Lara Dopff, Ainsi parlait Larathoustra, Viatire, Yves Ouallet, Ainsi vivait Yvan Bouche d’or

À la recherche des écritures aux pensées libres s’interrogeant sur l’art, l’être humain, la vie, les éditions Phloème ne forment pas une simple maison mais une caravane d’édition, itinérante, glanant des fleurs précieuses pour en faire leur miel au fil des itinéraires tracés, préférant butiner la sauvagerie des pensées à la domestication des idées, traversant ainsi le désert bien pensant de la culture de masse pour mieux cueillir, dans ses marges, quelques essences rares, dans une véritable « quête de livres de vie, qui portent la sève depuis les racines les plus profondes pour la délivrer aux bourgeons tendus vers la lumière »…

Ce double mouvement de collecte puis de déploiement, leur éditrice, poète et metteur en scène, Lara Dopff le porte à son incandescence en croisant sa propre écriture avec le chercheur, enseignant et essayiste, Yves Ouallet, par le tissage à deux voix, à travers la collection Fugue de vie, d’un dialogue dont ils semblent jusque dans la forme du livre naquis comme les deux tessons d’un même symbole, l’avers et le revers d’une même monnaie rendue à notre civilisation mortifère, pour mieux célébrer la possibilité d’autant de lignes de fuite, de fugues et de voyages en des terres de vies heureuses partagées telles les fables, les contes ou les légendes dont tous deux s’avèrent à la fois les prophètes amusés et les porte-paroles sans faconde, préférant la potentialité d’une existence libre, libérée et libératrice aux mythes eux-mêmes dont ils réinventent la tradition…

Ainsi parlait Larathoustra se lit donc en miroir à Ainsi vivait Yvan Bouche d’or, « Janus bifrons », double visage d’une même poésie de voyage puisant, au féminin comme au masculin, aux sources livresques de mythologies sacrées pour dessiner un espace commun entre ces deux voix toutes tournées vers la célébration pourtant de la vie à l’état « sauvage », dans la prise de risque de l’engagement comme dans l’érotisme de la rencontre amoureuse, dont ils se révèlent les chantres, que l’on invoque le masque d’une nouvelle prophétesse nietzschéenne (Lara/Zarathoustra) ou l’armure d’un nouveau chevalier de la Table Ronde (Yves/Yvan/et pourquoi pas Yvain, le Chevalier au Lion ?)…

Lara Dopff, Ainsi parlait Larathoustra, éditions Phloème, 76 pages, 13 euros.




Yves Ouallet, Ainsi vivait Yvan Bouche d’or, éditions Phloème, 76 pages, 13 euros.

 




Les figures se mêlent, se mélangent, s’embrassent, s’embrasent, l’écriture de l’un(e) devient la lecture de l’autre, la lecture de l’autre devient l’écriture de l’un(e), et ainsi de suite, comme des bouts mis bout à bout de ce Phloème qui unit leur aventure selon la formule caractéristique : « Le phloème est l’écorce qui porte la sève, comme le liber est l’écorce qui donne le livre, libre » et dont le mot « poème » au cœur de celui de « phloème » demeure le sésame, comme une porte ouverte sur les métamorphoses de la vie, des vies successives, telles les diverses étapes d’une expérience chamanique : « Sous chaque phloème je devinais des poèmes. »

De ces mêmes postulats émergent les singularités des écrits-duels, duo virtuose où la sensibilité à fleur de peau qui innerve les Carnets de L’arbre de nerfs s’avérant le récit d’un corps féminin dans son rapport à soi, à l’autre, au monde, croise la sensitivité à fleur d’âme d’un autre corps masculin qui relie les essais sur l’entrelacement de L’écriture et la vie dans les relations de La Pensée errante, une forme moderne de « spiritualité » dont l’errance demeure une clé de leur pratique partagée.




Un des derniers opus de ce grand voyage par la poète Lara Dopff reprend à son compte cette dimension de l’« erreur » à l’« errer » pour mieux réinventer ce rapport masculin/féminin à travers une réécriture du mythe fondateur de la poésie amoureuse même, celui d’Orphée et Eurydice : « la multitude des scribes l’avait épuisé. / il s’était laissé aller à l’errer / à l’errance, errer en errance. / il avait suivi sa piste, par bribes. / trois pas, si proches de son épiderme. / il la savait, vivante. / il avait entendu, ses notes. / trois pas, chaque nuit. / trois à chaque nuit. » De la « peau » pistée, retrouvée au-delà des frontières de la vie et de la mort, à la « peau » aimée aux aguets des cinq sens, c’est en définitive tout ce « primat » esthétique/éthique qui fait de la créativité des éditions Phloème une poésie résolument « première » !

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Gérard Pfister, Autre matin suivi de Le monde singulier

Parole et naissance

Écrit au Lac Noir entre 1990 et 1993, repris et achevé en 1996, Autre matin constitue le dernier opus du cycle intitulé Sur un chemin sans bord. Si quelques-uns de ses textes ont paru dans des revues, il est pour sa plus grande part inédit.

Le texte final, Le monde du singulier, a été écrit en décembre 2023. Il éclaire a posteriori la démarche du cycle entier qu’il clôt et de ceux qu’il annonce », nous dit l’auteur lui-même.

L’épigraphe (Je te fixe dans les pupilles / jeune clarté / la gorge nouée) est extraite du seul volume du poète Leonardo Sinisgalli publié en France de son vivant, en 1979, dans la traduction de Gérard Pfister.

