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6 POEMES POUR JEAN JOUBERT ( 1928–2015 )

 

 

                         Il y a dans chaque enfant

Il y a dans chaque enfant comme une trêve avec la nuit,
Un monde nouveau qui dit non à l'autre.
Une fêlure où tombe le néant.
Et le chemin recommence
Avec l'eau vive qui serpente et l'or des sentiers.
Le passage peut être bref, quelquefois on s'attarde.
Le poète prolonge et veut oublier l'heure,
En lui demeure l'aube qui aime les enfants.
Le coeur dardé d'épines, de la rose, il garde la fraîcheur
Et ce sourire qui voit le ciel.
Alors, c'est Marie qui se penche et l'emmène
Dans les plis de sa traîne où restent les brins de paille,
Les étoiles, et quelques anges des plus taquins et sans raisons.
Quand les poètes sont au ciel, il pleut des rêves
Pour tous les hommes, les ânes et les lions.
Il arrive qu'une femme leur accorde une place
Qu'il en naisse un poète qui crie dans son sommeil
Parce que la porte est si lourde
Ou le vent si pressé qu'on ne la retient pas.

 

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                                    Portée disparue

Portée disparue,
Ma soeur des longs roseaux
Ma soeur des flûtes d'eau.
Large est le tamaris
Les algues allongées
Le cyste et la langueur
De ton ombre démesurée
Qui donne à voir la flêche
Du temps, la grotte où parle
Le râle des soirs de danse.
Et le ressac à ton épaule
D'une main dévoyée,
Loin dans les hivers de brume
Loin et qui n'en dort plus.
Il faudrait pouvoir les prendre
Tous comme on effeuille un annuaire.
Et quand tu t'inclines,
Je vois une couronne qui brille sur ton front.
On m'a dit que tu n'as plus de larmes
Ma soeur, et ton nom même a disparu
Quand on a arraché le lierre.

 

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                                 Les branches se saluent

Les branches se saluent
Les branches ont des vertus de chiens.
Les branches se saluent
Et bavardent de leurs liens.
Les branches ont des plumages
Ronds qui sautent dans les branches.
Les branches ont des plumages
Comme des fruits qui chantent
Et la saison s'en va où tu me pris la main.

 

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                            Il fut un temps de soleil gris

Il fut un temps de soleil gris
D'espace sans raison
De griffures à la fenêtre
Et je n'ai souvenir que d'un oiseau.
Maintenant, elle va droit
Dans cette vaste allée sans impatience
Où dire le vide demandera tant de poussière.

 

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                                                                       Le vent vient de la mer

 

Le vent vient de la mer mais qui nous est hostile.
Un trident déchire la nuit et puis comme un éclair
Une bouffée d'aurore qui dit le mal de vivre
La nécessité de fuir
Un spectacle de boue, une lappée de miel
Et quelques détritus en partance vers la mer.
La trace d'un souffle qu'on ne retiendra plus.
Je te hais d'être à ce point vivant parmi les morts
Toi qui ne sait plus dire ce matin le nom des miens.
Et c'est inclinaison de silences aux quatre méridiens.
Pour ceux que le sort conduit sur la route
Qui ne peuvent plus ni monter, ni descendre
La seule liberté est de vivre.
L'aurore est un parcours plus sombre que nos rêves
Et tu chantes.

 

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                                  Des routes estivales

 

Des routes estivales, des matins vieux, des ombres souveraines
Et voilà que les mots s'en sont allés comme tourterelles
Enfants sauvages, carcasses de silence sous leurs peaux brunes.
Silence de la mer déjà rentrée là-bas au creux de la colline
Dans l'au-delà des prés comme blessure.
Et pourtant, elle sait qu'il était question de dire le délice
Dans ces mots.
Délices à flanc de coteaux, d'escapades,
De sueur et de châteaux. Instants d'un monde tiède
Où courrait quelque chose qui subsisterait de la vague
Avec plusieurs corbeaux opiniâtres qui interpelleraient
Comme grives, mais tout gris dans les buissons nappés de givre.
Les mots sont partis et l'aïeule pour les dire.
Délices des matins de plume, des silences intrépides
Et des envolées sous l'édredon aux yeux gris.
Ardoise des jours.
Partout ces dames qui serrent leur gilet.
Délices tardif des pétales de rose que ta présence honore
Que ta présence adore et j'ose quelques mots que tu ne diras plus.
Fête incertaine d'être là, le jardin se repose
D'une vie de plus qui a fermé sa grille.
Dans le jardin, moins de plénitude qu'au cimetière
Ce matin, seule dans le brouillard.




Notre songe 16 à 20

 

notre Songe

16

 

un grand cheval
(et une porte magnifique)

les arbres
les soupirs de l’air

(ces airs
nous convièrent

d’aller à l’esbat avec eux)

*

une grande porte

nostre songe
qui n’estoit pas
fort roide

mais modérément déclinant
en descente

couvert de beaux arbres
verdoyans

comme chesnes
érables

tileulx
fraisnes

et autres semblables
mais différents

°°°

 

17

 

nostre songe

la mer
entaillée de moulures                                                                                                

tout à l’entour
et au dedans

certains troubles
en belle forme

*

(un fragment)

dans le vide
s’estoit

entortillé
un daulphin

j’interpretay le silence
en ceste manière

 

°°°

18

 

nos nuits

leurs rivages
estoient bordez

de toutes manières
d’herbettes

qui ayment
le voisinage des eaux

comme souchet
nymphée

adianthe
cymbalaire

trichomanes

*

nos pensées amoureuses :

toutes espèces
d’oyseaux de rivière

sçavoir est
hérons

butors
sercelles

plongeons
cigognes

cygnes
poulies

d’eau
et cormorans

°°°

 

19

nostre soupir
avoit une grande plaine

toute plantée
d'arbres fruictiers

en forme de verger

*

nos arbres
les escureaux

y sautelloient
de branche en branche

et les oysillons
gazouilloient

entre les fueilles
si bien que c’estoit

grande mélodie

°°°

 

20

 

le parterre
de nostre-vie-ensemble

estoit semé
de toutes manières

de fleurs
et herbes odorantes

enrosées
de ces petitz ruisseaux

qui rendoient
nostre trouble si plaisant

que je pensoie lors
estre aux Isles fortunées

*

nostre nuit
(la mer)

entre le jour
et le voile

dedans
le cercle

estoit entaillé
un beau soupir dormant

estendu sur un drap

(l’ombre
comme si elle luy eust servy
d’oreiller)

 

 

En hommage au devenir, parce que passé et présent de la langue sont là en chaque ici et maintenant et demain, ces poèmes sont faits – principalement – de mots ayant trouvé – beau – domicile dans l’ouvrage suivant :

Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile [traduction de Hypnerotomachia Poliphili], présenté par Albert-Marie Schmidt, Paris, Club des libraires de France, Les libraires associés, 1963 (reproduction en fac-similé de l'édition de Paris, J. Kerver, 1546, parue sous le titre Hypnerotomachie ou Discours du songe de Poliphile).




