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Pierre Dhainaut, État présent du peut-être

Il faut saluer la naissance de la nouvelle maison d’édition de Mathieu Hilfiger, Le Ballet Royal, inaugurée par le très beau livre de Pierre Dhainaut : État présent du peut-être. Déjà l’objet-livre, au design sobre et élégant, suscite le désir de lecture. Ce livre est composé de trois mouvements (« Suite sans titre », « Un temps de dédicace », « L’école du large ») en correspondance admirable avec l’aquarelle de la couverture peinte par Caroline François-Rubino, toute en légèreté de touches qu’on dirait de pur souffle. 

Pierre Dhainaut, État présent du peut-être, Le Ballet Royal, 2018

Pierre Dhainaut, qui a récemment publié un autre livre avec Caroline François-Rubino (Paysage de genèse, Voix d’encre) et des poèmes dans le numéro 72 de Diérèse, semble avoir trouvé en cette artiste une forme d’alter ego peintre, tant poésie et peinture échangent ici une réciprocité de preuves sous le signe de l’aquarelle, vocable apte à définir aussi le travail de l’écriture. 

Au centre du livre, l’expérience de la « nuit », mais pas n’importe quelle « nuit » : « ‘la nuit des temps’ // celle qui a rendu la neige obscure / la mémoire impuissante à la ressusciter » (p. 9), « la nuit, la nuit sans rémission » (p. 17). Tout le livre est tendu vers le dépassement de « l’épreuve » (p.14) de cette « nuit » ontologique. Tout d’abord par le risque d’un accord précaire de la « nuit » et de la « neige » : « ‘Neige’ et ‘nuit’, les deux mots ensemble » (p. 9), comme le suggère déjà le vers initial de ce livre qui n’a peut-être pas de plus intense désir que celui de « transmettre / au plein jour une âme, une poignée de neige » (p. 15). Mais pour que l’accord de la « nuit » et de la « neige » puisse être trouvé, il faut pour Pierre Dhainaut que ce soit un « enfant » qui le formule : « ‘Neige’ et ‘nuit’, les deux mots ensemble, / selon cet ordre ou l’ordre inverse // qu’un enfant les répète, ils se confondent, / leur murmure envahit les chambres, // s’unit au silence et l’aimante » (p. 9). On retrouve ici la place centrale de « l’enfant » salvateur dans la poésie de Dhainaut. La « main » du poète « tremble » toujours dans une main d’ « enfant », et ce tremblement les unit au plus profond : « Tu te penches, il est là l’enfant que tu évoques, / ta main tremble en la sienne » (p. 28). L’ « enfant », qui pour Pierre Dhainaut et Yves Bonnefoy « porte le monde » (Dans le leurre du seuil), est aussi celui qui donne le sens et le rythme, c’est-à-dire l’origine même de la poésie. Ainsi de la « petite fille », figure initiatique qui joue de la « marelle » : « la petite fille / en sautant de l’un à l’autre évitait de frôler / les bords, trébuchait, repartait, variant le rythme, / quelques minutes, une journée entière / et tous les jours, elle se croyait au paradis » (p. 25). C’est aussi « l’enfant » qui guide Pierre Dhainaut vers le foyer incandescent de son œuvre – « l’écoute », franchisseuse de « nuit » par excellence : « la profondeur noire, est-elle noire / puisqu’il (l’enfant) écoute ? » (p. 19). Pour que la « nuit » soit non pas abolie mais « réapprise », il importe que le poète soit un être d’ « écoute » : « Nous réapprendrions / la langue des nuits ou des souffles / comme des yeux ne s’appuyant que sur l’ouïe » (p. 21). Dhainaut est ici au plus près du beau titre de Claude Vigée : Apprendre la nuit (Arfuyen, 1991). Pour Dhainaut, il y a une consubstantialité féconde et bénéfique de la poésie et de « l’écoute », comme le suggère déjà la quatrième de couverture : « Elle (la poésie) instaure dans le temps mesuré, morcelé, de nos existences celui d’une écoute incessante ». Aussi Dhainaut fait-il partie de cette famille de poètes, de Rilke à Bonnefoy, que j’ai pu appeler « poètes de la clairaudience »[1]  ((Michèle Finck, Épiphanies musicales en poésie moderne, le musicien panseur, Champion, 2014. Pour Dhainaut, voir en particulier la page 13.)). Ce n’est que sous le signe de cette triade – « la neige », « l’enfant », « l’écoute »- que le poème selon Dhainaut peut naître de la « nuit » elle-même : « De la nuit un poème émane, saurait-il / comment, il n’en dirait rien, / il ne veut pas savoir où il se rend, / l’infini lui réclame un visage en confiance, / un visage d’enfant » (p. 23). Mais pour que poésie il y ait, il faut ici selon Dhainaut que le poème tende vers ce qu’il nomme, avec Bonnefoy, « le simple », et qu’il se ressource sans cesse dans l’intervalle des blancs, par où les mots respirent. À cet égard, le travail des blancs dans l’écriture de Dhainaut entre en correspondance avec les blancs interstitiels de l’aquarelle en couverture de Caroline François–Rubino. Ce n’est que trempé dans le « simple » et le silence du blanc, que le poème, si frêle soit-il, a le pouvoir d’’ « écarter les murs », comme l’exprime un des plus beaux poèmes du livre, tercet admirable : « si frêle, un poème / écarte les murs, / dehors le lierre approuve » (p. 45).

Encore faut-il réfléchir au titre fertile de ce livre : État présent du peut-être. La quatrième de couverture éclaire ce titre de façon intense et elliptique à la fois. Pierre Dhainaut y dissocie la « poésie » du « poème », pensant (avec d’autres) que la « poésie » est plus que « les poèmes » qui lui accordent « l’hospitalité » : « La poésie en acceptant l’hospitalité des poèmes s’y ressource, s’y ravive, elle ne déserte que ceux qui ont la prétention de la retenir. » S’impose ici une ouverture sur la fécondité du « peut-être » dans la poésie contemporaine, qui est avant tout une poésie du « peut-être ». Que l’on pense au « récit en rêve » d’Yves Bonnefoy « deux musiciens, trois peut-être » ou à l’approche de Claude Vigée selon qui « peut-être » est l’un des « noms » de « la présence de Dieu »[2] ((Sur le « peut-être » en poésie moderne et contemporaine, voir Michèle Finck Poésie moderne et musique, ‘vorrei’ et ‘non vorrei’, Essai de poétique du son, Champion, 2004, p. 369-372.)). À cet égard Pierre Dhainaut, dans sa rayonnante quatrième de couverture, propose une des définitions les plus exigeantes de la poésie : « La poésie est le ‘peut-être’ toujours en devenir, les poèmes, de livre en livre, de porte en porte, en proposent un ’état présent’ provisoire, lui aussi mobile ».




Mérédith Le Dez,Cavalier Seul

Magnifique « petit » livre de Mérédith Le Dez, avec des encres de FloFa qui ne le sont pas moins. Lyrisme on y trouve, mais paradoxalement pour mieux en dégager la pudeur des sentiments. L’auteure invoque la mémoire, elle l’enjoint par ce « souviens-moi », leitmotiv dès l’entrée en matière et toile de fond aux trois autres sections formant le livre. La « Fierté faite femme libre » revendique son statut identitaire selon désormais une « Fierté seul horizon possible ». « Résistance » et « respect » sonnent ainsi comme des appels à la réaffirmation de l’être devant sa condition genrée par les codes établis. 

Mérédith Le Dez, Cavalier seul, Editions Mazette, 2015, 10 €.

On pourrait parler ici de réaffirmation transgenre quand « la fierté (et le respect) n’a pas de sexe » et dès lors que le regard sache embrasser le monde avec ses souffrances, « l’horreur sans nom / (qui) ronge à vif / les hommes hurlants depuis / la grotte de leur bouche / cousue de force sur des rats affamés ». C’est d’abord cette « fierté contre le temps » outil d’exploration de ses multiples galeries, en dépit de sa linéarité, qui fait admettre que le bilan d’une vie consiste à tout prendre. « Ce corridor qu’il faut quitter / de mémoire dessine-le ». Pour cette prouesse, Mérédith use de son ascendance dont la fierté déjà « aide à retrouver la mémoire des origines » (thème au cœur de son œuvre (cf livres Polka et Baltique) « L’horizon / est clair / pour regarder / sans mal / la courbe du temps », donnée (métaphorique) d’une vision enfin ajustée. Ajustée car « équanime », autrement dit rapportée avec sérénité et sagesse. Mais qu’on ne s’y trompe pas, cette écriture au couteau rappelle l’âme qui s’élève avec ses tourments (telle qu’une certaine Madame Dickinson). « Le cheval des heures enfuies » avec « à ses côtés (celui) des lendemains / qui auraient chanté » abstraient ensemble toute mesure temporelle contraignante, ou à contraindre par la sagesse donc, indépendamment de l’événement poétique, jusqu’à se dire : « Ce qui a changé : rien ». Et faire « cavalier seul » est une façon de contredire la peur de se perdre sans cheval en s’y confondant, s’y identifiant, en y faisant un (« et moi faisant corps / avec lui »), une façon d’assumer sa lourde masse de vide et de silence restants, même quand « Il est trop tôt pour la question / suis-je tentée de répondre / sans comprendre » affirme Mérédith ; cette question insoluble qui renvoie au « (...) miroir / cet autre que moi / tout aussi étonné / par l’âge énigmatique (…) ce corps cavalier » insaisissable. Ainsi, le pouvoir de continuer de s’étonner toujours est-il un luxe, une poire pour la soif de cette vie, à rebours d’une certaine Emily qui s’y est brûlée. Et cette soif de vie de ce qui résiste devant la vacuité de ses artifices vaut par le plus riche et le plus beau dénuement de celle qui a gagné son âme : « Je porte indistinctement / en lieu de casaque / le manteau pèlerin / sans éclat / qui se confond / avec l’ardoise / l’eau / le silence. » Mais la voix de Mérédith est aussi l’articulation d’une sensualité, dont l’approche hyperesthésique recrée la résonance de l’espace et l’odeur du temps. Même lorsque la nostalgie dans sa nature introspective s’intitule « Noirétable » (4ème et dernière section du livre), boîte noire où puiser des souvenirs que délimitent cartographie (« monts du Forez ») et datation (« 2005 ») pour raviver d’autant mieux des ambiances, des senteurs, des sensations à cru que la poésie aide à traduire rétrospectivement en expérience : « J’ai composé sur le pare-brise / sans le savoir / le poème à venir ». L’éloignement ici, n’écrase pas comme à l’accoutumée les perspectives de la mémoire, dans le geste indomptable d’écriture, au contraire : « Tout dans ma boîte crânienne / remonte comme une marée / d’équinoxe brasse le sel ». Noirétable est mot-valise, quoi de mieux pour un tel voyage. Nostalgie selon sa particularité enrichissante, bilan existentiel avec ses zones d’ombres éclairantes, rêve salutaire devant la haute muraille des questionnements, mémoire originelle entretenant le mythe personnel, telles sont les étapes traversées par la fougue tranquille de Mérédith Le Dez, cavalière seule, tandis qu’elle trace des quatre fers « sur la mappemonde qui tapisse / l’envers de (son) crâne / l’itinéraire familier ».

 




Kamel Daoud, Zabor ou les psaumes

Deux textes sont superposés : un texte à caractère culturel qui décrit une société archaïque se modernisant lentement, un autre sur les mots, l’écriture, les livres et leurs rôles dans les mains du narrateur. Par la lecture, l’homme acquiert « le savoir, la loi, la possession », monde à ordonner et ordonné. Le narrateur possède un don : maintenir les autres en vie, les guérir à condition de trouver le mot juste. L’écriture est une rébellion contre le temps qui passe et que l’on peut arrêter. Ecriture comme puissance sur le mot, comme devoir et révélation. 

Kamel Daoud , Zabor ou les psaumes, Editions Actes Sud 21 euros.

Ecriture pour faire vivre, faire revivre, écriture comme marque d’éternité. « Les cendres d’un livre parlent toujours. C’est un livre à la gloire du livre.

