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En hommage à ÉLIE-CHARLES FLAMAND

Elie-Charles Flamand vient de nous quitter à 87 ans. Il venait de publier Un strelitzia monte de l’entrefaite (La Lucarne ovale, 2016).

Ce poète hors du commun, de très grande valeur, vient de disparaître dans un relatif anonymat. Il écrivait des livres, si j’ai bien compris, dira le prêtre qui accompagne (fort bien par ailleurs) sa dépouille mortelle ce mercredi premier juin. Le public cultivé, sans parler du grand public, en savait- t-il plus ? Nul n’est certain d’obtenir une forme d’immortalité ici-bas, surtout s’il n’est pas assuré d’un grand éditeur (pourtant Elie-Charles a été publié chez Belfond ou Dervy), ni de l’appui d’un « groupe » ou d’un réseau (il avait quitté les surréalistes après huit années de participation aux activités du groupe en 1959 ; il ne figure même pas dans l’anthologie de la poésie surréaliste de Jean-Louis Bédouin en 1964). Pourtant, La Lune feuillée, paru déjà en 1968 chez Belfond, avec une préface d’André Pieyre de Mandiargues, était déjà suffisamment charmeur en ses « cristallisations verbales » (Mandiargues), pour figurer dans l’esprit de ses pairs comme un grand poète méconnu de notre temps. Cette œuvre s’est obstinée depuis dans la voie de l’alchimie poétique pendant presque un demi-siècle, dans un silence trop général. Les recueils se sont succédés chez un éditeur militant, La Lucarne ovale, livres confidentiels, absolument originaux dans une époque de duplication, destinés à un nombre restreint de lecteurs.

Il est impossible de résumer vingt-six années de rencontres et de conversations trop rares depuis un printemps où il m’apparut en premier comme un mage, plein de dignité et d’aménité, au milieu d’une foule déjà presque estivale sur la place Saint-Sulpice. L’année en question était 1990, mais cela aurait pu être aussi bien 990 ou 2990. Une apparition hors du temps. Il aimait les mots rares comme « lumacelle » et la beauté de la spirale du Nautile.

Avec un humour jamais démenti, malgré des souffrances physiques continuelles, à la « déglingue » du corps, il répondait par des salves musicales de mots qui l’empêchaient de se sentir « un vieux dinosaure » dans les mutations de l’époque. Il avait encore à l’esprit la qualité particulière du regard amical porté par André Breton sur lui. Dans un autre temps.

Sa vie en ces dernières années fut presque sacerdotale, toute spirituelle, attentive aux signes, et tournée de façon contemplative vers l’art et la nature dans leurs plus singulières créations. Il voyait clair sous l’apparence du chaos et de la confusion démocratique des valeurs qui échouaient jusqu’à lui, ermite, solitaire de la rue des Annelets, folle rumeur des centres qui n’étaient pas le « Vrai Centre ». Il aimait mieux écouter les musiciens de vrai jazz, et prolonger ses passions pour la paléontologie, les fossiles ou les minéraux. Et l’art. En particulier celui du symbolisme.

Dans cette église Saint Jean-Baptiste de la place Jourdain, il a certainement aimé le sacré de la liturgie, les harmonies de l’orgue, et cette volée cristalline de cloches dans le lointain. Il a respiré dans le volume majestueux et vertical la fumée d’encens et l’odeur de feu qui circulaient en volutes, la flamme des cierges et l’eau, et l’apaisement qui jamais ne fit défaut au bout du poème. Certains s’étonneront de cette religiosité, mais n’était-il pas suivant l’expression d’Angélus Silésius, ein cherubinischer Wandersmann, un pèlerin chérubinique ?

Wandersmann. Un aventurier intérieur par monts et par vaux, traversant forêts périlleuses, de pures rivières de mots, le feu, la glace et l’eau. Tous ses poèmes ou presque disent la traversée difficile, les mouvements du cœur exprimés avec les mots d’une inlassable allégorie de la quête contre tous obstacles.

Une balance à peser les plus subtils changements atmosphériques, une pince à climats délicate, tels furent les instruments préférés pour dire le ciel poétique toujours instable d’Elie-Charles Flamand. Avec toujours, et en dernier lieu, l’espérance d’une embellie, le triomphe de l’adversité. Alors non, les mots, même ceux trop appuyés du dogme, la pédagogie du christianisme, même lourde, allaient dans le sens de cette espérance poétique et alchimique.

