Saïdeh Pakravan

Le matin, je cours. Dans la rue, au Luxembourg, sur les boulevards autour de chez moi, je croise des passants ou j’en dépasse, qui vont par paires ou à plusieurs. D’autres sont seuls mais souvent au téléphone. J’attrape ainsi au vol des phrases ou des bribes de phrase. Certaines m’intriguent, m’amusent, m’interpellent ou évoquent des images. Elles me donnent parfois envie de poursuivre ce qu’elles ont déclenché. Je me laisse aller au gré des mots, je me retrouve avec un poème, puis d’autres, nés de ce que j’ai entendu ce matin.

Donc, pour chaque poème, la phrase en italiques est celle que j’ai entendue, la suite ce qui s’en inspire. Une ou deux fois, le poème raconte plutôt le déroulement de la scène suivant la phrase.




Nouvelles nouvelles de Poésie (4)

     Il fut un ami d’adolescence d’Eugène Guillevic. Il s’appelle Jean-Paul de Dadelsen, il est né le 23 août 1913. Ils partagèrent un même désir : vouloir écrire, être poète. Jean-Paul, dans une lettre de 1930 précisa : « Je n’ai aucune envie de me ranger parmi l’élite.  Qu’est-ce que l’élite ? Quelques individus qui ont plus potassé que d’autres, voilà tout. Je n’ambitionne pas deux lignes de titres honorifiques sur ma carte de visite. Tout emploi où je puisse un peu agir et n’être pas toujours dans les bureaux me convient. Je ne veux pas être homme de lettres. Je veux simplement écrire quand cela m’est nécessaire. Le poète n’est qu’un obsédé qui crie de temps en temps ce qu’il ne peut plus taire. Ce n’est pas un littérateur… ».

    En découvrant la préface de Gérard Pfister à l’émouvant recueil La beauté de vivre  qui vient de paraître et rassemble des textes inédits de Jean-Paul de Dadelsen  (Arfuyen), on comprend vite comment un  tel « poète-météore » est devenu un mythe de la poésie du vingtième siècle ! En effet, l’œuvre n’est pas volumineuse mais ne se met jamais à l’écart de la vie des hommes, elle ne reprend pas les vieilles recettes de la poésie (sic Pfister), elle n’a que faire des conventions et de la rhétorique, cette poésie exceptionnelle est bien une pérégrination spirituelle inoubliable. Pfister l’exprime bien : elle n’est point « description du dehors ni expression du dedans. Elle porte témoignage pour les ombres, pour l’univers, pour Dieu. ». Elle est en effet exercice spirituel, elle accepte de veiller, et de devenir transfiguration. Il y a quelque chose d’énigmatique et de suppliant dans des vers comme :

    « Seigneur, je ne sais plus, je ne sais pas si c’est moi ou vous qui faites  ou qui fais ces ténèbres où je chemine comme en un cauchemar // Cassez-moi comme une noix creuse, ouvrez-moi / qu’un peu de lumière tombe sur mon absence et le creux de ma moisson manquée ».

  La poésie de Jean-Paul de Dadelsen  tient du miracle. On a le sentiment à la relire en 2013 que le jeune auteur n’a jamais cessé de savoir « biffer les choses inutiles et banales ». Tout y est fluide, simple et évident. Il y a là du Rimbaud et du Musset réunis dans une même ferveur magique et pathétique.

 




Sébastien Labrusse

6 poèmes




Charles Simic

6 poèmes originaux avec leur traduction française par Elizabeth Brunazzi




Tempoétiques (1)

