Lou Raoul, les labourables

Le livre s’ouvre avec cette indication : « un devez arad, cinquante ares », soit un demi-hectare, c’est-à-dire 5000 mètres carrés : « une mesure d’arpentage » nous dit Lou Raoul, ou encore  « une journée de charruage » (d’où le titre les labourables). Dans le contexte du confinement cela fait une sortie de un kilomètre de long sur une bande de 5 mètres de large, étant donnée la contrainte de ne pas s’éloigner d’un périmètre de un kilomètre autour de son domicile.

Peut-être la distance parcourue en faisant « sept tours de verger » le 3 novembre 2020 alors qu’une fois à l’intérieur et à la fenêtre on rêve de prendre un train pour Brest. Le désir de mouvement provoque un renversement dans l’esprit. Si l’espace n’est plus offert à nos pas, alors faire en sorte que le temps lui se déplace. Lou Raoul nous propose un compte rendu subjectif sous forme de journal (son charruage, son labour quotidien), de la période comprise entre 3 novembre et 30 décembre 2020. Deux mois d’enfermement, de couvre-feu et d’observations : objets et lieux, états d’âme, rêveries, questionnement sur l’écriture et les gestes ordinaires de la vie de tous les jours que bien souvent on ne remarque pas sauf circonstances particulières. Le ressenti de se retrouver animal encagé s’exprime avec des mots appropriés à la domestication animale : paille, barbelés… mais n’est-ce pas ce que les humains sont effectivement devenus,  et concrètement dans l’esprit des puissants et des dirigeants : un troupeau à contrôler, à enfermer, à éliminer s’il n’est plus considéré comme utile car sa force de travail ne pourrait plus être exploitée. La solitude à combler, l’inquiétude à calmer, le désœuvrement à transformer en travail d’écriture. Il y a aussi les conversations entendues dans le lointain et les rires d’enfants qui jouent, des signes de vie auxquels s’accrocher quand l’absurde de la situation envahit la conscience et que les nouvelles colportées par les média ne peuvent ni rassurer ni apporter de réponses. Alors la désobéissance pour faire sens et garder sa raison. On ose, on décide d’aller plus loin qu’autorisé, on baisse le masque, on risque l’amende, mais on soigne sa santé mentale car on a besoin du contact avec plantes, arbres, prairies, étangs, se sentir partie du paysage plutôt qu’en prison dans des appartements en ville… plutôt imaginer construire une yourte. 

Lou Raoul, les labourables, Bruno Guattari éditeur, collection [appareil], avec les photographies de Frédéric Billet, 60 pages, 12 euros

Les rues sont quasi vides, mais les CRS patrouillent, contrôlent, tandis que les trafics illicites continuent comme d’habitude. L’infantilisation de la population qu’on cherche à culpabiliser accentue le déni des décideurs à ne pas regarder les dégâts psychologiques auxquels il faudra pourtant bien faire face après. Cobayes et sacrifiés, c’est ce qu’auront été les humains alors tentés par la fuite dans l’alcool… et bien évidemment, cette « crise », cette pandémie n’empêche pas, ne diminue pas le nombre des SDF, des sans-abris qui se confinent dès 18h dans des « semblants d’habitats » quand la ville de Rennes poursuit des chantiers de constructions où ces exclus n’iront jamais vivre, et si ce n’est pas calcul délibéré alors c’est un aveu d’impuissance global des gens déresponsabilisés qui ne s’engagent pas, qui ne s’emparent plus de vie politique que par des votes épisodiques, j’allais dire pathétiques.

 

Les mots ne sont pas là pour ton malaise
celui-ci n’est pas à dire est inutile 

                                ∗

accepter n’est pas se satisfaire par défaut 

S’amorce comme un mouvement de rébellion car l’appel du gouvernement à la résilience, à l’obéissance, implique le sacrifice de valeurs humaines élémentaires, implique de fermer les yeux sur :

 

le délitement organisé
les violences policières
les pseudo-conseils infantilisants 

Alors oui, quoi craindre le plus : le virus ou les décisions des gouvernants ? Le virus ou le climat de peur, de suspicion, instauré ? Et quand l’heure de la manifestation sonne, la répression est prête à cogner. Heureusement il y a l’écriture : écrire pour rester debout, humain digne de sa position verticale entre ciel et terre.  Et décembre arrive qui s’achemine vers « les fêtes » et la fin d’une année étrange pendant laquelle écrire un « journal de terre » permet de garder les pieds au sol et de se projeter vers l’été. L’air de rien, sans faire d’éclats, tout simplement et sans effets particuliers, à partir de son expérience et de son intimité, Lou Raoul et son labour d’écriture sème de vraies questions, invite à regarder le fonctionnement de la société, à comprendre nos mécanismes intérieurs pour faire face ou pour fuir, pour lutter ou pour supporter. 

Les photos de Frédéric Billet, qui sait capturer les couleurs jusqu’à nous restituer l’odeur des campagnes et des rues, nous donnent l’envie d’un ailleurs où le regard s’évade grâce aux lignes de fuite, tout en nous offrant des images d’où se dégagent la sensation d’intimité à l’unisson du texte poétique de Lou Raoul. Un duo fort réussi.

Présentation de l’auteur




Didier Ayres, Sphère, Anne Sexton, Folie, fureur et ferveur, œuvres poétiques 1972–1975

Didier Ayres et la  poésie de l’espace

Certains poètes cherchent pour se croire géniaux  un ciel rougeoyant comme un mur et ses lichens morves d’azur,  voire que sais-je. Mais ce n’est pas forcément en  se réveillant un matin après des rêves agités qu’on devient poète ni d’ailleurs monstrueux insecte.

Didier Ayres fait bien plus. Il relève plus que la tête de la poésie. Son  écriture n’est  jamais cloisonné en arceaux rigides, elle ne sert jamais de couverture ni de prête à penser dans l’effet de surface et mots reçus .Le domaine de sa « sphère » tient de la métamorphose. Pour preuve « Les felouques qui sont-elles / L’énigme des cours d’eau ? ». Voici ce que la poésie ouvre.
Elle se dilate de l’enfance en « melancolia » souvent dans  l’angoisse et le nocturne mais se produit d’un texte à l’autre l’union du ciel et de la lune. Cette sphère essaime en « boules bien rondes » fisait déjà Beckett  sur un tel livre. Elles serpentent parfois jusqu’au vide sans limites. Mais dans tous les cas par la hauteur de l’imaginaire et des mots.
Didier Ayres acquiert ainsi une des voix les plus personnelles de la poésie néo-surréaliste mais au service de l’existence plus qu’a l’imagerie.  Car nous le suivons ici pendant des années et des années, toute la vie s’il le faut, jusqu’au moment où il réussit à la dévorer même si le malheur existe. Mais il faut tenir.  Et le plus étrange, c’est que personne n’a jamais pu l’apercevoir, si ce n’est parfois la future victime ou quelqu’un de sa famille.
Ainsi un lézard ne dort  jamais sur cette sphère. Mais le langage remplace aux méditations  la voix de la mémoire. Elle peut à l’angoisse couper la route. Pour embrasser la sphère des tels poèmes n’ont pas besoin de héros mais un chant sous requiem en fragments. Ils sont beaux et justes.  