POÉSIE / GALLIMARD : 50 ANS

 

La collection de poche Poésie / Gallimard fut créée en 1966, plus de 500 titres furent publiés depuis le numéro 1 (Capitale de la douleur de Paul Éluard suivi de L'amour, la poésie). C'est l'occasion de fêter cet anniversaire et l'éditeur fait paraître quelques titres intéressants dont deux anthologies.

 

Anise KOLTZ : "Somnambule du jour".

 

            "Somnambule du jour" se présente  comme une anthologie. Dans sa préface, Anise Koltz présente clairement  sa démarche. "Dieu est mort !" proclame-t-elle. Si l'homme est seul face à lui-même, si son expérience est fondée sur la science et la technologie, il est comme analphabète. Et tout lui est alors permis pour exprimer le sens de la vie  et elle cite Guillevic : "La poésie c'est une aventure colossale" et elle ajoute : "Dans notre monde intérieur, nous sommes libres. Il n'y a ni contraintes ni obstacles […] Notre langue est sacrée, protégeons-la…"

            Ce choix de poèmes permet un voyage à travers l'œuvre d'Anise Koltz. Si les premiers poèmes sont émaillés de mots allemands, ils témoignent d'une époque où Anise Koltz fut obligée de parler allemand puisque le Luxembourg dont elle est originaire fut occupé durant la seconde guerre mondiale. On peut trouver (?) un écho de ce bilinguisme jusque dans le prénom d'Anise Koltz qui semble être une contraction d'Anne-Lise… Mais dès les années 80, elle abandonne totalement l'allemand du fait de la mort de son mari suite aux tortures infligées par les nazis, après avoir publié quelques recueils chez des éditeurs de langue germanique. L'écho de l'aimé se retrouve dans le choix des poèmes extraits d'Un monde de pierres (Arfuyen, 2015), deux poèmes sont intitulés "À René", tout comme celui du bilinguisme dans ces vers : "Je rêve / dans une langue / qui n'est pas la mienne". Si cet abandon est fondateur, la présente anthologie montre la cohérence d'une œuvre qui a trouvé son ton et sa voie dès les débuts…

            Dès Le cirque du soleil (Seghers, 1966, édition bilingue), Anise Koltz s'est forgé l'outil avec lequel elle capte le mystère de la présence au monde, c'est-à-dire un poème relativement court composé de vers brefs ayant l'éclat du silex. Tout au plus, le lecteur peut-il constater une accentuation de la concision et le passage de la révolte contre Dieu (très nette dans Béni soit le serpent, Phi, 2004) à une sorte d'apaisement enfin trouvé dans Un monde de pierres. Mais il faut souligner l'approximation de cette affirmation car Anise Koltz a ignoré une partie de son œuvre poétique, celle d'avant 1966, celle publiée en allemand… Sans doute faut-il respecter les raisons de ce choix dicté par des raisons extra-littéraires mais il faut être conscient de ces limites. Si cette simple note de lecture d'une anthologie ne se veut pas étude détaillée de l'œuvre d'Anise Koltz, il faut bien mettre en évidence quelques caractéristiques de la démarche de celle-ci. Dieu tout d'abord. Qu'on y prenne garde : ce n'est pas parce qu'elle le dénonce à plusieurs reprises, qu'il existe et qu'elle croit en lui. C'est plus à une idée communément partagée qu'elle s'attaque ; si elle s'y réfère souvent, c'est pour mieux le condamner,  stigmatiser son absence et son inutilité, un bref poème dit tout et elle éclaire crûment la genèse de cette entité : "Dieu nous a créés / d'après Son image // Nous L'avons créé d'après la nôtre // Mutuellement / nous nous sommes massacrés". L'humour (l'emploi des majuscules !) n'est pas absent de ce pari car "Il n'y a pas de réponse". Mieux, elle replace le sacré dans l'homme, dans la vie ; Anise Koltz ne manque pas de spiritualité si elle se passe de Dieu : "Je n'élève plus mes enfants / comme des larves //  Dieu n'a pas besoin / de les délivrer du mal //  Chaque arbre / est celui de la connaissance". L'Histoire et le savoir sous toutes ses formes (y compris scientifique) sont convoqués : "Mon sang se jette / dans la mer // D'où je suis sortie / unicellulaire" ou "L'océan d'où j'étais sortie / il y a des millions d'années / se réveille en moi / quand je t'aime". Reste que l'interrogation sur la langue, les mots, l'écriture est omniprésente dans ce choix de poèmes : "Mon langage […] est marqué de commerce / il sent la contrebande". Il serait fastidieux de relever toutes les occurrences où les questions ou les points de vue sur le langage reviennent. C'est que la quête de soi passe justement par les mots et le poème, mais Anise Koltz ne dissimule pas la difficulté de mourir…

            Entre la figure de la mère qui reste une énigme (à l'image que la vie) et des interrogations sur son identité, Anise Koltz n'en finit pas de tracer son portrait. C'est là l'un des charmes de cette anthologie. Mais elle ne choisit pas la facilité, un recueil comme "Béni soit le serpent"  le prouve. Si elle est juive avec eux, c'est pour aussitôt préciser qu'elle est palestinienne avec eux.  (page 126). Anise Koltz refuse le manichéisme qui va avec le choix partisan… Sa poésie est profondément dialectique  : "Je me purifie / je ne prie plus" ; ce sera le mot de la fin.

 

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Jacques DARRAS : "L'indiscipline de l'eau".

 

            Préfacée par Georges Guillain, "L'indiscipline de l'eau" est l'anthologie personnelle de Jacques Darras, un choix qui court de 1988 à 2012. Curieusement les œuvres du début  ne sont pas représentées dans ce choix. Je reste intrigué parce que c'est justement par ces recueils que j'avais découvert Jacques Darras, plus particulièrement par La Maye en 1981 (n° 16 de la revue In'Hui). Si Georges Guillain signale à juste titre la quantité étonnante de travail mené à bien par Darras (les recueils de poésie, les traductions, les essais, l'animation d'In'Hui), s'il s'acquitte consciencieusement de sa préface, il ne met pas suffisamment en lumière, me semble-t-il, l'originalité de Jacques Darras, ce qui reviendrait  à l'opposer à d'autres courants de la poésie contemporaine… Certes, on peut lire dans cette préface que Darras "ne participe pas du grand Chœur affligé des impuissances dites et redites, des mots, de l'art et de la parole"… Certes, un peu plus loin le lecteur saisira que Darras déteste les "actuels enfermements dans les parcs humains"… Mais il ne saura rien de l'engagement européen de Jacques Darras ou si peu, sauf qu'il lui est conseillé de (re)lire Qui parle européen ? Il ne saura rien de la différence entre la mondialisation à laquelle adhère Jacques Darras et l'internationalisme qu'on ne peut ainsi écarter d'un revers de main négligent… Sans doute, est-ce le genre préface qui fonctionne par ellipses et raccourcis…  Reste à lire attentivement Darras.

