écriture fluide sans point ni virgule comme le tissage d'une mémoire - en continu.

il s'agit de trouve
l'incertaine origine
l'instant de la conception du sens
d'un coup jailli dans le désir

Et le "regain" du dernier poème est comme la vie même - rejaillie, retrouvée.

Mathias Lair, Quel est ce bonheur enfoui, Rougier V, coll. ficelle et plis urgents n°156, 2024, 40 p., 13 euros.

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Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, L’invention des couleurs

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut aiment écrire ensemble, notamment sous l’égide des « saisons » qui, ici, entrent dans la composition du titre de la première section du livre. Comment ne pas songer à l’un de leurs autres livres communs, La grande année (L’Herbe qui tremble, 2018), où le poète commençait également par dialoguer avec les photographies d’Isabelle Lévesque, avant de laisser celle-ci s’exprimer par les mots ? À cette différence près qu’à cette première partie de L’invention des couleurs succède un dialogue entre les deux poètes, sans l’intervention des images.  

Des couleurs, il n’en manque pas, dans cet ouvrage, d’abord manifestées dans les sept clichés d’Isabelle Lévesque : ces images en offrent une large palette, du rouge du coquelicot qui ouvre et clôt le livre au noir vespéral flottant sur la flambée du crépuscule, en passant par le vert des mousses et des herbes, le jaune et le mauve des genêts et des bruyères et le blanc du givre qui trace avec délicatesse le contour de feuilles colorées - sans oublier, bien entendu, le bleu du ciel. À ces images vibrantes de la nature répondent, dans une première section, les poèmes en italiques de Pierre Dhainaut, chacun correspondant à l’une des « cinq saisons » égrenées (qui sont aussi des mois). Très vite, le poète évoque à son tour la couleur, pour l’associer à une sorte de mélodie cosmique : « Fluide, la couleur autant que la musique / dans les arbres, dans la perspective, / les sons prenant plaisir à miroiter / se multiplient, la blanche, la verte, la bleue, // laquelle accueille ou recrée le mieux la lumière ? » Si la poésie est étymologiquement un faire (une création),   la couleur devient dans cet ouvrage un pouvoir alchimique puisqu’elle « recrée » « la lumière », au point que l’on s’interroge sur la valeur exacte du déterminant « des », dans le titre : s’agit-il d’inventer les couleurs ou, inversement, de révéler leur pouvoir d’invention ?

J’aime cette idée selon laquelle les couleurs inventeraient le « jour », « au-devant » duquel « va » lui-même « le jour » ou « le poème », à l’infini, comme l’indiquent la répétition de la formule et les points de suspension, dans ces vers de Pierre Dhainaut. De son côté, Isabelle Lévesque écrit : « La petite voix des couleurs change l’atmosphère : / ciel et soleils à l’envers. » Sons, couleurs et mots forment les vibrations chatoyantes qui nous ouvrent le monde, comme dans les cosmologies anciennes : « à l’œuvre où le sang se change en lumière », « le bleu rejoint les souffles de la mer ». Jadis, on écrivit : Et la lumière fut… 

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, L’invention des couleurs, poèmes accompagnés par les photographies d’Isabelle Lévesque, collection `coquelicot, éditions L’Ail des ours, 2024, 55 pages, 14 €.

Celle-ci entre en scène après l’œuvre du Verbe où tout est rassemblé, toutes les résonances et les potentialités contenues dans l’éventail qui va du noir au blanc et d’où l’univers naît, « Au point du jour, au bord du monde… » L’ensemble de ce livre me semble en quête de ces ondes primitives, à la fois sonores et colorées, qui précèdent la lumière : « l’écho faisant frémir les branches, / se déployant aussi vert que les feuilles » ; « la syllabe nue, premier flocon, / traverse nos vies : neige, nuage de neige » ; « les syllabes brillent encore ce soir ». Le « verbe » lui-même est « pourpre » et le « murmure », « bleu ». Ainsi les couleurs possèdent-elles leur propre voix, qui leur confère une puissance neuve. Elles revisitent la matière, les perceptions et les sensations : « le givre est vert, le givre est rouge » ; « laissons le feu, celui qui vient des rêves, / nous envahir en donnant un contour // insoumis, une couleur incertaine, / à la brûlure ». Le blanc semble créer une forme d’espérance : « la blanche, la secourable, l’heure initiale ». C’est parce qu’il est « Noir et nu » que l’arbre, « l’éveilleur », « nous oblige à mieux voir comme à dire ». Ailleurs, un rouge sonore paraît enfanter le coquelicot : « la fleur qui se hisse / au-dessus de ses syllabes rouges ». Chaque couleur déborde, sans origine ni fin, aussi vaste et accueillante que la conscience ou la parole primordiale : « Infini, le bleu, infini, le rouge »…