Le seul scandale (provisoire on l’espère) est celui d’un si grand poète trop peu connu.

Marc Kober A Paris, mercredi premier juin 2016.




Dans la bouche du poète 3

 

 

                                  

                                               The dawn

 

                                               I would be ignorant as the dawn

                                               That has looked down

                                               On that old queen measuring a town

                                               With the pin of a brooch,

                                               Or on the withered men that saw

                                               From their pedantic Babylon

                                               The careless planets in their courses,

                                               The stars fade out where the moon comes,

                                               And took their tablets and did sums ;

                                               I would be ignorant as the dawn

                                               That merely stood, rocking the glittering coach

                                               Above the cloudy shoulders of the horses ;

                                               I would be – for no knowledge is worth a straw –

                                               Ignorant and wanton as the dawn.

 

William Butler Yeats

(Le poème est daté de 1914)

 

 

L’aurore

Je voudrais être ignorant comme l’aurore

Qui abaissa son regard

Sur cette reine de légende mesurant une ville

Avec l’épingle d’une broche,

Ou sur les hommes décrépits qui observaient

Depuis leur pédantesque Babylone

Les planètes insouciantes dans leurs cours,

Les étoiles pâlissant là où se montre la lune,

Et prenaient leurs tablettes et se livraient à des calculs ;

Je voudrais être ignorant comme l’aurore

Qui simplement se tenait là, berçant l’étincelant carrosse

Au-dessus de l’épaule nuageuse des chevaux ;

Je voudrais être – car aucun savoir ne vaut un fétu de paille –

Ignorant et capricieux comme l’aurore.     

 

     W.B. Yeats         

                        (traduction Elie-Charles et Obéline Flamand)                        

 

     L’aurore, ce moment privilégié où la lumière s’éveille, est aussi un symbole de pureté, d’ingénuité et recèle en lui tant de potentialités, même inattendues, devant se réaliser dans le jour à venir. Un tel vocable ne pouvait qu’évoquer dans l’esprit de Yeats maints échos. En effet, dès 1890, il donna son adhésion à The Hermetic Order of the Golden Dawn (L’Ordre Hermétique de l’Aube d’Or), cette importante société initiatique anglaise dont il fut un certain temps le président et même le réorganisateur. C’est pourquoi son œuvre est pénétrée d’ésotérisme, d’alchimie, de spiritualité. N’a-t-il pas noté dans une de ses lettres : « The mystical life is the centre of all that I do and all that I think and all that I  write » (« La vie mystique est le centre de tout ce que je fais et de tout ce que je pense et de tout ce que j’écris »).

     La difficulté de traduire la langue anglaise réside souvent dans le fait que beaucoup de mots ont une multiplicité de sens dérivés et aussi dans l’usage fréquent de tournures condensées (qui, dans le meilleur cas, évoquent celles du latin). Certains poètes jouent avec ces ambiguïtés, mais rien de tel dans ce magnifique poème de Yeats : tout y est net, librement enlevé, parfois pimenté d’images insolites (notamment, celle se trouvant dans les quatrième et troisième vers avant la fin anticipe curieusement dans son irrationalité les images qui seront employées par les surréalistes). L’inspiration est ici mise au service d’une pensée profonde. Comme le dit T.S. Eliot, Yeats (1865-1939) « incarne la plus haute expression du lyrisme anglais de son temps ».  

 

 

 

Remarque générale à propos des trois poèmes de la chronique "Dans la bouche du poète" :      

      Bien sûr, les deux premiers poèmes ont été maintes fois traduits, mais souvent par des linguistes qui n’étaient pas poètes, et cela se ressent. Aussi est-il intéressant de donner sa propre version.

     Essayer de faire passer au mieux les subtilités poétiques d’une langue dans une autre est un exercice à la fois passionnant et périlleux. On est ici à la limite de l’impossible, et l’impression d’avoir laissé passer quelque chose d’important est souvent présente.

 




Dernier grenier du bel amour, LES CHANTS DE LA RECLUSE

 

 

 

« Mon dernier Grenier du bel amour », a écrit Michel Cazenave en nous donnant le présent article. La profondeur de ses études est d’autant plus aimable que l’écriture en est toujours précise, simple, aisée.