            Fort heureusement, ce fragment qui témoignerait d'une mentalité de boutiquier, "Nous diluons/distillons tant de réserves bancaires de paix laiteuse Nestlé/Nescafé soluble à doses homéopathiques quotidiens dans nos tasses à cafés faïencerie matinale suisse", est absent de L'indiscipline de l'eau qui ne reprend qu'un poème (amputé d'une partie) de Je sors enfin du Bois de la Gruerie 1. Il faut noter également que Jacques Darras ne respecte pas l'ordre chronologique : la Volatisation d'Édouard Darras au Bois de la Gruerie le 24 septembre 1914 vient très tôt dans cette anthologie… qu'il faut donc considérer comme un recueil à part entière.

            Les voies de la poésie sont multiples. Dans Nommer Namur, Jacques Darras procède par approches successives.  C'est un manifeste en faveur de l'oralité, du rythme créé par les quasi-répétitions. Dans Les Gilles de Binche, je lis ce vers qui explique presque tout : "Il y a la délivrance de la répétition". La poésie de Jacques Darras est fondée sur cette dernière (ou la redite) qui crée le rythme de cette poésie torrentielle qui emporte tout sur son passage. L'indiscipline de l'eau est aussi un art poétique par les explications que donne Darras : "Il faut sortir du romantisme, proclamais-tu naguère. / J'en sors, j'en sors avec les chaussures Méphisto, la bonne pointure". Poésie réaliste ? ou discursive ? Si Jacques Darras se proclame whimanien, il prend aussi ses distances avec les USA, il se considère comme "nouvel immigré d'Europe"… Mais pas un mot sur les victimes des diktats de la bureaucratie européenne ! On est loin du rêve ! Il ne suffit pas de proclamer vouloir "amollir ameublir les imaginations" pour que la réalité prenne corps… On peut ne pas être d'accord avec les lendemains qui (dé)chantent de Jacques Darras, mais on ne peut éliminer d'un tranchant de main négligent ce qu'il écrit qui mérite une discussion serrée, pour peut-être, faire avancer les choses.. Cette poésie n'est pas ce vers quoi je vais spontanément par inclination naturelle (artificielle car je sais qu'elle est le résultat de mes lectures dues au plus grand des hasards). Et qu'on ne me réplique pas que je ne comprends rien à rien ; ma définition de (ce que j'aime dans) la poésie est consubstantielle à ce que je suis (devenu). Reste à souhaiter que la discussion durera tant que nous vivrons. Jacques Darras réunit des éléments hétéroclites pour en faire une matière première dont surgit le poème sous diverses thématiques (la mort du grand-père et le pacifisme, la Belgique, les peintres, la bière, les moules, l'eau…). Cela se fait au prix de l'adhésion à la construction européenne telle qu'elle se fait : c'est oublier les antagonismes nationaux revêtus par les contradictions du capitalisme mondial responsable(s) de la boucherie de 14-18, c'est oublier qu'un autre communisme était possible, c'est oublier la lutte idéologique, c'est, c'est… Mais c'est une autre histoire !

            Le préfacier a raison d'affirmer que Darras "sait qu'il est de quelque part". C'est pourquoi plus que d'une anthologie personnelle, L'indiscipline de l'eau est le livre où se disent les racines du poète en gommant soigneusement les polémiques inutiles, en raisonnant "par marchandage honnête, par intérêt comparatif bien compris", ce qui mérite discussion. La poésie de Jacques Darras est généreuse comme l'eau, elle s'étale sur la page. Le poète s'oppose au symbolisme et au surréalisme réduit à un freudo-lacanisme ou à une maladie vénérienne (page 78). La première partie de Je sors enfin du Bois de la Gruerie intitulée Mes remontrances aux fantômes André Breton et Louis Aragon était claire, outrancière et en même temps contre-productive.  Reste à lire attentivement cette anthologie personnelle…

 

Note.

1. Jacques Darras, Je sors enfin du Bois de la Gruerie, Arfuyen, page 62.

Le lecteur intéressé pourra (re)lire mon article sur ce livre paru dans le n° 1024-1025 d'Europe (août-septembre 2014).

 

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Zéno  BIANU : "Infiniment proche" et "Le désespoir n'existe pas".

 

            "Infiniment proche" a été publié en 2000 dans la collection  L'Arbalète (Gallimard). "Le désespoir n'existe pas" l'a été en 2010 chez Gallimard. Ces deux premières publications ont été revues et augmentées à l'occasion de leur sortie dans la collection de poche Poésie / Gallimard ; c'est sans doute l'édition définitive (?) de ces deux livres.

            "… tout a entretenu en Zéno Bianu les feux d'un idéalisme radical  qui associe la poésie à une exigence de vérité en acte…" écrit Alain Borer dans sa préface. Remarque qui a au moins le mérite de poser la question Que peut la poésie de Zéno Bianu ? Peut-elle  "encore sauver le monde  en modifiant les consciences ?" comme le rappelle le préfacier citant Jean-Pierre Siméon… Et ce n'est pas en appelant poéZie de Z la poésie de Zéno Bianu (un jeu initial comme dirait Borer !) que ce dernier répond à cette question. Mais il n'y répond pas plus quant il note que "L'énigme chez Bianu n'est pas le sens ni son absence, mais la parole ouverte vers cela que nous ignorons". Alors à quoi bon des poètes ? C'est que le poétique s'oppose au politique : le poétique rêve, le politique légifère ! Du moins dans nos sociétés et pour l'instant. La préface d'Alain Borer, bien que fort documentée, ne donne pas envie de lire Zéno Bianu ; reste donc à le lire…