Dans la cohue journalière des multiplicités, on peut choisir délibérément de rapprocher et non de distendre ou de séparer. Il ne s’agit pas alors d’une recherche effrénée et  artificielle de liens comme on pourrait en trouver dans tout dogmatisme. Non il s’agit de se mettre à l’écoute des courants d’énergie et de reconnaissance qui se mettent en place et qui sont présents partout dans notre monde, même là où on ne regarde plus, ou alors très vite, comme on sait le faire aujourd’hui…. À l’heure des compétences de vitesse et de précipitation.
Or pour ces courants silencieux mais puissants qui battent nos vies comme des ressacs venus d’ailleurs, comme des neiges séculaires, auxquelles nous sommes habitués et dont nous ne savons plus voir la pure blancheur d’effacement et de renouveau, il y a des lieux ou plutôt des espaces, des énergies, des puissances qui se déclament et se disent à mots couverts, à mots cachés, par la force des symboles et des postures, par le jeu des familiarités et des élégances, des appels et des références, des passages choisis, des routes inattendues, des ruptures qui évident le quotidien pour lui restituer enfin son pur visage d’étrangeté…. Dans lequel nous sommes en purs… étrangers.
Le poète est ce maître de désignation, celui qui saisit au vol les signes de cette autre mesure du monde. Il décèle, (dé-cèle), il excelle (ex-cèle) et cèle – selle d’autres montures sur lesquelles la passion et l’amour de vivre se déchaînent.
En Algérie, autre pays des silences, le poète est celui qui sait éviter d’abord les lieux communs, les écueils des dits et redits scolaires à propos de la poésie. Il sait surprendre et rudoyer cette attente de transparence qui tue tous les possibles d’être. Quelle que soit l’Histoire qui habite nos fresques et frasques au quotidien, il sait dénouer les certitudes, habiter les doutes et en projeter les ombres, il sait glisser dans l’arène et ménager le double émerveillement de l’ambigüité et de la droiture. Il apporte la géométrie des portes ouvertes et la lumière des quêtes, renoncements aux certitudes.
Ainsi en est–il de Mohammed Dib, dont la parole multiple et singulière reste inconnue en son pays. Et pourtant,  la puissance des mots les porte au voyage, voyage intérieur surtout, à la rencontre des énergies correspondantes : soufisme, sagesse et chants populaires, hermétismes voyants, illuminations incompréhensibles mais ressenties et admises, cryptographies ludiques comme celles que l’enfance invente et fait vivre dans le chant et le délire lucide qui l’habite ; toutes ces pratiques poétiques creusent infiniment le texte vu/lu vers le texte dit, joué, ouvert aux multiplicités qui accompagnent l’Histoire du Maghreb et de l’Algérie.
Ainsi dans Fractures

Cœur à cris.
Grillons d'ennui.

Attente.
Qui vive ?
Qui ne se quitte pas ?

Les étoiles disposent en vain leurs signes.

De main en main que de caresses déprises.

Murmure le secret étranger à toute rive.

Le monde s’écrit et se parsème autour d’un secret, les signes sont sa langue, mais ceux anciens qui restent ouverts et savent imposer les brèches, les entailles dans le mur rassurant des constructions acquises. Il s’agit de savoir qui vit, qui est là, qui existe, tout en sachant qu’on ne saura pas, que cette question venue avec nous, partira avec nous et continuera de se décliner avec l’humanité…. Et ne s’épuisera sans doute pas.
Ainsi en est-il dans le recueil Omnéros où le poète déclame/enferme une vision à la fois hallucinée et pourtant réfléchie d’un monde porté par la loi secrète de la transformation qui gruge les apparences et les fait éclater ; au cœur de cette disposition est Eros, puissance de vie , alternative et traversante, qui devient Eros mer, Eros terre, Eroslude, plus eros et enfin thanatéros. Étroitement associée à la femme et à la mer, dans l’infinitude de leur présence, de leur traversée et de leur mystère, l’Amour dépareille le monde, le ravage mais lui rend enfin une plus profonde intégrité. Le travail initiatique et alchimique est au cœur de ce recueil puisqu’il s’agit de comprendre le périple du ressenti et du vécu au cœur de l’expérience poétique, porteuse, ravageante mais vivifiante. Le voyage se fait également avec en creux le jeu des langues : si l’arabe est absent et si le français est la langue d’écriture, en cette dernière langue, le regard de l’autre continue d’être et de déporter sans cesse toute phrase, tout vers, dans l’infinie absence qu’elle désigne. Le texte est écartelé, feuilleté par la présence silencieuse de ce jeu qui contribue à son hermétisme, ce dernier devenant la seule manière de dire dans la fidélité :
 

Clair obscur

Les oiseaux apparaissent,
S'allume une flamme
Et c'est la femme ;

Sans nom ni liens ni voile,

Errant les yeux clos,

La femme couverte de la fraîcheur de la mer.

Mais brusquement les oiseaux réapparaissent

Et s'allonge cette flamme

Plus qu'entr'aperçue au fond de la chambre.

Et c'est la mer,

La mer aux bras endormants portant le soleil.