Nul doute, cependant, que cette lecture du titre de l’ouvrage ne puisse être renversée. En effet, les couleurs contemplées sont réciproquement inventées par le poème. Celui-ci les révèle au sein d’une trame universelle, en les reliant aux sons, aux mouvements, à la matière : ainsi l’arbre « danse rouge au ciel » ; « la branche cousue rejoint le pourpre ». Parfois, il les défait de leur nom, il ne sait plus les décrire, les laissant palpiter en silence : « comment ces fleurs se nomment-elles / et ces couleurs disséminées, allègres ? » Ou au contraire il interprète et redéchiffre les teintes déployées : « Lis le blanc sur la lisière : il trace / la frontière entre mars & avril / […] / Les pétales blancs / portent des indices ». Les sonorités des mots transforment et transfigurent la couleur blanche : « en flocons d’air et d’or ». Mieux encore, le poème savoure la couleur à l’égale d’un goût : « tu peux / goûter la couleur / elle s’offre. »

Échangeant les richesses de couleurs éprouvées au plus vif, les deux poètes célèbrent ensemble la danse des mois, le sacre des papillons et des saisons, dans un voyage ébloui qui commence à Lajoux, dans le Jura, et se prolonge en Bretagne, sur les côtes d’Armor. Pour autant, aucun nom de lieu n’enferme la promenade et l’espace ne cesse de s’élargir :

Soyons à l’heure exacte
de la perte du repère. 

[…] Les fleurs se multiplient
en secret, chacune son murmure bleu
pour éloigner l’horizon d’un pouce. 

De nuance en éclat, dans la métamorphose synesthésique d’un paysage partagé, toujours nous sommes dans l’« Orée » où tout devient à la fois lumière et reflet :

Et nous entrons, nous n’arrêterons plus,
en ces lieux juillet nous approuve,   
clairière, silence, miroitement de feuilles …

                                                     

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Daniel Kay, Vies héroïques Portraits, sentences et anecdotes

Il y a une poétique du fragment et le livre de Daniel Kay l’illustre à merveille, lui qui cultive l’art des miscellanées. Ces mélanges littéraires de portraits, sentences et anecdotes.

Dans ce nouveau livre du poète, l’on peut commencer par la dernière page. Celle où l’on voit Francis Bacon, dans son atelier, s’inspirant de Vélasquez pour peindre Innocent X poussant son cri extravagant et tragique. Au vrai, le peintre, écrit Daniel Kay, n’avait jamais réussi à peindre le sourire, se mit donc à peindre le cri. « Ce qui fit de cet artiste un des plus grands tragiques par défaut ». Ce « par défaut » de l’existence peut s’appliquer à « l’héroïsme minimaliste, cet éternel combat contre le quotidien, corps-à-corps avec ce gouffre dans lequel se débattent femmes et hommes depuis leur naissance », évoqué par Daniel Kay dans le court avant-propos.

Dans ce monde de peu de lumière qui est le nôtre, il ne s’agit pas de masquer le négatif de la vie mais de l’affronter. Le fantôme de Nietzsche est passé par là. Regarder le négatif sans grandiloquence, à la manière des anonymes ou des figures célèbres qui traversent ces pages. Ainsi, le bibliothécaire « qui aimait les livres sans en avoir jamais lu aucun ». Figure à la Bouvard et Pécuchet qui trouvait que la classification de Dewey était le plus beau des poèmes. Ne pas tenter de canaliser la négativité, l’assumer au contraire, c’est peut-être là qu’est le vrai héroïsme humain trop humain. Ainsi au début du livre, deux fragments se font face en un percutant vis-à-vis : d’un côté, Dalida, l’ancienne reine d’Egypte descendant pleine de vie les marches de Montmartre, ignorante pour l’heure des tourments à venir et, en page de droite, Empédocle, sur l’Etna, déposant méticuleusement ses sandales au bord du volcan en feu, pensant une toute dernière fois aux quatre éléments mais décidé à accomplir son geste de suicide. Bel exemple d’association qu’affectionne Daniel Kay entre la culture populaire et l’érudition, jamais pesante pourtant.