            Les deux recueils ici réunis semblent emblématiques de ce que fut la modernité à une certaine époque. Mais n'ayant pas leurs versions originales sous les yeux, il m'est impossible de repérer avec certitude les ajouts. À moins que ce ne soit les paragraphes de prose en italiques ? Celui, liminaire, de Le désespoir n'existe pas, a le mérite de la clarté : "La poésie n'aurait-elle plus rien à nous dire ?  Ne serait-elle plus le lieu des interrogations humaines ? D'Infiniment proche au Désespoir n'existe pas, dix ans ont passé…" Les attributs de la modernité ? l'exaltation de l'ailleurs, la lecture du Grand Jeu, l'éclatement du poème en ses mots isolés sur la page (Virgules du vide), la captation du rien ("jusqu'à ce tremblement de vide / qui étreint l'horizon"), l'impermanence des choses, le jazz, la fascination devant la folie, l'absence, le vide… Les Neuf éclats de geste sont placés sous le signe de René Daumal : "On ne s'assied pas deux fois sur le même nuage". Ça peut se lire comme un écho à Héraclite qui affirmait que jamais deux fois dans le même fleuve on ne se baigne. Matérialisme, ce qui n'irait pas sans obscurité ? Ou remise sur ses pieds (ou mise à l'envers) du fragment d'Héraclite ? Le lecteur attentif remarquera encore plusieurs tics de la modernité : ainsi, cette justification par le milieu qui semble être l'expression formelle d'une pensée convenue (si Yves Klein est le (ré)inventeur du bleu, Malaval est celui du blanc !), ainsi cette pléthore de majuscules mises aux mots, ainsi ce "oui" qui est un vers (mais j'ai sans doute mal compris la démarche de Bianu), ainsi cette "colonne sans fin" ( p 160) qui est l'image du poème… Oui, "le monde peut  tourner autrement" ; mais comment ? Que faire alors ? Qu'écrire alors ? Car le poète se heurte à cette question fondamentale (peut-être est-elle sans réponse ?) : qu'écrire si l'on veut transformer le monde ? Le changement de vie venant après, pour le meilleur ou pour le pire. Le problème, c'est que c'est toujours pour le pire, du moins pour le plus grand nombre. Et que dire de la relativité de la poésie ou du jugement poétique ? Quand je lis que tel poète s'est "révélé comme l'une des voix les plus importantes de sa génération", j'ai envie de demander "pour qui ?"

            Au terme de ma lecture, j'avoue mon ignorance : la poésie peut-elle changer la vie ou transformer le monde ? Je ne sais que répondre à cette question. À lire Bianu attentivement, je me dis peut-être qu'elle peut y contribuer : car comment concilier l'idéalisme de la poésie dominante et l'horreur économique du monde ? Peut-on y voir un rapport de cause à effet ? Ce qui est sûr, c'est que Zéno Bianu prouve l'extrême plasticité de la langue en même temps que l'incapacité des mots à cerner parfaitement le mystère du monde et de la vie. Je n'ai pas la nostalgie des soviets partout ! J'ai la nostalgie de ce qui n'est pas, encore… Mais lisez plutôt Zéno Bianu...

 

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            50 ans de poésie ! Trois poètes contemporains, trois voix différentes, pour ne pas dire opposées. Ce qui tendrait à prouver l'ouverture de la collection Poésie / Gallimard… Et la difficulté que peut éprouver le critique à la lecture de ces livres dès lors qu'il se refuse à étaler sa préférence, même si cela relève de l'impossible.  Sauf à poser à nouveau les questions essentielles quant à l'utilité de la poésie...




Nouveaux poèmes d’Elie-Charles Flamand

 

 

DÉPLOIEMENT

 

La tête en espoir de fulgurance
Est penchée sur l’implacable ouvrage
Dans la chambre que réchauffe parfois
Le foyer de la rigueur

Au plus près d’une haute couleur
Se glane la faveur des repères
Qui s’échappent de la toute-présence opalescente
Recouvrant l’arrogance du réel

Mais une partie du vieux rebord
– Défense contre les ténèbres pourtant à défricher
Puis à déchiffrer peu à peu –
Vient d’être dissoute par l’eau stellaire

Alors à la proue de toi
Les plus vulnérables certitudes tombent en poussière
Disséminée sur l’océan des mondes
Les nuages des journées blanches se déchirent
Et dans la trouée les cieux s’enroulent
Autour de la perle du feu suprême
Enfouie au centre du silence

 

 

 

L’AUBE INVERSÉE

 

Adoucissements et frissons
Entours qui s’effacent peu à peu

Nos défaveurs vont-elles aller en s’amplifiant
Dans le jour corrodé
Alors que le crépuscule tisse sa toile ?

On s’attarde sur la margelle de l’ombre
Et la nuitée pointe son mufle
Or même si l’incertain menace
D’englober toute délectation
Nous voyons s’entrouvrir avec délicatesse
L’huis de l’envers
Et l’écart pacifié nous tendre
Une main satinée

À la brune nos désirs sont affinés par le gris
Et dans l’aura d’une lampe
Vite couronnée par des phalènes
Viennent fusionner pour impulser un élan novateur
Les très adverses reflets

Mais déjà aux profondeurs nigrescentes des forêts
Les mystères affûtent leurs questions

 

 

NON À LA SUPPLIQUE DU RETOUR

 

Il n’est pas trop tard pour briser
La serrure qui depuis si longtemps verrouillait
L’enceinte surmontée de piques ensanglantées
Emprisonnant les effluves des bienfaits
Ils s’impatientaient déjà prêts à jaillir
Sur ces journées croupissantes

Ne t’assoupis pas la vivacité n’est pas tarie
Ni les routes escarpées vers le regain
Tendresse d’un destin tissé pourtant d’alertes

Ouvre ta paume à la rosée de la patiente
Nue étoilée
À fleur de souffrance et de contraintes
Évince les tumultes saccadés
Malgré leurs attraits vite devenus délétères

Les prévenances enserrées dans des lambris d’opaline
Ne sont plus hors de portée
Transfigure leurs fluctuations en passe-temps

Désormais tu as droit à une aide vigilante
Celle de l’invisible compagnon

 

 

 

DÉCISIF

 

Toujours mal étreinte l’énigme de vie
Ne se consume pas même à l’approche des faîtes
Et ces faits s’engravent dans la fange du mutisme
Ou s’éparpillent lorsqu’advient
La déflagration de soudaines idées

Feuille qui offre son jaune ardent
L’automne agence ses retraites poignantes
L’hiver arrache parmi les fumées des copeaux à sa saison
Le printemps construit une chape qui frissonne de surabondance
L’été croise des lames fulgurantes
Sa coupe caniculaire déborde
D’une écume qui m’éclabousse
Alors qu’en tout temps la mort bouscule son contraire

Cesse d’errer d’effleurer les aspérités des discordances
Tourne désormais ton regard vers l’ici
Qui concentre des vastitudes
Et jumelle-le avec un maintenant
Ruisselant de définitives succulences

 

 

 

L’ATTENTION IMMÉDIATE

 

La pente s’est inversée
Et le campanile de la quiétude resurgit
Les formes pétrifiées se mettent à trépider
Elles secouent leurs hardes de tristesse

Voici donc que la coquille du sommeil
Maintenant brisée laisse se répandre
Des prodiges opportuns