Nous lui restons redevables d’une très fidèle implication et d’avoir enrichi Recours au poème de sa grande ouverture, horizontale comme verticale.

 

 

LES CHANTS DE LA RECLUSE,

 

Qui avait jamais avancé l’idée que l’Islam était profondément, et presque par essence, « misogyne » ? Dans sa version sociologique, oui, certainement – et il ne me viendrait même pas en tête de le contester : il suffit, sur ce sujet, de lire le texte de Malek Chebel, psychanalyste tunisien d’origine, sur l’Inconscient des musulmans, et, ajouterai-je, sur sa dérive « ottomane », pour s’en rendre bien compte… Mais non pas dans son versant spirituel. Après tout, lorsque Mahomet (et le Livre sacré à sa suite), limitait à quatre le nombre de femmes autorisées, on doit prendre en considération que ce n’était pas, pour les puissants de l’époque, une chose si courante ! Comme si les hommes n’en avaient jamais fini d’affirmer leur pouvoir… Et c’est ce dont nous fait merveilleusement prendre conscience Salah Stétié, l’un de nos plus grands écrivains francophones, avec la réédition, dans la collection Spiritualités vivantes chez Albin Michel, de la traduction des poèmes de Râbi’a Al’adawiyya et des entretiens qu’elle a pu avoir avec des mystiques de son temps – tels du moins qu’ils nous ont été rapportés – sous le titre de Rabi’â de feu et de larmes. Née à peu près un demi-siècle après le début de l’Hégire, nous connaissions déjà, peu ou prou, Rabi’â par les traductions qu’en avaient déjà données René Khawam, aux éditions de l’Orante, dans les environs des années soixante, puis Stéphane Ruspoli, plus récemment, chez Arfuyen. Mais, nous étions-nous bien mis dans la tête qu’elle n’était forcément ni la première, ni la dernière de son peuple à vivre de tels transports ? Chez Khawam, par exemple, s’appuyant sur l’autorité d’Al’Munâwi (qui disposait de documents qui ne nous sont plus accessibles), juste avant Râbi’a Al’adawiyya, nous trouvons une  Houdhaïfa Al’adawiyya… Quel est vraiment l’ordre d’antériorité selon l’Histoire ? Je ne suis pas assez spécialiste de cette question pour pouvoir la trancher. Je constate simplement que le chapitre consacré aux musulmanes mystiques, est presque entièrement rempli de celles qui ont vécu au VIII° siècle ap J.-C, c’est-à-dire à peine aux I et II° siècles selon le calendrier de cette aire de culture, – autrement dit, en fin de compte, bien avant Halladj, ou bien faudrait-il dire longtemps avant Ibn’Arabi l’andalou ?

Rappelons-nous en effet que ce dernier, lors d’un pèlerinage à La Mecque, et comme il le rapporte dans les « Illuminations » du même nom, de même que Ruzbehan avec une jeune caucasienne dans son « Jasmin des Fidèles d’Amour », tomba amoureux fou de la jeune Nizham en qui il découvrit la « pré-éternité » du Divin (lointain « souvenir » de ce que la Gnose, puis la Chrétienté orthodoxe, prenant la suite du « Livre des Proverbes » - et en attendant Jung et sa « Réponse à Job » - avaient dénommé la Sophia… Mais ne s’agit-il pas là, tout simplement, de ce que les anciens perses appelaient la « Daena » ?).

Toujours est-il que nous nous trouvons là aux sources du soufisme, de tout le courant spirituel de l’Islam. Alors, Râbi’a a-t-elle vraiment été une prostituée comme certains de ses « biographes » le déclarent ? Franchement, quelle importance ? Celle qui répandit des parfums sur les pieds de Jésus, ainsi qu’en témoigne Luc dans son Evangile, ne l’était-elle pas aussi ? Et ce n’est sans doute pas pour rien qu’on l’a regroupée sous la figure de Marie de Magdala… Comme l’a écrit Ibn’arabi, « La plus belle forme de Dieu sur terre est la femme. » Proche, de ce point de vue, d’un maître Eckhart pour qui le nom de « femme » était celui qui convenait le mieux à « l’homme noble. »

Et Râbi’a n’a-t-elle pas influencé une autre musulmane telle que Mou’adha Al’adawiyya, née à Basra où Râbi’a a passé de si longues années ? (Il faudrait certainement s’interroger sur cette Basra d’où sont venu(e)s tant de mystiques…).