Daniel Kay,Vies héroïques Portraits, sentences et anecdotes, Gallimard, 2024. 114 p. 15,50 €.

Car tout se déploie chez lui dans la plus subtile ironie. Ainsi, de Balzac : « Il écrivit plus d’une centaine de romans et but des milliers de tasses de café, alliance héroïque de la plume et de la cafetière ». Où se niche malicieusement l’héroïsme au quotidien ? Le jeu, l’écart, la dissonance s’entremêlent pour la grande joie du lecteur. Des fragments de la première partie entrent en résonance avec des variations qui se font écho dans la seconde. Ou avec d’autres livres, tel Le Perroquet de Blaise Pascal. Tout comme ces bribes de la vie mécaniquement réglée d’Alfonso de Almeda à Lisbonne, clin d’œil amusé qui fait penser à un pastiche de Pessoa.

 L’on sent clairement chez Daniel Kay une attention au petit détail signifiant qui rappelle que le poète est un grand contemplatif des choses. C’est le ballon d’or de Diego Maradona ou les pleurs de Nietzsche à Turin devant le cheval malmené par le cocher et sombrant dans la folie. Daniel Kay sait retrouver l’acuité de Proust souvent empreinte de drôlerie, celle des peintres, Baugin et son dessert des gaufrettes, Rembrandt âgé et son énigmatique sourire qui ont inspiré d’autres de ses livres.

Bel éloge du « divers ». Avec la boiterie du père Gaston ou l’œillet emblématique d’un poète portugais opposant à Salazar, le nez de Cléopâtre inspirant Pascal, s’exprime l’audacieuse liberté du fragment chez Daniel Kay. Pascal, Cioran, Valéry, les présocratiques, les maîtres en cet art sont ici convoqués. Tout comme le poète alsacien Jean-Paul de Dadelsen et Bach. En fin de compte Daniel Kay s’adresse à notre fragilité, celle qui, entre l’intranquillité qui anime sa sensibilité et un certain apaisement, lui permet d’offrir, sous les mots, une dialectique généreuse, jubilatoire parfois, pour le bonheur du lecteur.

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Jacqueline Merville, Passage en Rhénanie, André Breton, Manifestes du surréalisme, Gilbert Bourson, Plancher du Ciel

Jacqueline Merville : traversée

Jacqueline Merville écrit avec sa respiration, rompue et libre, mentale et proche des ressorts d’un inconscient qui trouve en une suite de lieux une série de correspondances baudelairiennes. Etriquée en partie cette respiration permet d’effacer et d’ouvrir ce qu’elle a vécu sous forme d’apprentissage parfois forcé parfois actif. Dans le contexte de sa vie, ce « Passage » comme son nom l’indique est une traversée. Le tout dans une façon de percevoir où la sensibilité et l’intellect sont indissolublement liés, qui ne peut se réduire à la seule compréhension et qui s’adresse autant à une personne qu’à l’ensemble des femmes auquel elle appartient.

Ce mode de perception  tire sa force et sa faiblesse au-delà des catégories utilitaristes et des lieux (usines Henkel, Bayer Leverkusen) qui ouvrent et découvrent ce qui rapproche la propre psyché de l’auteure à son vécu d’hier et d’aujourd’hui étendue plus largement qu’à sa personne.
Existent de nombreux lieux, libres des codes comme des apparats économique. Êtres et objets demeurent étrangers, violeurs ou grabataires mais aussi des invitations à l’existence et au courage pour se réapparaître même où rôde des souffrances et douleurs d’ici et d’hier en de divers passés .
 