Didier Ayres, Sphère, Editions La rumeur Libre, 2025, 128 p., 18 €.

Surgissent la destinée ailée (parfois déplumée) et l’équation circulaire. Le poète navigue dans une nouvelle poésie spatiale qui structure la nacre de la vie et la ligne de vie de  de celui qui fut arôme, abandon, dérobade. Preuve que dans un tel poète tout est bon.

∗∗∗

Anne Sexton et la poésie de l'extrême 

En une suite de cadrages, de décadrages et de superpositions d’images la poétesse renonce à toute ornementation. Elle tranche dans le vif : toutes les filles sont pour elle les descendantes de Marie et du Christ mais les quitte car trop placé « dans le derrière de dieu » et même si des « fossoyeurs attendent» c

Tous ces « chants » imprécateurs sont des opéras, des opérations, des ouvertures.  L’auteur propose des prises complexes où le sacré se mêle à la sensualité, le divin au charnel. Une nouvelle fois elle devient monteuse  et compositrice d’un nouvel ordre et d’une autre beauté radicale et sans maquillages.
Cet ensemble de textess devient kaléidoscopique. Exit les « belles de nuit » et la première d’entre elle : la Vierge. Mais cette dernière ne touche pas seulement à l’indicible et à la prière. Le  rite dont elle fait l’objet s’ouvre à un tapage certain et à des démonstrations plus intempestives que cultuelles.
L’« essence » mystique passe par la petite porte au profit de la reprise en main du corps féminin. Si bien que la dimension abstraite du mythe sort de l’inéluctable. Car la poésie devient un art qui crache sur le silence où les femmes furent cloués comme  des Christ féminisés.
Anne Sexton est la créatrice de l’indicible et de rites quotidiens ou sous forme de paraboles face aux prédateurs et leurs tapages. Cette dernière partie de l’œuvre touche l’inéluctable et inacceptable écoulement du temps dans sa continuité que son abstraction semblerait devoir.
Son approche tient au fait qu’elle n’admet pas d’autres commentaires que les siens là où elle invente diverses montées des circonstances quifondent l’essence du féminin en soulignant un principe de séparation et de distance.  Et son dialogue est particulier. Le mâle fort en leurres, criailleries est voué au mutisme.
Tout reste fascinant, fort, violent pour répondre à « Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi les femmes étaient si silencieuses ? ». Ici elles ne seront plus marquées d’une façon indélébile.

Anne Sexton, Folie, fureur et ferveur, œuvres poétiques 1972-1975,Trans­for­ma­tions, trad. de l’anglais (US) Sabine Huynh, édi­tions des femmes — Antoi­nette Fouque, Paris, 2024, 268 p. ,  22 €.

Les dernières œuvres poétiques d’Anne Sexton surpassent en puissance ses recueils antérieurs. Ceux-ci étaient déja incandescents voire osés mais ici jaillissent soudain l’obscène et le sacré, l’urine et Dieu, bref le feu, le feu, le feu (que écrit-elle « les hommes cachent ».
Accentuant « Tu vis ou tu meurs, Oeuvres Poétiques 1960-1969 » parues dans la même maison d’éditions, dans ces accomplissements terminaux  se retrouvent l’âme et le corps toumentés de celle qui resta longtemps l’oubliée de la poésie américaine du XXème siècle mais qu’elle modernisa à sa façon, loin des dogmes et des chapelles.
 
Le fond reste plus sauvage que les textes d’avant. La forme poétique déplace les lignes en vers ou se mixent voluptueux et sarcastique dans ce qui tient d’une sagacité et de la violence. Anne Sexton se fait au besoin sorcière des sorcières et sour­cière du féminin. Elle  renouvelle la vision des femmes à travers  ce que la poétesse connut avec délice ou terreur : la famille, le désir et la sexualité.
 
Anne Sexton offre et réaffirme un nouveau contenu, en marge des conventions  de la morale des USA en trouvant un malin plaisir à renverser un patriarcat qui nourrissait l’esclavage de négresses blanches et oies de la même couleur  prêtes à se livrer corps et âme au pre­mier prince venu.
L'acte poétique se veut intime et dévoile des secrets (proche du silence) comme la permanence du dur désir non de durer mais de vivre en existence plénière en fixant un instantanée renvoyait forcément au passé et au deuil tout en créant des sortes de parabole : un chien montant vers Dieu descend vers les hommes qui brulèrent Jeanne ou autres sorcière de Salem et d’ailleurs. Elle ne cesse de vouloir rattraper quelque chose qui semblait désespéré, foutu d'avance.
Une telle créatrice farde cependant le goût pour sa trajectoire. Elle retrouve les racines des traitements sordides du masculin. Et dès qu’elle commença à écrire, elle sentit une trajectoire classique de littérature. Plus qu’une Viginia Woolf ou qu’une Sylvia Plath, elle écrit nota ses intuitions, constations et rêves dans une sorte de « Furor » contre les constrictions ou contritions.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Giuliano Ladolfi, Le Journal de Didon / Jurnalul Didonei, traduction Sonia Elvireranu

Si tu cueilles la rose tu détruis son parfum ;
ne la touche pas (p. 30)

Après Le Regard… un lever de soleil et La Nuit obscure de Marie (1), voici une nouvelle collaboration multilingue entre Giuliano Ladolfi et Sonia Elvireanu. C’est ici Ladolfi qui a tenu en premier la plume et dans sa sa langue maternelle, l’italien. Il diario di Didone a en effet été écrit et publié (1993) d’abord en Italie, avant d’être récemment traduit en français par l’auteur, puis du français au roumain par Sonia Elvireanu. C’est le résultat de ce double travail qui est maintenant offert au lecteur.

Rappelons en quelques mots l’histoire de Didon (Hélissa en grec), fondatrice mythique de Carthage, ayant dû fuir la Phénycie après l’assassinat de son mari, Sychée (ou Sicheus), roi de Tyr. Sa légende se divise ensuite en deux versions. Selon la première, parce qu’elle vouait à son époux une fidélité absolue, elle s’est suicidée afin d’échapper à un remariage avec le roi des Lybiens, Hiarbias. Selon la seconde, celle de Virgile dans l’Énéide, elle a accueilli Énée à Carthage après la chute de Troie, ils se sont passionnément aimés jusqu’à ce que les dieux enjoignent à Énée de repartir ; alors Didon, désespérément amoureuse, mit fin à ses jours.