Ni orient ni nord, ni obstacle ni barre, la mer ;

Rien que la mer ténébreuse et douce

Tombée des étoiles, témoin des mutilations du ciel,

Solitude, pressentiments, chuchotis.

Rien que la mer,
Les yeux éteints.
Sans vague ni vent ni voile.

Brusquement les oiseaux réapparaissent ;

Et c'est la femme.

Ni étoile ni rêve, ni geyser ni roue, la femme.

Les oiseaux reviennent ;
Et rien que la mer.

Le même secret se transforme : altérité et étrangeté sont aussi métamorphoses, apparences et intériorités multiples qui n’en finissent pas de se donner à voir dans le kaléidoscope du monde. Une des figures échappée de ce motif de transformation est la femme qui deviendra le centre du recueil Ô Vive. Bouche, œil, sexe, le Ô du titre renvoie à la puissance féminine de création, d’enfantement et de transformation ; Vivre conduit à reconnaitre l’exaltation de la vie. Dans ce recueil également, l’émerveillement, la stupeur, l’adoration silencieuse, profonde, soulignent la précarité du monde et de la relation que nous entretenons d’abord  avec l’amour puis avec l’univers, tout en montrant la force silencieuse qu’il nous prodigue.
Au-delà de toutes les berges explorées, reste enfin le secret d’enfance, la naissance sans nom aux choses banales mais si fortement singulières sous le regard neuf de l’enfant qui toujours veille. Car c’est de cela qu’il s’agit, l’enfant traque, se place aux centres de ces courants d’énergie qui ouvrent dans le monde la circulation/l’échange, l’émerveillement, la profondeur inattendue que l’on découvre au détour de soi, de la rue, de l’ombre d’un arbre qui se prolonge sur le mur. L’enfant est en état de vigilance, écoute, découvre : il vit enfin là où nul ne peut lui arracher la splendeur simple et improbable  de son état.

Si c'était illuminé ?

Il le savait et comment.

Mais il n'y allait pas.

Des lustres brillaient,
Il y avait fête là-bas.
Ici, nuit et silence.

Ici, que des soupirs
Etouffés par les portes.
Le garçon écoutait.

Cette maison doublée
Par cette autre maison
Où il y avait fête.

Nul bruit même de pas.
Mais d'ici on entendait :
La fête allait bon train.

Debout à la fenêtre
Il regarda les étoiles
Vivre dans leur bassin.

À l’autre bout de cette appartenance, il y a un autre poète, jeune et beaucoup moins connu, il s’agit de Amine Aït Hadi. Et pourtant, il y a une sorte de résonnance.
 




Les chemins de traverse d’Angèle Paoli (1)

Elle chante une langue d’avant,  langue qui renaît sous la langue portée par une voix de feu et d’ombre surgie d’un lointain intérieur qui n’appartient qu’à elle. Peut-être cette langue est-elle la salamandre qui s’éveille sous la cendre  dès que  les mots surgissent sur la page,  s’organisent en strophes brèves et denses  – danse de l’entremêlement des langues, poèmes. Reptilienne  et solaire, soudain vaguement inquiétante/cruelle,  la langue d’Aurélia (nouvelle « fille du feu »?) Lassaque, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, est langue de poète lointaine.  D’azur de feu de vent  et d’eau, elle est langue d’Eros chatoyante et  charnelle. Langue prompte à faire revivre – pythique –  les dieux endormis sous roches et ombrages. Un cosmos familier lève alors sous la voix.  Sous la voûte étoilée un univers solaire déploie ses formes, où mainades et faunes mènent joyeuse sarabande. La chaleur de l’éros verse ses transes dans la chair parfumée des poèmes.

Incisant la page de camées lumineux et changeants.

L’occitane Aurélia mène de front ses langues. Avec  le plus grand naturel. Elle tresse ensemble langue maternelle et langue apprise. L’antique langue d’Oc. L’une conduit à l’autre sans séparation ni heurt, sans frontière où affûter la lame.  Elles s’éprouvent  ensemble  dans une simultanéité de bataille, pareilles en cela aux « jeunes chevaux » qui  « piaffent et se font la guerre pour le plaisir de mêler la sueur de leurs corps au goût du premier sang »/ « Los cavals joves trepejan e se fan la guèrra pel plaser de mesclar la susor de lors còsses  al tast del primièr sang. »(Sant-Joan, Lo Jorn/Saint-Jean, Le Jour in Pour que chantent les salamandres). Nul besoin pour la jeune poète de s’en remettre à la langue d’un traducteur.