Toujours est-il qu’on comprend,  à la lire, comment Râbi’a (qui veut dire en arabe « la quatrième »), justifiait ce prénom qui, pour nous, peut sembler un peu hasardeux .

Ainsi, dit-elle, dans le neuvième poème qui nous est rapporté d’elle :

« Ma coupe, mon vin et le Compagnon sont trois,
Et moi, que remplit l’Amour, je suis la Râbi’a (la quatrième) » -

Et termine-t-elle, en justifiant le titre qui a été choisi :
« Que de nuits délirantes j’ai passées, feux, tourments,
Et mes yeux se sont faits sources, par mes larmes ! »




Notre songe, 31–34 (fin)

 

notre Songe

31

 

tous nos instants
vestuz

d’habitz de soye

*

nostre soupir
alloit volletant

pour le mouvement
qu’il faisoit cheminer

-------------------------

 

32

 

au mylieu du temple
de nos pensées 

est une danse de soupirs
qui n’a faulte

sinon de la parolle
tant sont bien contrefaicts

avec leurs habitz volans
de bonne grâce

*

nous vivons

----------------------------

 

33

 

le temps
estoit serain

le soleil clairet
adoulcy d’un vent gracieux

tout y estoit
merveilleusement paisible
et en silence

*

descendons maintenant
et allons

à l’esbat
avec l’autre et mesme jardin

----------------------------

 

34

 

alors nous rendismes
les pommes d’or

pleines de senteurs
lesquelles nous avions

tenues en nos mains

*

nous vivrons

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

En hommage au devenir, et parce que passé et présent de la langue sont là en chaque ici et maintenant et demain, ces poèmes sont faits – principalement – de mots ayant trouvé – beau – domicile dans l’ouvrage suivant :

Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile [traduction de Hypnerotomachia Poliphili], présenté par Albert-Marie Schmidt, Paris, Club des libraires de France, Les libraires associés, 1963 (reproduction en fac-similé de l'édition de Paris, J. Kerver, 1546, parue sous le titre Hypnerotomachie ou Discours du songe de Poliphile).




Notre songe 26 à 30

 

notre Songe

26

 

apres
nos destinées

fermèrent
les portes

qui estaient de métal doré
faict à fueillage

aussi
percé à jour

*

un soupir
comme la voulte

et le vuyde
remply de larmes de cristal

--------------------

 

27

 

nostre vie
rendoit une clairté
de plusieurs diverses coleurs

donnant ceste lumière à nos baisers

*

en l’espace
au dessus de nostre soupir

y avoit un daulphin
taillé en demybosse

de pierre galactite
nageant en la mer

portant un beau silence
sur son dos

qui s’esbatoit
d’une lyre

----------------------

 

28

 

la vie
et autres choses espandues

le long des rives du ruysseau

*

un silence
mais seullement

la verdure naturelle
des fueilles enrichies

de leurs fleurs blanches

----------------------------

 

29

 

 

orenges et citrons

les uns meurs
les autres verdz

un soupir estendant les aelles

*

l’eau
tumbant dans un bassin d'or

remontoit par souffles secrets
au mesme lieu

dont elle estoit sortie

-------------------------------

 

30

 

 

les personnages
de nos songes

sont élancés
expressifs

les plis des robes
tombent avec grâce

*

les oliviers clairsemés
au maigre feuillage

font place aux chênes touffus
puissants et tourmentés

dont le savant dessin
est directement

emprunté
à nos beaux soupirs

 

Matthieu Gosztola

 

En hommage au devenir, parce que passé et présent de la langue sont là en chaque ici et maintenant et demain, ces poèmes sont faits – principalement – de mots ayant trouvé – beau – domicile dans l’ouvrage suivant :

Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile [traduction de Hypnerotomachia Poliphili], présenté par Albert-Marie Schmidt, Paris, Club des libraires de France, Les libraires associés, 1963 (reproduction en fac-similé de l'édition de Paris, J. Kerver, 1546, parue sous le titre Hypnerotomachie ou Discours du songe de Poliphile).