Giuliano Ladolfi combine en quelque sorte les deux versions. Quand Didon devient l’amante d’Énée, elle est hantée par la faute d’avoir rompu le nœud de fidélité avec son défunt mari (Si la volupté d’un baiser m’étouffe, / mon cœur est déchiré par l’écho de Sicheus – p. 28), et si elle se donne la mort après le départ d’Énée, c’est bien plus parce qu’elle ne supporte pas le poids de sa culpabilité que par désespoir amoureux. 

On ne saurait juger ici de la traduction roumaine mais nous savons déjà que Giuliano Ladolfi manie finement la langue française. Dans ce long poème, c’est Didon qui parle, se parlant à elle-même ou s’adressant à Énée. Le poète trouve des mots admirables pour peindre l’amour coupable. Je veux souffrir de toi, affirme Didon (p. 24) :

 Giuliano Ladolfi, Le Journal de Didon – Jurnalul Didonei, Iasi, Ars Longa, 2024, 108 p.,  traduction de l’italien au français par lui-même et traduction du français au roumain par Sonia Elvireranu.

Toutes les couleurs possède mon amour,

sauf le bleu du bonheur (p. 18)

Les caresses sont de la boue, mais pour moi
seule la boue freine la mort (p. 36)

Tu es entré en moi avec violence
pour semer la terreur et la honte (p. 68)

Cependant l’ouragan de l’amour (p. 40) n’apporte pas que de la peine, et sinon pourquoi en effet aimerait-on ?

Même un conflit aime une trêve
et tu es ma guerre et tu es ma paix (p. 32)

Homère vantait « la vie à la douceur de miel ». Chez Hugo, reprenant une analogie également très ancienne, « La vie est une fleur. L’amour en est le miel » (Le Roi s’amuse, 1832). Quant à Ladolfi, c’est le langage amoureux qu’il assimile au miel, à l’exemple entre autres de la Bible : « Des paroles aimables sont un rayon de miel » (Proverbes 16:24). 

Continue à m’étouffer avec le miel
de tes paroles pour que je puisse
distiller son nectar dans des désirs sereins (p. 38)

Au paroxysme de l’acte d’amour on peut se croire, parfois, l’égal des dieux :

Homme, tu me caressais avec le frisson
d’un Dieu (p. 62)

Mais l’amour est un leurre où chacun est sa propre victime :

Je me suis laissée emporter par des illusions
d’un nouveau printemps (p. 52)

Alors revient chez Didon un sentiment de culpabilité qu’elle ne pourra pas se pardonner et qui la conduit à se laisser mourir, sinon à se suicider :

Pour moi, il n’y a ni pardon ni prière,
l’obscurité répond au désespoir (p. 50)

Le poème se terminant ainsi :

Mon virage
horreur de la culpabilité, inexorable
étrangle tous mes désirs de vie (p. 96)

La légende de Didon a été maintes fois reprise par les poètes, les dramaturges, les musiciens, les peintres. Rien qu’en France, aux XVIIe et XVIIIe siècles on recense pas moins de six ouvrages littéraires qui lui sont consacrés, de Scudéry à Marmontel, sans compter les traductions de Virgile. Et Didon n’a pas totalement disparu de la fiction contemporaine. Le Journal signé par Giuliano Ladolfi s’inscrit ainsi à la suite d’une longue lignée de lettrés qui maintinrent vivante la « haute culture » à travers les siècles.

Présentation de l’auteur




Marie Murski, Ailleurs jusqu’à l’aube

Les éditions Les Hommes sans épaules publient l’ensemble des poésies de Marie Murski, poétesse singulière d’origine polonaise qui vit actuellement en Bretagne, et dont l’œuvre d’une grande sensibilité est ici réunie, depuis Pour changer de Clarté, paru en 1977, sous le nom de plume de Marie-José Hamy, suivi par Le Bleu des rois (1983), Si tu rencontres un précipice (1988), La Baigneuse, et enfin Le Grand Imperméable.

Marie Murski a rejoint le comité de rédaction des HSE en 1989, avant de disparaître pendant quatorze ans de la scène littéraire. Elle réapparaît en 2007, reprend son nom de jeune fille, et publiera notamment un récit, Cris dans un jardin. Nous ne reviendrons pas ici sur la violence conjugale subie par Marie Murski, qui est rappelée par Christophe Dauphin dans sa préface. Mais l’enfance traumatisée, « l’enfance à la mine de plomb » est déjà présente dans les recueils qui précèdent chronologiquement la fatale rencontre.

Car la poésie de Marie Murski est un jardin, c’est-à-dire un lieu changeant ou s’expriment toutes les saisons de poésie, un lieu de vie, et un lieu de mort. Je pense en la lisant aux roseraies d’Apollinaire d’Automne malade, où le vent souffle, aux vergers vénéneux, où il a neigé ; chez Marie Murski,

L’automne est en sursis

Lèvres fendues en leur milieu
puis ouvertes en vol d’hirondelles
se parjurent d’onguents cireux
nommés rouge sang dans les couloirs de la mort.

Marie Murski, Ailleurs jusqu’à l’aube, Les hommes sans épaules, 2019, 20 euros.

Le jardin de Marie Marie Murski est un jardin intime où s’épanouissent -  et avortent parfois - d’étranges images qui rappellent celles d’André Breton ou de Philippe Soupault. C’est un jardin où se rejoue, se recompose en permanence, un drame personnel. La poète rebat les cartes et remodèle son territoire.

Ce jardin est aussi le lieu où se pressent l’intrusion, où la violence n’est jamais très loin :

 

Décisive cette main qui déshabille
qui se taille la part du lion
et crachote dans mes crocus 

 

Mais on y trouvera aussi un érotisme floral qui prend le temps de s’épanouir, notamment dans le recueil La Baigneuse :

 

laisser la légèreté
dans son plaisir
la lenteur du fruit
autour du noyau 

 

La poète nous livre une anatomie intime, à travers les images d’un corps-jardin, qui devient parfois un corps-paysage, et aussi un corps-mémoire :

Certains nuages restent
sous la peau 

Mais le jardin de Marie Murski est aussi un laboratoire, un lieu de renaissance et de re-création, dont l’enchantement procède d’une animation virevoltante, parfois éperdue, d’abord parce que c’est un lieu habité de présences, un bestiaire dont la poète entend l’appel ambivalent :

Le rêve a ses raisons
des raisons de loup dans une forêt verte

Et si je cours sans cesse
c’est pour passer sans regarder
les petites têtes hilares
qui partout
jaillissent des troncs d’arbres 

Des voix tantôt harcelantes, tantôt consolantes.