Ce passage devient un consentement à soi-même. Nul égarement romantique bien au contraire. La vérité est crue et redonne son dans une langue de sensations. L’ange se réveille en oubliant les brûlures de cigarettes des monstres. Et beaucoup de femmes aussi se souviennent des salauds. Un tel livre permet de retrouver à l’auteure  ce qui n’a pas cessé d’être : un papillon aux ailes déchiquetées.  Mais l’écriture est une inconnue apprivoisable qui étouffe le désespoir. Des pages s’éclairent jusque dans le silence des mères.
La précision du langage touche par un don d’exactitude, un caractère aigu de l’expression. Se dessinent les contours nets, la ligne très précise du destin. S’agit du langage poétique ? – Oui, mais il n’a rien vague car  un tel langage est premier dans la reconstruction qu’il invente au fil du désordre d’un « passage » qui retrouve son unité.
 
Jacqueline Merville, Passage en Rhénanie, des femmes, Editions Antoinette Fouque, Paris, 2024, 64 p., 12 €.
 
Tout ce qui est écrit par Jacquelin Merville est nécessaire pour élaborer de la poésie là où le langage de tous les jours peut nous amener à des réfections comme celles de la Bible : au commencement a été le mot…  L’obliger à se soumettre à de telles exigences c’est plutôt nager contre le courant, avancer en ce qui devient une  revendication à l’existence qui certes est  le fruit hasardeux d’une d’injustice. Elle est inhérente au travail textuel, qui demande une rage d’expression en développements, de dépliements horizontaux ou verticaux.
 
Ainsi, l’explication (si explication il y a ) est inséparable de la création, le mouvement inséparable aux lieux et leurs variantes successives publiées qui répondent bien à une intention et à une conception relevant d’un composition musicale particulière, fixe et mobile, traditionnel et moderne… Au long du temps et jusque dans ce voyage l’auteur a sous mes yeux un long du temps, son  sacs à dos et son histoire.

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Breton l'énergumène

Cette édition centenaire des Manifestes du Surréalisme de Breton est un recensement de tirage spécial parfait.  C’est là se rapprocher de ce Kamtchatka théorique écrit à la fois au télescope comme au microscope. Cette édition documente ces textes de combat de 1924 à 1962 (pour leur édition définitive). Mais La Pléiade ajoute quelques ouvertures intéressantes sur cde tels brulots parfois encore salués, parfois oubliés ou critiqués. Se prolongent la mobilité de la pensée de Breton et la perpétuelle diversité de ses convictions.

Son premier manifeste du Surréalisme.  Fut publié le 15 octobre 1924 au Sagittaire chez Simon Kra à Paris. Et Breton fonde son école (dont il allait devenir « Pape »),  et précise « un certain automatisme psychique qui correspond assez bien à l’état de rêve, état qu’il est aujourd’hui fort difficile de limiter ».  Mais cette judicieuse édition crée des effet de pans et de reflets, d'un texte à l'autre dans la pensée de Breton en particulier chez les versions d’après-guerre.
Certes il serait il est vain de chercher grief au créateur. Mais à chacun de se battre avec ces textes et non sur des attitudes supposées.. Ce qui n’empêcha pas au surréaliste belge Paul Nougé exclu sine die du groupe germanopratin d’estimer  dans les Manifestes des précipités « théoriquards  histoire de ne pas rire ». Et de rappeler que la bourgeoisie intellectuelle et parfois universitaire trouva une forme de liberté entretenue  au gratin marxiste.
Néanmoins cette nouvelle édition nettoie tes nos lunettes en zieutant sur le lit défait des Manifestes leur charnu et parfois des éboulis ou des aisselles négligées. Il n’empêche que l’ensemble reste des successions  d’étoiles nues toujours près sur la bureau d’un écrivain  là où s’allume cette nouvelle édition en plafonnier.
 
Les manifestes, vu leur âge, sont  d’une certaine manière vieux dans le secteur de l’art et de la poésie. Mais ils sont loin de commencer à fatiguer. Les créateurs et lecteurs font leurs griffes dessus. Preuve que les vivants le restent sans s'asseoir sur de tels textes. Ce qu’a émis Breton reste constant progrès et  sans préjudice dans cette accumulation de théories  en un tel livre ouvert sur un certain cristal. Il ne suffit pas d'y mettre un pied dehors et ne jamais oublier de garder les clés de Breton. Elles ont ouvert un monde.