 

 




La parabole arachnéenne

 

 

Pourquoi l’araignée, inlassablement, génère les filaments visqueux de sa toile  dans les recoins de nos maisons ? Quels insectes imprudents espère-t’elle ainsi capturer ? Un matin, on détruit son piège d’un coup de plumeau ; on la chasse vers d’infimes anfractuosités. Elle se cache quelques temps puis elle recommence son ouvrage  insidieux. Jusqu’à la prochaine tornade.

Bien souvent l’écrivain n’agit pas autrement dans les périodes de tourmente. On censure et on brule ses livres édités ;  parfois, un pouvoir tyrannique détruit ses manuscrits, l’emprisonne ou l’exile. Et néanmoins, alors qu’il semble dépouillé de tout, une nécessité vitale le fait se remettre à écrire. Parce qu’il lui faut témoigner des souffrances endurées devant l’Histoire; parce qu’il faut dénoncer l’arbitraire et l’injustice qui menacent, à travers lui, ses contemporains. Dans l’ombre, tout comme son alter ego arachnéen, il œuvre patiemment, cherchant à capter la moindre sensation, la moindre information qui passe à sa portée. Etendra-t’il son influence avec la matière subtile de ses mots ? Il peut désormais profiter d’une toile électronique dont le seul nom est un hommage à la constance de l’araignée. Mais s’il parvient ainsi à attirer de nouveaux lecteurs, ce ne seront jamais que des âmes sœurs ; des consciences fraternelles qui s’ignoraient comme telles et qui étaient déjà prêtes à épouser sa cause. Car l’écrivain n’est pas une créature de l’air, même si son inspiration semble parfois venir d’en haut. Sa science, c’est de la terre qu’il la tire, tout comme le laboureur, tout comme le sourcier. En lui montent les échos d’existences oubliées  ou ignorées. C’est peut-être pour ça que les signes qu’il trace sur des feuilles capillarisées évoquent tant les racines et les sarments. En cela, il démontre – ce que le jeune Roger Caillois avait perçu dans « Le mythe et l’homme » - la continuité des différents règnes animaux et la lente transmutation des instincts en figures de la pensée. Un fil mystérieux et immémorial nous relie aux créatures les plus étranges de la planète. Nous ne devrions jamais l’oublier en face de la moindre épeire.

 




Le Bel amour (19), Plaidoyer pour l’Ame du Monde

Qui, honnêtement n’a jamais entendu parler de Mohammed Taleb - ce soufi d’origine algérienne, sectateur de Carl Gustav Jung, et plus précisément de la psychologie archétypale développée par l’américain James Hillmann à Zurich, puis aux Etats-Unis, et, tout du long, lors des rencontres d’Ascona en Suisse italienne - tout autant passionné par  l’immense philosophe Alfred North Whitehead, et par le héraut de la contre-culture que fut quelqu’un comme Theodor Roszak ?

Or, on voit bien ce qui les relie tous les uns aux autres : la croyance, dure comme fer, à ce que  depuis Plotin, et surtout depuis le « Timée » de Platon, il est convenu d’appeler l’Ame du monde. Autrement dit, la façon dont nous participons tous d’une âme universelle, qui nous met en contact avec l’ « Intellect divin » dont nous sommes issus, et avec l’intégralité du cosmos. Est-ce pour rien, de ce point de vue que, voici déjà quelques années, Mohammed Taleb avait fait publier les entretiens qu’il avait menés sur le thème « Sciences et archétypes » ? (En se rappelant quelle est l’occurrence multiforme de ce dernier mot dans toute la pensée dite « néoplatonicienne »).

Et voici qu’il récidive aujourd’hui en nous présentant tous les « chefs de file » de ce courant, en ne s’interdisant surtout pas de rechercher comme ils ont anticipé (et influé sur) certains développements de la réflexion moderne.

D’ailleurs, la couverture du livre ne nous en prévient-elle pas tout de suite, qui porte : «De Plotin à Henry-David Thoreau / D’Ibn Arabi à Rabindranath Tagore / De Hadewijch d’Anvers à Carl Gustav Jung » ?

C’est ainsi à un véritable tour du monde que nous sommes invités, à comparer les voies cosmiques de l’Orient et de l’Occident, à nous rassasier de poésie (car quasiment tous les auteurs, qu’ils écrivissent en prose ou en « vers », furent de grands poètes - ou de grandes poétesses), et à redécouvrir (nous le savions déjà, mais il est toujours bon de le rappeler), le rôle déterminant que joua la pensée musulmane dans notre accession à la raison - forcément différente de ce que nous nommons l’ « intellectus » - et à un style de prise en compte de l’Univers que notre culture avait sans doute oublié.