Inlassablement la poète est

 

Dragueuse d’infini
porteuse d’eau dans le combat des heures

 

on ne compte plus ses incarnations, « toupie » (rêve d’un mouvement perpétuel ?), ou lutteuse qui ne souhaite pas « mourir gentiment », et qui oppose à la fixité glaçante de la mort la virtuosité du verbe. Déjà, enfant, elle « tournait à l’envers ». N’est-ce pas la vocation du poète d’aller contre la rotation habituelle du monde ?

Le jardin est juste en-dessous du ciel, comme chez Verlaine le ciel est par-dessus les toits. On lira aussi des poèmes plus contemplatifs comme celui qui est dédié à Hubert Reeves, où la poète « chavire en boule de vertige ». Sage-femme de son métier, Marie Murski accouche aussi les étoiles :

Au-dessus il y a les étoiles
qui sont mes sœurs on le dit et c’est vrai
nous avons le même ventre dur
fécond dans l’éternité 

Nous l’avons dit, le jardin de Marie Murski est un jardin violenté, un jardin saccagé, et pourtant, par la puissance du langage, elle fait entendre, dans des poèmes parfois difficiles, une voix dont les échos résonnent longtemps en nous, s’enracinent douloureusement dans la sensibilité du lecteur, y plongent des racines écorchées, à vif, palpitantes.

La poésie a sauvé la vie de Marie Murski, qui ne cesse de « vider ses poches », comme le petit Poucet rêveur de Rimbaud égrenant des vers. Et en effet, l’appel d’un départ se fait entendre souvent :

Partir vraiment
comme un pied qui s’écarte du continent.

Voici pour l’ailleurs.

Et pour terminer, je cite intégralement le magnifique poème qui termine le recueil Si tu rencontres un précipice, où la mort est évoquée dans un élan nuptial :

 

Qu’elle vienne
au galop comme dans les terres dangereuses
ou patientes comme les filets d’oiseleur,
mais
que son ombrelle ne soit pas tranchante
aux abords de mes yeux
qu’elle sache avec délicatesse
ôter la bulle d’air enroulée à mon doigt
qu’elle m’enserre doucement
dans son simple éclair 

Voici pour l’aube.

Présentation de l’auteur




Daniel Kay, Le perroquet de Blaise Pascal

Variations sur l’inachevé est le sous-titre de ce livre-poème tripartite composé de centaines de fragments, d’une seule ligne, de plusieurs, de petits paragraphes, le tout diversement inspiré, bariolé, spontanément improvisé. Sa visée, son pourquoi : une méditation sans clôture sur l’étonnante puissance du peu, qui peut s’avérer éclair, mais sans prétention totalisante, baignant dans sa légèreté, son intime mais frêle caresse des phénomènes qui sont et des mots qui surgissent pour les honorer.

Et ceci sans aucun poids théorique (ce ‘fascisme’, PBP27), puisant plutôt dans les forces de l’instinct, de la modestie d’un non-savoir, d’une ouverture quant à la question des valeurs de l’art, écrit ou pictural, face à ce ‘parfum de mystère’ flottant partout sur la terre (53).

Fragment, ébauche, esquisse, note de carnet, de cahier : acte et lieu d’un in-fini, d’un aller-dans-le-sens d’un sens, cet ‘aller [qui] me suffit’, écrivait Char, geste pour frôler cet incessant ‘papillonnement’ (56-7) de tout ce qui est, qui à la fois résiste à nos nominations et les incite, inlassablement aussi. En voici quelques traces :

Daniel Kay, Le perroquet de Blaise Pascal, Éditions des Instants, 2024, 128 pages, 15 euros.

* Ponce Pilate à l’occasion de présentations pratiquait brillamment l’art de la formule. 

* Il semble y avoir un aspect inactuel dans la pratique du poète ou du penseur qui décide de faire une œuvre fragmentaire. Inactuel ne veut pas dire nostalgique, encore moins passéiste ou réactionnaire mais la tentation de s’inscrire dans une temporalité, voire une historicité différente, légèrement décalée.

* Considérer le fragment comme un genre c’est du même coup manquer le fragment.

* Princier chez les romantiques allemands, le fragment, chez les modernes – Char mis à part – peut paraître moins recommandable. Presque voyou. Mauvais genre. Voir Scutenaire.

* L’encre du chemin. Par petites flaques.

* […] Le Titien en ses dernières années invente une sorte de tachisme figuratif insolite à la fois grandiose et ténébreux. Les dernières œuvres inachevées et retouchées avec les doigts semblent bien loin des compositions chatoyantes aux teintes délicates, aux lignes parfaites qui ont fait la gloire de l’artiste. Une porte s’ouvre déjà sur la Terribilità que développera l’inquiétant et sublime Tintoret.  (98-9/117)

‘Inachever’, verbe intransitif, mais aussi, déclare Daniel Kay, transitif, poussant à reconnaître l’infinissable, cet aspect de l’être qui semble exiger qu’on demeure ‘dans l’Ouvert’ (24), dans le tao, le fleuve inarrêtable de l’ontos où notre poïein peut choisir de nager, en savourant les infinies différences de sa mêmeté, comme dirait Deguy, leur pullulement, ceci sans vouloir en diminuer la murmurante symphonie insaisissable par le biais d’une écriture orgueilleuse. Le livre de Kay, comme d’ailleurs ses Petits pans de Proust (2022) et Vies héroïques (2024), un foisonnant ensemble de touches, de ‘petits pans’, sans rien posséder, sans aucun sentiment d’une domination, d’avoir réalisé quelque chose de définitif, d’absolu. D’amicales étreintes plutôt, fuyantes, instinctuelles, sans aucune idée de parachèvement. Le cœur ‘primant sur l’esprit’, affichant ses ‘tendresses’, souligne Kay dans Petits pans de Proust (68; 91), et parfois son désir de jouer, d’inventer, l’histoire du perroquet de Pascal en témoignant, pure fantaisie, objet devenu objeu et objoie, dirait peut-être Ponge, fait d’aisance, de grâce, parfois de frivolité. Et chaque fragment une esquisse, un humble peu devant cet ‘incommensurable’ (71) de notre demeure cosmique, humble mais jamais un rien, du néant. Toujours un remerciement, une gratitude. Cérémoniels, solennels, souriants, joyeux. De petits signes ou marques en-deçà de toute arrogance signifiante, stipulative, de tout abstractif totalitarisme. Un livre-poème de petites libertés. ‘Le marcheur  réinvente constamment, écrit Kay, le souffle du paysage’ (41). Ce beau livre-poème, acte et lieu de mouvance, de variation, d’une ‘grande passion se nourri[ssant] de l’inachevé’ (37).