André Breton, « Manifestes du surréalisme »,  Tirage spécial, Préface de Philippe Forest, Collection Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,  19-09-2024, 1184 p., 64 €.

Un tel évènement le "re-présente". Avec en conséquence, des « usines » de la création  en face des antennes qui vibrent dedans et dehors pour penser le non-sens de certaines raisons. Breton a donc construit un monument. C’est encore quelque chose de la joie qui débarque on ne sait pas parfois pourquoi. Mais il importe que tout l’espace artistique et littéraire cueille un brin de son éternité par  halos de lumière et fait trembler la table non seulement ce l’éros mais de la création-énergumène.

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Affutages et tremblements de Gilbert Bourson

Gilbert Bourson explore des lieux et des livres pour en extraire, par son écriture, d’étranges parfums de fleurs montées vers l’espace à partir de son « plancher du ciel ». Existent une suite de textes abîmes  « pour venir à bout du ciel tombé en plein vol d’un cheveu avec voracité ».

L’auteur a la chance de connaître "des jours à idées".  Ceux-là laissent jaillir ses pensées des moindres occasions, « c’est-à-dire de Rien ». C’est-à-dire aussi toujours d’un encore et voire de tout.
 
Au besoin l’auteur taille dans le jour, referme une fenêtre-sécateur mais ouvre de nombreux matins , d’autres matins.  Ses textes sont de petits chantiers. Ypointent parfois des « draps météorites bégayées d’orteils ». Il existe là des oracles où le moi de l’auteur grouille à foison pour découvrir des fleurs , du pain, des auteurs, des musiciens de Jarry à Breton, de Ravel à Dusapin   à travers de visions sonores ( prises parfois  au mot Rimbaud) ou visuelles.
 
Tout ce qui est dit est autre chose que ce que nous sommes. Et nous suivons le fil avec de multiples tentacules et tentations où « se veut une fleur aux semelles de vent ». Rien ici ne grince chez ce porteur d'une prose assurée par sa chair et ses os sur plusieurs chemins taupiers. Les textes lézardent, serpentent et muent à vue dans la boue et les mauvaises herbes qui se transforme en or et argent mais aussi en frissons.
 
Bourson ne récrit jamais le double de ce qui a déjà été écrit et ne tire jamais la laisse du chien de la mélancolie (ou de Goya lui-même). Chez lui une odeur de neuf relie la terre au c

Gilbert Bourson, Plancher du Ciel, Editions Douro,  Chaumont, 2024, 120 p., 18 €.

Une telle affaire est entendue en touches « sur les toits d’un goût de chose lue dans l’aboiement de l’air ». Toutefois l’auteur ne joue ni l’ange ni la bête. Il lessive le connu pour extraire d’un tel essorage  les « volupté des voluptés ». Le lecteur n’en demande pas plus.
 
Oubliant les mots d’hier, Bourson retrouve une relation entres les choses et leurs mots. En conséquence « dans le trou duc du mot donc du monde », une telle prose dit au dire du monde un glissando mais sans la moindre vaseline.
Tirée par les cheveux l’écriture ose l’explosif (neurones comprises) façon satin froissé à la Henri Michaux Chez ces deux auteurs rarissimes les titillations sont des phrases expurgées de mondanités idiosyncrasiques.
 
Parfois la tête _ pratiquement cou coupée par Bourson lui-même - frise la catastrophe. Mais à fleur de peau toute lame capote si ce n’est celle de fond qui fouaille l’âme jusqu’à celle de l’ange excessif  comme du diable.
 
Dans le genre c’est bien mieux que bien. Le style a ôté son slip mais non pour devenir exhibitionniste. De la première à la dernière ligne un tel livre palpite :  Et c’est ça écrire mieux qu’un écrivain lamda. Ici à pleine voix et «  rougie de doigts au goût de chair vers le tendon grimpant comme n’importe » tout avance.
 