Faut-il dès lors s’étonner que les évocations se terminent aujourd’hui, de l’importance accordée au grand Romantisme allemand, et d’une section de ce livre entièrement vouée à l’Islam ? Non, sans doute. Et, de Jung et de ses navigations sur le lac de Zurich, ou de sa manière de rencontrer les dieux lares dans le feu qu’il allumait dans sa tour de Bollingen, à Gilbert Durand et à la maison fortifiée qu’il habitait près de la frontière italienne, on comprend mieux pourquoi Taleb se réclame de ce qu’il appelle une « écopsychologie » qui respecterait tout autant la Nature que la réalité de notre âme…

Bref, un livre à lire de toute urgence - ne fût-ce que pour nous faire réfléchir et (bien) rêver !

 

 

 

 

 

 




Notre songe : 21 à 25

 

notre Songe

21

 

elle
la mer

: ce bon soupir
la feit tant belle

*

 

(un fragment)

nostre
nuit

avoit
les lèvres entr’ouvertes

comme si elle eust voulu
reprendre son haleine

 

--------------------

 

22

 

nostre nuit

derrière sourdoit
un arbre bien fueillu

abondant en fruict
et chargé d’oyselets

qui sembloient chanter
et induire les gens

au beau songe

*

le jour

nous pressoit
d’aller plus avant

et ne savoie où nous emmener

 

--------------------

 

23

 

les douleurs
quand elles nous eurent

apperceu
s’

arresterent

et cessèrent de chanter
se regardans sans mot dire

en sorte qu’il sembloit
qu’elles feussent esbahies

de nous veoir
comme si ce leur eust esté

chose estrange et nouvelle
puis se joignans ensemble

furent un petit de temps
se murmurant à l’oreille

*

les douleurs

une
des cinq

la plus hardie
se prit à dire

: Qui es tu ?

-----------------------

 

24

 

le songe

: ce
lieu

*

ce lieu est
le manoir

de tout
plaisir

où tu pourras
devenir

bienheureux

--------------------------

 

25

 

le jour
et la nuit

ceste alliance
est composée

d’une concorde
si perfecte

qu’entre nous
y a vraie

union
perpétuelle

*

nous regardant

nous demourons
en cest air

et païs salutaire
verdoyant d’herbes

fleurs
souverainement agréables

à la veue

nous regardant
nous demourons

en ce païs fertile
de tous biens

environné de cotaux fructueux
habité de bestes débonnaires

remply de toutes voluptez

 

En hommage au devenir, parce que passé et présent de la langue sont là en chaque ici et maintenant et demain, ces poèmes sont faits – principalement – de mots ayant trouvé – beau – domicile dans l’ouvrage suivant :

Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile [traduction de Hypnerotomachia Poliphili], présenté par Albert-Marie Schmidt, Paris, Club des libraires de France, Les libraires associés, 1963 (reproduction en fac-similé de l'édition de Paris, J. Kerver, 1546, parue sous le titre Hypnerotomachie ou Discours du songe de Poliphile).

 




Les greniers de la mémoire : Gilgamesh

 

 

On sait combien la figure de Gilgamesh nous a fait rêver - et Jung tout le premier, dont on retrouve toutes les traces dans son ouvrage de 1912 - I913 sur la Libido, qui va formaliser sa rupture d’avec le seul point de vue de Freud, et qui deviendra des décennies plus tard les Métamorphoses de l’âme et ses symboles - sans doute parce que, d’origine mésopotamienne, le texte porte bien des mythes que l’on va retrouver dans la Bible après l’exil à Babylone, ou, de toute façon, dûs à la même origine proto-sémitique…

Ainsi en va-t-il, par exemple, du mythe du Déluge que l’on peut lire dans L’Epopée de Gilgamesh, bien des siècles avant que ce que nous tenons pour des Livres sacrés puissent nous le raconter à leur manière.

Nous en avions cependant déjà eu deux traductions aux Editions Gallimard et du Cerf. Or, voici qu’Albin Michel nous en offre une « traduction- adaptation » due à l’écrivain, au chorégraphe, au musicologue, au poète syrien Abed Azrié, avec une Introduction due à ce merveilleux lettré qu’est en vérité Hubert Haddad.                 