Les poèmes sont répartis en cinq temps en quête d’une « autre clarté » et dans un chant livré à l’ouvert au moyen d’une poésie libre où le distique est roi. 

Celui-ci rappelle Le temps ouvre les yeux publié en 2013. Dans ce recueil, à la suite de l’ouvrage précédent, Le grand silence publié en 2011, la marche continue, aveugle, et il n'y a « rien d'autre / à dire / que l'évidence », à savoir, sans doute, la poésie elle-même. (Grâce au regard du temps, on entre dans « l'ouvert », celui dont parle Rilke et qui est donc de nouveau évoqué ici.) L'économie de moyens de la phrase unique composée de distiques très brefs est là déjà au service, cette fois, de neuf chants.

Une spiritualité s’entrevoit dès l’incipit d’Autre matin (Roger Munier voit en Gérard Pfister, dit sa biographie, « le poète de la métamorphose spirituelle au sein du monde… »). Elle sous-tend tout un univers décrit dans un réalisme délicat. Ainsi des champs lexicaux comme celui de la lumière, des fleurs, des maisons ou, à l’opposé, des pauvres et des morts. La finitude est en effet consubstantielle de la vie et la mort, comme la pauvreté et la souffrance qui tous font partie de la vie.

Gérard Pfister, Autre matin suivi de Le monde singulier, éditions le Silence qui roule, 2024, 96 pages, 15 €.

Et quel fut, Silésien, ton art
que coudre pièce à pièce

des peaux mortes
d’une aiguille invisible…

et l’aigre odeur
que les outils noircis, sans gloire

dans l’étroite échoppe du cordonnier

Ces vers font soudain référence à Jakob Boehme, théosophe de la Renaissance, le cordonnier (mot qui fait chute) de Görlitz.

Puis le volet II s’ouvre sur le réalisme poétique précédemment évoqué et interrompu dès le deuxième texte par une invocation à la « présence invisible » pour celui-là seul que nous avons et dont nous retrouvons la voix dans « le silence dévasté de notre cœur ».

De le même façon que le volet II le volet III reprend l’idée d’avant, le silence, qu’il développe au milieu encore de la lumière, celle de l’automne juste avant la blancheur de la neige qui fait attendre l’été. En attendant « l’eau royale » qu’est la glace et qui se définit ainsi :

par tant de pureté
mille gouttes invisibles vivifiantes

tremblantes dans le souffle à chaque instant

Et déjà un quatrième temps arrive, toujours léger et concis ; il nous offre le bonheur d’une marche panthéiste et rédemptrice qui ne se souvient que du parfum :

ne reste aucune pierre
sans louange…

dans un autre matin

C’est alors que l’évocation finale éponyme du titre représente l’espoir lui-même d’une naissance nouvelle dont le mystère est indicible. Et pour la présence encore magnifiée il n’y a qu’un « art » celui de « l’écoute ».

Le volet V fait perdurer cette conscience d’une naissance dans « Cet instant d’hiver profond et pur ». Et l’apparition d’ailleurs seule compte puisque « les traces sur le sol / déjà ne sont plus rien » ; mais la parole elle-même est nouvelle née comme le clame le dernier vers du second poème. Va-t-elle l’emporter sur la mort qui est là évoquée douloureusement ? Les éléments déjà comme l’eau et le vent ont leur rôle purificateur dans le mystère encore. Grâce à eux intervient une nécessité : « un seul / un innombrable chant ». Et c’est à la neige que, très poétiquement, le narrateur confie le rôle de « l’imiter ».   

Le monde du singulier, dont de longs versets récents occupent les deux dernières pages du recueil, fait la lumière sur l’ensemble du cycle réalisé par Gérard Pfister. Il annonce une fois encore - et ce seront ses derniers mots - « un autre matin ».

Si ce dernier texte réitère l’importance du langage c’est pour dire celle du chant qui n’est que celui « des noms propres oubliés ». Suit une réflexion sur la précarité des choses, la mémoire et le temps dont nous avons voulu effacer l’éphémère. Il nous reste les mots mais aussi l’écoute attentive du « toujours unique », du « partout singulier ». En effet « chaque chose est une lumière, chaque chose une nuit. »

Présentation de l’auteur




Solmaz Sharif, Douanes, Radu Portocala, Signe en déchéance

Le qui je suis de Solmaz Sharif

Solmaz Sharif illustre une poésie politique et pour cause. "J’ai longtemps aimé ce que l’on porte en soi."écrit-il mêmesi certains types de pertes sont les prix à payer. Mais il arrive que celles-ci se perdent ou se  transforment en sel.

La poète a franchi des frontières mais seule face à ses origines perdues, irrattrapables, elle interroge ses racines iraniennes, ses souvenirs imaginés au sein de son Occident en Californie, où elle vit.

Considérée parfois comme une barbare elle s'est habituée à de multitudes images des regards que certains s'en nourrissent : : l’œil noir des caméras de surveillance, le regard d’un amant ou d'un policier sur son corps nu.

Du Moyen Orient à l'Amérique dans ses poèmes elle fait la part entre les émotions, os de son identité. C'est à la fois périlleux et intelligent pour se connaître. Bref c'est là où peu à peu existent des possibilités de permission inconnues, inédites.

Solmaz Sharif rejoint en conséquence suffisamment le régime phénoménal qui dépassait ses propres conditionnements et en tenant compte des partitions qui régissent sa nouvelle identité.