Il y a ici parfois du Blake et du Dante mais aussi du Vachey et du Jarry. Les mots de chambre sont exclus et le brasier de moines ont fait leur habit. L'auteur devient le bavard même dans les champs qui se transforment en chants : ici hors de combines, tout est affûtage et tremblement.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Guillaume Métayer, Mains positives

Mains positives  est un livre de poésie et de délicatesse. L’auteur, Guillaume Métayer, est un traducteur prolixe et polyglotte. On lui doit entre autres la traduction complète des poèmes de Nietzsche, du  Verdict de Kafka… Il traduit, depuis le hongrois, des poètes et écrivains modernes et romantiques (Gyula Krúdy, Attila József, Sándor Petőfi…), mais aussi contemporains, comme István Kemény ;  des poètes slovènes, comme Aleš Šteger. De ce dernier, un article d’En attendant Nadeau a récemment présenté Au-delà du ciel sous la terre, traduit par : Guillaume Metayer. Il a consacré un livre à la traduction :  A comme Babel, qu’on peut lire avec bonheur comme des notes d’atelier. Il est aussi spécialiste de Voltaire, d’Anatole France, chercheur... et poète. 

C’est assez de classer mes papiers », écrit-il, ce qui donne le ton, l’un des multiples tons de ce livre.  Comme si la lecture critique tenait le milieu - entre éternité et classement - il faudrait  dire ici combien la traduction est au centre de son travail de poète ou comme ceux qu’il traduit influencent  ce qu’il écrit.  Plus simplement : un certain esprit de l’Europe centrale a forcément soufflé sur lui… ou de « lEurope, centrale », pour reprendre le titre de deux numéros de la revue Po&sie qu’il a dirigés.

Il est sûr en tous cas que l’humour de Dezsö Kosztolànyi a rencontré le sien ; l’humour, comme une échelle possible où se mesure le grand sérieux. De cet auteur hongrois, « Le contrôleur bulgare » ou  « Le traducteur cleptomane » sont, on en est sûr, deux nouvelles encourageantes et d’heureuses nouvelles, pour un lecteur traducteur, comme pour un qui ne l’est pas.

Un portrait de Guillaume Metayer en traducteur et une évocation de la poésie, comme essentielle traduction… si l’on continuait sur cette lancée, on en arriverait vite à cette chute ou ascension : qu’il soit poète. Or, il l’est, sans doute déjà  en ce que son livre redoute le cadre, le portrait, la définition de ce qu’est un poète. Un texte intitulé « rôle » le dit, transposé au théâtre. Comme dans un mauvais rêve, « je n’ai appris que mes répliques », écrit-il. « Je dépose délicatement mon manteau sur un fauteuil du premier rang, le long des leurs ( ceux de la metteuse en scène et de l’actrice), mon fantôme, et nous partons ». 

Guillaume Métayer, Mains positives, Éditions La rumeur libre, Février 2024. 104 pages. 17 euros.

Un danger est de « faire poète » au sens de ne pas l’être en le voulant trop ; simplement, en tenant le rôle. On voit même l’idéal virer au suicide. Imaginez :« Une vie soumise à l’anagramme ». La proposition se trouve dans un poème intitulé « Roulette ». Russe, bien sûr.

Mains positives est une suite de poèmes en prose. Dans ses deux précédents recueils, Guillaume Métayer écrivait en vers. « Faire n’est pas refaire ». Et le troisième est sans versification. Sauf que… l’on y retrouve des alexandrins clandestins, avec effet immédiat de souvenir. Et échange de bons procédés : dans le livre précédent, Libre jeu, la versification dépaysait le prosaïque. Imaginez un poème en vers intitulé « CIC », qui reprend « Ce sont souvent les actions / qui apportent le plus de satisfactions », auxquelles il oppose sa propre action. Dans ce recueil-ci, le vers, la cadence, le sens de la chute pour clôturer un texte ont le même effet de trouble. La prose et le vers ont trouvé d’autres placements.

Il y avait dans le précédent recueil des lieux de prédilection : rue, café, parc, toits… On les retrouve ici mais le temps a changé. Le temps qu’il fait  et le temps qui est. Le premier est à dominante grise ou brumeuse. D’ailleurs, « il y a rarement eu plus brume que moi », dit l’auteur. Le second, explicite  dans « Trotteuse », n’est pas celui qu’on croit. Certes, il est ce qui grise, au sens de ce qui vieillit :

Allongé aussi longtemps face au silence du plafond, le corps se jette dans la seule issue            
possible, la vieillesse. L’âme le suit comme son ombre et pour un peu on la verrait passer                     
comme un cambrioleur entre les deux fenêtres si au siècle dernier la radiographie avait              
mieux progressé.