Le surcroît sèchement retombe
Lui aussi s’est usé contre l’immobile
Pourtant un âge fastueux reste entier
Il se blottit dans la souplesse de plénitude
Et à la dérobée il se rapproche d’un très aimable désert

Ce qui doit paraître dans la grotte centrale
Surmontée d’une tour qui grandit
Aura la netteté du tranchant en alerte
Épée de soleil pour essarter nos nuits
Les plus intensément ténébreuses

Plonge sous la surface d’une délivrance peut-être éphémère
Pour échapper aux harpons des apothéoses qui s’étiolent
Et dont les dégâts empreints d’événements racornis
Lèchent les blessures portées par la fausse lumière
Se décomposant car nouée à l’ombre
Alors que l’orage ploie la destinée

Force reste à la part qui amplifie nos lendemains
Et défie les solennités se retenant aux brises les plus ténues
Tandis que le tourbillon des bonheurs farouches
Danse sur l’esplanade érigée à la lisière des tourments
L’abrupt redoublera l’audace de ces escalades
Dans la brume que tisse l’esseulement

Au bas des murailles de plomb
Rampe le ruisselet des instants lucides

Se porter au-devant de soi-même
C’est détruire le château en sable des illusions contraignantes
Et s’inventer et se réinventer

 

 

 

 

 

 

 

 

L’AVÈNEMENT DU HAUT LANGAGE

 

Le cortège de la tribulation se fige
Les mots encor robustes s’en échappent
Et s’élancent d’abord vers des friches nonchalantes
Avant de s’abandonner à l’effusion des attraits
Les mettant sur les traces d’un bouquet de cristallisations
Limpidité en plénitudes
Éclairs qui perdurent

Arrivés au terme de la résurgence
Les penchants s’embrasent

Dans la clairière où tout est calme
La torpeur s’est déchirée
Entends de lointaines paroles qui se rapprochent
Elles tremblent puis se raffermissent dans le dessein
D’édifier un sanctuaire fragile
Ainsi l’on pourra célébrer la parole de l’éveil

La coupole vibre et s’entrouvre
Pour laisser place à l’irradiation des signes séculaires
Sondant l’immensité dont une goutte de rosée
– Semence céleste
Foyer qui jamais ne s’éteindra –
Tombe et fervemment se disperse

 

 

JUSTIFIER L’ÉNIGME

 

                                                                                  Geheimnisse sind Nahrungsmittel

                                                                                  – inzitierende Potenzen (1). NOVALIS

 

En ma présence le mal arrache la rambarde
Qui empêchait certains corps agiles
De se noyer dans le bourbier grimaçant de la détresse
Oui mais le souffle de l’attente finit par guider mon allure
Vers les limites où parfois s’animent
Diverses formes légères mais rapidement ascendantes

Le vantail du printemps s’écartait moins qu’à demi
Et déversait le rai de ces MYSTÈRES d’abord tant dédaignés
Un socle qu’affermit pourtant un bien terne assentiment
De là ils s’en vont rallumer trop peu souvent les fanaux
Disposés de très loin en trop loin
Par un siècle déjà fort obscurci

Le mont érige ses certitudes
Témoin tu le gravis lourdement
En t’accrochant aux seules branches vives
Près de tes pieds se creuse le précipice au fond phosphorique et nuageux
Qui se complaît à surélever encor
L’indiscernable sommet

____________
(1) Les mystères sont des nourritures – des puissances d’incitation.

 

Signalons, du même auteur, la récente publication d'UN STRELITZIA MONTE DE L'ENTREFAITE, aux éditions de La lucarne ovale, dont Recours au poème rendra compte prochainement.




Contre le simulacre

 

Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain

 

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

La poésie me paraît au contraire échapper largement au champ politique même si le sens du  bien commun, l’exaspération ou l’engagement pour une cause, la Résistance par exemple, ont pu parfois et peuvent encore inspirer de beaux poèmes – mais ils ont aussi engendré de bien mauvais textes qui confondent slogan et littérature, rhétorique (au mieux) et poésie.

Pourquoi vouloir absolument faire coïncider poésie et politique ? N’est-ce pas une manière de justifier l’existence de la poésie, de lui chercher une raison d’être et donc finalement de la décrédibiliser ? Comme le disait Baudelaire, « dès lors l’art n’est plus qu’une question de propagande ». Ou Robbe-Grillet : « Ou bien l’art n’est rien ; et dans ce cas, peinture, littérature, sculpture, musique pourront être enrôlées au service de la cause révolutionnaire ; ce ne seront plus que des instruments, comparables aux armées motorisées, aux machines-outils, aux tracteurs agricoles ; seule comptera leur efficacité en tant qu’art ; ou bien l’art continuera d’exister en tant qu’art ; et dans ce cas, pour l’artiste au moins, il restera la chose la plus importante du monde ».

Chaque chose à sa place. Alexis Léger faisait de la politique, Saint John Perse écrivait des poèmes. Deux versants d’une même existence. Deux ordres différents. L’exemple de René Char/Capitaine Alexandre et ses Feuillets d’Hypnos me semble également devoir être médité. L’homme engagé a fait ici le choix, inéluctable selon lui, bien qu’à rebours de celui de beaucoup d’autres poètes de sa génération, de mettre entre parenthèses la poésie durant son engagement le plus intense, ne laissant de ces mois de combat que quelques notes brûlantes dont « un feu d’herbes sèches eut tout aussi bien été l’éditeur ».

Certes, la politique et la poésie ont en partage la parole et le monde et en ce sens la république, le bien commun. Mais elles ne sont pas du même ordre. L’œuvre de la poésie est à la fois tellement plus humble et infiniment plus grande. La politique reste du côté du pouvoir, de la gestion – nécessaire – des choses, du provisoire. La poésie, quant à elle, nous dessaisit, nous dépossède et, bien que pleinement ancrée dans la réalité, penche déjà du côté de l’eschatologie.

 

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Le péril croît-il vraiment ? Et de quel péril parlons-nous ? Les hommes ont-ils jamais voulu de poésie, de vérité, de sacré ? – je ne dis pas que ces notions soient synonymes, mais elles recouvrent chacune ce que les hommes désirent et fuient tout à la fois depuis l’aube du monde et, j’imagine, jusqu’à la fin du temps.

Nous voulons du pain et des jeux, nous travaillons sans cesse inconsciemment à les obtenir, même si nous aspirons au fond à tout autre chose. Car nous nous efforçons d’effacer ce que signifie ce désir infini qui nous meut et nous déchire.

Si pour le poète le péril est ce désintérêt qu’a la société pour la poésie, alors oui, c’est à mon sens une bénédiction. Il nous délivre un peu de notre désir de reconnaissance. Il nous aide à être un peu plus fidèle à la soif de vérité, de beauté, qui devrait idéalement animer seule celui ou celle qui écrit.