Solmaz Sharif, Douanes, traduit de l'anglais (États-Unis) par Raluca Maria Hanea et François Heusbourg,  Editions Unes, 2024, 104 p.,  19 €

∗∗∗

Radu  Portocala et ses postulations

Chez Radu Porocaa  le lieu de l'Imaginaire est un lieu ambigu et paradoxal. Il porte jusque dans l'extinction un monde du doute, de l'impossible. Le poète met en marche un épuisement mais dans une langue de pure création.

Demeure un balancement entre la fascination et sla répulsion. Ou si l'on préfère d'une attraction répulsive.  La pensée remplace la rêverie là où ce qui reste du monde se fixe au sens photographique du terme.

Ce "qui n'est jamais qu'un signe" (Beckett) échappe aux catégories admises dans la mesure où nous sommes confrontés à cet Imaginaire paradoxal.

Mais ici la poésie possède le pouvoir de dire au total plus qu'elle ne dit mot à mot. Elle se devancer elle-même.  L’objet du livre vient de partout et de nulle part, de l'espérance et son contraire (même si l'inverse est retourné). La réserve de gestation est donc complète là où Radu Portocala  embrasse les champs des possibles bien au-delà de ce qui est attendu.

Radu Portocala, Signe en déchéance, Editions Dédale, non paginé, 2024, 12 €

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Catherine Andrieu, Des nouvelles de Léda ?, Louis Savary, les mots sans fin, Régine Nobécourt-Seidel en Camille Sei­no­bec, Du Fol Amour à la Grâce

Catherine Andrieu, Des nouvelles de Léda ?

Les lecteurs des textes de Catherine Andrieu deviennent ses voyeurs obligés. Ils projettent sur la femme, son corps, son âme ce qu'elle en dit. Les voici soumis à ce flux et démultiplié car l'œuvre est aussi profondément spirituelle et ailée que charnelle et érotique.

Parfois cela peut sembler cruel du moins pour un public effarouché. Surtout lorsqu'elle évoque l'amour même si, au fond, Catherine Andrieu demeure pudique et presque platonique. Bref nue de nuées.
 
Pourtant sa poésie dérange car il n'est pas jusqu'à la vulve parfois béante de s'ouvrir sur l’imaginaire. Le lecteur se plait alors à considérer l'auteur coupable de nous imposer son implicite injonction : "regarde !".  Mais dès lors il est obligé de s'infiltrer par où ça passe et ne finit jamais de s'enfoncer.
 
La vie s'y rattache - même dans ses envolées là où l'auteur enjoint de regarder par le trou de sa serrure pour voir non seulement ce qu'on espère mais aussi des abysses de l'existence puisque de l'enfance à aujourd'hui, de la Méditerranée à l'Atlantique Catherine Andrieu nous offre sa vie. Pas toutefois comme un festin nu. Car il y a bien plus. La douleur demeure même si parfois l'auteur la cache sous une mantille.
 
Comme Artaud, elle est à sa manière une suicidée (encore en vie) de la société dont elle fait partager le sort des victimes. Elle est à ce titre la "différante" (pour emprunter le néologisme de Derrida). Elle tient debout dans ses textes comme si c'était un miracle de l'amour même lorsqu'il chute et ce pour dire l'absence et le manque. L'accomplissement toutefois n'est pas oublié. Il est plus même plus qu'une thématique : il devient la poésie et sa présence. Bref son essence.

Catherine Andrieu, Des nouvelles de Léda ?,  Éditions Rafael de Surtis, Cordes-sur-Ciel, 273 pages, 25 euros.

Ce qui est masqué dans les abîmes de l'être l'auteure le révèle en nous faisant participer à sa quête. Sur le blanc de chaque page nous retrouvons l'épreuve de l'épaisseur humaine nourrie de bien des mythes (et des chats) qui participent à une telle éclosion contre les occlusions de l'âme et les ratés du corps.
 
Tout un monde intérieur est là entre orgasme et douleur dans un effet de sublimation où le cri du cœur trouve des mots pour se dire. De la crudité facile il n'est jamais question mais de vérité. Et c'est un honneur de la présenter par celle qui lie la poésie à l'érotisme, l'art à la matérialité de l'âme de même que ses diverses postulations complexes à son envie d'être en vie malgré sa charge de supplices.
 
Si bien que c'est l'inconscient qui s'ose et parle. Catherine Andrieu devient Vénus, Sainte Thérèse et Madame Edwarda confondues.

∗∗∗

Louis Savary : les mots sans fin

Louis Savary poursuit son œuvre qui est autant esthétique qu'éthique. L’auteur affirme son objectif :  "m'impose de me montrer / intransigeant / avec celui qui écrit mes livres".