La lecture de ce recueil bilingue, paru en février 2013 aux Éditions Bruno Doucey, fait lever sous le sillon des mots une herbe tendre de bonheur, jouissance des  sens et fraîcheur du plaisir. Une euphorie légère gagne, une ivresse discrète,  qui tient à la fois au monde originel retrouvé et  à la langue qui le porte.  Lequel conduit vers l’autre ? La question effleure, fugitive.  Mais la symbiose parfaite entre les mots et les choses, efface l’interrogation passagère. 

Livre ouvert, l’œil se prend, et l’esprit, à moduler, sotto voce, les accents de la langue occitane, son chant rappelant tour à tour  l’âpreté des langues hispaniques et la douceur des langues italiques. Car c’est bien d’une langue particulière qu’il s’agit (et non d’un dialecte), que celle que scande avec  tant de feu et de passion la jeune occitane.

Tout autre est la poésie de la coréenne Moon Chung-hee. Portée, ce soir de « Printemps des poètes » par les voix de Murielle Szac  et de Bruno Doucey pour la traduction française, les poèmes du recueil  Celle qui mangeait le riz froid (Éditions Bruno Doucey, 2012) puisent leur énergie dans les rituels insipides de la vie quotidienne. La réalité la plus ordinaire prend forme avec  les mots, renvoyant la poète à sa cuisine, à ses devoirs d’épouse et de mère, à ses maux, à ses luttes intimes face à un corps vieillissant et malade, à ses désirs secrets  et à ses souffrances.  Au-delà de l’ordre de l’intime, c’est un hommage aux femmes de son pays qui surgit dans les tableaux de vie de Moon Chung-hee.  Un encouragement à dénoncer l’absurdité, la pesanteur  et l’injustice d’une condition qui n’a que trop duré pour toutes celles qui subissent en silence le joug millénaire des hommes.  Elles sont nombreuses en effet, à pouvoir se reconnaître derrière la voix de Moon Chung-hee. 

 

Pourtant,  ramener  la poésie de la Coréenne à la seule réalité quotidienne serait totalement réducteur. Car le talent de la poète vient de sa capacité à transcender le réel par une touche d’humour  irrésistible.  Dans chaque poème en effet, Moon Chung-hee ménage la surprise par une note drôle et inattendue ; ou par une réflexion  qui détourne soudain du drame qui se joue,  en le pulvérisant  dans un éclat de mots.

 Poésie construite sur des moments de vie, Celle qui mangeait le riz froid est une poésie singulière qui joue sur la tension entre scènes familières (portées par un langage courant et simple) et art de la pointe. 

Née en 1947 en Corée du sud, Moon Chung-hee est une poète reconnue dans son pays.

Passer  au cours de la même soirée de la voix d’Aurélia l’occitane à celle de la coréenne, jongler avec deux formes de poésie à ce point différentes est à la fois déconcertant et exaltant. Déconcertant, l’exercice requiert de l’auditeur une entière disponibilité, dénuée de toute idée préconçue.  Et une agilité à se déplacer d’un univers à l’autre, à en accepter les modes d’expression et les images. Exaltant, aussi, parce que pareille rencontre permet de saisir l’étonnante diversité des voix. Et par le contraste qu’elles offrent, ainsi présentées dans l’alternance, se saisir de l’infinie richesse de la palette poétique du monde. 

Au sujet de :

Babel Poétique/Les Lectures croisées de Moon Chung-hee et Aurélia Lassaque :

-  Samedi 23 mars 2013, Musée du Quai Branly, 37, quai Branly, 75007 Paris.

-  Mercredi 3 avril 2013, Université Paris 1 / Panthéon-Sorbonne – salle de conférence 7e étage, 21, rue Broca, 75005 Paris.




Une enfance volée

 

Raide. Un mannequin. Et le visage figé. Et dans le visage, les yeux. Derrière les lunettes, les yeux, comme des huîtres mortes.

Le narrateur parle de sa vieille belle-mère et, juste après, de l’enfant qu’il était le jour du mariage de cette femme avec son père. Il parle de lui à la troisième personne : l’enfant ou on. La vielle dame y est pour quelque chose. Tout se passe comme si elle l’empêchait encore, des décennies après leur vie commune – mais était-ce vraiment une vie ? –, de dire je

 

On voudrait rencontrer son regard, le regard terrible d’autrefois, on essaie de lui faire lever les paupières, on ne trouve que ses yeux morts.