 

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Cela rejoint ce que j’essayais de dire plus haut. Nous ne savons pas ce que nous voulons profondément, ce qui nous est essentiel : « et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent ». C’est vrai. Moi-même, je ne crois pas pouvoir me passer de pain bien longtemps, trois jours c’est déjà pas mal. L’accepterais-je pour le don d’un poème ? Par ailleurs je me passe – malheureusement peut-être – de poésie souvent plus de trois jours. Mais pour que la poésie se goûte, se trouve, il faut parfois jeûner d’écriture, et même de lecture, simplement marcher dans la glaise des jours.

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Ni l’un ni l’autre. Sinon me battre avec les mots qui me glissent toujours des doigts, qui se refusent toujours à coller au réel ou plutôt à ma perception du monde – et c’est tant mieux ! Oui, en ce sens le poème est le fruit d’un combat, et qui garde des traces de coups.

(On pourrait rappeler ces mots de Baudelaire dans « Mon cœur mis à nu » : « À ajouter aux métaphores militaires:/ les poëtes de combat/ Les littérateurs d’avant garde./ Ces habitudes de métaphores militaires dénotent des esprits, non pas militants, mais faits pour la discipline, c’est-à-dire la conformité, des esprits nés domestiques »)

 

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Pour rien justement. Et là est l’essentiel !

Comme le disait Claude Simon à sa réception du prix Nobel : « je n’ai rien à dire, au sens sartrien de l’expression. »

Et le mot de « poésie », où semblent s’opposer étymologie et sens obvie, est un admirable oxymore. Ecrire, lire de la poésie, c’est faire quelque chose qui nous délivre précisément du « faire ».

 




Notre Songe 11 à 15

 

notre Songe

11

 

 

veoir choses
tant merveilleuses

et disoie
en moy mesme

les fragmens
de la saincte antiquité

les ruines
et brisures

(dire
écrire)

je senty à travers ces ruines
comme un remuer d’oiseaux

*

 

(un fragment)

adonc
perdy coeur

je me fourray
à l’adventure

dedans ces ténèbres
exquises

tenant ma vie
comme pour perdue

°°°

 

12

 

 

et fuyant par voies obliques
où je perdy entièrement la clairté

de sorte
que je ne savoie juger

si j’estoie dedans le labyrinthe
de Dedalus l’ingénieux

tant y avoit de chemins tortuz
sentiers

ruelles
portes

et traverses
pour faillir

*

et oublyer
l’yssue

°°°

 

13

 

j’appercey
de loing

une
petite lumière

j’y couru
à grande joye

quand je fu arrivé
près

je vey
que c’estoit une lampe

tousjours ardante

je renonçay
à tous les désirs de mourir

ausquelz m’estoie
peu auparavant
accordé

et recommençay
mes pensées amoureuses

*

Toi

une œuvre
miraculeuse

à sçavoir
une fontaine sans fin

roses
myrte

suzeau
menthe

fleurs
d’orenges

°°°

 

14

 

 

Amour fait soudain voyle
estendant ses aelles dorées
embellies de toutes couleurs

*

nous ne pouvons plus
nous offrir
ces plaisirs de l’attente 

un grand cheval
un Éléphant de merveilleuse grandeur
et une porte magnifique

°°°

 

15

 

 

la mer
sous la mer

la diversité des pierres précieuses
avec leurs vertuz naturelles

le passetemps
d’une danse

*

 

une mélodie délectable
entendue

 

 

°°°°°
°°°

En hommage au devenir, parce que passé et présent de la langue sont là en chaque ici et maintenant et demain, ces poèmes sont faits – principalement – de mots ayant trouvé – beau – domicile dans l’ouvrage suivant :

Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile [traduction de Hypnerotomachia Poliphili], présenté par Albert-Marie Schmidt, Paris, Club des libraires de France, Les libraires associés, 1963 (reproduction en fac-similé de l'édition de Paris, J. Kerver, 1546, parue sous le titre Hypnerotomachie ou Discours du songe de Poliphile).

 




Notre songe, 5–10

 

 

5

 

il y avoit
merveilleuse abondance

de porphyres
jaspes

et serpentines
de toutes couleurs

*

la mer

en la face longue
du costé droict                                                                                       (en aimant l’horizon)

estoient entaillées
aucunes figures

d’enfants
dansans

qui avoient chascun
deux visaiges

l’un riant
et l’autre pleurant

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°

 

6

(un rêve)

puis une flamme
de feu

un bassin
à laver

un vase
à biberon

un vase
antique

ayant la bouche couverte
et deux rameaux

l’un d'olive
et l’autre de palme

*

la mer

ancre
et lampe antique

tenue par un dauphin

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°°

 

7

la mer

un timon de navire
auquel estoit attaché

une branche d’olivier

*

la mer

aux deux costez
de nostre silence

estaient
deux petitz enfans

volans

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°°

 

 

8

nostre vie
rapportée

au silence

nostre vie
: tout

le tout
rapporté sur une pierre

de la coleur du ciel
quand il est serain

*

la mer
un cheval de mer

(un rêve)

les cheveux commençoient
à prendre forme de rameaux

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°

 

9

 

(un rêve)

tout
desconforté

et mourant
de dueil

à cause de sa belle biche
qui estait lardée d’une flèche

*

(un rêve)

et son corps
qui se couvroit d’escorce

et devenoit un bel arbre

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°

 

10

 

(un rêve)

ses gracieux membres
se convertissoient

en perpétuelle verdure

*

et par ainsi
je retournoie

tout soudain
à mon entreprise

persévérant en la contemplation

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°

 

En hommage au devenir, parce que passé et présent de la langue sont là en chaque ici et maintenant et demain, ces poèmes sont faits – principalement – de mots ayant trouvé – beau – domicile dans l’ouvrage suivant :

Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile [traduction de Hypnerotomachia Poliphili], présenté par Albert-Marie Schmidt, Paris, Club des libraires de France, Les libraires associés, 1963 (reproduction en fac-similé de l'édition de Paris, J. Kerver, 1546, parue sous le titre Hypnerotomachie ou Discours du songe de Poliphile).