Ils font ce qui échappe à l’esprit ; c’est pourquoi ils sont noirs. En sort soudain voix de dedans que le mental ignore tant qu'ils ne l'usent pas suffisamment. C'est pourquoi il faut trouver ceux qui font "taches d'huile" pour dérouiller ce qui en nos cerveaux restent rouillés.
Dans ce but, Savary cherche les vocables les plus simples et sans fioritures. C'est là que pour le Belge se trouve la seule poésie jusqu'au moment "je n'aurais plus rien à dire" ou "plutôt la pudeur / de ne pas écrire".  Certes rien ne sera vraiment donné puisque tout restera encore à dire même si l'auteur à tenter de prouver le contraire.
Telle est donc l'aventure de l'écriture et sa vis ou son vice sans fin. La légende continue et continuera encore. C'est une sorte de constat en demi-teinte mais qui fait toute la valeur d’un tel livre.
Louis Savary, Je n'écris pas de main morte, Les Presses Littéraires, Paris, 2024, 102 p., 15 €

∗∗∗

Régine Nobécourt-Seidel en Camille Sei­no­becMari vaut parfois d’âge

Rien de plus futé que ce livre au marivaudage souvent appuyé d’une solide stratégie là où le temps n’est pas à l’affaire. Et c’est rassurant. De plus il n’y a là aucune mégère et tant s’en faut : les aimantes sont passionnées mais ne se font pas toujours d’illusions - quoique lucides - envers leurs amants. 

Mais la victoire des femmes est probante. Il leur arrive parfois de courber l’échine face à des grâces roturières. Le tout est de dresser le mulet bellâtre mais sa mise sous le joug nécessite une habile prestance poétique.
 
Dès lors et par exemple, sous les tamaris (ou ailleurs) la poétesse risque tout car elle se languit quasiment forcément. Mais elle sait rosser l’animal menteur voire lui faire changer ses comportements pour en finir par le béni « c’est toi et c’est moi »  puisque tout couple digne de ce nom vit d’émois.
 
Cette suite de poèmes est donc brillante car sa « leçon » est l’essentiel « Entreprendre l’impossible / Atteindre les sommets. Les vers distillent des acmés. De vespérales épousailles – ou non – Régine Nobécourt-Seidel en Camille Sei­no­bec, émanent ainsi densité ou déroute, violence ou douceur. Mais la poétesse retrouve à chaque aventure un petit soir chaud « comme le secret creux de paille sous la charpente de la grange de mon enfance. ».
 
Régine Nobécourt-Seidel en Camille Sei­no­bec, Du Fol Amour à la Grâce, Edi­tions Constel­la­tions, Brive, juin  2024, 98 p., 14,00 €.
Elle sait d’ailleurs s’ourler de dentelles au nom des émotions partagées et de nouvelles espérances. Pour les réaliser, dans de tels poèmes l’écriture reste mémoire, combat à fleuret moucheté, lâcher-prise et ivresses. L’auteure nomme les dernières parfois « sobres ». Mais ce ne sont pas les seules. A la lectrice ou au lecteur de lui faire confiance.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Thierry Le Pennec, Le visage du mot : fils

Thierry Le Pennec, poète auteur d’une douzaine de recueils, dont Un Pays très près du ciel, aborde dans celui-ci la question de la paternité. Qu’est-ce qui se vit, à mi-mots, dans un tremblement de tendresse, entre un père et son fils ? Il y a de l’allant et de l’élan dans ce recueil. L’élan de la vie qui ponctue et ouvre métaphoriquement le recueil par la naissance du fils et le clôt par la naissance à venir d’un enfant de celui-ci. Cette vie au plus près de la nature, le père et le fils en savent les secrets, le tempo selon les saisons, eux dont le poète dit, non sans fierté : « paysans sommes ».

Il y a l’élan de la route. Il est beaucoup question de route dans ces poèmes « ROAD, ROAD, ROAD » du fils parti en roulotte avec sa compagne vers l’Est de l’Europe, rappelant en abîme la vie de routard du père, et route du père et de l’épouse aujourd’hui pour rejoindre le fils en Autriche. La poésie de Jack Kerouac n’est jamais loin.

L’allant, celui du jazz, du rock, de la guitare électrique vient rythmer, en contrepoint dissonant, des Travaux et des Jours  biensinguliers. S’articulent des scènes de travail dans les vergers, le soin des chevaux, le traitement des pommiers et, d’un même mouvement, des références livresques, telle « l’odeur virgilienne » du verger, la figure de Diotima ou le souvenir du Bauhaus.

L’allant tonique, décalé, du flux poétique emporte le lecteur et fait signe tantôt vers le lyrisme avec Hölderlin, tantôt vers la langue parlée au registre rabelaisien, tantôt vers une belle floraison de langues, l’anglais, le breton, l’allemand, le latin, traversant les poèmes à vive allure.

Ces instantanés restituent beaucoup plus qu’une suite d’instants. Ils pointent un rapport au monde, un attachement commun du père et du fils au rythme des saisons, à une sociabilité rurale, ouverte en même temps à des valeurs humaines de solidarité et d’échange. En témoignent les anecdotes au village, le marché, une soirée de kig-ha-farz, la mort d’un voisin, une fête de nuit – clin d’œil à Xavier Grall ? Comme René Char célèbre les braconniers, les pêcheurs d’anguilles, les bergers, Thierry Le Pennec chante les hommes qui aiment les arbres et les vergers.

Thierry Le Pennec, Le visage du mot : fils, , La Part commune.

La connivence avec le fils se tient dans les gestes plutôt que dans les grandes déclarations, dans la sourdine de ces mots tout simples : « il est /toujours mon garçon la tête en voyage ». Au bout du compte, qu’est-ce que le père et le fils construisent ensemble ? Une bibliothèque, œuvre symbolique, s’il en est. Telle est la célébration de ce chant du fils si prégnant qu’il rassemble le visage, le mot et le fils dans un raccourci saisissant magnifique, à l’image de tout le recueil.

Présentation de l’auteur




Morgan Riet, Toi, moi, miroir etc.