L’inachevé, alors, ce peu sans insistance, sans lourdeur, ce ‘génie de la brièveté’, dit Joubert, que Kay cite (45); ce petit joyau du discontinu, de l’éphémère, d’un ineffable. Et ‘pour tout atelier le chemin’, ce petit sentier qui traverse la vaste, fourmillante vie, lieu d’inattendus, de spontanéités, d’inhérences, où, si souvent, manquent nomenclature et taxons, de simples adjectifs préférés (110). Le fragment, l’ébauche, plutôt que d’offrir raisonnement, logique, permet une présence suffisante, comme dans les arbres d’Alexandre Hollan (38) ou les derniers portraits esquissés de Léonardo et Michelangelo (passim), unis enfin par le biais de telles beautés splendidement improvisées malgré leur parcours conflictuel. Loin de viser un art-pour-l’art, cette textualité repliée sur elle-même, l’inachevé salue l’instant pour, étreignant sa mortalité, lui offrant sa main, lui dire adieu… pour l’instant, quitte à redémarrer, se rouvrir à ce qui est, sans penser à aucune fin, à la ‘guillotine’ de quelque point final (28). Inachever, ce geste qui frôle une petite et fuyante ‘quintescence’, ajoute Daniel Kay dans Petits pans de Proust (60), tombant amoureux de sa surgissante, papillonnante interface avec l’indicible essentiel au cœur de chaque chose, chaque moment, chaque aperçu ou sensation. Vivant cette microplénitude ontologique qu’est, destinalement, tout peu, tout petit pan, toute ébauche, tout fragment.

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Luce Guilbaud, La perte que j’habite

La “seule voix qui vaille”1

Partager l’indicible de la perte et prendre appui sur les mots pour tenter d’habiter le seul lieu “qui vaille”, celui de l’absence.

Dans ce recueil au titre programmatique, en écho à la très belle épigraphe de Jean-Paul Goux, Luce Guilbaud engage la première étape d’un chemin de deuil qui s’avèrera progressivement, mais avec évidence, une “leçon de présence”2.

Dès l’ouverture du livre adressé à l’aimé, au compagnon de toute une vie, Louis, “prince amer de l’écueil”, le poème en effet affirme “(vouloir) penser”, explorer ce lieu de l’absence, si fortement présent : “Tu me suis   m’appelles en silence / (...) t’effaces / et pourtant pèses    si lourd”.

C’est dans son propre corps, fouillant la déchirure, dans le poème lui-même, interrogeant le pouvoir des mots, et dans le paysage du jardin et des marais, parcouru avec l’aimé et qui a irrigué tant de ses oeuvres poétiques ou plastiques, que Luce Guilbaud tour à tour mène sa quête.

à ton corps dispersé / jusqu’à mon explosion

Luce Guilbaud, La perte que j’habite, avec un dessin de Sylvie Turpin, Coll. Cahiers du Loup bleu, Ed. Les Lieux-Dits, 2023.

Si la poète peut dire la douleur de la perte et “réveiller les couteaux” des souvenirs, c’est qu’elle sait qu’“on peut vivre (...) dans la déchirure. On peut très bien."C’est qu’elle sait, et nous le fait comprendre, que la perte trouve refuge en son propre corps, qu’elle en redéfinit la géographie.

Que l’explosion n’est qu’un temps, comme n’est qu’un temps le cri (“ce qui rugit depuis le gouffre /        ————— je ne l’oublierai pas ! // jamais ne me sera rendu /      l’éclat des lucioles dans la chambre ni /      le regard qui me disait vivante”).

Que le cri de douleur est cri d’amour (“aimer toujours      aimer encore / c’est maintenant toujours /            et j’y suis toute entière”).

Et que pour “avance(r) dans cet entre-deux de désastre” est le poème.

 

maintenant que les mots m’abandonnent (...) / dis-le moi / toi qui marches devant

 

La sidération de la perte provoque d’abord chez la poète une véritable aphasie. Mais la “muette liée” n’a que les mots pour se confronter à cet indicible. Elle cherche donc “entre les mots /                là où l’on n’entend / ---------- Rien” et la page se creuse de blancs, parfois aussi de signes graphiques (lignes, tirets).

Sans cesse mesurer l’insuffisance du langage et son “bruit d’illusion”, sans fin pourtant reprendre le métier. Tisser. Et faire texte.

Et pour cela, elle prend appui, dès le troisième poème, sur les mots des autres.

Ceux de Louis, “qui marche devant”, dans une si juste inversion de l’image d’Orphée conduisant Eurydice hors du monde souterrain, car c’est bien l’aimé disparu qui la guide alors sur la voie du poème et le chemin de vie.

Ceux des pairs aussi :  Georges Séféris, Roberto Juarroz, Pascal Quignard, Marina Tsvetaïeva, Aimé Césaire, Howard Nemerov et Louis Aragon qui semblent, tous deux à leur manière, dans les tous derniers textes du recueil, délivrer les clefs de sa lecture : “(...) les poèmes ne sont pas le but. / Retrouver le monde. Voilà le but”, retrouver “le lieu du nous où toute chose se dénoue”.

 

l’autre de nous / (...) qui ouvre le regard et les images du livre de vivre

Marcher comme écrire (“les pieds suivront (et les lettres)”) pour retrouver en effet le corps d’un monde qui vibre de la présence du disparu en chaque lieu avec lui parcouru : “surveiller l’horizon / où peut-être tu attends”, “tenir ta main dans la terre remuée.”

Si le paysage, “dévasté”, “désolé”, ne dit d’abord que la perte (“J’avance près de ton ombre absente / nous n’irons plus par les forêts”) et son propre mutisme (“le printemps sera sans réponse”), il se révèle en effet progressivement tout à la fois le lieu du souvenir et celui de la vie-même.

Là où “les pierres s’effritent / et préparent leurs ruines” vibre “un rayon de soleil très bas”. “Remuer les jambes” alors, “mettre les pas dans les pas” : malgré l’épuisement et l’irrémédiable “mécanique” des jours, et au prix d’un puissant effort, d’un courage sans cesse rebattu, reprendre la marche comme on reprend le poème, parcourir le livre du monde, apprendre à savoir “ce qu’il faut garder de ce qui fut vécu” et vivre encore.

Dans l’enclos du jardin ou la vastitude des paysages du marais, face au ciel déchiré,  ou tout au ras du sol, de l’eau, contre les êtres et les choses, “roses d’hiver”, “hortensia”, “noeuds joints du lichen” dans “le cerisier”, et les oiseaux ... la poète fait “provision de réel”.