 

La guerre est finie. La guerre qu’ils ont menée, chacun contre le camp de l’autre. En face du narrateur, il n’y a plus personne. Alors même le pronom personnel qui la désignait s’efface.

 

Plus envie de discuter. Veut qu’on lui fiche la paix.

 

Les souvenirs des batailles anciennes remontent. Et même les scènes qui pourraient paraître anodines révèlent la volonté de la marâtre de tout contrôler.

 

Elle fait couper les cheveux de l’enfant. Les boucles, l’enfance, c’est fini.

 

Si aujourd’hui elle est sans force, elle en avait à revendre autrefois. Elle s’approchait même de la toute-puissance. Elle régnait sur son territoire et n’aurait pas accepté qu’on s’y oppose.

 

Chacun connaît son rôle, sa place à table, la chaise où il doit s’asseoir, le lit où il dort. Tout fonctionne. On peut vivre indéfiniment sans penser.

 

Très vite, l’enfant comprend que cette force surhumaine cache un grand vide. Cette femme est dépourvue d’amour. En elle, quelque chose s’est figé, desséché, est même complètement mort. Alors elle fait en sorte que tout se fige autour d’elle. La pensée, la liberté, le goût pour l’aventure et la joie des autres sont abominables, sans doute, pour qui en est dépourvu.

On ne peut s’empêcher de penser aux V.F. (Vengeance Folcoche) qu’un autre enfant a gravés sur les arbres (dans le roman largement autobiographique d’Hervé Bazin, Vipère au poing). Mais l’enfant d’Aucune chanson n’est douce n’a rien gravé à l’extérieur, lui. Il a ravalé sa haine. En est resté au chagrin silencieux et à l’ennui. A préféré se mettre lui-même entre parenthèses. Il a en fait passé son enfance à observer cette étrangère, arrivée brutalement dans sa vie, qui n’a eu de cesse d’asphyxier autour d’elle toute velléité d’existence. Il n’y a eu ni explosions de colère ni insultes, mais la violence n’en est pas moins là, immense. Car frapper d’interdit une enfance, c’est une violence immense. Danielle Bassez s’empare de ce sujet avec beaucoup de délicatesse. Elle n’aime rien tant que les détails révélateurs, préfère aux larges aplats les petites touches.

La collection Grands Fonds de Cheyne accueille des textes « en marge de tout genre littéraire codifié ». Plusieurs autres titres de l’auteure sont disponibles dans cette collection.




petites notes d’amertume (2)

 

J’ai souvent payé, chèrement parfois, ma franchise et ma sincérité. J’aurais gagné à faire semblant.

 

Je ne suis pas armée pour le mensonge, cela me rend très vulnérable au quotidien.

Tout ce qui est énoncé prête à conséquences. Il n’y a pas de « paroles en l’air ». Ces paroles malheureuses qui font mouche témoignent, non d’une  maladresse ponctuelle, mais d’un profond manque de considération pour l’interlocuteur.

 

Comment interpréter une attitude désinvolte, sinon comme un déficit chronique  de la capacité d’attention à autrui ?

Je crois plus à la sincérité des actes et du comportement qu’à celle des convictions proclamées et affichées. Les actes ne trichent pas et révèlent l’identité profonde des individus.

 

Ma sympathie va d’emblée à ceux qui sont de plain-pied dans la vie.

Lors d’une première rencontre, pour savoir à qui j’ai à faire, je me fie plus à l’intuition d’un regard qu’aux paroles prononcées. De même le contact d’une simple poignée de main en dit long. Celle de l’engeance des flagorneurs et des hypocrites  est entre toutes reconnaissable.

 

On ressemble souvent à sa voix. Certaines sonnent faux.

On peine à reconnaître sa voix enregistrée. Pourtant elle nous révèle à notre insu.

 

Notre voix change avec nous, dans les différents âges de notre vie. Certaines gagnent en souffle et en présence, prennent de la profondeur comme les êtres qui les portent.

Une vie de mesquinerie donne à certains hommes âgés une étrange voix de fausset.

 

Parmi les voix qui m’insupportent, les criardes et les suraigües. J’avoue  ma réticence à aller vers les personnes qui en sont pourvues.