Quand on suit le parcours d’un poète depuis ainsi dire toujours, depuis ses débuts, mettons, on peut s’émouvoir de sa permanence, ou se réjouir de ses évolutions, ou bien encore être percuté par ses révolutions.

Pour certains, et tel est le cas de Morgan Riet, c’est l’ensemble de ces trois possibilités, de ces trois voies qui nous sont offertes. L’auteur suit sa voix, écoute la progression de son timbre, et parfois crie presque.

Crier, non, élever le ton, comme pour mieux répondre à l’exigence du poème, qui n’est pas d’atteindre la vérité de l’existence, mais de ne pas se laisser endormir par la prétention des mots.

Sourde oreille

Depuis leur silence infini,

les étoiles qui brillent

souvent me font

des réflexions.

Par exemple, jamais

elles ne manquent

de me remettre à ma place

dans mon espace-temps,

quand, les yeux cloués aux cieux,

gonflé, ébloui d’orgueil, je

décolle du linoléum,

plus léger qu’un ballon d’hélium,

comme toutes les fois

où, brûlant des mots qu’on rumine,

on s’imagine

qu’une brassée de vers suffit

pour contenir tous les parfums du monde.

Sans aucun doute est-ce là la meilleure façon de vivre, nous suggère-t-il, ensuite, pourrions-nous croire, dans un mélange tout personnel d’implication et de distanciation, en restant l’acteur et le spectateur du monde, du vivant, et donc de l’amour – amour de son Autre, autant que de tous les Autres… et de soi. Parce que le réel est un conte, une fiction, une projection ? 

Théâtre

Les lumières s’éteignent,

et la rumeur aussi.

Le rideau se lève.

Applaudissements nourris.

Deux comédiens sur la scène.

Un homme, une femme.

Un couple qui va

avancer dans la pièce,

de tableau en tableau,

avec qu’il aurait

mieux valu taire,

avec son lot jumeau,

conjugué à tous les temps,

de travers, de mauvaises fois,

de malentendus divers.

Mais le tout

sur un fond de ciel couleur tendre

rehaussé d’humour.

Bref, une femme, un homme,

qui pourraient nous ressembler

et qui, ce soir, jouent avec nous

cette comédie de l’amour.

« Toi, moi, miroir, etc. », simple titre du recueil, ou leitmotiv, ou évidence ? Ce que l’on est, ce que l’Autre est, ce que nous sommes : une projection, une fiction, ou la réalité ? Le poète se garde bien de répondre. Et d’ailleurs, se pose-t-il la question, ou la pose-t-il à son binôme photographe, Cédric Cahu, qui l’accompagne, ou qu’il l’accompagne… à l’origine le photographe a écrit, puis le poète a imagé des mots… mais du poème à la photo, de l’œuf à la poule ?! Et nous la pose-t-il, cette question de savoir quelle est la réalité de soi, de l’image de soi comme de l’Autre, de nous, ou bien est-ce nous qui la lui posons ?!

Morgan Riet, Toi, moi, miroir etc., Chrisophe Chomant éditeur 16,50 €. 16, rue Louis Poterat – 76100 Rouen.

Présentation de l’auteur




Sabine Dewulf, Près du surgissement

Nous entrons dans le livre de Sabine Dewulf par une photographie signifiante. En couverture du livre, une eau vive, un bouillonnement « Près du surgissement ». Où peut-on demeurer pour écrire un poème ? Près de la source.

Les photographies de Stéphane Delecroix, photographe-philosophe à la recherche de beauté et d’harmonie à travers son viseur, nous y invitent : du minéral à l’aquatique en passant par le végétal, on suit un regard qui nous initie. L’eau, la terre, l’air, le feu, les quatre éléments sont présents auxquels il faudrait peut-être ajouter le vide, ce cinquième élément du bouddhisme. C’est ainsi que Près du surgissement semble retracer une genèse personnelle.

L’histoire de ce livre est présentée en avant-propos. Tout a commencé, pour la poète, par l’« étonnement, mêlé d’émerveillement, face aux images singulières de Stéphane Delecroix : souvent proches de l’abstraction, toujours inspirées par le monde naturel, ses photographies traduisent une présence au monde à la fois intense et respectueuse1 ». Reliant ces images à ses recherches sur l’histoire des lettres de l’alphabet, la poète en avait sélectionné 26 (+2 pour début et fin), puis avait procédé à un montage (établissant un ordre) et écrit une suite de 26 poèmes, de « Altitude » à « Zénith ». 

Sabine Dewulf, Près du surgissement, photographies de Stéphane Delecroix, Éditions Pourquoi viens-tu si tard ?, 2024 – 70 pages, 12 €

Quelques années plus tard, elle s’est éloignée de ses poèmes jugés par elle-même trop « tendus vers un universel idéalisé », alors que les photographies la fascinaient toujours autant. Elle a donc écarté les poèmes de Cosmos où nous dormons1 et procédé à un autre montage, première introduction du temps, d’un rythme, d’un instantané à l’autre, chemin tracé pour conter une autre histoire.