Le narrateur est en opposition avec son milieu, en révolte, en colère. Il apparaît comme l’inverse du monde dont il est issu avec une identité autre, une culture déviante. Ce qui le sauve : le monde est un livre écrit ou à écrire « rien qu’avec des mots ». Ecrire, c’est éclairer, mettre de l’ordre, tracer une ligne, une voie/voix pour tenter une saisie du monde. Il y a dans ce roman, quelque chose de confus, de fragile, de subtil et de ténu : « des cendres à raviver », « tout étant futile et sans issue ». Le roman saute beaucoup d’une chose à l’autre comme un spectateur qui regarde la T.V.

La concentration de la pensée échappe : histoire s’imbriquant dans une autre. L’auteur a un faible pour les « digressions ». Elles assurent un tout, reviennent sur les mêmes événements tirés les uns des autres, elles éclairent progressivement le récit pour l’enrichir et le rendre plus présent à la compréhension.

Zabor : « qui va te croire quand tu parles en prophète », en poète ?

C’est toute l’histoire d’un village, d’une famille, des individus qui lentement ressort, c’est la partie sociologique à côté de la partie onirique : un don que possède Zabor qui n’est lié qu’à la mort ou la maladie. Il y a une superposition entre la page d’écriture et l’éloignement de la mort. Les faits semblent issus de la page et non l’inverse, c’est l’écriture qui influe sur le réel : « à la trente-neuvième page, il a presque bougé la tête ». « La langue est un couvercle sur le vide ». La linéarité du temps est brisée, le roman s’enroule autour de lui-même par cercles concentriques qui vont s’élargissant, augmentant la quantité d’informations. Il semble se libérer de la pesanteur, de son message vers une poésie ou tout au moins un appel à celle-ci. Le présent vécu et dévisagé nous laisse notre espérance, notre vie à accomplir jusqu’au bout, jusqu’au dernier espoir. L’apprentissage de l’écriture et des mots s’ouvre comme un monde de la proximité et de la vie directe. Monde « devenu souverain en multipliant les mots ». Le monde se perpétue par sa description.

« La langue parfaite et précise provoque la réponse du muet « Même la pierre y avait langue », découverte que le mot n’est pas la chose, qu’il y a une faille. Une chose est désignée par des mots différents dans d’autres langues. L’écriture s’infiltre dans le corps comme une présence et une matière qui se prolongent au-delà de la dernière page du livre.

« En attente de la langue parfaite, je ne pouvais vivre que dans le désordre ». C’est un retour à l’idée du chaos avant la mise en place d’un monde plus calme consigné dans de nombreux cahiers propices par l’écriture à décrire et comprendre le monde tout en permettant l’exercice du don. Vie muselée par les croyances et les coutumes, « comment pouvait-on arrêter un homme au nom de dieu ou d’un livre» C’est une révolte contre une culture ancestrale et stérile menée au moyen de la raison et de la liberté mais aussi de l’irrationnel par la présence d’un don peu compatible avec cette raison. Le narrateur reste attaché à sa culture dont il refuse certains aspects essentiels. « C’est une admirable rébellion » contre « le livre unique qui avait dévoyé les autres livres » qui appelle à la liberté de pensée et d’action, peut-être en relation avec la colonisation. A d’autres moments, le narrateur apparaît comme le Christ des chrétiens capable de « résurrection », le visage tourné désespéré vers le ciel. Il efface une culture et sans cesse la rappelle à lui. C’est un conte qui cherche l’impossible et l’improbable, qui aide à comprendre le monde pour tenter de l’améliorer. Pour ce faire, il vit à l’inverse des autres : « la nuit, je suis libre » et surtout seul, solitude imposée par sa différence avec les autres. N’est-ce pas le livre des apparences, surtout celles que l’on se donne ? Le monde moderne y est présent joint au monde passé. Il y tente un acte essentiel qui le guérit du monde : enterrer des cahiers la nuit car celle-ci affrontée devient lumière, présence et présence humaine dans sa volonté d’ordonner le chaos.

Tous les cahiers écrits sont un « rempart contre l’effacement. » Pour ce « Voyageur imaginaire », « L’ultime défit du don : faire aboutir la langue à son impossibilité ». « Une écriture dont émergerait une main tendue. » Ecriture comme moyen de se sauver et de sauver le monde contre l’absurdité, rendant sens jusqu’à l’acte de fraternité. Appel parfois répété au nom des personnes et des choses, comme la vie regardée en face et qui soulage de toutes les peurs. Le mot « met de l’ordre dans le chaos du monde ». Le mot vers « la familiarité du monde », le soulagement, la vie reconquise par les choses qui ont un nom. Il y a un lien entre la paternité et le nom des choses. Deux langues inconciliables se superposent : celle des autres, le dehors, la sienne propre, le dedans : « tout mon univers réclamait une langue nouvelle. » L’apprentissage de cette langue fut un combat gagné contre la pauvreté ». La langue est proche du corps avec des influences réciproques pour que le mot et soi ne fassent plus qu’un. Une langue pour lutter contre l’effacement, l’oubli, la mort.

Une troisième langue permet d’atteindre le dessus des choses. Elle est « royale » et personnelle. Une troisième langue « dont personne n’était le gardien » qui allait par la transformation du corps changer le monde et surtout sa vision. Il découvre le texte libre qui n’est pas une leçon ou une morale mais une présence charnelle qui mettait en évidence sa sexualité d’adolescent : celle tournée vers lui et celle tournée vers les autres. Livre baroque, touffu malgré la ligne droite qu’il dégage et le rapport serré entre la vie et les mots, source de vie. Tout se termine par une course entre l’événement qu’il faut maintenir à l’extérieur et l’écriture qui doit le guider et le forcer à se réaliser. Un seul événement comme l’arrivée du sable en déclenche d’autres oniriques, fantastiques cependant attachés à un réel. Les points de repère ont disparu. Cela rappelle Rimbaud, dans les Illuminations, où réel et irréel ne sont qu’un mais le tout reste sensible à la limite du possible mental où le réel est récupérable mais reste à fuir.

Pour le narrateur, « la langue française, étrangère, signifiait un pouvoir sur les objets ». « La création s’avançait vers moi » et la langue devenue la langue de la licence des mœurs fait tout se passer à l’intérieur. L’orgie n’est pas vécue mais simplement décrite. Le narrateur est devenu voyeur, la langue est son amour qui le libère jusqu’à une sorte de folie comme donner la main à un frère ennemi. Une soif de lire mais surtout de relire tout texte, notice, livre…qui lui tombent sous la main fait que la langue dépasse tout ce qui est lu. Elle est précise et rigoureuse. Voilà sa force où l’on peut imaginer. Le monde finit par ne plus exister que dans la langue, sa pleine liberté, l’imaginaire mis à nu et en mouvement.

Tout finit dans l’agitation et la perte du don, la dispersion des écrits, la perte de l’écriture. « Cette langue m’a libéré ». « J’ai atteint l’équilibre du sang et du sens, entre l’évocation et la vie. » C’est le retour à la vie ordinaire.




Lionel Bourg, Un oiseleur, Charles Morice

Avec ce nouvel ouvrage, publié par Le Réalgar, Lionel Bourg nous conte l'histoire de Charles Morice, écrivain oublié, compagnon de route des deux Paul (Gauguin et Verlaine), comme s'il nous racontait une histoire. Une histoire d'un homme certes, mais aussi et surtout l'histoire d'une époque : l'après Commune à la fin du 19ème siècle "A Montmartre, la Commune n'est plus qu'une poignée de cerises écrasées sous la botte versaillaise." avec ses drôles d'oiseaux libertaires et ses merles moqueurs...

Lionel Bourg, Un oiseleur, Charles Morice, Le Réalgar, 2018, 40 p., 5€.

 

Et toujours le style gourmand de Lionel Bourg pour si bien décrire la société de l'époque : "Rubiconds, le gilet boutonné sur une proéminence abdominale proportionnelle à d'augustes coups de fourchette, le boîtier de montre dûment astiqué, les bourrelets au chaud sous un solide bandage herniaire et, le ridicule ne tue pas, le pantalon tire-bouchonnant sur des bottines vernies, huissiers, soyeux, ingénieurs, avocats, clercs et hauts fonctionnaires s'y gargarisaient de thèses paternalistes ou d'alexandrins affligés d'arthrose avant de batifoler au bordel."

Lui aussi poète maudit sans doute, "Charles Morice, d'emblée, sut reconnaître le génie de Camille Claudel et, l'un des premiers, regarder les toiles de Pablo Picasso. Qu'à cela ne tienne ! La vie n'est pas accommodante. Démuni, les poches vides, réduit aux expédients d'articles destinés à des revues indignes de son talent, il fréquenta d'assez près l'indigence ". Pourtant, si l'on en croit Anatole France, Morice était promis pourtant à un bel avenir...

Ce livre parle aussi de la fragilité de la reconnaissance pour les écrivains facilement oubliés : qui connaît aujourd'hui Charles Morice, pourtant théoricien du symbolisme, Francis Poictevin, Felix Fénéon, Laurent Tailhade? Les frères Goncourt sont-t-ils encore lus de nos jours? Les poètes ne sont-ils pas encore de nos jours, pour la plupart des poètes maudits?

Après avoir lu cet ouvrage, je me suis replongé dans le site Gallica pour découvrir les deux ouvrages de poésie de Charles Morice : Quincaille et Le rideau pourpre. Quand la lecture mène à la lecture... Et quand internet permet de faire revenir les mots oubliés...

 




Michèle Duclos, Un regard anglais sur le symbolisme français 

Cet intéressant, dense et savant essai de Michèle Duclos, sous-titré Arthur Symons, Le Mouvement symboliste en littérature (1899), généalogie, traduction, influence, nous offre la première traduction française complète de cet ouvrage du poète et essayiste anglais, adepte de la critique dite « impressionniste », Arthur Symons, né en 1865 – comme son ami Yeats à qui il l’a d’ailleurs dédié.

Ayant séjourné plusieurs mois à Paris, Symons y avait personnellement fréquenté les chefs du jeune symbolisme français, dont Verlaine. Mais Michèle Duclos nous offre aussi, en première partie, une pasionnante analyse de la genèse du livre d’un Symons d’abord influencé par Walter Pater, Browning et la philosophie platonicienne ; et, en troisième partie, une non moins passionnante « étude diachronique de l’influence considérable  » que le livre a exercée « sur trois générations des plus grands poètes, tant britanniques et irlandais qu’américains », citons par exemple Yeats, mais aussi James Joyce, Pound, Eliot ou David Gascoyne. Le dernier chapitre ouvre, quant à lui, sur une évolution d’Arthur Symons après sa publication de The Symbolist Movement in Literature, qui n’est pas sans présenter quelques contradictions, en particulier quand il se détourne du symbolisme, alors que sa conception d’un « art total » tel qu’il le reconnaît chez William Blake, relève aussi de ce mouvement. De même, si Arthur Symons, dans sa quête de la Beauté ontologique, « oppose “le cerveau elliptique du poète” au “cerveau lent, prudent et logique du romancier” », il reconnaît que Maeterlink atteint dans son théâtre en prose au véritable drame poétique.

Michèle Duclos, Un regard anglais sur le symbolisme français, (L’Harmattan, 2016, 265 pages, 27 €).

Michèle Duclos, Un regard anglais sur le symbolisme français, (L’Harmattan, 2016, 265 pages, 27 €).

Michèle Duclos – spécialiste, entre autres, de Kenneth White – a enseigné la poésie anglophone contemporaine, à l’université de Bordeaux Montaigne ; on voit donc bien, d’emblée, l’intérêt de ce nouvel essai pour tous les amateurs de littérature / poésie anglophone. Le travail de Michèle Duclos, en outre, attirera également les lecteurs moins versés en ce domaine mais tout simplement intéressés par la poésie en général et curieux, en particulier, de ce que le regard extérieur de l’étranger Arthur Symons, décalé par rapport à notre approche franco-française du symbolisme, peut apporter de nouveau à notre perception d’écrivains allant de Gérard de Nerval au Belge francophone Maurice Maeterlinck, en passant par Villiers de l’lsle-Adam, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, Jules Laforgue, Stéphane Mallarmé et Huysmans (dans sa dernière période).