On m’affirme que la poésie de tel poète que je trouve insignifiante doit être entendue dite et arrangée à plusieurs voix, mais je reste persuadée que si elle ne supporte pas l’épreuve de la lecture en tête à tête, elle n’est qu’une distraction parmi d’autres.

 

Découvrir à la radio la voix de certains écrivains est parfois si décevant que cela m’invite à reconsidérer ma bienveillance première.

Selon le neuropsychiatre et psychanalyste Boris Cyrulnik, l’essentiel d’une conversation passe plus par les signes de l’émotion que par l’information strictement sémantique de la parole. C’est dire si beaucoup font fausse route en accordant tant de place au discours.




Nikola Živanović

6 poèmes du jeune poète serbe




Lecture (s)

L’année passée, les éditions de La Lune bleue, emmenées par Lydia Padellec, architecte de très beaux petits objets livres de poésie, donnaient à lire Cloison à coulisse, long poème publié en français et allemand et signé Eva-Maria Berg. Nous apprécions la poésie de Berg depuis les débuts de Recours au poème. On lira ainsi des poèmes de la poète allemande ici :

http://www.recoursaupoeme.fr/po%C3%A8tes/eva-maria-berg

Mais aussi une note sur un autre de ses ouvrages :

http://www.recoursaupoeme.fr/critiques/eva-maria-berg-l%E2%80%99absence-quotidienne/matthieu-baumier

Le poème est ici servi par la beauté du papier et de l’objet, ainsi que par les superbes portraits d’Eva Largo, le tout étant tiré à 50 exemplaires. Cela arrive entre vos mains signé du poète, de l’artiste et de l’éditeur. La Lune bleue a le sens du don. Et ce sens est en soi un acte poétique. Le texte est un superbe poème / chant, tendu, à découvrir et à lire. Ainsi :

 

la porte bat
encore avant
de se fermer
et d’enclore
le vent
 

Beau, je vous le disais. A lire en écoutant Philipp Glass, la bande originale de The Hours par exemple.

 

Eva-Maria Berg, Cloison à coulisse, avec des portraits d’Eva Largo, bilingue, éditions de la Lune bleue, 2012.

http://editionslunebleue.com/

 

………………………………..

 

Nous avons découvert la poésie spirituellement très ancrée/encrée dans les profondeurs de l’être de Jigmé Thrinlé Gyatso, homme/poème/bouddhiste, par les pages fortes de son recueil précédent, L’oiseau rouge, paru chez le même éditeur. On lira des extraits dans nos pages :

http://www.recoursaupoeme.fr/po%C3%A8tes/jigm%C3%A9-thrinl%C3%A9-gyatso

Cette poésie s’écrit dans la vision et la pratique du monde d’un poète lui-même inscrit dans une longue tradition de poètes yogi. Une beauté époustouflante, liée aux vibrations du son spirituel qui irrigue chaque vers. Le poète vient à nous après un long chemin, lequel n’est encore que le début de marches à gravir sans fin. D’ailleurs, en sa préface, Françoise Bonardel, évoque l’importance du lien entre poésie et musique, du moins dans cette voie initiatique. On le dit souvent mais le tout n’est pas de le dire, le tout est que la poésie qui se donne à lire soit musique. Sans quoi mots et vers sont bien creux. Ici, le son devient image. Cela parle en direction, et simultanément depuis, le cœur de la matrice universelle dont nous sommes tous constitués et à laquelle nous appartenons tous, fous qui pensons avoir les pieds accrochés sur un sol / matière quand nous vivons en dedans de ce qui est. Lisant ce recueil, comme le précédent, on pense à la relation poésie / musique évidente dans l’œuvre de Tagore ; on pense aussi, ainsi que le signale F. Bonardel, à l’art du Haïku. Art sur lequel Recours au Poème se penchera bientôt de façon régulière. Ce livre se lit aussi comme un long chant, conduisant son lecteur sur le chemin d’une poésie éveillée, de ce que nous nommons souvent en ces pages : « Poème ». Et ce n’est pas rien, malgré les apparences trompeuses d’un monde illusoirement divisé, ce qui se dit diabolos en latin. On méditera sur ce réel en ressentant la musique des poèmes de Jigmé Thrinlé Gyatso. Comment pourrait-il en être autrement ?