Sabine Dewulf est de ces poètes qui pourraient reprendre la formule chère à Georges Didi-Huberman : « Aller lire ailleurs pour voir si j’y suis.2 » Si le téléobjectif rapproche le lointain en quête de lumière, d’harmonie, de lignes et formes abstraites, l’écriture fait pénétrer dans un arrière-plan intime. Plus de contrainte alphabétique, voici une suite de poèmes retraçant un développement, une croissance, une quête personnelle et spirituelle partant de l’enfance pour y retourner. La brièveté des poèmes répond à l’instantanéité des photographies. Le photographe n’intervient plus quand la poète entreprend de lire et relire les images, de les lier et relier entre elles et avec les textes.

Il suffit de rester, il suffit de vivre l’instant. Sabine Dewulf l’exprime dans la préface : « face à une réalité sensible » livrée par les photos, les images « parviennent à nous dépayser ». C’est qu’un détail dans l’immensité du ciel, par exemple, traverse l’espace telle une virgule à l’envers, faisant signe ou énigme. La poète le découvre, l’éprouve et voit « la fracture ». Jamais, dans ce joli livre, le sens des poèmes n’amoindrit la perception. Quelque chose, suggéré par l’image, est revisité au prisme de la vision et de la poésie.

Les images aquatiques dominent la série : neuf sur vingt-six. De l’eau naît la vie, puis les émotions, celles de l’enfance et celles de toujours

Comme un rire égaré
la marée est montée

et si la mer m’envahissait
profitant d’une porte
entrebâillée

la façade défaite
seul compterait le large

l’eau que je suis déjà 

Les vagues, les larmes, la pluie se mêlent dès le poème suivant. C’est une sorte de chaos originel, mais dans lequel déjà « tout s’ordonne illisible ».

Un nuage, virgule inversée dans le ciel, sera lu comme le signe d’acquiescement au ciel et à sa couleur. Le ciel constitue l’une des parenthèses privilégiées du livre. La déclinaison des couleurs, la présence des nuages ou leur absence, permet à la poète de discerner des émotions et de les rendre fertiles. Sa force est telle qu’elle absorbe la colère et facilite le passage vers l’écriture. La formulation, à travers la lecture des signes du monde, sauvegarde l’impression vive de la contemplation et le regard est orienté vers un dépassement :

j’ai appris à pleurer
sans le vouloir le gouffre
s’est inversé

c’est à peine s’il gronde 

Cette inversion, permise par l’écriture, ouvre un espace de signification :

Sur mon sommeil se penche
une face nouvelle
qui fait la ronde 

Ronde d’enfance, ronde Terre conciliante et protectrice.

Sabine Dewulf est poète de la Terre. Dans son deuxième livre, Habitant le qui-vive3, elle le posait bien dès son titre. Elle y écrivait par exemple : « Je rêve de mon corps comme ventre de terre ». Son premier livre personnel, Et je suis sur la terre4, insistait sur cette présence qui implique blessures, failles et manques. Elle y évoquait « la blessure initiale ». Ici, elle nous confie : « J’habite la fracture » et « je suis la vulnérable ». Parfois les rêves ou rêveries entraînent très loin, mais : « je touche la terre au réveil // frissonnement ». La quête qui permet l’envol vers le ciel et au-delà ne peut faire oublier qu’il nous faut habiter la Terre en toute lucidité :

de moins en moins je souffre 

en remerciant
je cherche ce qui brûle 

Un ciel uniformément et intensément bleu, est à peine marqué d’une trace d’avion : une disparition. Ce ciel est-il un vide, le néant ou un ailleurs ? Le poème nous entraîne plus loin nous révélant, avec la même intensité, que « le soleil / partout rend grâce au bleu // depuis la nuit jusqu’au vertige ».

Vie et poème confondus dans l’apprentissage : chaque texte apprivoise l’instant, c’est ce couronnement d’un équilibre trouvé qui est célébré à travers le livre. Les poèmes, guidés par les images, restituent une quête où ce qui est cherché ne résout pas les dilemmes mais les rend vivables. Aucune fuite n’est tentée, la confrontation salutaire ouvre à la métamorphose, « après les soubresauts/l’éternelle colonne ».

Sur la photographie de Stéphane Delecroix enfin une silhouette enfantine dans l’éclat du bord de mer, l’ultime poème semble concentrer ce chemin parcouru qui ramène au surgissement toujours recommencé de l’enfance  :

Un enclos s’est défait

je me souviens j’étais
une enfant sur les vagues

mordant l’été
au sous-bois des aiguilles
à ce point odorantes

que même entre deux murs la mer
surgit encore 

Notes 

1. Cosmos où nous dormons, Stéphane Delecroix et Sabine Dewulf - Terre à ciel (terreaciel.net)

2. Georges Didi-Huberman, Tables de montage (Éditions de l’IMEC, 2023).

3. Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive – œuvre d’Ise (L’herbe qui tremble, 2022).

4. Sabine Dewulf, Et je suis sur la terreaquarelles de Caroline François-Rubino (L’herbe qui tremble, 2020).

Présentation de l’auteur




Gérard Le Goff, Les chercheurs d’or, Hommages « à la manière de »

Les motivations du pasticheur sont diverses, et, reconnaissons-le, parfois suspectes. La mimesis, étape indispensable à la formation d’un style, n’évite pas toujours une certaine forme de sarcasme. En leur temps les pastiches de Müller et Reboux, qui connurent un grand succès, ne ménagèrent pas leurs modèles. Peut-être les deux complices jubilèrent-ils d’une joie mauvaise à l’idée de faire déchoir les vaches sacrées de leur piédestal – révélant ainsi la cruelle jalousie qui les dévorait. Même ceux d’un écrivain délicat comme Marcel Proust font sentir une certaine irrévérence. Pasticher n’est-ce pas une manière de tuer le père, de montrer qu’on en maîtrise désormais toutes les recettes et que on peut les reproduire ?