Michèle Duclos ne cache pas toutefois s’étonner de l’absence, dans l’ouvrage de Symons, d’un Émile Verhaeren qu’il a pourtant traduit, comme de sa présentation de Rimbaud en « poète immature confiné à un état de promesse verlainien » ou d’un Baudelaire « relégué dans l’Introduction dans la catégorie des ‘’Réalistes’’ ». Quelques réserves donc sur cet ouvrage de Symons, qui ne l’empêchèrent cependant pas d’avoir été accueilli en Irlande « comme une sorte de livre sacré pour une jeunesse fervente ». L’auteure, d’autre part, insiste sur ce point important que, si The Symbolist Movement in Literature a bien joué un rôle fondamental, ce ne fut pas toujours en bloc ni au même moment ; une intéressante particularité, que l’auteure explique par « la composition à la fois simple et multiple du volume ».

On la remerciera donc d’avoir ainsi attiré l’attention contemporaine française sur les conceptions originales et si fécondes poétiquement, de cet « initiateur du Symbolisme français en terres anglophones et messager d’un Symbolisme esthétique et ontologique ».




GUENANE et Chantal PELLETIER, aux éditions de La Sirène étoilée

 

Ecrivain et plasticien dont la vie se déroule entre Paris et Tregunc, dans le Finistère, Gilles Plazy est le fondateur des éditions placées sous le signe de La Sirène Etoilée1, dont "le chant (...) convie les marins à se détourner de leur voyage utile pour connaître la joie de l'outre-monde." Dans un récent échange de courriels, il répondait ainsi avec franchise et modestie à quelques questions concernant son activité d'éditeur :

 

Ne vous méprenez pas sur la Sirène étoilée : C'est une petite chose tout à fait artisanale, volontairement confidentielle, en fait un jouet modeste dont je me suis doté pour... me publier, et aussi en faire profiter quelques complices. Cela sans aucun moyen, si ce n'est que j'ai financé le premier livre et qu'ensuite c'est à chaque ouvrage de couvrir les frais d'impression (le tirage est normalement de cent exemplaires) et d'envoi. Par principe aucune demande de subvention, et distance à l'égard de toute administration. J'assure le travail d'édition et la maquette, qui ainsi ne coûtent rien. Guère de rapports avec les librairies qui ont d'autres soucis que la poésie et une diffusion restreinte sur un maigre fichier internet. Ce qui revient à dire que l'équilibre de la tirelire dépend surtout des amis des auteurs, de leur fan club quand ils en ont un…

Je ne publie guère que deux ou trois livres par an et ne fais de plan qu'à court terme, mais publie vite si le cœur (et la tirelire !) m'en di(sen)t… Et la Sirène a décidé de sommeiller jusqu'au début 2017, moment où il lui faudra faire le point sur le présent, le passé et l'avenir… D'ici là elle est préoccupée par un projet qui dépasse la mesure .

 

Parmi les publications "modestes" de la Sirène, donc, deux petits livres au format allongé (11x23cm) imprimés sur un beau papier mat couleur ivoire, sur lequel la typographie élégante (différente pour chaque recueil) et les illustrations de Gille Plazy prennent l'éclat et la profondeur d'une belle encre.

 

*

 

 

Guénane, Atacama

 

 

Atacama, de Guénane, évocation de l'aride désert chilien d'Atacama, que parcourt la poète, s'ouvre et se clôt sur des dessins aux larges tracés, aux déchirures géométriques, ou comme les coups de pinceau énergiques et mystérieux de quelque calligraphie orientale. Une note en fin de recueil, situe le paysage de ce désert "au coeur salé", réserve naturelle et archéologique, en même temps qu'immense minière. Et le poème déroule – en 35 fragments - les mots qui nous y font pénétrer, comme la route qui "envoûte sous le bleu cru du ciel. Elle s'enroule – se déroule – s'envole / en vous tout coule / sereine révélation du rien / un rien qui ne soit vain." C"est en lectrice de Jabès, ce "frère du désert", que j'ai abordé le recueil de Guénane – pour en mesurer toute l'originalité. Le voyage géopoétique de la poète rend toutes les couleurs de ce désert hissé au rang de personnage tragique et mystérieux.  Rien de désincarné dans le désert que nous offre à voir Guénane, pourtant apparemment figé comme statue de sel, tournée vers son passé :

 

"L'Atacama      royaume du salpêtre
l'or blanc naturel  le sel de la pierre
c'était avant la chimie et la ruine
esclavage          rébellion          répression
saisissantes les villes-fantômes dérangent."

 

Les paysages décrits ont toute la beauté de l'imagerie surréaliste et crue de la poésie chilienne, et m'a parfois fait penser au film de Jodorowksy, La Danza della Realidad – tant il est vrai qu'ici aussi le réel se mêle aux mouvants mirages du désert, les mots ressuscitent les noirs épisodes des dictatures, dont Guénane (qui, à deux reprises, a parcouru ce désert) relève "les traces – poussière / memento homo"  :

 

"Chacabuco fait sursauter l'Histoire
la poussière parle sans qu'on l'interroge
théâtre tragique d'une ville-prison
camp de concentration
pas un soupçon de vie
l'ombre seule de la férocité obtuse
une dictature barbare vous pince l'échine
11 septembre  1973     calendrier bloqué."

 

Envahi par le silence, qu'explore la poète ("L'Atacama est un poème en stances /le silence seul devrait l'écrire/un silence extra-terrestre."), le promeneur/lecteur  chemine entre désert et voûte étoilée, comme entre deux parenthèses d'éternité.

 

*

 

Chantal Pelletier, Tamalous

 

 

Le second recueil publié en 2016 est, lui, illustré de photos de Gilles Plazy : intérieur où flotte l'ombre d'une présence humaine,  détails presqu'abstraits de feuilles et de murs, ces photos aux noirs et blancs très denses et contrastés ont la sensualité qui convient à ces onze poèmes, ouvrant sur "Nu", où la poéte évoque une peau qui a du "grain". Ce "nu", guirlande au corps aimé, est le portrait beau et émouvant d'un corps sénile - mais toujours chéri :

 

La peau a du grain
ses cheveux du gris
(...)
des frisures enneigées
dansent au sexe foncé
frêle bouton d'hibiscus
sur les bulbes froissés
(...)
à la cuisse d'oiseau
bat le bleu d'un ruisseau.
(...)
Et qu'importe le reste
à quatre-vingt passés

il est toujours l'aimé.

 

La précieuse beauté des images dans ce poème érotique surprend et touche : rarement on évoque la sexualité du déclin des corps dans la poésie – et sans doute jamais avec tant de délicatesse et de mélancolie. Ce poème, à lui seul, justifierait qu'on lise le recueil de Chantal Pelletier. Mais la surprise vient aussi par la suite, tant l'ensemble, qui explore la fin de vie, remue par son humour et sa fantaisie, nous emmenant dans un voyage surréaliste, avec "Retour", par exemple, poème-récit dont le héros "était mort /depuis treize ans déjà/lorsqu'il est revenu", bouleversant l'ordre des choses, la famille et les apparences qu'on entretient à coups de "semblant" :

 

Encore faire semblant
quatre ou cinq décennies
de gestes automatiques
de jours fantômatiques?"

 

Humour tout près du réel, dont le poème-titre "Tamalous" donne aussi la clé : nous entrerons tous dans le cercle des Tamalous, où chacun

 

a le corps
qui trahit
se flétrit
se raidit
s'arthrite
se calcifie
souffre chiante sciatiques.

 

Suivant un superbe hommage au peintre Mark Rothko, suicidé en 1970 à l'âge de 66 ans, le recueil se clôt sur un ultime poème érotique : "Jeune" et son affirmation à rebours de l'écoulement du temps

 

Quand je serai jeune
je prendrai tes jambes à mon cou
pour que nous fassions
la patiente récolte
de l'eau des rêves
le seul nectar de l'existence.

 

Hâtez-vous donc, lecteurs, de découvrir ce petit opus plein de sagesse et de folie, plein d'amour et d'espoir aussi – hâtez-vous,que le temps ne vous inscrive au cercle des Tamalous sans munitions pour y survivre !

 

*

 




PING-PONG : Gili Haimovich

Avec l'entretien accordé par Gili Haimovich à Marilyne Bertoncini,  s'ouvre la nouvelle rubrique de Recours au Poème, où nous souhaitons présenter des auteurs traduits, et parler des problèmes (et des joies) de la traduction. Le titre "Ping-pong" est né de l'effet ludique de la correspondance entre auteure et traductrice, où les mots et les idées passent d'une langue à l'autre,  se répondent, se réverbèrent, en joyeuses paraboles, dans un jeu de questions/réponses qui ne trouve sa fin que par la nécessité de publier le texte. Puissiez-vous trouver, à lire ces entretiens, autant de plaisir que nous avons eu à les faire.

 

*

- Merci, Gili, d'accepter de répondre à quelques questions, choisies par toi, pour donner à nos lecteurs une idée de ce que signifie pour toi écrire de la poésie, en tant que poète israélienne, et poéte écrivant dans deux langues. Peux-tu d'abord nous parler  de tes débuts en poésie, et de la façon dont tu écris?

En un sens, j'ai commencé à écrire de la poésie avant d'être capable d'écrire. Du moins selon ma mère, qui écrit des livres pour enfants. Dans l'un de ses premiers poèmes,  elle me cite disant que "les boucles blondes de mon frère illuminent notre chambre la nuit". L'éditeur refusa de publier le poème, expliquant qu'il était improbable qu'une fillette s'exprime si poétiquement. Au cours préparatoire, j'écrivais mon  premier poème, et en un sens, je n'ai pas cessé depuis. Bien que d'une certaine façon, j'aie tenté de résister. Ecrire venait si naturellement que je n'en mesurais pas la valeur. Peut-être était-il aussi difficile parfois d'affronter les choses que cela me renvoyait. J'ai choisi d'étudier le cinéma et non pas une activité liée à mon écriture. Mais l'écriture me poursuivait. Je me suis concentrée sur l'écriture scénaristiques en plus de la réalisation, mais je n'arrivais pas à créer des récits traditionnels. Par exemple, mon film de fin d'études tournait autour des mots. C'était  le dictionnaire cinématographique d'un personnage inventé. Quand j'étais étudiante, j'avais aussi commencé à travailler comme journaliste, développant mon propre style dans une rubrique personnelle sur l'art. Puis j'ai commencé à m'éloigner du journalisme, j'avais l'impression qu'il déteignait sur mon écriture, et je voulais aussi travailler dans une profession qui aide directement les gens. J'ai commencé à étudier l'art thérapie, et publié mon premier livre "Contact Glue" en 2001. Bien qu'ayant des années d'expérience d'écriture journalistique et que je continue alors de travailler comme critique littéraire, je n'ai publié aucun poème avant que mon premier livre ne soit entièrement terminé.

Je ne pense pas avoir une organisation particulière pour écrire. J'essaie d'avoir toujours avec moi un carnet afin de saisir les vers qui me viennent n'importe quand. Puis je les copie dans un dossier sur mon ordinateur et je les retravaille si nécessaire. Les saisir à l'ordinateur aide également à comprendre la structure que requiert chaque poème. Je les abandonne ensuite dans le dossier, je retourne rarement vers eux après la première saisie, quand je les ai copiés dans l'ordinateur. Qhand j'ai l'impression qu'ils constituent un ensemble qui peut devenir un livre, quand un thème et un style les relie, je les retravaille, ainsi que l'ordre dans lequel ils seront insérés dans le livre, les connotations qui naissent des liens entre eux.

- Si tu devais donner une définition de la poésie en quelques mots, quels seraient-ils?

La poésie, pour moi, c'est une sorte de scalpel de vérité, qui peut, par  son exactitude, créer de la beauté. Ces vérités qu'elle crée moulent les mots dans la forme la plus proche des premières empreintes que les expériences, les sentiments etc. ont sur nous. La poésie peut exprimer des choses qui souvent sont non-verbales ou tues, et le fait pourtant en utilisant des mots. C'est une forme d'art qui a la capacité de rester très près des "choses" en elles-mêmes, sans rien y ajouter avec le langage, sans les éloigner de l'expérience initiale elle-même. Sa tendance minimaliste et sa structure claire sont une tentative de créer de l'ordre à partir du chaos.