 

Jigmé Thrinlé Gyatso, Silencieux arpèges, préface de Françoise Bonardel, éditions de l’Astronome, 2013, 80 pages, 9 euros

http://www.editions-astronome.com/f/index.php

 

………………………………..

Lire Danièle Faugeras dans Recours au Poème :

Ses propres textes poétiques :

http://www.recoursaupoeme.fr/po%C3%A8tes/dani%C3%A8le-faugeras

Mais aussi les traductions qu’elle nous donne souvent en tant qu’éditrice et directrice, en compagnie de Pascale Janot, de la belle collection Po&Psy des éditions Eres : Paolo Universo, Porchia, Ritsos… Danièle Faugeras est une poète / passeur, ce qui, de notre point de vue, vaut définition, en partie, de la poésie, laquelle ne nous semble ni sérieuse ni possible sans générosité, ce fondement de l’amitié. La générosité de Danièle Faugeras est chose plus rare qu’on ne le pense en terres de poésie, ce qui conduit tout de même à se demander si certaines de ces terres sont réellement « de poésie ». La poésie, c’est un état vivant en l’être. Cela n’admet pas les petites médiocrités humaines.

On poursuivra la lecture avec ces Murs, accompagnés de dessins de Magali Latil. Les murs de Danièle Faugeras sont des poèmes / fulgurances,  architecturés en simplicité, comme les pierres d’angle d’une bâtisse.

 

à toute épreuve
ancrée
par voie d’informe
                         la pierre

 

et cela forme la « face cachée » du « vent » comme de ce qui apparaît au-delà du « changement de plan ». C’est un silence qui se dresse, nous dit la poète, et ce silence est justement ce qui offre le chant. Un chant qui prend/donne forme. Un recueil à découvrir.    

 

Danièle Faugeras, Murs, dessins de Magali Latil, propos 2 éditions, 2010 40 pages.

http://www.propos2editions.net/

 

………………………………..

La collection Poésie des éditions La passe du vent, coordonnée par le poète/éditeur Thierry Renard, s’installe tranquillement dans le paysage poétique contemporain, avec son format, ses choix et sa manière personnelle (chaque recueil est ponctué d’un éclairant entretien avec le poète édité). Parmi les récentes parutions, cet ensemble du poète roumain Dinu Flamand, préfacé par Jean-Pierre Siméon. Né en 1947 en Transylvanie, le poète a participé à l’une des importantes aventures littéraires roumaines de la fin du siècle passé, la revue Equinoxe. Editeur, critique, poète, il a construit une œuvre parfois considérée comme polémique par le pouvoir des lendemains qui chantaient, celui de Ceaucescu. Ses poèmes ont alors souvent été censurés et amputés. Et le poète a dû s’exiler. Flamand connait bien la France. Il a vécu ici, après avoir demandé l’asile politique, et a longtemps travaillé pour Radio France internationale, avant de retourner vivre en Roumanie en 2011. Dans sa préface, Siméon évoque à juste titre la poésie/cri de Dinu Flamand, un cri qui est aussi celui de Munch, cri « d’effroi métaphysique et d’effarement devant la sourde et impitoyable violence des faits, ceux d’une existence, ceux de l’histoire ». Une poésie qui vit dans ce fait : « nous sommes des êtres impossibles ». Les mots sont ceux de Siméon. Une poésie lucide, née en un homme poète ayant vécu, vraiment vécu, et dont les mots proviennent des ressentis de la chair. Pas d’élucubrations vagues ou de barricades imaginaires. On sent tout de suite cela dans la poésie de Flamand, comme dans celles d’autres poètes de l’Est de l’Europe aujourd’hui (ainsi Damir Sodan ou Tomica Bajsic, dont on peut lire des poèmes dans Recours au Poème). Dinu Flamand vient d’un monde totalitaire en partie inimaginable pour des yeux occidentaux tant il fut ubuesque, un monde où la folie de quelques hommes était devenue la norme quotidienne. On lira les carnets personnels d’Eléna Ceaucescu pour s’en convaincre, une lecture qui marque une existence.

Dinu Flamand :

 

tôt le matin le silence de la nuit
les cendres du temps à la fenêtre   

Dinu Flamand, Inattention de l’attention, traduit du roumain par Ana Alexandra Flamind, préface de Jean-Pierre Siméon, La passe du vent, collection Poésie, 2013, 130 pages, 10 euros

http://www.lapasseduvent.com/