Rien de tel pourtant dans l’ouvrage de Gérard Le Goff, le pastiche est chez lui un hommage, une reconnaissance de dettes signée par un honnête homme. « Hommages personnalisés, certes, que j’ose croire sincères », mais qu’il nous autorise à considérer comme de « simples amusettes ». Cette sincérité légère le lave-t-il de tout soupçon ? Oui, car c’est l’or de la poésie qu’il recherche.

Pour en avoir le cœur net, caressons avec Gérard Le Goff le chat de Charles, qui ronronne et s’étire avec une sensualité que l’on reconnaîtra sans difficulté :

Le chat frémit sous la caresse ensorcelante
Que lui prodigue le poète à la main nonchalante
Quand l’autre dicte avec rage au vélin sa beauté 

Gérard Le Goff y fait entendre sa familiarité profonde avec les poètes, et si l’on devine de la malice, c’est sans doute pour faire un aveu : je joue à faire comme, mais vous entendez bien que c’est moi, et pas Baudelaire ou Hugo qui parle. Il s’agira de jouer au chat et à la souris, jusque dans les salles néogothiques d’un Château d’Argam, ou dans ces pages très réussies où Gérard Le Goff revisite de manière magistrale les chants de « mal d’aurore ».

Gérard Le Goff, Les chercheurs d’or, Hommages « à la manière de », Éditions Stellamaris, 2023, 20 euros.

Telle est sans doute l’intention de Gérard Le Goff, ne pas totalement s’effacer dans  « la manière »,  pour dévoiler, dans le geste qui imite, la griffe du pastiché. Son intelligence des classiques, patiemment pratiqués et assimilés, est telle qu’ils sont pour lui une forge de l’écriture. Et dans cette forge, on retrouve, parmi les plus grands, l’ouvrier Victor :

J’aime les calmes tombées du jour, les vêpres du monde,
Le ciel verse une lumière dont la blondeur inonde
Le marbre des temples et le pisé. 

Sans doute, ici, le non respect des règles de  la métrique est une manière de faire mieux entendre comment se distingue le style de l’écrivain imité. L’or se découvre dans les irrégularités du terrain, à travers de petits dérèglements bien orchestrés.

Après le chat de Charles, on croisera également les estaminets de Paul.

Dans les miroirs du café, la nuit
Désordonne les avenues lointaines,
Appelle les élégantes riveraines
A venir au plus loin de la pluie 

Ou encore Stéphane, sur un pied plutôt burlesque :

Par la brune sorcière de son donjon minéral,
Abomination auréolée de choucas,
Car le recueilles, si loin du sacre inaugural 

Gérard Le Goff nous rappelle que le procédé du pastiche, ou même du découpage, est une ruse, c’est-à-dire la forme la plus malicieuse de l’hommage. L’auteur raconte comment Cendrars enfournait dans ses propres poèmes des extraits conséquents de Gustave Le Rouge, sans même les assimiler par le suc de la digestion.

Sans doute l’intérêt du livre de Gérard Le Goff est-il de montrer que la poésie est faite autant d’originalité que de reprise, de détournement, de transvasements, de clins d’œils, comme l’ont bien montré les pratiques des Surréalistes. La reprise du geste, la trituration, pouvant faire jaillir l’or de la poésie, selon le vœu de Lautréamont, grand parodiste lui aussi, qui  voulait que la poésie soit faite par tous, non pas un.

Avec l’hommage à « Barbara » de Prévert, il semble même que l’imitation dépasse le modèle ; on appréciera aussi les amusantes et instructives interviews imaginaires d’Aragon, de Char, ou même de Bonnefoy.

Dans son livre, Gérard Le Goff interroge le labeur poétique, côté cuisine.  Ce n’est pas déshonorant, car cette cuisine rejoint l’alchimie. On y produit de l’or.

La couverture du livre édité aux éditions Stellamaris reproduit un motif de la tombe de d’André Breton, au cimetière des Batignolles, où l’on peut lire également la devise : je cherche l’or du temps.

Présentation de l’auteur




Cathy Jurado, Intérieur nuit

Trois personnages ou plutôt, trois Personnes, d’abord, cette déchirure entre un « je » qui dialogue avec un « tu » lointain, impossible, parti, absent, et, ensuite, un « il », ici et maintenant. Le « il », géographe d’un cœur dont il ne connaît pourtant pas « l’hémisphère secret ».

Les saisons se succèdent, « Hiver, Printemps, Été, Automne, Hiver, Printemps, Été, Automne » avant l’Épilogue … Et tourne et retourne cette douleur d’être si proche du trop lointain et de rester à ce point étrangère à cet homme d’ici et maintenant. Le poème, en se déroulant, exprime cette tragédie intime et secrète, cette douleur de plus en plus insupportable d’un absent trop présent d’une part et, de l’autre, d’une présence trop terne.

J’ai tenté d’aimer sa maison
Son parfum sa cuisine sa géographie

Je ne déferai pas ma valise ici
j’ai vieilli
j’ai vieilli en toi à travers toi
avec le temps qui nous a disjoints 

Alain Nouvel Cathy Jurado, Intérieur nuit, Collection Grand ours, L’Ail des ours / n°20.