- Baudelaire a écrit : "Vous pouvez vivre trois jours sans pain – pas sans poésie ; ceux qui disent le contraire se trompent ; ils ne se connaissent pas eux-mêmes." Est-ce que tu considères la poésie à la façon de Baudelaire?

Absolument. Je pense que l'écriture de la poésie est un outil de survie, même s'il est en un sens inefficace. C'est ce qui donne son urgence à la poésie. J'ai eu la possibilité de le sentir avec plus de force quand je me suis installée au Canada au début de ma carrière. Quand je suis arrivée à Toronto, j'avais déjà commencé à être une poète reconnue en Israël. Je n'avais aucun désir d'écrire en anglais. J'avais espéré travailler dans mon domaine professionnel, comme art thérapiste. En fait, "le pain" manquait. J'ai dû  accepter des travaux pour "immigrants" au début. Toutefois, je me suis immédiatement mise à écrire en anglais. Des poèmes m'arrivaient tout simplement en anglais, pas en hébreu. Cela pourrait ne pas sembler la chose la plus raisonnable à faire mais c'était une façon pour moi d'explorer et d'intégrer mon nouvel environnement, et de communiquer avec lui. C'était une façon de m'enraciner dans une réalité étrangère, un façon de me reconnaître dans un nouveau miroir. Ce n'était pas facile, j'avais besoin de demander conseil à des collègues dont l'anglais était la langue natale, mais il ne fallut guère de temps pour que mon nouvel environnement réponde en conséquence, et pour que naisse ma poésie en anglais.

- Est-ce que la nature t'inspire? Tu n'écris pas unr poésie élégiaque dont un paysage soit le décor.

Si je parle d'un paysage directement dans mon travail, en utilisant un élément spécifique ou une description de ce qui m'entoure, c'est très probablement un paysage urbain, car c'est ce décor qui entre en résonnance avec moi. Le paysage, ou plus justement le cadre, dans mon cas, m'inspire davantage comme paysage émotionnel ou politique, ce qui signifie que le décor me sert de métaphore. Les différents lieux que j'ai connus m'ont influencée et m'ont permis d'explorer ma gamme de poète, de découvrir les différents aspects de mes expériences. Ainsi, par exemple, lorsque j'écris sur les chaînes de supérettes 7-111 d'Amérique du Nord, et sur les immigrants qui y travaillent, cela me permet d'explorer les émotions liées au déracinement, et à ses conséquences politiques. Et quand j'écris une série de poèmes en anglais sur les arbres que je vois de la fenêtre de mon bureau en Israël, j'explore les thèmes qui sont intimement liés au fait d'être déraciné, mais d'un autre point de vue que vous. Je suis la seule à me rendre compte que percevoir ainsi les arbres est le fruit de mon expérience canadienne,  et que ma sensibilité aux minorités, comme celles qui sont exploitées dans des lieux comme les 7-Eleven, provient de mon expérience de vie en Israël.

- Recours au Poème défend l'idée que la poésie est à la fois une action politique et une métapoétique révolutionnaire. Qu'en penses-tu?

Je suis tout à fait d'accord et je pense que j'ai ma propre version de cette idée. D'abord, sur un certain plan,  la poésie concerne toujours la langue, les possibilités qu'elle offre, etc. Et oui, en même temps, c'est un acte politique, comme bien des arts, liés à l'éthique et à l'esthétique, utilisant sa capacité à observer la langue elle-même, et la façon dont elle construit des relations avec le politique.

En tant que poète israélienne, que je veuille ou pas me référer, directement ou indirectement, à la politique, l'acte même d'écrire de la poésie a ses propres caractéristiques d'acte politique. Dans un état comme Israël, où l'occupation de l'espace est un problème dramatique, occuper l'espace sur la page pour écrire de la poésie est en soi une déclaration. Rien d'étonnant à ce que j'aie intitulé mon premier recueil en anglais "Living on a Blank Page"2. Je crois que les poètes israéliens de ma génération tendent à explorer par l'écriture des domaines plus intimes que nationaux, ce qui semblerait différent des générations précédentes. Mais c'est toujours une protestation politique contre le fait de vivre en un lieu où l'état nationalise l'individu, où la réalité ne cesse de vous extraire de votre vie privée vers celles de la nation, comme si on essayait de vous recruter pour le programme national de l'état. La vie privée, en Israël est toujours "interrompue" par une guerre, un bombardement, une exploitation des Palestiniens, si vous faites partie de ceux qui s'en inquiètent. On le ressent partout, dans la culture, dans la rue même, ce sentiment qu'il n'y a nul respect pour votre espace personnel et même vos droits d'être humain, et même plus, en tant que femme, dans mon cas. Cela peut être trompeur, parce que c'est en apparence un pays démocratique, mais la culture de guerre et de lutte pour la survie est toujours latente. Dans cette lutte de pouvoir entre l'individu et le pays, la poésie a beaucoup à dire, même tout simplement en choisissant d'être écrite.

(traduction : Marilyne Bertoncini)

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Gili Haimovich interviewed by Marilyne Bertoncini

- Thank you, Gili,  for accepting to answer a few questions you have chosen, to give our readers an idea of what writing poetry means for you, as an Israeli writer, and a poet writing in two languages. First,  tell us about your debut in poetry and how writing is organized for you:

In a way, I started to write poetry before being able to write. At least according to my mother, who writes children’s books. In one of her early poems, she quoted me saying that “my brother’s golden curls light up our room at night.” The editor refused to publish the poem, explaining that it unlikely that a child would express herself like that, so poetically. In first grade, I wrote my first poem, and, in a way, I just haven’t stopped since then. Though at some point, I tried to fight it. Writing came naturally to me, so I didn’t appreciate it. Maybe it was also hard sometimes to face the things it mirrored. I chose to study cinema and not to do anything with my writing. But writing chased me. I focused on screen writing in addition to directing but I couldn’t really create mainstream narratives. For instance, my graduation film revolved around words. It was a cinematic dictionary of a character I invented. While I was a student, I also started to work as a journalist and developed my own style writing in a personal column about arts. After a while, I started to remove myself from journalism, I felt it tainted my writing and I also wanted to work in a profession directly supporting people. I started to study arts therapy and published my first book, “Contact Glue” in 2001. Even though I had years of experience working as a journalist and to this day still work as a book critic in different capacities, I didn’t publish a single poem before my first book came out as a whole.

I think my writing isn’t particularly organized. I try to always have a notebook with me so I can capture the lines that come to me at any moment. Then I’ll copy them onto a file in my computer and work on them some more, if needed. Typing them also helps in understanding the structure each poem requires. For a while I’ll just dump poems in this file, hardly going back to them after the initial editing I did when copying them there. When I feel that they make up a body of work that can become a book, when they have a theme and style that connects them, I’ll work on them closely and also on their order in the book, the connotations they create in relation to one another.             

- If you had to give a definition of poetry, in few words, what would it be?

For me, poetry is some sort of a scalpel of truth that with its accuracy can create beauty. These truths created by it mold words into a form that is the closest to the primary imprint experiences, feelings and such have on us. Poetry is able to express things that are often nonverbal or unsaid, and yet do it by using words. It’s an art form that has an ability to stay very close to the “things” themselves as they are, not titling them with words or distancing them from the initial experience itself. Its minimalistic tendency and clear structure is an attempt to create order out of chaos.      

- Baudelaire wrote: "You can live without bread for three days – not without poetry; those among you who pretend the contrary are wrong: they don't know themselves." Do you consider poetry the way Baudelaire did?

I do, I think writing poetry is a survival tool, even if it’s sort of an ineffective one. That’s what gives poetry its urgency. I had an opportunity to feel it with greater vigor when I moved to Canada earlier in my career. When I moved to Toronto, I had already started to be an established poet in Israel. I had no aspiration of writing in English. I had hoped to work in my field as an  art therapist. Actually, “bread” was limited. I had to work in some “immigrant” jobs in the beginning.  However, I found myself starting to write in English almost right away. I just simply started to have poems in English, and not just in Hebrew, coming to me. Maybe it didn’t seem the most sensible thing to do but it was a way for me to explore and process my new surroundings and communicate it. It was a way to ground me in a foreign reality, a way to recognize myself in a new mirror. It wasn’t easy, and I needed to consult colleagues who are native English speakers, but it didn’t take long for my new surroundings to respond accordingly and for my poetry in English to come to light. 

- Does landscape inspires you? - You do not really write elegiac poetry with a landscape in the background.

If I refer to landscape directly in my work using a specific or descriptive element from what is around me, it’s more likely to be an urban one, since this is the scenery that resonates with me. Landscape, or more correctly in my case, surrounding, does inspire me but more as an emotional landscape or political one, which actually means that the surrounding serves me as a metaphor. The different places I had experienced influenced me and allowed me to explore my range as a poet, to discover the different aspects in my experiences.  So for instance, when I write about the 7-11 chain stores in North America and the immigrants who work there, it allows me to explore an emotional state of being uprooted and its political outcomes. And when I write a series of poems in English about the trees I see from my office window in Israel, I explore the themes that are closely related actually to being uprooted but have a different point of you on them. I am the only one who is aware that noticing trees to this extent is something I gained from my Canadian experience, and that being sensitive to minorities, such as the ones who are exploited when they work at places such as 7-Eleven, is taken from having the experience of living in Israel.        

- Recours au Poème defends the idea that poetry is at the same time a political action and a revolutionnary metapoetics – what do you think of this position ?

Yes, I agree with this idea and guess I have my own version of it. First of all, on some level, poetry is always about language, the possibilities it can offer and so forth. And yes, at the same time, it is a political act as many of the arts are, dealing with ethics and aesthetics, using its ability to look closely at langue itself and how it constructs relationships with the political.

As an Israeli poet, whether or not I want to refer to politics directly or indirectly, the act of writing poetry itself has its own characteristics of a political act. In a state such as Israel, where occupying space is a sorrowful issue, occupying space on the page for writing poetry is itself a statement. No wonder I titled my English poetry chapbook Living on a Blank Page. I feel that Israeli poets of my generation tend to take their writing to more intimate territories than national ones, which might be different than the generation before us. But it is still a political protest against living in a place where the state nationalizes the individual and the reality draws you time and again from your private life to the nation’s ones, as if attempting to recruit you to the national agenda of the state. Private life in Israel is always “interrupted” by a war, a bombing, an exploitation of Palestinians if you belong to those who care about it. It is felt everywhere, in the culture, on the street even, that feeling that there’s no respect for your personal space and even your rights as a human being, and even more so, as a woman in my case. It can be deceiving because it is seemingly a democratic country but the culture of war and survival fight is always in the air. In this power struggle between the self and the country, poetry has a lot to say, even just by choosing to be written.          




Sur l’œuvre d’Elie-Charles Flamand

 

« Espoir ludique au goût d’imminence »
E-C Flamand, Braise de l’Unité, p.64

 

Elie-Charles Flamand, poète vivant, et véritable, ne ménage ni sa subjectivité ni celle de son lecteur. Poète métaphysique, il n’est pas tant difficile par ses textes riches et obscurs, que par le refus que ces textes impliquent de stationner dans un propos délimité et une existence finie. On ne trouvera de drame que métaphysique chez Elie-Charles Flamand, de paysage qu’imaginaire, d’action qu’illimitée. Ce qui n’empêche pas le drame, le paysage et l’action de naître avec un goût, des couleurs, une odeur. Les sensations s’ouvrent immédiatement à un objet inaccessible dont elles composent le signe. Elles donnent consistance et conscience à une expérience intérieure qui prime sur tout objet reconnaissable. La pleine jouissance des sensations qui affleure dans la poésie d’Elie-Charles Flamand est le signe sensible d’une jouissance de l’esprit. L’érotique néoplatonicienne et hermétiste fait communiquer les éléments inférieurs et supérieurs dans un mouvement d’élévation « spiralé » (Braise de l’unité, p. 28).