“c’est ici”, affirme-t-elle, le lieu du “combat” : “marcher autour et reconstruire la digue /            entre les mots”, “attendre entre les mots levés / le jour qui passe      se dépasse”, “cherche(r) l’ouverture”...

Apprendre à y entendre les voix amies des grues qui “savent / le commentaire qui me devance” et la voix de l’aimé “sans souffle entre les herbes”. Sans plus d’illusion d’ailleurs sur le pouvoir de ces voix que sur celui des mots, répéter “ta voix” “jusqu’à l’effacement”...

Et “un doigt sur les lèvres”, parvenir un instant “à voir” “ce que je fuis”, et relâcher l’étreinte : “tu as lâché ma main / ou est-ce moi ?

Alors sans doute peut-elle “éteindre la lampe / pour que ton absence s’étende près de moi.”

les mots entraînent et tissent” - en guise de post scriptum

 

“aimer se coud à la main”, Luce Guilbaud le sait bien, qui tisse son poème comme tapisserie. Celle “d’une dame” de haute vertu, “sur un tapis de fleurs      d’une ancienne verdure”.

“Avec l’autorité d’un savoir dérobé”, la force et la justesse de ce qui a été pleinement traversé, ainsi nous rend-elle à “l’énigme” de cette “perte qu(’elle) habite”.

Notes

  1. Julien Bosc, La demeure et le lieu, Faï fioc, 2019 (posthume) : “à pied / le matin plutôt / mais l’après-midi aussi / une toujours même promenade / et / quelquefois / pas après l’autre / des mots cheminent // plus tard dans la journée / le soir la nuit / après un jour dix ou vingt ans / si tout s’est tu / le corps assis parle // ​​​​de cette seule voix qui vaille”

     2. Luce Guilbaud, Une leçon de présence, Al Manar, 2023

     3. Henry Bauchau, La déchirure, Actes Sud, 2021 (première édition 1966)

 

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Eve Lerner, Un tant soit peu de lumière

Eve Lerner récidive. Convaincue que « Le chaos reste confiant », titre d’un précédent livre (Diabase 2020), elle nous dit tout le mal qu’elle pense de ce monde qui part en vrilles. Son verdict est implacable avec, cette fois, une petite couche de noirceur supplémentaire. Mais tout n’est pas perdu : il y a toujours la vie qui palpite, il y a la poésie, il y a l’amour…

« C’est le temps de l’obscur », écrit la poétesse lorientaise. Il faut dire que, depuis 2020, la pandémie et la guerre à l’est de l’Europe sont passées par là, sans parler du réchauffement  climatique dont on connaît les effets les plus délétères. Eve Lerner commence par lancer une charge contre « les hommes de pouvoir » et « les décideurs » qu’elle qualifie de « briseurs de rêves, fossoyeurs de la pensée ». Elle n’attend plus grand-chose d’eux. « Tu voudrais écrouer ceux qui déroulent sans fin la fausse parole et les fausses images ». Cette « fausse parole », elle l’avait déjà dénoncée dans son précédent livre, comme l’avait fait en son temps le poète Armand Robin (La fausse parole, 1953) Poussant l’acte d’accusation, elle va aussi jusqu’à dire : « On cherche à nous faire peur ».

Que faire dans ce maelstrom ? « Il faut tenir », nous dit Eve Lerner. « Aller jusqu’au bout du chaos triomphant, l’épuiser, le retourner comme une crêpe, l’embobiner, le réduire à moins que rien, et l’envoyer aux travaux forcés ». Mais comment s’atteler à un si gigantesque chantier ? La poétesse, qui s’exprime ici sous forme de fragments,  ne nous conduit pas sur les chemins de la rébellion, même si son souhait est bien que l’on puisse arriver un jour à « déboulonner les statues des oppresseurs, cisailler les grillages de chasseurs, ceux des camps et ceux des burkas intégrales ».  Mais son livre n’est pas un manifeste politique. Plutôt un manifeste poétique quand elle écrit : « Tout acte infime peut changer la donne qu’on nous impose. Sauver un orque, une femme, un jardin, une source, un oiseau, un marais peut ouvrir une veine de vie ». Plus loin, elle ajoute : « Soigner les blessés, les arbres, les oiseaux, les chevaux,  soigner la terre, la mer, soigner son style ».

Eve Lerner, Un tant soit peu de lumière, Diabase, 100 pages, 14 euros.

Il y a, dans ces propos, quelque chose qui relève de l’acte de foi. Ou du moins d’une espérance. Elle la place dans notre capacité d’émerveillement (« que ton cœur s’envole, que ton sang vire à la sève… ») Mais Eve Lerner apporte d’emblée un bémol. Pour pouvoir s’émerveiller (injonction qu’elle juge un peu trop dans l’air du temps), « il faudrait assagir la part sauvage de l’homme et retrouver la part sauvage du monde ». Alors il reste à célébrer inlassablement l’amour et le désir, « un refuge, un havre de bien-être » dans « la noirceur du monde ». Ou, comme elle le dit aussi : « Pouvoir encore dire à un être, à une idée : je tiens à toi. Réussir tout cela, qui nous tient à cœur, tient du miracle. Il ne tient qu’à nous de le faire. Il faut tenir la distance ».

Pour elle, « tenir la distance » devient un redoutable défi. Elle fait, sans fard, le constat d’une forme d’éloignement progressif du monde. « Je ne sais plus recevoir et ne sais plus si j’ai encore quelque chose à partager, à transmettre ». Qu’elle se rassure. Ses lecteurs ont encore la conviction qu’elle n’a pas dit son dernier mot. Ses propos sont dans le droit fil de ce que disait le poète italien Giuseppe Ungaretti : « La poésie consiste à convertir la mémoire en songes et à apporter d’heureuses clartés sur les chemins de l’obscur ». Ou de ce qu’affirmait le Marocain Abdellatif Laâbi : « De l’homme à son humanité/la poésie est le chemin le plus court/le plus sûr ».

 

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Marie-Hélène Prouteau, La Petite Plage

Autobiographie d’un lieu

Mona Ozouf a préfacé cette deuxième édition de la Petite Plage, elle évoque ce lieu comme un paysage originel qui ouvre un chemin mémoriel : « Marie-Hélène Prouteau établit sa filiation avec ce lieu-dit au fil de 26 fragments où elle convoque ses souvenirs, ses admirations littéraires (…) Elle a ouvert le chemin de la mémoire. »

Ces fragments sont « autobiographie du lieu » selon l’expression de Erri De Luca  que Marie-Hélène cite en exergue de son ouvrage. Autobiographie d’un lieu mais aussi  autobiographie de l’auteure comme elle le révèle en page 18 : « La Petite Plage, n’en finit pas de dilater la vie, la sienne, la mienne aussi. »

« Ce paysage premier » laisse des traces indélébiles, comme un tatouage sur la peau, il marque aussi le cœur et l’esprit de sa présence ineffaçable : «  Cette petite plage me fait dans le cœur un tatouage d’écume » (p.17). Depuis l’enfance, en ce lieu de mer et de vent, tous les sens sont éveillés.