Hantée par son enfance, par un passé qui ne passe pas, la narratrice qui dit « je » n’arrive décidément pas à aimer sa vie présente ni cette maison trop grande qui n’est pas sienne :

Je crois que cet homme devrait m’émouvoir
parfois lorsque je rêve
il enlace avec moi un peu de la pénombre
un peu des reliefs de mon rêve
parfois ses bras
font fuir un instant ton ombre et ce qui t’appartient
l’enfance qui ne me lâche plus
et même avec le temps
sa tendresse croît en moi comme une vigne
agrippée à la tristesse (…)

Cette maison est un refuge, mais seulement « lorsque s’éteint au-dedans / le poème incessant de la mémoire »

Ce « géographe », en effet, semble bien pitoyable, tentant de se faire aimer, doux et accueillant, en vain :

est-ce que tu te sens chez toi
comment répondre
j’ai mis un peu de musique
une chanson de Lhasa de Sela
où tu surgis toujours 

Tandis que « toi », l’enfant aux ronces, tu sembles, au contraire, sans pitié, comme la vie, comme le temps. Tu pars, tu reviens, n’en fais qu’à ta tête.

tu conduisais trop vite
tu parlais trop fort tu avais faim
tu étais l’animal qui ne dort jamais 

Quoi qu’il en soit, ce texte a la beauté d’une fable, ces trois personnages sont en même temps assez caractérisés et assez vastes et vagues pour devenir des allégories. Et, finalement, le « je » ne quitte ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre mais les deux à la fois, ce jeu pervers consistant à fuir la vie et préférer ses souvenirs idéaux.

Un très beau texte, très émouvant, très juste, très évocateur. Et une situation tragique à trois personnes magnifiquement mise en mots.




James Sacré, Par des langues et des paysages

Dans son adresse au lecteur, James Sacré dessine une perspective où redécouvrir/découvrir des poèmes qu’il a écrits entre 1965 et 2022 à Cougou, aux États-Unis, au Maroc, en Galice, dans le Languedoc et en Italie. Au-delà de ce qui est une traversée temporelle et spatiale, il annonce que nombre de ces poèmes sont accompagnés de traductions, en anglais par David Ball, en arabe par Abdelkader Hajjam et en galicien par Emilio Arauxo. Mais comme on le verra plus loin, il s’agit de bien plus que de la simple présence de langues liées aux lieux qui ont inspiré ces poèmes.

Choisis dans un long parcours d’écriture, ils sont des retrouvailles avec les espaces de prédilection du poète, ce qu’il a le don de faire jaillir à travers une couleur, des arbres ou encore le bruissement des feuillages. petits mot cailloux dans mon soulier c’est plus compliqué le bonheur que ce geste de jeter les restes. Ces poèmes ont été écrits en osmose avec les lieux, avec leur matière et ils émergent, tels les formes et les couleurs d’un peintre. On se fraye un chemin à travers des paysages. Le bleu du ciel éblouit et les épines des buissons infligent des éraflures. La ville brille au loin comme une bague dorée dans la main levée d’une femme, prélude à ce qui sera l’envers de la traversée. Parce que tout à l’heure cette ville aura son air de ville comme abandonnée à cause des papiers cartonnés qu’on trouve devant les magasins quand on passe par le marché désert. Les poèmes trouvent çà et là leur reflet dans des griffures, des marques. Elles peuvent être la ligne géométrique d’une poterie amérindienne, l’oblique d’une colline, la rugosité des lauzes sur un toit, ou damier des pâtis sur un flanc de colline. La terre s’écrit avec le poète, qui trace ses mots à même son flanc, à la face du ciel.

Il regarde, il contemple, se met à l’écoute des êtres, tout à leur rencontre. Emiliano, là-devant, avec sa ceinture de longues sonnailles autour du cou… dans son geste de me la passer autour de la taille, m’accueille-t-il dans une intimité de cette fête en Galice, ou s’il me fait savoir que ma maladresse signe mon statut d’étranger ?

James Sacré, Par des langues et des paysages (1965-2022), éditions APIC, 140 pages, 15 €

Et le poète de faire place dans ce livre à plusieurs de ses traducteurs, bien au-delà de ce qui serait juste une traduction placée à côté d’un poème pour permettre à différents lecteurs de goûter son double, transposé dans la langue d’un de ses lieux de prédilection. La dimension multilingue du recueil crée une mise en abîme de la traversée de ces frontières dont James Sacré a été coutumier tout au long de sa vie. Séjourner ailleurs, dit-il, c’était entendre d’autres voix, le bruit de leur langue dans les feuillées d’érables en automne, dans le tissu déchiré des eucalyptus. Il parle de son écriture, elle qui naît avec le bruit d’une langue qui est dans /son/ oreille. Il explique ce qui est emmêlement du proche et de l’inconnu, affirmant ainsi un élan vers ce qui est différent, le désir de découvrir, jusqu’à se fondre. De manière particulièrement intéressante, il envisage aussi la traduction comme un espace où continuent de se construire ses poèmes. Il pose ainsi la vertigineuse et passionnante question du cheminement des textes, leur passage d’un être à un autre, d’un espace linguistique à un autre.

Que le lecteur lise ou pas l’anglais, l’arabe ou le galicien, leur présence dans ce livre multiplie ces poèmes des chatoiements où se tisse notre humanité. Ils deviennent la part rendue visible et nécessaire de textes nés de la rencontre avec l’autre.

Présentation de l’auteur