Décrire les deux derniers livres d’Elie-Charles Flamand, dont l’un est la réunion de tous ses recueils de poésie parus à ce jour, permettra peut-être de rendre le poète non pas plus accessible mais moins inadmissible pour notre époque. Que signifie l’idéalisme d’Elie-Charles Flamand ? Qu’en est-il de la perméabilité de la sensation et de l’esprit qui caractérise ses poèmes ? 

Peu de poètes font aujourd’hui le pari de l’aventure intérieure, du paysage imaginaire, faute de pouvoir accorder le moindre crédit à la réalité de ce qui est désormais rangé dans l’ordre du subjectif, religieux ou clinique. Or il ne s’agit pas de prétendre à l’universalisation d’un monde imaginaire particulier, mais de mettre en jeu l’érosion dramatique du pari dont il porte la formule. « L’espoir ludique de l’imminence » qui hante tout rêve métaphysique d’une révélation sacrée n’est pas renié ni accepté mollement mais rejoué, saisi vivant à sa racine et exprimé comme « source de mutation » et « écume du sens », selon le double mouvement ascensionnel qui lie la profondeur à la surface (Braise de l’unité, « Formes-Pensées », p. 64).

 

Constitution du paysage imaginaire

Percer l’écorce du jour nous montre magistralement comment cette poésie, dans sa teneur extrêmement matérielle et concrète, porte le sceau d’une ambition métaphysique. La poésie d’Elie-Charles Flamand est le relevé d’une aventure commencée dans la sensation et continuée dans un imaginaire aussi palpable et façonnable que les éléments naturels. De nombreuses images dessinent les fragments d’une architecture dont la « mer », les « bois » et les « falaises », sont les « lustres », les « portes » et les « colonnes ». La nature minéralisée s’édifie d’après une géométrie qui s’efforce vers la perfection : « arbre suprême », « val équanime », « ciel bloc de diamants », « cercle unique » (toutes les citations de ce paragraphe et du suivant sont extraites de Percer l’écorce du jour, que l’on retrouve dans Braise de l’unité, p. 209-216).  L’« architecture de l’impermanence » n’est qu’entrevue dans le pari de l’imaginaire mais elle donne aux poèmes cette forme hiératique de calice incrusté de pierreries, rongé par l’abîme et menacé par les flots - sorte de coupe antique sertie de prestige d’où dévalent, branlants, les blocs tombés d’un désastre. Cette coupe métaphysique possède un goût caractéristique de mousse et de pierre humide, de métal et d’air frais : l’arcane d’Elie-Charles Flamand est de ceux « qui rouillent sous la mousse des grands bois » (Braise de l’unité, p. 21).

Puis arrivent les lignes, les fuites, les perspectives, toutes flèches et volées qui transpercent, traversent et crucifient l’expérience sensible. La gradation est à la fois lente et simultanée. Les éléments de géométrie sont déjà présents dans la sensation, les choses vues. Ils font briller le poème d’une lumière mathématique dès les premiers vers. C’est qu’Elie-Charles Flamand n’écrirait pas s’il n’y avait ces flèches de lumière et de feu qui le traversent comme des comètes de soudaine lucidité, de vision, qui font des éléments – terre, eau, air, feu – les matrices d’un monde spirituel pétri des attributs du paradis. Du paradis vertigineux et architectural de Dante : vitesse, mouvement, lumière, géométrie, paix, puissance et rayonnement. Ce sont les flots de cette « fraîcheur salvatrice » qui battent le poème comme un vent fort. En plusieurs endroits, Elie-Charles Flamand creuse des « baies d’accalmie » pour abriter son ascension de la tempête.

Ces poèmes viennent du haut, ils sont en chute libre – or cette chute est une ascension. Le mouvement vertical qui déchire l’esprit d’E-C Flamand se repose rarement dans les creux et les vallonnements. Tout concourt à la croissance et à l’élévation, au flanc vertigineux d’un minéral qui est la réalité dans sa splendeur inaccessible. Le poème pose son précaire échafaudage autour de l’édifice monumental de la « volute sacrée » et du « rythme cosmique ». Or « l’espoir ludique » du pari métaphysique consiste précisément à enrichir la quête panique de la création du risque de la chute et des menaces de la ruine. Le jeu consiste à porter les deux mouvements ensemble, ascendants et descendants, dans un aller-retour sensible de la matière à l’esprit, sans qu’il y ait aux confins de l’aventure nulle catastrophe, mais bien renaissance, résurgence, « bourgeon » : cycle infini des naissances intégrant l’aube à son déclin. Comme un courant sourd et pur, la poésie d’Elie-Charles Flamand chemine le long d’un « savoir courbe » (Braise de l’unité, p.95), qui loin de nier la situation de notre époque, exacerbe son caractère baroque.

 

Art verbal

Continuons à explorer les formes cette vie intérieure contradictoire en parcourant Braise de l’unité, l’anthologie de tous les recueils de poésie d’Elie-Charles Flamand parus à ce jour. Il s’agit d’une photographie de l’œuvre, qu’on dirait prise avec retardateur : image d’un mouvement incessant, d’une œuvre toujours en cours.

La force et l’unité du ton fondent sur nous dès l’ouverture :

 

Aile de glace bec de flamme
Tout oiseau migrateur est prisonnier d’une sphère d’agate
Roulant vertigineusement
Sur le sentier que l’éclair s’ouvre en plein ciel

(Braise de l’unité, « A un oiseau de houille perché sur la plus haute branche du feu », p.19)

 

Le rythme est parfaitement cette percée de l’écorce du jour par un bec d’oiseau de feu, ce roulement vertigineux de l’éclair en plein ciel. Rythme et émotion se dégagent simultanément de ces vers taillés dans le magma d’un premier souffle. Chaque vers vit du vertige dont il provient. Ce rythme incisif ne se dément jamais, il s’aiguise et se fortifie :

 

Nuit après nuit les coups d’œil au mirage iconoclaste
Font se désagréger l’étoile de diversion
Mais l’écorce du nom préserve l’image
D’un ciel qui nous perpétue

(Braise de l’unité, « Sub Rosa », p.35)

 

Comme un fruit verbal, la vision se préserve sous l’écorce du nom. Les coups d’œil à l’étoile et au mirage, s’ils ont pu embraser l’éclair, donner au souffle sa becquée de feu, laissent place au mouvement perpétuel du ciel dans l’image verbale. L’étoile minéralisée est « bientôt sertie par la parole qui culmine » (Braise de l’unité, p.40). Le saut imaginaire, ou idéal, prémisse de cette poésie, ne se « sauve » et ne se soutient que dans une périlleuse perpétuation verbale. Elie-Charles Flamand ne demande le renfort d’aucun dogme, il lui suffit de perfectionner son art. En même temps que les poèmes deviennent ésotériques, pleins de symboles alchimiques et rosicruciens, les images se font acrobates, architectures vibrant sur le vertige, arcades de marbre jetées à flanc d’abîme. L’ « aigu de l’heure », la « musique édifiant des architectures », la « vigilance domin[ant] les hauteurs », dessinent les crêtes de ce paysage abrupt qu’est l’imaginaire d’Elie-Charles Flamand.

Chaque poème creuse une caverne d’échos, un surplomb de correspondances phoniques, qui trament la polysémie à même la répétition sonore :

 

Quand tous les caps sont doublés
Et que les vagues ont lavé le firmament
Le mât reste à jamais pivot
Du périple spiralé
Et de la roue aux douze vases

(Braise de l’unité, « Lambeau d’un portulan de l’internelle navigation », p. 28)

 

« Caps », « périple », « spirale », ces bords de falaise sonore, viennent percuter le « double », la « roue » et les « douze », ces enroulements de la multiplication et du miroir. Au milieu, le mât reste pivot, comme le bâton mercuriel autour duquel s’enroulent vagues et vases du « périple spiralé ». Un double mouvement d’élévation et d’enroulement, de verticalité et de courbe, emporte les images et les sons. Des combinaisons d’images nouvelles naissent de combinaisons nouvelles de sons : la contrepèterie (permutation de phonèmes) et l’anagramme (permutation de lettres) opèrent dans les vers d’Elie-Charles Flamand comme des révélateurs qui modifient le paysage imaginaire par la permutation des sons. Plusieurs univers se disputent l’oreille du poète simultanément. Et les répétitions de phonèmes sont comme les charnières de cette polysémie. Lire cette poésie à partir de ces nœuds de proximité phonétique, qui sont comme ses nervures, permet d’entrer dans un univers à plusieurs dimensions. Apparaissent une rose à la place d’une roue, un ciel soulevé verticalement plutôt que balayé horizontalement, une graine à la place d’un concept, etc. C’est la façon dont ces dimensions sémantiques parallèles sont tenues par la répétition de phonèmes dans des registres d’images nettement distincts, mais permutables, qui caractérise une part importante de l’art d’Elie-Charles Flamand.

Ces jeux de mots sont parfois volontaires, comme dans les poèmes palindromique ou anagrammatique (Braise de l’unité, p. 47 ; p. 57), dans « Le champ des sons » (p. 107), ou lorsque les mots « porche » et « closerie » dessinent une aire au « proche » (« Grâce et secret », p. 36). D’autres glissements sémantiques sont peut-être inconscients, lorsqu’on lit par exemple « oubliera le secret de l’art » dans « tardera le sacre de l’oubli » (ibid.). La pensée d’Elie-Charles Flamand tient à cette indécision de l’écoute : il capte simultanément les images et les sons, qui s’accouplent dans son esprit, précipitant l’opération du poème.

Les alliances mouvantes et les combinaisons incertaines font de chaque pièce un état chimique instable. D’innombrables « corrosions », « souillures », « hantises », viennent menacer l’architecture gracile du poème, qui tient en son centre par vertu d’espérance ou « qualité de ferveur » (Marc Kober, « Dans le verger de la salamandre », in A propos de la poésie d’Elie-Charles Flamand, Ed. La lucarne ovale, 2011, p. 105-106). Il n’est pas nécessaire d’avoir la foi pour comprendre Elie-Charles Flamand, mais il faut à coup sûr l’espérance. Or celle-ci n’est rien d’autre que l’opération ludique que nous avons décrite, c’est-à-dire l’ouvrage de l’art. 

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Lire Elie-Charles Flamand chez Recours au Poème éditeurs :

Braise de l’Unité




La quête du Verbe

I

 

     Sous le porche de la nuit orphique, le poète se prépare à la confrontation avec l’inconnu. Il va s’engager dans les sentiers d’approche de l’absolu et retrouver les règles du jeu secret qui se joue entre le Verbe et l’ineffable.

     Il doit tout d’abord écarter le voile épais de l’intellect puis réduire le moi au plus religieux silence s’il veut qu’au foyer de son être se fasse entendre le murmure de la voix souveraine, que la parole de vérité soit proférée.

     L’individualité doit tout d’abord s’effacer devant l’Impersonnel. Ainsi le poète s’éveillera-t-il au monde du Logos – ou Dieu manifesté par la parole – dont il est le témoin et l’instrument.

     La poésie est art de l’Unité et il faut aller quérir celle-ci à sa source incréée. Alors le poème exprimera un aspect du divin.

     Ce Verbe natif est manifestation du Soi qui, dans l’homme, est un principe permanent nullement séparé du Soi primordial ou Soi-racine se tenant au cœur du macrocosme.

     Le poète a conscience que cette prononciation mystique se différence très nettement d’un réflexe provenant des zones claires ou obscures de sa propre pensée. Eclair de la transcendance, c’est une insinuation inéluctable qui se diffuse dans son moi et ira d’ailleurs jusqu’à le modifier graduellement et en profondeur.

     Cependant, il ne s’agit point là d’un dire tyranniquement imposé dont il faudrait être l’esclave. L’artiste est un démiurge. Un peu de l’infinie liberté du Principe lui a été dévolue. La possibilité demeure pour lui de donner forme et structure, par des opérations délicates et quelquefois longues, à ce  feu  philosophal qu’il a recueilli à l’état naturel.