Si Philippe Claudel vit une passion pour les lieux d’altitude, Marie-Hélène Prouteau de cette terre armoricaine a la passion de l’Océan ; elle invite les lecteurs à la rejoindre en son jardin secret.  

L’écriture est en relation étroite avec le lieu et pour Marie-Hélène Prouteau la petite plage est la matrice de l’écriture à venir, elle est aussi le réceptacle de futures rencontres artistiques et littéraires.

Comment ayant vécu en ce lieu, ne pas être touchée par Les pêcheuses de goémons de Paul Gauguin ou La vague de Hokusai. Devant la mer ou devant ces œuvres, ne pas être submergée par «l’incroyable énergie des vagues… où le cœur se noie. » Comment ne pas être déchirée par le silence de l’Océan quand il est assassiné par l’Amoco Cadiz, un silence  qui alors se fait «  stupéfait, dévasté »

 Marie-Hélène Prouteau, La Petite Plage, suivi de Brest, rivage de l’ailleurs, éditions La Part Commune, 2024, 112 pages, 13€90.

En cette nature de terre, de ciel et d’eau domine le bleu mais aussi beaucoup de couleurs qui éveillent à la beauté, à l’humanité et à « l’éternité possible », cette éternité est présente dans le lavis du peintre He Yifu « qui a donné la parole à l’éternité. », comme elle l’est dans la poésie de François Cheng, «  ma petite plage de sable blanc est une estampe orientale » (p.37), qui aurait été dessinée par un peintre calligraphe et vue par un poète calligraphe en quête du vide et du beau.

Marie-Hélène Prouteau sait voir, vraiment voir, elle s’est approchée de l’invisible car  comme le dit un auteur qui lui est cher, Paul Celan « celui qui apprend vraiment à voir, s’approche de l’invisible » ( Microliti )

S’approcher de l’invisible comme ont pu le faire les tailleurs de pierre, quand le lieu se fait ancrage, qu’il devient le réceptacle d’un état d’âme, et qu’ il se fait immuable ; stabilité dans un monde fluctuant, fragile. Un passage du livre prend une tonalité nouvelle à l’heure de la reconstruction de Notre-Dame de Paris: «  J’admire ces hommes. Ils tracent des lignes invisibles depuis le clocher de la chapelle jusqu’aux dunes de Keremma à la somptueuse nudité. Entre ce lieu créé de la main humaine et l’autre, atelier du ciel et de la mer, l’esprit parle. L’on aperçoit un peu de la lumière. Le labeur de ces ouvriers relie ces points par la grâce d’un antique savoir. » (p.60)

Il y a des lieux comme des êtres  qui irradient l’écriture, car ils sont sources de lumière « il y a des êtres, il y a des lieux qui sont des sources de lumière. »(p.94)

 De très belles pages évoquent ces êtres lumineux que furent sa  grand-mère ou l’oncle Paul qui a fait don de son absence…

Cette Petite Plage a donné à la vie de l’auteure sa beauté, elle est ce que Milan Kundera appelle la mémoire poétique : «Il semble qu’il existe dans le cerveau une zone tout à fait spécifique qu’on pourrait appeler la mémoire poétique et qui enregistre ce qui, nous a charmés, ce qui nous a émus, ce qui donne à notre vie sa beauté. »  

En partant d’un lieu, la dimension affective s’élargit, l’esprit s’ouvre au monde et nous mène de la singularité à l’universel, de la représentation d’un espace à la représentation commune de d’autres lieux. Il y a pour Marie-Hélène Prouteau comme pour Kenneth White ou Eugène Guillevic une double géographie, la géographie spatiale et la géographie intellectuelle ; l’écriture capte et l’espace géographique et l’espace intellectuelle pour créer « un espace littéraire » selon Maurice Blanchot.

Ecrire  ce lieu de l’enfance, permet de découvrir d’autres lieux ou de les inventer, d’aller à la rencontre de lieux imaginés ou transformés par des artistes selon un triple procédé définit par Georges Perec d’esthétique, d’intériorité et de poétique.

La Petite Plage est un lieu de lumière, de mémoire, de quiétude, un lieu d’intériorité qui ouvre au monde ; Bien réelle mais par le jeu de la distance, elle devient lieu de l’imaginaire car elle est source inépuisable de création. A la lumière de ce lieu l’auteure aborde l’art et la littérature. La Petite Plage est le lieu d’une identité. Immuable, elle est un pont entre l’hier de l’enfance et l’aujourd’hui, elle a ouvert à l’émerveillement, à la beauté, à la vie intérieure et à l’éternité possible…

Présentation de l’auteur




Yves Caro, Singe, Agnès Valentin, Trouer la nuit

Possibilité des signes, réalité du singe : Yves Caro

C’est pratiquement un descendant (voire ascendant) du poète anglophone Synge, que le Singe de Caro fait signe en une écriture plus enjouée que désespérée. Nous accompagnons ici son cheminement de  croix plus ou moins famélique que gaélique en 49 station où le héros finit en histrion avant de quitter la scène.

Ce parcours révèle la vie aux champs, foires marché, cirque et une existence de clown dont celui-ci est fait plus par le nez rouge que par son métier. Mais existe une chasse gardée dans les vicissitudes du sens et des non-sens au cœur d’une rythmique endiablée. Caro impressionne par sa verve. Sous les signes de Singe il affiche  ses incertitudes dont il reste possible de détecter les croyances païennes. En conséquence, son héros fut et reste bien plus ancien et neuf que nos ancêtres.
L'expérience de Singe sert de base à recomposer sa sagesse dont une Sophie fut l’aimée et lui le cavalier dont les aventures et accessoires sont ramenées en un spectacle des plus convaincants.  Jailli e pages en pages une forme de dialecte comique où la langue survit même si elle n’est pas crue. Singe nous rapporte ce qui est permis  d'entendre tout ce qui se disait même si des critiques pourraient le fustiger.
Caro refuse d'idéaliser un tel personnage sans scrupules. Il le représenter sans s’en indigner. Surgit alors la possibilité d'une poésie tournant le dos au classicisme et à l’ idéal pour un état  convivial, primesautier, révélé en dehors des réalités fondamentales de la vie - lesquelles ne sont jamais fantastiques.
Au lyrisme et à la boue, Caro le démystificateur préfère ce qui arrive - jusque dans le langage - de manière enjouée. Aprèsl’expérience d’un Armand Robin, en ce qu’elle avait de fragile, de novateur, l’auteur devient la source de ce Singe avatar du poète maudit, se sacrifiant lui-même bien que son métier devienne un temps la vie dans ce chef-œuvre. S’y découvre celui qui s’efface lorsque le rideau tombe.