On ne dira jamais assez comme cette initiative est heureuse, tant les manières de s’exprimer ont changé, et tant les habitudes modernes de lire sont étrangères à ce qu’elles étaient voici déjà longtemps…

Toujours est-il qu’à la connaissance de cette version, on ne peut s’empêcher de se demander si, par hasard, Françoise Gange n’avait pas finalement raison lorsqu’elle posait que les aventures de Gilgamesh étaient le plus pur témoignage de la prise de pouvoir masculine contre la Grande Déesse Inanna qui régnait, on le sait par ailleurs, dans l’antique Sumer.

On y voit en effet Enkidou, le plus puissant des hommes de la plaine, s’y faire « dégrossir » par une courtisane - autrement dit par une sectatrice de la Déesse  - puis, après avoir promis de se confronter à Gilgamesh, le roi d’Ourouk (Uruk), préférer une solide amitié masculine à tous les trésors de la sensualité féminine. Ainsi, lorqu’Ishara (le visage d’Ishtar comme Déesse de l’amour), s’offre au roi :

« Viens, Gilgamesh, sois mon bien-aimé. /Laisse-moi me réjouir / du fruit de ton corps, / sois mon époux et je serai ton épouse. (…) »,

celui-ci répond sans sourciller :

« Et moi que devrais-je te donner / si je te prends pour épouse ? / Devais-je te donner de l’huile / et des vêtements pour ton corps ? / (…) / Quel bien aurais-je si je te prenais pour épouse ? / Toi, tu n’es qu’un foyer qui s’éteint en hiver (…) / Quel est celui de tes amants / que tu as aimé pour toujours ? (…) »

Il est vrai qu’Enkidou l’ a empêché de répondre à ses envies ( « Le lit était dressé pour la déesse Ishara / dans la « maison nuptiale ». / Lorsque  Gilgamesh, le soir, s’approche /pour rejoindre la déesse / devant lui Enkidou se dresse / et lui barre le passage. (… ) »

S’en ensuit une lutte entre Enkidou et le taureau, l’animus de la femme, ou, si l’on veut, son côté masculin (rappelons-nous que, dans des textes postérieurs mais toujours sémitiques, Ishtar va proclamer qu’elle est « Mère et Père » de ses adorateurs), et, lorsque l’homme a triomphé de son rival, la déesse n’a plus qu’à se lamenter :

« Ishtar monte au plus haut des remparts d’Ourouk / de là elle jette ses malédictions / et s’écrie : // « Malheur à Gilgamesh qui a souillé mon nom / qui m’a humiliée et a tué le taureau céleste. » // Enkidou entend les paroles d’Ishtar / il arrache la cuisse du taureau céleste / lui lance au visage en disant: // « Si je te tiens, je ferai de toi / ce que j’ai fait de lui / je t’attacherai les flancs / avec ses entrailles. /// Alors, Ishtar réunit les courtisanes  / et les hiérodules/ / les prêtresses du temple et toutes les prostituées / et sur la cuisse droite du taureau / elles font une lamentation.  » (///)

En se souvenant de ce qu’Ishtar a vraisemblablement pris la place et la suite d’Innana, on donnerait donc raison à Françoise Gange si l’on ne savait qu’à peu près à la même époque (et Stanley Kramer l’a vigoureusement démontré dans son livre sur Le mariage sacré, traduit en français par le regretté Jean Bottéro), le roi d’Ur, Shulgi, s’unissait à la représentante de la Déesse pour assurer fécondité et fertilité à son royaume, de même que pour assurer sa légitimité - d’une façon identique que, nous dit le même auteur, Inanna était, bien avant la civilisation akkadienne, la Déesse d’Ourouk avec son temple de l’Eanna. Et si l’on ne savait, les tablettes cunéiformes de ce temps en portent le témoignage, que, dans un poème de cour exalté, la Déesse se réjouissait de ces épousailles quasi divines :

«  Lorsqu’il aura porté la main sur ma sainte vulve, // (…) // Lorsqu’il m’aura caressée sur le lit : / Alors, je le caresserai (à mon tour), et lui décréterai une destinée heureuse ! / Oui, je caresserai Shulgi, et lui décréterai une destinée heureuse ! / Et tout en caressant ses lombes, je lui décréterai pour destin / Le Pastorat universel ! »