     Restituer le mieux possible les inflexions et le rythme de la voix mystique, incarner l’idée qu’elle exprime dans de vivantes images tendant à faire saisir l’insaisissable, « précipiter », clarifier, intensifier cette vibration parfois si ténue, si difficile à capter et à traduire, telles sont quelques-unes des phases de l’alchimie poétique.

     Mais il faut aussi que le poète sache provoquer l’inspiration, car il ne reçoit spontanément qu’à de bien trop rares instants l’influx verbal issu de la Présence infinie. Il est donc indispensable qu’il entreprenne un voyage initiatique, qu’il s’achemine par degrés et au prix de ses seuls efforts à travers les contrées intérieures, en direction du point focal de l’être où rayonne l’étincelle divine enfouie dans toute individualité et où, par conséquent, jaillissent les sources du Logos.

     Pour se préparer à  cette quête, le poète peut, selon ses impulsions, soit cultiver un état de transe d’une grande réceptivité et d’une parfaite fluidité, soit aiguiser, par un travail lucide et obstiné, la fine pointe de l’attention. Ainsi, il fera éclater les limites de la conscience, il ouvrira un pertuis dans la muraille qui le sépare des terræ incognitæ de l’inconscient.

     Dès lors, à la faveur du silence intérieur et de la nuit mentale, le poète va commencer à parcourir les cavernes de son être pour y rechercher la Parole perdue.

 

II

 

 

     Le voici donc qui descend dans les glauques précipices où des courants d’énergies subtiles et inquiétantes vont et viennent. Par intermittence, le feu d’Hécate, le feu noir de la vie subliminale, s’épanche en nappes miroitantes. Mais le poète s’enfonce imperturbablement dans ces espaces délétères.

     Toutes les pulsions instinctuelles éclatent en fleurs sanglantes et en gerbes de mots presque inaudibles. D’insidieux tourbillons d’emblèmes et de vocables emmêlés, hiéroglyphes des discordances du psychisme, surgissent des zones les plus floues du souterrain domaine.

     À mesure que son voyage se poursuit dans le labyrinthe intérieur et que la pente périlleuse s’accentue, le pèlerin voit s’avancer vers lui une tourbe d’entités polymorphes, de figures grotesques et maléfiques en lesquelles s’incarnent les sourdes latences, les inclinations sauvages de son moi inférieur.

     Il est figé sur place par les cris, les onomatopées, les imprécations proférées par ces êtres qui le cernent étroitement. Et quand leurs propos deviennent intelligibles, ce ne sont que phrases chaotiques ou triviales et paroles de dérision.

     Des volutes spectrales naissent encore. Les démons foisonnent, vocifèrent, se font de plus en plus menaçants. Le poète est conscient de sa vulnérabilité mais il ne se laisse pourtant ni épouvanter ni égarer par cette fantasmagorie infernale dont il connaît la nature illusoire.

     Eviter l’ivresse que pourraient provoquer les effluves abyssaux de son moi et fuir la fascination des reflets inversés du Verbe, telle doit être sa ligne de conduite. Aussi reprend-il sa marche téméraire. Parmi les spectres glaçants et les monstres hybrides qui le défient, il lui faut maintenant détruire d’abord les formes trop adombrées d’aveuglante négation, puis tenter de régénérer les moins pernicieux de ces simulacres, tout en extrayant les quelques paroles de Vérité encloses dans la gangue bitumineuse de leurs dires.

     Durant cette épreuve mystériale, le poète conquiert les plus bas niveaux bio-mentaux où fuse le langage inversif qui surajoute les caprices des puissances d’illusion de l’infra-humain à l’opacité matérielle. Dans le dédale du tréfonds de lui-même, il a affronté et exorcisé ses démons, décanté leur tumultueux discours. Ayant séparé le subtil de l’épais et purifié les forces inférieures de la parole, il pourra orienter celles-ci vers le pôle d’en-haut.

     Graduellement, le poète sort de l’antre des limbes. Il voit poindre au loin de sereines lueurs jusqu’alors insoupçonnées. L’œuvre au noir, sans lequel nulle transfiguration n’est possible, a été accompli. La « nuit obscure » débouche sur l’ « aube dorée ». Voici le seuil du monde spirituel. On y célèbre à présent le mariage de l’enfer et du ciel.

 

III

 

 

     Le poète vient de surgir dans la coruscante clarté d’un abîme supérieur infini.

     L’éblouissement dissipé, il découvre qu’il est parvenu au sommet de la montagne recélant en ses flancs les enfers qu’il vient de parcourir.

     Après la traversée du chaos subconscient, après la mort initiatique, c’est la résurrection  dans l’embrasement harmonique conféré par le soleil spirituel.

     Ayant désormais accédé à une plus haute octave de réceptivité subtile, le créateur sera régénéré par l’essentielle parole intérieure. La communication a été rétablie avec l’élément surnaturel, supra-humain, qui réside en sa personnalité. La superconscience est atteinte. Peu à peu, le Soi se révèle et illumine la conscience ordinaire.

     Le poète se trouve au centre d’une immense sphère de lumière blanche et ce feu cosmique se fait Verbe.

     Voici que s’élève de nouveau la Voix qui prononça les premières paroles de la Création, celles qui firent se diffuser victorieusement la lumière parmi les ténèbres et naître le cosmos du chaos primitif. Jaillissant et pur, le divin murmure dispense à l’esprit du poète sa résonance féconde.

     La radiance du Logos, vibration descendant des plans supérieurs, énergie issue du cœur flamboyant de la Divinité, s’est enfin manifestée pleinement. Son incarnation dans l’œuvre poétique sera sans doute imparfaite mais elle portera tout de même le sceau de la Réalité suprême et rendra témoignage de son origine transcendante en laissant apparaître des éléments de symbolisme traditionnel et les traces d’une sagesse fondamentale.

 

IV

 

 

     Mais le poète ne saurait s’enfermer dans l’enceinte de l’intériorité. Sa vie psycho-spirituelle bouillonne de tout ce qui pénètre en elle de l’univers extérieur. S’il se détourne momentanément de l’exploration introspective pour s’ouvrir au monde de la manifestation et devenir intensément réceptif à ce qui l’entoure, il cherchera à communier avec l’invisible à travers le visible. Et ce sera là une occasion nouvelle de capter les messages du Verbe. En effet, celui-ci anime secrètement de sa  vibration le macrocosme ; par lui tout existe et sans lui rien ne pourrait subsister.

     Cette  énergie vitale du Logos s'exerce dans la nature au moyen de l'Esprit Universel, médiateur entre l'Un incréé et la matière grave. Cet agent mi-corporel, mi-spirituel se diffuse dans les moindres parties de l'univers dont il maintient l'harmonie. Il met les êtres et les choses en communication ; il est aussi un lien entre l'homme et les puissances des plans subtils. C'est par son truchement que tout signifie et que tout parle à l'âme du poète, à condition qu'il ait su, par le sentiment et l'intuition, s'accorder avec l'état vibratoire de cet océan de force éthérique qui bat sous l'écorce des apparences.

     Quand il a ainsi pénétré le spirituel par le moyen du sensible, le poète, imprégné de la valeur cachée du concret, saisit l’essence du phénomène et découvre l’éternel en chaque chose périssable. Il échappe aux différenciations et aux limitations de l’espace et du temps. Ayant atteint la conscience cosmique, il est devenu un avec tout ce qui existe.

     Dès lors, le Verbe effusé dans le macrocosme sous les espèces de l'Esprit Universel s'insinue au centre de lui-même et y retentit clairement. La conjonction de l'absolu et du relatif tend à s'accomplir en son œuvre ; il est celui par lequel parlent non seulement l'étoile, le cristal et la mer, l'arbre, le ruisseau ou les bêtes, mais aussi toutes les forces divines en action dans la Nature.

     Une telle expérience ne peut être réalisée que grâce à l’imagination créatrice qui brise les cadres logiques et contraignants de la conscience ordinaire, guide la perception par-delà le sensible et fait jouer le déclic des analogies. Elle confère ainsi à l’artiste la liberté nécessaire à une mise en rapport toujours plus étroite avec l’Esprit Universel, véhicule du Logos. Par l’intermédiaire de cette faculté, la Parole immanente, qui est l’une des sources de la transfiguration poétique, sera fixée dans des images qui manifesteront les formes archétypiques et les signes sacrés.

 

V

 

     Durant la phase de la composition au cours de laquelle il approprie les mots, le jeu de leurs rapports et les lois de leur agencement, à ce qui lui a été inspiré, le poète est encore amené, par cet exercice même, à poursuivre plus avant sa quête du Verbe.

     La fonction utilitaire du langage, sa mise au service des nécessités humaines les plus immédiates et des réalités vulgaires, lui ont fait subir une dégradation qui a amorti sa résonance sacrée. Pourtant, quoique très occulté, le Logos est contenu même dans la locution la plus usée.

     Le travail d’expression consistera à dépouiller le langage de ses impuretés pour faire jaillir la charge spirituelle qu’il recèle en son tréfonds. Il y a là une similitude avec le Grand Œuvre hermétique au cours duquel l’alchimiste ouvre la vile et grossière matière première, car une passive substance mercurielle y emprisonne le Soufre pur et actif, qui n’est autre que l’étincelle divine.

     Le poète, quant à lui, s’efforce de recueillir le sang igné du dragon de la parole. Il dissout le commun idiome puis coagule un peu du Verbe essentiel que contenait cette masse ténébreuse. Il spiritualise donc la matière du langage afin de mieux en matérialiser l’Esprit.

     Ce processus s’accomplit principalement par la restauration de la vertu incantatoire des vocables et des structures syntaxiques, la mise en évidence des rapports analogiques les plus subtils grâce aux métaphores et autres figures stylistiques. Y concourent aussi l’entrelacement insolite ou le choc des mots qui contraignent ceux-ci à rompre avec une finalité banale pour exprimer des valeurs profondes et exaltent leur puissance suggestive, l’emploi de l’allusion et la création d’une architecture rythmique.

     L’ensemble de ces opérations amène l’œuvre à cristalliser un aspect du divin. Elle devient le clair miroir de l’Unité rayonnante où les contradictions se résolvent harmonieusement dans l’Amour. Ce langage sublimé ouvre une voie vers l’état d’Eveil, car il possède un pouvoir de transmutation spirituelle qui peut agir à la fois sur le poète et le lecteur.

 

VI

 

     De même que le silence du Moi est au principe de l’art poétique, le silence du divin est à son terme.

     Ecrire, c’est lutter contre l’indicible ; cependant, au plus intime d’elle-même, l’écriture porte toujours, hiératique et créateur, l’Ineffable.

     Le dessein final de l’art consiste à faire surgir et à rendre intensément sensible, par l’intermédiaire des mots, des images, des accords, des harmoniques mis en œuvre dans le poème, le silence particulier qui est un attribut de l’Inconnaissable, du « Nihil » des anciens philosophes. Ce « Rien » a évidemment une signification bien différente de celle qui lui est couramment attribuée. Il désigne le Principe impersonnel divin, sans limite et sans cause, qui ne ressemble à rien d’autre dans l’univers car il surpasse nos concepts finis, n’étant ni être ni chose : l’Aïn  Soph de la Cabale, le Parabrahman du Vedanta, le Vide taoïste.

     L’objection selon laquelle la poésie et la mystique seraient d’essences différentes, car la première tendrait vers le dire et la seconde vers le silence, est erronée. Lorsque l’art poétique est conçu comme une liturgie ayant pour finalité l’immersion dans le torrent lumineux de l’Universel, il ne peut, en sa culmination, que suggérer le silence en tant qu’expression de l’Absolu. La magie de l’écriture éveille alors cette même parole silencieuse qui s’élève au moment de l’union mystique.