 Mais le temps est aussi ce que dit le poème « Minute » :

Une minute peut durer soixante ans sous l’espèce d’une louche dans le bouillon. De grandes     
histoires d’amour tiennent en une minute.

La suite joue l’œil sur la soupe. Après un passage lyrique, rupture de ton :

Mais quand la minute a été bien étirée, c’est toujours la même histoire. L’élastique claque, la    
longue minute vous revient au nez.

 La dérision, la possible image clownesque rééquilibre et dégrise ; à plus forte raison, une possible auto-dérision le fait-elle. Une certaine légèreté est une réponse, parfois de sur-vie, parfois de vie ; une réponse authentique dans un contexte général hostile où il ne s’agit surtout pas de participer aux entreprises d’où «  on… sort plus gris ».

Le gris du temps météo et politique rencontre le gris de la vie amoureuse. Et Guillaume Metayer ne s’interdit pas de parler à la première personne, de s’adresser à une femme - rencontrée, ou/ et s’éloignant - : « Ne pose jamais sur nous ce beau sourire gris ». Le « tu » est aussi présent, qui   renvoie à un être aimé ou à soi-même dans un dialogue intérieur, comme dans « Chenil » où un moment de colère noire rencontre Juvénal et Anubis. La violence d’un moment passe par l’Antiquité et  disparaît sur ces mots : « fin de la version ».

 Il faut le dire, en pensant sans peser, le gris est celui du monde comme il va : « l’antivol au volant pourrait être à la gorge ». Ou encore, « on peut tuer quelqu’un en lui enfonçant un soufflet dans le coeur ». Ou : « il nous faudra bientôt importer autant d’armes que de douceurs. Introduire le droit de tirer à vue, pour protéger le sucre et augmenter la peur ». Mais, attention au survol, à un « bien-entendu » de connivence. «  Il ne s’agit pas de faire de l’air du temps une allusion ».

Une veine satirique traverse le livre, avec des formules saisissantes : « Certains assoient sur vos yeux leurs grosses fesses grises. Ils vous couvent, disent-ils… » ou encore « rien de tel pour bloquer une entrée qu’être le château gonflable ». Cours et courtisans sont toujours là. Et le poème est accessoire. « Mes poèmes ressemblent à des cravates » et la cravate est « tolérée uniquement chez quelques dignitaires du parti ».

Sur ce fond gris, il y a des retournements héroïques. Une lucidité propre au poème dégrise des crédos faussaires. Ainsi, sur un ton satirique - l’époque l’a bien cherché - :

Les scientifiques sont formels : il est possible de tout revoir passer, sans la moindre                   
nostalgie, dans un tout autre confort lin
éaire que la mort… 

Le poème conclut :

 Seules resteront douloureuses les arrivées et leurs chignons .

Les arrivées et les départs ont un rôle majeur. Cela donne le très beau poème « trains » et ce cadre, « la porte des trains ». « Les arrivées et leur chignons », c’est un enchaînement poétique, comme « chignon » est  une chaîne de montagnes. Un jardin, avec « le lent mouvement de taïchi », recueille les paroles de celle qui vient de s’éloigner et inspire cette conclusion :

 Je ne saurai jamais pourquoi choisir ces allées pour figurer un départ.

Répond au gris la joie possible. Il y a déjà de l’amusement à signaler quelques marottes et inventions de l’époque, à écrire un poème sur le « Dimsum », à  comprendre la playlist, où « le retour redevient départ » ; à  s’arrêter au jeûne, « grossesse messianique d’autrefois d’où tout à chacun peut renaître ». C’est un livre qui fait sourire et rire, ce qui ne peut être sans la peine : « au moment du chagrin l’oreille s’ouvre ». « Et le deuil (est) notre dictionnaire favori ». Un décalage très singulier, une sorte d’apparent mouvement de côté avant l’impact de l’émotion permet de regarder en face ce qui la provoque.