Comme nous connaissons, dans un poème différent, le chant d’une autre  représentante de la Déesse à propos du roi Shû-Sin, de la dynastie de la même ville d’Ur :

« Et toi, puisque toi tu m’aimes, tu m’aimes, / Donne-moi, je t’en prie, tes caresses, ô mon Lion ! // (…) // Mon Shû-Sin qui réjouit le cœur d’Enlil, / Donne-moi, je t’en prie, tes caresses ! // Ce recoin doux comme le miel, pose ta main dessus, s’il te plaît ! // (…) Et referme dessus ta main en coupe, comme sur une étoffe de gishban shikin -. »

 

La « prostitution sacrée » serait-elle tout à fait autre que ce que nous avons voulu en fantasmer ? Il suffit de relire Hérodote ou Lucien de Samosate pour en être persuadé, ou certaines des pages d’Esther Harding dans Les Mystères de la femme. Il n’en reste pas moins que L’Epopée de Gilgamesh, avec ses héros entièrement masculins, et jusqu’au personnage d’Outa (Ut)-Napishtim qui s’est sauvé du Déluge, représente à l’évidence le « rêve des hommes » de quand les femmes tenaient les clés du monde, et qu’il faut bien prêter attention, dès lors, aux paroles de Sidouri sur « l’humaine condition » :

« Où vas-tu Gilgamesh ? / La vie que tu cherches / Tu ne la trouveras pas. / Lorsque les grands dieux créèrent les hommes, / c’est la mort qu’ils leur destinèrent / et ils ont gardé pour eux la vie éternelle. (…) ///

Un  livre, donc, sur lequel rêver et s’interroger à plus-soif…




Le Bel amour (18), Le roi Arthur et ses légendes

 

On savait déjà que Philippe Walter, ancien professeur à l’Université de Grenoble, et, dans le sillage de Gilbert Durand, animateur des CRI (Centres de recherches sur l’Imaginaire), était un fin connaisseur de toute la littérature médiévale. On savait aussi, depuis son étude parue chez Artus, de la légende de Tristan et Iseut, puis ses considérations sur les « équivalents » écossais et irlandais du Merlin britonnique, qu’il était parfaitement au courant de  la mythologie celte qui - au prix très souvent d’une christianisation et d’une « féodalisation » forcées - a donné ce que nous avons pris l’habitude de nommer la « matière de Bretagne ».

Or, voici que, coup sur coup, deux essais parus sur Merlin et sur le roi Arthur, et sur tous les mythes qui entourent ce dernier, ou qui relèvent plus ou moins de lui, viennent, si le besoin en était, conforter cette opinion…

Sans oublier, bien sûr, que le nom d’Arthur dérive d’une vieille racine indo-européenne art, que l’on rencontre par exemple chez la « grecque » Artémis (on ne sera donc pas étonné de trouver une Artémis braurania, autrement dit, une Artémis ursine), dans le nom des Ardennes (qui vient d’une ancienne divinité Art-uinna), ou chez ce roi d’Irlande qui avait tout simplement Art pour nom, de la même manière que son fils est connu comme Cormac mac Art. Ni sans oublier que, par rapport au Cheval (il suffit de penser au Tristan où le roi Marc est un cheval - ce que veut dire très exactement son nom), l’Ours jouit d’une royauté suprême, entée sur l’Autre Monde et sur l’immortalité, si ce n’est sur l’éternité du Divin qui régit le cosmos, qui dépasse la simple royauté du cheval…

C’est de tout cela que nous entretient Philippe Walter, nous obligeant à prendre en compte que, si nous sommes bien les enfants de Rome, d’Athènes et de Jérusalem, nous sommes aussi pétris de ces rêves qu’ont transportées avec elles les tribus venues des courbes du Danube.

Il ne suffit pas de dire, comme nous l’avons répété durant des décennies, «nos ancêtres les Gaulois », mais de prendre conscience   (le De Bello Gallico de César ne nous le démontrait-il pas déjà à l’envie ?), de tout ce dont nous sommes redevables aux Celtes - et particulièrement des socles de nos imaginations et de nos croyances les plus profondes.

Michel Cazenave a publié Le Bel amour chez Recours au Poème éditeurs