     Ainsi, à travers le poème, par ses gradations de sens et l’envolée de sa musique, la sente initiatique du Verbe s’élève-t-elle du silence humain au divin silence.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                  Février 1979

 

                                                                            




Dans le verger de la Salamandre

Elie-Charles Flamand ! Voici un nom qui n’aurait pas dû passer inaperçu, d’autant plus que Charles Flamand (né le 25 décembre 1928) devenait frère en écriture d’un prophète sensible, à qui Dieu en personne sut manifester sa présence par le murmure du vent. Comme il le rappelle lui-même, le nom d’Elie «exprime le feu divin et l’illumination qu’il confère »[1]. Son nom d’écrivain inclut le feu secret. qui surgit en flammes visibles. Son signe astral le prédispose, en bon natif du Capricorne, à de secrètes et profondes études, creusant seul l’intérieur du minerai. Le jour même de sa naissance, la célébration de l’enfant divin, sauveur de l’humanité, ne laisse pas d’être troublante non plus, pour un être soucieux de ne jamais abdiquer devant l’innommable, habité par une certaine innocence qui le rendait, de son propre aveu, rétif à une prédilection pour le noir et pour le « mal » qui trouvait place dans le groupe surréaliste. Tout au contraire, il semble être resté sensible au symbolisme de l’Etoile qui guide les Rois terrestres, et comme nimbé dans la lumière d’une miraculeuse naissance. 

Ce que nous savons d’un tel être d’exception est peu de choses au regard de l’oeuvre poétique, et c’est bien celle-là que nous avons rencontrée en sa personne, quinze ans plus tôt, par le hasard électif d’une fontaine ensoleillée au mois de juin 1990, Place Saint-Sulpice. Entre les baraques peintes en vert et investies par les éditeurs de poésie, non loin du Soleil des Loups de Jean Chatard et des Editions du Soleil Natal, se trouvait Elie-Charles Flamand, qui me fut présenté par Jacques Simonomis. Je ne voudrais pas alarmer sa modestie native, ni extrapoler la réalité du souvenir, mais voici l’un des rares endroits où il m’a été donné de rencontrer le poète à l’air libre. En dehors d’une fugitive apparition dans quelque galerie du VIème arrondissement, en compagnie d’Obéline, qui l’accompagne si bien de ses volutes géométriques, et qui pratique la peinture et le dessin comme un art du perfectionnement intérieur, exactement comme Elie-Charles pratique la poésie, cet endroit merveilleux est bien à l’origine de nos rencontres.

Sa présence là avait pour moi quelque chose de miraculeux qui tenait à la manière digne dont il se tenait dans le flot d’une agitation vulgaire, bloc erratique, monolithe chu comme d’une autre planète et d’un autre temps. Cette impression tenait sans doute à une politesse courtoise qui abolissait les époques, tenait la main à Gérard de Nerval et à Villiers de l’Isle-Adam, et ramenait plus près de nous aux années où André Breton arpentait avec ses fidèles un Paris qui semblait être devenu la chasse gardée de leurs évolutions rêveuses.

Encore récemment, je le rencontrais devant les Editions du Nouvel Athanor  de Jean-Luc Maxence, porté par le flot puissant des badauds, non sans quelque pincement de coeur devant sa silhouette reconnaissable entre toutes. Sa voix douce disait la gentillesse d’un accueil qui ne s’est jamais démenti, et j’admirais le naturel avec lequel il savait porter les pierres, non pour le plaisir d’un vain ornement, mais pour la connaissance qu’il avait de leurs propriétés curatives et talismaniques, et aussi pour le symbolisme de leurs formes posées à plat en pendentif autour de son cou, ou montées en broche, brillant aussi d’un feu secret sur ses doigts. Sa pâleur aussi me disait combien cet être était fragile, et sa vie m’est devenue insensiblement précieuse, au fil des rencontres qui eurent pour cadre ses domiciles successifs de la rue de Châtillon, puis de la rue des Annelets. Son premier logement était situé non loin de celui de Pierre-Jean Jouve, sans pour autant rendre les contacts plus aisés. La rue était, en retrait de grands axes routiers, comme un miracle de silence. Le second le place d’emblée dans un cadre de recueillement spirituel, en surplomb de la ville, puisque la rue de Palestine se jette dans la rue des Solitaires, laquelle donne enfin accès aux Annelets :

Nous ne forgerons plus que de fluides anneaux de joie [2]

                                                                       (Sur une statue oscillante de Takis)

La géographie du Paris des surréalistes, si essentielle pour comprendre l’oeuvre du premier Aragon, celle de Robert Desnos, ou celle d’André Breton, importe moins ici que sa coïncidence avec des strates plus anciennes, parfois éventrées, comme la boutique de Nicolas Flamel, mais parfois encore presque intactes, comme la Tour Saint Jacques, qui dresse encore sa masse d’évidence alchimique au-dessus de territoires urbains trépidants où se négocie la chair, la culture moderne et les mille et un accessoires inutiles de la mode[3]. Aux environs de l’Hôtel de Ville,  du quartier de l’église Saint-Merri, certainement, et encore sur le boulevard Saint-Michel, avec ses milliers de livres vendus à l’encan, faute d’être un flâneur accompli, il ne m’a pas été donné de le rencontrer, sinon sur le mode de la rêverie. Avant le changement considérable de la forme d’une ville comme Paris, ce type de rencontre était encore opératoire, et presque le seul valable. C’est ainsi que les Puces de Clignancourt pouvaient réunir, dans une commune passion pour l’objet singulier, des esprits singuliers comme ceux de Breton, Mandiargues ou Flamand. C’était une manière informelle de pouvoir discuter en mouvement.

L’Immuable et l’Envol [4]s’ouvre en frontispice sur la photographie de l’un de ces anciens mascarons du Pont-Neuf scellés dans le muret de soutènement qui ceinture le square du Vert Galant. Cette photographie de l’auteur curieux du Paris secret donne la clé du titre de ce recueil. C’est un bon exemple de l’imprégnation de l’esprit du poète par l’archéologie spirituelle de l’ancienne capitale.

Dans le second numéro de la revue Le Surréalisme, même, c’est du nom de Charles Flamand qu’il signe un bref article sur « l’énigme des plombs de Seine ».

Nous sommes en 1957, et le groupe surréaliste est pleinement ouvert à toutes les aventures de l’esprit, accueillant ici en outre Jean Markale, et une grande curiosité pour le passé de la civilisation occidentale s’y manifeste.

            Pour autant, Elie-Charles Flamand n’était pas un parisien au même titre que ses illustres pairs surréalistes. D’origine lyonnaise, il monta à Paris en 1950 non sans quelques allers-retours, et y transféra son existence. Il entre alors dans une vie de bohème décrite non sans humour dans son avant-dernier ouvrage, Les Méandres du sens[5]. Il a vingt-deux ans, et signe, trois ans plus tard, un ensemble de poèmes remarquables à plusieurs égards, intitulés « A un oiseau de houille perché sur la plus haute branche du feu ». Ces poèmes, au-delà de leur dimension proprement spirituelle, nous renseignent précieusement sur l’état d’esprit d’un jeune poète qui vient de rencontrer André Breton après avoir connu de toutes autres expériences. 

            Parmi celles-ci, l’étude des minéraux, et d’une manière générale, un grand attrait pour les sciences naturelles, vient nourrir l’émergence d’une préoccupation autre, proprement artistique, et poétique. L’étude des pierres et des fossiles conduit sans doute à un souci de précision dans l’expression, et le regard posé sur les objets du monde matériel est tout autre que celui de la plupart des poètes. Pour lui, la poésie ne sera certainement pas un divertissement, mais bien la continuation de ses premières recherches scientifiques par d’autres moyens, dans le souci d’une plus grande connaissance[6]. Ainsi, lorsqu’il évoque le souvenir d’une visite capitale effectuée au musée de Montbrison, et la collection de Jean-Baptiste d’Allard, c’est pour constater aussitôt que cette Wunderkammer, loin d’être un simple musée de sciences naturelles, était « un point d’appui permettant d’atteindre le sacré épars dans l’univers », et qu’en outre, cette collection laissait « une place importante à l’insolite, au mystère, à l’exceptionnel, à l’imaginaire »[7]. Accroître l’acuité de sa perception de l’univers, tel semble être le voeu souvent manifesté dans son oeuvre. Suivant la théorie médiévale d’une corrélation entre microcosme et macrocosme, le souci général de percer à jour une partie du mystère de l’univers rejoint celui d’une meilleure connaissance de soi. Extérieur et intérieur se rejoignent  dans le meilleur des cas, suivant une coïncidence des opposés. Et le lieu de cette coïncidence ne pouvait être que la poésie.

Pourtant, la visite inaugurale au Château de la Bastie d’Urfé, dont les étapes rythment les premières pages des Méandres du sens, indique clairement la nature du seuil, qui est alchimique.

 Ces deux termes, poésie et alchimie, ont souvent été croisés par les lecteurs d’Elie-Charles Flamand. Sans entrer dans les nuances de cette question, nous pouvons retenir l’idée d’une quête complémentaire, et parfois souvent d’une coïncidence dans l’esprit, qui est celui de la quête, de l’élevation et de la transfomation intérieure. Au fond, n’est-ce pas à cette aune que l’auteur mesure ses relations avec le monde ? Les relations entretenues par la poésie et l’alchimie n’ont rien de normatif, ou de didactique. Hermès guide vers la poésie hermétique, et la rencontre avec les surréalistes dans les années 50 correspond à celle de René Alleau, Eugène Canseliet ou Robert Amadou. Dans les deux cas, le constat est le même : seule une infime partie du réel est perçue et exprimée par les arts. C’est toute la distance qui sépare la Spagyrie (ou ancêtre de la chimie moderne) de l’alchimie, dans les mauvais conseils de Maître Anseaulme à Nicolas Flamel[8]. Finalement, les surréalistes visaient à élargir la perception du réel, par tous les moyens, y compris les moyens traditionnels. Un socle, une base manquait à l’appel, et la vie humaine paraissait singulièrement appauvrie dans la plénitude de ses vocations. Il s’agissait dès lors de signaler les fugitives résurgences du vrai. D’où ce moment capital du surréalisme, et qui a duré quelques décennies tout de même, où une lecture ésotérique du monde était à l’honneur. A cet égard, Elie-Charles Flamand arrivait à point nommé, et dans l’histoire du surréalisme, et dans l’accomplissement de sa propre trajectoire. Le domaine alchimique fut pour l’auteur ce qu’il fut au dramaturge et poète irlandais, W.B. Yeats : un accompagnement quotidien. Il ne nous appartient pas de juger du résultat tangible d’une quête psychique par la voie des mots et des signes. Il ne s’agit pas de comparer Elie-Charles Flamand et Nicolas Flamel , Obéline et Pernelle. Pourtant, une certaine parenté existe entre alchimistes et lecteurs de livres alchimiques. Et d’ailleurs, ne faut-il pas comprendre la transmutation du plomb en or comme le perfectionnement des facultés de son esprit et de son âme ? Naturellement, le poète nous indique quelques représentations symboliques de sa quête alchimique. Le réel est profondément réélaboré, comme il est aisé de le comprendre lorsque parfois le référent réel de tel ou tel poème est mentionné par une date ou par un lieu. Le surréalisme lui rappelle en outre la gravité de l’opération poétique, dont il ne faut pas démériter par un abus d’ornementation ou de frivolité. Pratiquée avec scrupules, la poésie peut devenir au contraire un moyen de libération. Plusieurs types de relation entre poésie et alchimie ont pu être répertoriés[9], mais aucun ne correspond vraiment à la pratique personnelle de notre auteur. En aucune manière la poésie ne saurait être la servante de l’alchimie. Plutôt, la poésie procède de la même manière que l’alchimie : elle permet la transformation de l’être, suivant une voie solitaire et hiérophanique.

Percevoir la poésie comme un emportement spirituel ne fut sans doute pas une attitude complètement en phase avec les fréquents raidissements du groupe surréaliste sur des positions athées, d’une violence à la mesure du danger croissant d’assimilation à diverses doctrines religieuses. En dehors de cet écart croissant entre l’orthodoxie et la pratique individuelle, et avec pour environnement inspirant l’hermétisme alchimique, cette poésie pouvait se déployer dans une certaine indépendance, nécessaire à la beauté authentique :

« ...mon très cher ami Elie-Charles Flamand dont les évolutions au large » sont « toujours si harmonieuses (que je compare à celle du dauphin) »...[10]

Une rupture interviendra par la suite sous forme de lettre collective lui reprochant un goût excessif pour l’ésotérisme, mais cette exclusion, il la prendra avec humour. Elle marque une prise de distance, ou un déplacement solitaire vers d’autres buts qui dépassent l’action collective. Entre 1952 et 1960, la personnalité d’André Breton, et diverses amitiés, dont celle de Toyen, ou d’Edouard Jaguer, entre autres,  auront affermi son propre parcours.