 




Quantique de l’insoumise 7/7

 

MER


Des mois entiers de marche
à dissiper le printemps

Les campagnes fleurissaient
du marais de nos deuils

Nous nous arrêterons disions-nous
nous nous arrêterons

Aux dernières pierres
du dernier sommet

-------------------------

 


La vallée disparaissait
dans les nuages en contrebas

Il ne resta bientôt à gravir
qu’une roche humide et grise

L’air se chargeait d’embruns
ceux pensions-nous

Des soirs de renoncement

---------------------


Au sommet  
l’horizon

Et dans nos gorges
et dans nos larmes

La mer le bleu
le bleu immense

Nous détachâmes nos cheveux

------------------------

 

Elle pardonna l’hiver
elle pardonna les morts

Leurs noms solitaires
abîmés de néant

Elle pardonna la colère
étouffée de nos pleurs

L’écume sur ses mains
formait un banc de cyprès

-----------------------

 

La mer prit nos corps
jusqu'au soir

L’été flottait
dans nos têtes

Nous l’accrochions
pour goûter

----------------------

 

Ici l’eau s’arrête
lorsque les pierres crient

Elles claquent dans
un lit d’orage

Pour ces jours d’avant
qu’on ne reverra plus

----------------------

 

L’as-tu jamais entendue
la voix de cette mer qui danse

L’as-tu jamais écoutée
sous mes mains de corail

Sur ce corps salé sur ce nu
que j’arrache aux grands fonds

Il faudrait s’asseoir là seuls
pendant que le mauvais bruit s’éloigne

Cette marée que l’on connait
n’est pas ce que tu crois

Le rivage s’habille
d’une nouvelle couleur

À chaque lever de mer

°°°

 

 

ELLE DIT


Elle peint
dans le vent du large

Toiles offertes
au chant ramuré de la vague

Couchée dans un essaim
de baies rouges elle dit 

Les voici
les couleurs

---------------------

 

Porte-moi
face au soleil

Vers cet autre rivage
où l’océan perd ses vagues 

Dansons sur l’été
de mon corps

---------------------

 

Sur l’ébauche
tamisée du seuil

J’ai vu l’enfance
j’ai vu l’arbre

J’ai vu le ciel bleu
par-dessus les nuages

-----------------------

 

Ce jardin
dans mon ventre

C’est elle
je le sais c’est elle

C’est le monde
qui cherche à naître

----------------------


Les arpèges d’avril

Je sens leur couleur
de matins frais

Courir sur
tes robes fleuries

---------------------


Ces robes retirées
sous une porte de verre

Un arbre
perd ses feuilles dans le noir

Je veux toucher
la tendresse de tes mots

-----------------------

Combien faut-il d'hivers
de nuits lourdes
au bout de soi

Combien de sentiers
de rideaux effacées

Pour comprendre
pour voir
pour voir enfin

L’aurore commence toujours
par un demi-tour de terre

°°°

 

 

Nous achevons la publication de Quantique de l’Insoumise, écrit en février 2015 à Rangoun.

 




Jeunesse de Fondane

 

 

Ce sont des poèmes des années 1914 à 1923, encore inédits en français, que publie Le temps qu’il fait, dans une traduction inspirée et précise. Les uns avaient été publiés dans des revues et des journaux roumains, les autres, posthumes, ont été retrouvés dans les manuscrits que l’auteur avait laissés sur place avant de partir en France.

De l’adverbe du titre, Poèmes d’autrefois, n’en émane pas moins quelque chose d’étrange, comme s’il s’agissait de textes plus anciens que Fondane lui-même. Cela rappelle justement la relation complexe que Fondane entretenait avec la construction de son identité et donc sa propre chronologie, comme en témoigne la préface à Paysages, son unique recueil en langue roumaine : « Ce volume appartient à un poète mort, à l’âge de 24 ans, vers 1923 ».

Une partie des poèmes est proche de l’inspiration symboliste de Paysages, avec cette importance accordée à la nature, l’autre partie s’appuie sur des passages de la Bible. Léon Volovici, dans l’article publié à l’occasion du centenaire de la naissance de Fondane(1), mettait en lumière la double culture, en langues yiddish et roumaine, de ce jeune avant-gardiste bruyant et radical, et traduisant pour ses compatriotes les auteurs français de la modernité. Mais parler d’héritage reviendrait, le concernant, à trahir ce à quoi il croyait, puisqu’il hérite moins de ces traditions qu’il ne les conquiert, dans une approche résolument moderniste. D’où les nombreux pseudonymes qu’il se choisit, moins pour se cacher que pour composer avec alacrité, démiurge de soi-même, un être complexe, contradictoire, muant.

Car le ton de ces vers déborde d’énergie native, qu’ils soient dans la veine symboliste :

« Mon âme ressemble à une fleur d’armoise amère –
enfant, né du blé qui s’épanouit dans les champs,
je dispense sans compter mes couleurs à tous vents,
pour parer de festons de soleil les nuages clairs » ;

qu’ils soient dans la veine biblique, comme le Chant de Samson :

« ah ! l’argile vierge de mouvement,
qui se débattait pour mettre à bas toutes ses barrières,
se frayer un chemin
et en cendres enfin,
délivrer la vie exténuée de ses artères ».

Cette force de la jeunesse n’appartient pas tant à l’individu, - carrefour de mots, porteur de masques -, qu’elle ne circule entre les êtres :

« Je veux que le même orage nous jette à genoux, / ô femme (…) ».

Par delà les successions de métaphores et de personnifications si prisées des symbolistes, le poète dessine un véritable réticule de l’homme et des éléments de la nature :

« des paysages j’ai cueilli l’arôme,
des herbes folles le désir d’envergure.
J’ai bondi plus solitaire qu’un cerf (...) ».

Et la Bible devient sous la plume du jeune Fondane, célébration d’un univers riche et lyrique par delà même l’effacement et la mort : « Et la vie, peut-être, (…) ne mourra-t-elle pas avec notre cervelle. / Des grillons gorgés de soleil boiront midi de plus belle (…) ».

Même si ces échos nous sont connus, venant d’un précoce connaisseur des lettres françaises, il semble que le symbolisme de Fundoianu est plus proche de celui d’Eminescu, fondateur de la littérature nationale roumaine, que de Gautier, Leconte de Lisle ou Baudelaire. Quand les Français chantent l’agonie nocturne du vieil être et son égarement, lui cherche son chemin avec une vigueur solaire et aux pourrissements baudelairiens préfère la destruction, porté par un mouvement paradoxal fait de jaillissement et de ruine brutale qui n’est sans doute pas sans lien avec la lecture juive de la Bible.

Le reniement de Pierre clôture l’ouvrage. Ce poème dramatique paru en fin 1917, est traduit lui aussi pour la première fois en français. La postface de Monique Jutrin est consacrée à la genèse, au contexte historique et aux sources de ce texte, sans en nier le caractère énigmatique. L’épisode des Evangiles est dilaté en un monologue intérieur de l’apôtre, interrompu par les paroles accusatrices des serviteurs qui l’ont reconnu. Je ne m’étendrai pas sur la construction dramatique qui, d’un argument bien connu, parvient à créer un réel suspense, mais sur la singularité du monologue intérieur. Dans le poème presque homonyme de Baudelaire, saint Pierre restait seul dépositaire de la simplicité de l’éternelle promesse. Sa trahison n’en était pas une, puisque Jésus s’était mêlé à la boue du monde. Pierre disait pour finir qu’il sortirait « satisfait / D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve ». Le mélancolique Baudelaire se plaçait à la fin d’une histoire, l’impétueux Fondane se trouve au début de quelque chose.