 Il y a une joie possible à voir les choses telles qu’elles sont. Comme dans ce très beau poème « Piscine » où l’on revient au sujet principal « Le temps qui passe dans les piscines n’est pas le même. »Et des rampes d’émotions : « la neige. Sa gangue fait date », la présence du passé, la force de « il y avait », l’enfance,  et le rappel du Temps qui joue en poussant des pions. On croise ici des jeux, le bonneteau, les cartes, le bréchet, et même le petit os de poulet en forme de Y, avec lequel on fait un vœu…Traversent aussi des éléments de conte.

On ne finira pas sans évoquer la rencontre poème-récit, une forme libre, une réussite, qui rebat les cartes et accueille la fantaisie. Deux exemples : le poème Her, avec sa trottinette connectée :

 Je l’appelai Her et elle me nommait early bird.

Et « Wishbone », où se raconte une guerre projetée sur la plage, pendant l’enfance. Une sorte de Guerre des boutons, avec des ennemis…

Mais au moment de ravager leur oasis de posidonies  et de barbelés, une voix nous arrêta,        
comme d’un décalogue.

 C’est la voix d’un pêcheur admiré, un malheureux… Convergent ici une expérience forte, une scène, un événement de son et de sens (impossibles à séparer) où condensent le mystère « les oasis de posidonies et de barbelés ».

Pour le poème aussi « le son est l’un des treuils des choses mais il n’est pas le seul ». Et la distance qu’il parcourt et révèle, il la voit à même les choses sensées rapprocher ; ainsi, le portable.

En m’étirant vers lui chaque matin j’approche la mesure du chagrin.

Le poème est la mesure vraie.

On terminera cette présentation trop sommaire, qui trace, incertain, un contour du livre, quand le poème, lui, est main positive, plein, plénitude… dans l’émotion d’un poème très singulier, intitulé « Aujourdhui (virgule) ». Il finit sur un deuil. Ce texte est une suite d’images, réelles et rêvées, sans séparation possible. Une suite de phrases comme des pièces d’or. Guillaume Métayer arrive à ce comble : une prouesse de formalisme - au lieu d’inscrire la ponctuation, il l’écrit en toutes lettres (point), (virgule) et cela fait un rythme -  et l’éclat du simple. Dans cette étrange Dictée ( d’école, de poésie),  il ne prononce pas et cependant dit  « point final » comme jamais on ne le fit entendre.

 

 

Armelle Cloarec

Présentation de l’auteur




Cécile Guivarch, Si elles s’envolent

L'auteure de ces beaux livres de mémoire ("Renée en elle", "Sans Abuelo Petite", "Cent au printemps", "Sa mémoire m'aime") prolonge sa réflexion humaniste avec ce bouquet de textes adressés à ses mère, grand-mère, grand-tante, aux poètes (Marina Tsvetaeva), aux vedettes de l'écran (Marilyne, Brigitte, Françoise, Simone) et à toutes ces femmes qui ont tant oeuvré pour que leur sort soit moins funeste.

On retrouve la grâce, la finesse, et l'empathie de la poète qui sait si bien parler du temps révolu, de toutes les tâches ingrates, de tous ces corps appelés à travailler sans peur de suer ni de courber le corps sous la peine.

En brèves inflexions, sous la bannière de Denise Desautels ou de Denise Le Dantec, Cécile honore le labeur sous toutes ses formes, au temps où les moissons se faisaient à la main, et "recommençaient chaque printemps/ les mêmes gestes d'élan et de coeur", quand "c'était dur" de vivre, de travailler, femmes ou hommes même combat.

"Ma grand-mère comptait ses couches/ comme un oignon" : que de lessive à couler en rivière, que de linge à curer au soleil pour qu'il soit plus blanc.

Les usages du temps, les affres du corps, la splendide mémoire des corps : tout ici relève d'une ethnographie singulière, menée par une poète qui ne fait pas fi de ce qu'elle a vu des anciens, mais en garde rigoureusement les traces.

D'ailleurs, elle se niche, petite, dans certains fragments : "mes jambes comme des ailes/ j'avale le vent bouche ouverte" (p.18).

Cécile Guivarch, Si elles s'envolent, éd. Au Salvart, 2024, 74 p., 12 euros.

L'écriture fluide, nerveuse, qui ne s'embarrasse pas d'images, retrace avec force la période ("ce village sous Franco/ cinquante ans en arrière") .

Un très beau livre.

Présentation de l’auteur