Yves Caro, Singe , Louise Bottu éditions, 2025, 60 p. , 10 €.

Une telle expérience, vise à faire éclater les limites du genre poétique qui échapper au commerce littéraire habituel. Le tout en un petit milieu reclus, se reproduisant et secouant sans fin à la perdition de celui qui s’y laisse prendre. Mais il est totalement libre, et c’est cette liberté qui compte. 
S’y découvrent des affirmations qi se contredisent mais en début de vérité par étapes. Elles ouvrent une réflexion subversive. Le tout en une complainte jouissive  où tout cela n’a aucune cohérence apparemment mais elle parait miraculeuse en répondant si précisément à ce que chacun cherche dans la poésie du temps. L’auteur propose donc là un chaînon manquant.

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Agnès Valentin : la vie où tout est permis

Dans ce superbe livre la vie est là.  Avec lucidité et humour. Car certes il y a des avanies (type Covid) mais pas questio de se couper la langue. La poésie d’Agnès Valentin incite à ne pas caricaturer des distinctions négatives mais elle les nuance. Le tout dans une profondeur signifiante et connotative dues mots « confettis » solidaire de l’existence. Et à chacun de se dépasser mutuellement pour laisser vibrer, dans toutes les acceptions possibles, ce que nous appelons  la corde sensible  de la vie (et de la créatrice.)

Il y a eu les vagues successives de Covid et des canicules qui isolent, épuisent. En dépit de telles affres, l’auteure ne cesse de poursuivre, l’esprit toujours vif même parfois l’épuisement a gagné son corps. Mais comme une mèche, elle rebique. Avec, en prime, l’envie de découdre avec le sexe, et toute forme d’hédonisme. C’est ainsi découvrir ce que nous ne connaissons pas dans ce que nous connaissions déjà. Après tout, les Champs-Élysées, la place de la Concorde et la place Montparnasse le soir se découvrent comme on n’a pas encore jamais vu Paris comme cela. Même si les autres le voient tous les jours.
 Dans le désir d’écrire et d’aimer un homme (ou "l’intrus") de façon délibérément subjective , Agnès Valentin nous éloigne des fictions rocambolesques ou à thèse. Nous sommes embarqués dans un immense travelling de l’infime au géant transfiguré,  D’où cette poésie de l’affection, sans affectation. 

Agnès Valentin, Trouer la nuit, Editions Au Salvart, 2024, 82 p., 13 €.

L’auteure prend la vie, le redonne, la partage, lectrice et lecteurs compris. Sa poésie s'emparant non seulement des images mais des littératures pour ouvrir le monde qui nous reste. Mais pas n’importe lequel : celui où  tout est permis.

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Jean-Yves André, Jacques Poullaouec, Femmes de pierre

Qui sont ces femmes de pierre « croquées » par l’artiste Jean-Yves André et le poète Jacques Poullaouec ? Elles sortent de la statuaire religieuse bretonne. Femmes de pierre profondément sensuelles, exhibant le plus souvent leur nudité. Avec, en toile de fond, l’image de la femme pécheresse et tentatrice véhiculée par la religion chrétienne. Aujourd’hui, un poète leur redonne vie avec la complicité d’un dessinateur.

« Je suis une femme de pierre, / ni pétrifiée ni lapidée. / Je ne sais qui m’a donné ce visage. / Vous tournez autour de moi. / Vous me voyez, me regardez-vous ? / Si vous me regardiez, vous m’entendriez/chuchoter quelques mots sans âge », écrit Jacques Poullaouec à la vue de cette femme de pierre dans le porche sud de l’église de Landivisiau.

« J'ai opté pour une conversation silencieuse avec ces femmes de pierre, un dialogue  au-delà du visible », souligne le poète. Il a également convoqué des grands noms de notre  littérature (Villon, Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Claudel, Malraux ...)  pour situer ce livre dans une optique littéraire qui, selon lui, « dépasse le simple aspect artistique ou historique de la statuaire ». Ainsi, faisant référence à François Villon, il écrit pour accompagner ce visage de femme sur le baptistère de Plougasnou : « Quels rêve sous ses paupières ? / Pies et corbeaux leur ont les yeux cavés (Villon) / Faut-il la réveiller ? ».

Jean-Yves André et Jacques Poullaouec, Femmes de pierre, Géorama, 96 pages, 18 euros.

Voici en tout cas des femmes démons, des femmes sirènes, des femmes serpents ou encore des femmes oiseaux. Et même, comme l’écrit Jacques Poullaouec, « des sirènes lèche-culs, sodomistes, onanistes ». Elles ont été inscrites dans la pierre sous l’Ancien régime, au cœur des enclos paroissiaux bretons, à une époque où « l’anatomie et la religion faisaient bon ménage », note le poète. Au fond, voici « la scatologie au service de l’eschatologie ». Car, qu’on ne s’y trompe pas, il s’agissait bien pour l’Eglise catholique (notamment celle de la post-Réforme) d’asséner que la luxure était bien, souligne Poullaouec, « le péché capital qui menait à l’enfer » et de marteler qu’au début de la grande histoire de l’humanité, il y avait la tentatrice du Jardin d’Eden. La voilà donc, à Guimiliau, représentée par un serpent à tête de femme.

Le poète réserve un sort particulier à celle que l’on appelait Katell Gollet (Catherine la damnée) en lui consacrant deux poèmes. « Ta danse s’arrête là/dans les flammes de granit. / La danse était ton paradis / ton enfer sera froid comme la pierre // Trois cavaliers à la gueule d’Enfer / Trois diables arrêteront tes pas / Trois démons te mèneront au trépas // tu avais à peine 15 ans / quand tu te mis à danser / tu courais comme une biche / quand on a 15 ans on aime / à courir le galant ».

Mais, un peu paradoxalement, ces femmes de pierre qu’ont si amoureusement approchées l’artiste Jean-Yves André et le poète Jacques Poullaouec, « s’exhibent sans être exhibitionnistes ». Il peut même arriver que « leurs bouches susurrent les voix du silence » ou que leur beauté éclate à l’image de cette femme en granit du porche sud de Guimiliau. « La Joconde n’est pas si loin », note le poète. A ces femmes de pierre « figées » et « affligées », « prisonnières de la pierre, habillées de lichen », Jacques Poullaouec consacre, en définitive, un grand poème d’amour. Et il pose la question : « Comment vous libérer ? »

                                                                                                        

Présentation de l’auteur