Il semble que la pensée de Pierre peine à se trouver un chemin bien net : à chaque proposition succède la proposition opposée, dans une sorte de ressassement où les questions agressives des serviteurs impriment leur marque, syntaxique aussi. C’est une pensée malléable comme de l’argile : « Toi-même tu dis qu’il est sale et qu’il est pieds nus et en haillons. Je ne sais même pas ce qu’il croit ni ce qu’il est (…) Ou bien me parles-tu de celui qui s’est appelé le fils de Dieu ? Non ce n’est pas possible. Dieu n’a pas de fils. Et même s’il en avait un… Mais non il n’en a pas. » Pierre est jeune comme l’auteur, à peine sorti du rêve qu’il a connu auprès de Jésus. Mais au point où Baudelaire veut quitter le monde et l’action, Fondane y plonge avec une sorte de joie tragique, faisant penser à l’ouverture d’un Cendrars. Pierre débat, il se débat avec ces affirmations contraires qui le bombardent. Et pourtant il n’y a aucun pathos, ni pratiquement de larmes.

Au lieu de s’appuyer sur la figure psychologique de celui qui renie ses convictions, Fondane montre la parole de Pierre comme un champ de forces. Celui qui s’appelait Simon et que le Christ a renommé est un théâtre, un théâtre vacant, ouvert aux paroles de tous, constitué par des éléments divers de la réalité. On se rappellera que Fondane était aussi philosophe et que cette irrésolution, il la considérait, à l’instar de bien des philosophes modernes, non comme un manque mais comme une chance : « Abraham est arrivé à la Terre promise, dit la Bible, sans savoir où il va. » écrivait-il dans sa conférence sur Léon Chestov (2). Si l’on veut de même bien croire à certaines conjonctions épistémologiques, cette écriture est contemporaine de la publication des cours de Saussure où la langue ne représente pas une quelconque structure de la pensée qui existerait indépendamment d’une mise en forme linguistique.

Vers la fin du monologue, les autojustifications de Pierre finissent par trouver un ton harmonieux, un apaisement, quand il dit « le Sauveur ne peut se passer de moi (…) Et je devais mentir. Je devais être infâme. ». A ce stade, l’effacement de l’être est tel que le langage finit par s’appuyer sur lui seul et non sur la réalité de la cour, des serviteurs, des jugements moraux, pour en fin de compte déboucher sur ce qui sonne comme la vérité, où la voix du coeur et celle du monde partent d’un même élan : « Tu es bon et doux, Christ ».

C’est la victoire d’une sorte de nécessité sur le vieil être, où la vie est unie à la destruction (les mots de destruction et de ruine hantent ce livre), mais sur laquelle, à l’inverse de Baudelaire, Fondane ne s’apitoie jamais. Cela fait bien sûr penser au dernier témoignage qu’il reste de lui juste avant qu’il soit assassiné dans la chambre à gaz d’Auschwitz : « cette tête d’apôtre, ce regard résigné, fier et souriant ».

Notes : 1 et 2, Europe, mars 1998




Le Bel amour (27), La vérité du poète (sur Max Jacob)

 

 

On sait bien toute la place qu’occupa Max Jacob dans le panorama de la poésie du XX° siècle - et encore beaucoup plus, tant il eut un génie protéiforme. On ne s’étonnera donc pas de voir Jean Cocteau s’intéresser à lui et le faire publier, - du moins quant à ses Méditations religieuses et à L’Homme de Cristal.

Or, ce sont précisément les recueils que nous rendent aujourd’hui les éditions de la Table Ronde, augmentés du texte d’une conférence inédite à l’époque tenue (en 1937) par M. Jacob,  La Vérité du Poète, et accompagnés de dessins de l’auteur, ainsi que des savants commentaires et aperçus d’un professeur de Littérature Française à l’Université de Lausanne, Antonio Rodriguez.

On sait aussi bien quels furent les rapports étroits de Jacob avec tout le mouvement cubiste (ce n’est certes pas pour rien qu’il fréquenta tant Picasso et qu’il habita le Bateau Lavoir, auquel il donna d’ailleurs le nom qui lui est resté) et, de toute manière, les cercles les plus « avancés » du siècle passé : il vit beaucoup Apollinaire avant que celui-ci ne mourût à la « Grande guerre » (c’était, se souvient-il dans sa conférence, Picasso qui le lui avait présenté) comme il s’entretint de nombreuses fois avec quelqu’un comme Braque, dont on connaît toute l’importance, de même qu’avec les cercles intellectuels qui fréquentaient alors le quartier Montparnasse (on n’en était pas encore aux réunions germanopratines de l’après-seconde-guerre-mondiale) : ce fut de la sorte qu’il rencontra des gens comme Derain ou comme Modigliani.

On sait encore comme, en tant que poète justement, Max Jacob fut tenté par toute la doctrine catholique : n’avait-il pas aperçu le Christ en personne durant quelques-unes de ses visions, et, bien que juif de naissance, ne s’était-il pas fait baptiser… avec Picasso comme parrain ?

Hélas ! Les nazis ne plaisantaient pas avec les origines : et comme, dès 1942, Jacob fut obligé de porter l’étoile jaune, il fut arrêté par les Allemands, et déporté à Drancy, où il termina sa vie.

Et, autant qu’il eut des amours tumultueuses avec certains hommes (ah ! cette liaison avec Maurice Sachs !), on s’aperçoit vite comme Jacob fut toujours poursuivi par ses aspirations religieuses - ou faut-il simplement dire qu’il fut la proie de ses rêveries sur un autre monde qui aurait dépassé le nôtre ?

A témoin, ces lignes, tirées des Méditations religieuses, sous le titre « Païens et chrétiens » : « L’orgueil à la cuirasse d’or lance des flammes qui blessent. Il est le frère de la colère, laquelle empourpre le ciel accablé d’une atmosphère lourde et vénéneuse et détruit la nature créée par Dieu. L’orgueil et la colère accomplissent l’œuvre épidémique du démon, ils font fuir la douceur de Dieu, finissent par la convulsion. Montrez-leur l’humilité au bas de la croix : l’orgueil et la colère sont des nuages d’où sortent les flèches de la médisance, de l’aigreur ; le fiel du dédain coule comme la pluie de ces nuages et arrose la terre de la susceptibilité, de la vanité, empanachées d’arbres maigres. »