            Voici un être qui suit les étapes d’un chemin intérieur et sait les décrire dans une langue qui n’est pas celle d’un suiveur de la poétique surréaliste. Il a su rassembler les éléments autrement épars de son itinéraire mental, sans tomber pour autant dans une oeuvre intellectualiste. Elie-Charles Flamand, ce serait la quête métaphysique devenue sensible par la médiation du travail poétique.

            Frappant à cet égard est le lexique employé pour décrire une attitude qui serait celle du poète, attitude particulière de celui qui subit une initiation : c’est un mélange de ferveur, de recueillement et de silence, comme dans l’attente d’un événement majeur. Ainsi, le poète doit oublier son propre être, faire le désert en lui, et déchiffrer le réel qui s’offre à lui. Le déplacement, quand bien même il prendrait appui sur des paysages et sur des expériences réelles, reste un déplacement intérieur. Ce qui n’exclut pas la présence de nombreuses descriptions fortement imagées, d’une géographie et d’une météorologie particulières. Un paysage intérieur existe, et ce dernier appelle une navigation périlleuse, comme l’orientation d’un être à l’intérieur du labyrinthe. Dans un entretien donné en 1993[11], l’auteur s’est lui-même expliqué sur les lieux intérieurs sollicités. Il distingue plusieurs niveaux dans la profondeur de la psyché : un inconscient inférieur, primitif et régressif, dit subconcient ; un inconscient supérieur, ou surconscient, qui abrite les énergies spirituelles, et la part du divin en l’homme. La voix spirituelle devra être captée par le poète. Cette sélection parmi les voix internes appellera naturellement une figuration sur le mode de la connaissance par les gouffres, suivie par une difficile ascension. Et c’est peut-être ce mode opératoire dans les profondeurs de l’esprit humain qui est figuré en poésie par un déplacement symbolique qui emprunte aussi à une tradition descriptive venue notamment du moyen âge.

Ce déplacement ne va pas sans danger, mais il possède aussi ses paradoxes, comme celui d’échapper au temps. Le cycle temporel de la mort et de la renaissance, se développe, accompagné par une métamorphose de l’être.

            Dans ce mouvement dynamique, le poète n’est pas seul : le lecteur l’accompagne pas à pas. En effet, celui-ci, sans bien mesurer la nature de l’opération en jeu, perçoit intuitivement le déroulement d’une quête, et y participe activement, par ricochet. La transformation n’est pas forcément spectaculaire. Simplement, la perception du réel semble devenir plus intense, plus fine aussi.

            Dans la quête de l’unité, la présence de l’unique peut se manifester de manière plus intense, ou bien c’est la réceptivité qui s’est accrue. Un lecteur familier du modus operandi alchimique pourra certainement repérer les allusions à une révélation inscrite dans un langage hermétique.

Différentes étapes du Grand Oeuvre peuvent trouver une correspondance dans les mouvements du poème. Un certain nombre de symboles alchimiques apparaissent, notamment les qualités occultes des pierres. Mais dans l’ensemble, c’est le travail poétique de la matière des mots qui importe plus qu’une révélation cryptée. L’oeuvre alchimique reste hypothétique quand l’oeuvre poétique, la fameuse alchimie du verbe, manifeste très clairement sa présence. A la poésie reviendra la fonction de transmettre une expérience d’ordre spirituel. Et c’est pourquoi l’oeuvre poétique épouse la courbe d’une existence adonnée à un travail opiniâtre : comment faire coïncider la force spirituelle des mots et l’intensité d’une expérience intérieure ? Parmi les mots majestueux, les vocables grandioses que l’auteur convoque parfois, il faudra veiller à retenir ceux qui possèdent un autre sens, précisément dans une dimension alchimique. Le rythme au pouvoir incantatoire, la recherche de métaphores adéquates, entreront à leur tour dans l’opération poétique à laquelle l’auteur voue la majeure partie de sa vie.

Nous voudrions à présent parcourir à grandes enjambées une partie de son oeuvre, qui est d’ordre poétique, afin de mieux percevoir comment se développe une sensibilité sismographique. C’est un parcours biographique autant que poétique que marque, comme autant d’étapes, chacun des recueils publiés.

            Le premier recueil,  A un Oiseau de houille perché sur la plus haute branche du feu, sera publié en 1957, chez Henneuse, éditeur lyonnais, en grand format de lama bleu, avec en bandeaux des dessins noirs de Toyen. Ce titre, qui pourrait passer pour surréaliste, ne l’est que par accentuation poétique de la chouette noire décrite en 1652 dans le Trésor du vieillard des pyramides. L’ermite est « à flanc de souffrance », pris dans une expérience au noir pour accéder à l’or. Ces cinq poèmes brillent de tous leurs feux dans une imagination née de l’attention portée à la merveille naturelle, comme les inclusions rêvées dans l’agate d’un oiseau, ou comme « la rivière aux galets d’escarboucle ». Le jeune poète n’hésite pas à suggérer la réunion des contraires et la résolution dialectique du réel par une série d’images baroques qui associent  feu et glace, descente et montée, lumière et ombre, crépuscule et aube. Parallèlement, un itinéraire initiatique est décrit dans les termes merveilleux du conte de fées ou du roman de chevalerie : passerelle, palais ensablé, tour, château en flammes, grotte, jardin secret, coffre et clé. Le réel est transfiguré par l’association métaphorique d’éléments comme « bec de flamme », « armure de sel », « l’éblouissante goutte de nuit ». En somme, le jeune poète dédouble le réseau d’images baroques ou surréalistes en suivant une trame proprement initiatique. Quel plus beau recueil rêver pour entrer en poésie ?

            Un livre récemment édité vient compléter ce moment de son existence. Fait exceptionnel, c’est un récit daté du mois d’août 1958, à Saint-Cirq Lapopie. Sur les pas de la fille du soleil eut pour premier lecteur André Breton lui-même, et finalement, le récit attendra quarante-quatre années pour paraître au grand jour. Non sans quelque hésitation, l’auteur le donna à publier, peut-être en raison d’une profusion d’événements tels qu’on les voit parfois en rêve. En effet, le héros, René Sol, suit les péripéties d’un rêve prophétique, où une simple porte ouvre vers l’inconnu.  On y retrouve un trajet dans l’obscur, et l’alternance d’une voix intérieure avec une voix narrative plus objective en apparence rend compte des péripéties du voyage, descente à l’intérieur de la terre à la manière sublime des héros de E.P.Jacobs perçant l’énigme de l’Atlantide à partir d’une mine d’orichalque. Cette référence, qui pourrait sembler hors de propos, était, sans que je le sache, l’une de celles de l’auteur, admirateur d’un E.P. Jacobs curieux des énigmes de l’univers et tournant un esprit scientifique vers les hypothèses les plus audacieuses. Ce récit, qui abonde en trouvailles narratives, comme une clé révélée à l’intérieur d’un brasier, ou une pierre qui devient une « lampe perpétuelle », est tout entier centré sur la figure séduisante d’une fugitive, que le héros finit par rejoindre, au terme d’une ascension, comme s’il se brûlait au feu du soleil et dans l’ardeur de son propre amour. L’importance du thème de l’amour comme transmutation du corps et envoûtement de l’esprit, rendant l’être audacieux, et insouciant de sa propre sécurité, durent séduire le maître du surréalisme, tout comme la confiance accordée à la voix de l’inconscient. Dans ce récit fondé sur un rêve, la part belle est faite à une poésie visuelle, à un art visionnaire qui sera la marque de très nombreux poèmes.

La dimension érotique de l’oeuvre de cet auteur n’est pas directement perceptible, puisqu’il s’agit le plus souvent d’un amour sublimé, où le charnel  produit du spirituel. Cependant, la question de l’érotisme est bien au coeur de l’alchimie, dans sa symbolique des couleurs, passant par le rouge, dans les opérations même de combustion, ou de fermentation dans le coït philosophal. Elie-Charles Flamand a d’ailleurs publié une Erotique de l’Alchimie par la suite, qui associe gravures et portraits d’alchimistes dans leur relation à l’érotisme.[12].

   Curieusement, l’auteur publiera peu jusqu’à la réédition de ce coup d’envoi sous un nouveau titre, La Lune feuillée, contenant de nombreux autres poèmes, en 1968...Etonnant livre encore que celui-là, préfacé par André Pieyre de Mandiargues qui louangeait parallèlement la simple franchise d’Alba de Cespèdes, laquelle publiait des poèmes du mois de mai qui chantaient la révolution des enfants de la bourgeoisie française. L’histoire semble comme au dehors, chute de neige derrière la vitre, tandis qu’Elie-Charles Flamand se dédiait à de longs travaux sur la peinture de la Renaissance. « Instants miroirs ardents de l’éveil »,  « Vivier des signes décisifs », « Pierre de vérité » s’ajoutent comme le résultat de ces dix années.

La perspective d’une « internelle navigation » se précise, suivant une route qui conduirait au « noeud des mondes ». Le poète est un vigile, attentif au monde, « éternisant en nous le chant de la matière pensive »[13]

Certains de ces vers sonnent familièrement comme des sentences, qui sont autant des mots d’encouragement adressés à soi-même, en chemin, que des injonctions qui conduisent le lecteur à entrer par empathie dans la perspective de l’auteur, qui est celle d’une transfiguration :

            « Changez votre âme contre celle de l’agate

            Alors vous pourrez goûter au pollen des étoiles

            Et dénouer les boucles du mandala »[14]

 

Le lexique employé renvoie au monde de l’alchimie, ou de l’ésotérisme au sens plus large, mais recomposé suivant les lois de la poésie, transformé en métaphores comme « les chenets des arcanes », « le chas des grimoires », ou le « revif ». Ces poèmes donnent la preuve d’une étonnante plasticité des images, éluardiennes ou rappelant Edmond Jabès, comme « la nuit potable ». L’expression devient inventive et ailée pour suggérer une expérience hors du commun, avec néologismes singuliers comme « la chair s’illimite », ou bien « Je remontais vers l’anti-présence ». Le poète semble alors bien avoir appliqué sa méthode de connaissance par le subconscient, de lente émergence vers le spirituel, en s’arrachant « à la succion des fonds originels »[15].

Cette lune feuillée, cette lune talismanique est une des très belles pierres de son lapidaire. Il s’agit certainement d’un recueil plus « profane », jouant de claviers depuis abandonnés pour une quête plus resserrée sur elle-même. Ces poèmes s’imposent à tout lecteur sensible à une grâce hermétique parente des neiges, du miroir et de l’acier.

 

             Ce sont des « roses très austères » qui préfigurent un autre ensemble de poèmes parus en trois volumes d’un étonnant format carré aux Editions Le Point d’or (Michel Landier) entre 1982 et 1988. Entre-temps, dans la décennie soixante-dix, trois nouveaux recueils ont paru, qui nous renseignent amplement sur la vie intérieure de l’auteur, dans la poursuite de sa quête spirituelle.

             Attiser la rose cruciale, paru en 1982, et tiré à 350 exemplaires, sonne comme un recueil rosicrucien. La gravure en frontispice semble garder le seuil, comme l’ange porteur d’une épée. Le titre superbe vient détourner une référence ésotérique trop explicite et pourrait conduire à bien d’autres lectures. L’ouvrage semble décrire la lutte du solitaire impétrant contre les forces multipliées de l’univers, encore vaudrait-il mieux dire une étreinte, un corps à corps entre la volonté de nomination poétique et le silence, et une communauté de nature entre ferveur poétique et prière. Un « point d’or » est rejoint, celui « d’une parole prête à fructifier dès que le ciel pénétrera les pierres fastes »[16] . Jamais la vertu théologale d’espérance ne fait défaut, et celui qui cherche finit par voir : « Quelquefois j’ai vu ma nuit intérieure se parer d’une rayonnante déchirure »[17]. Une image se manifeste déjà, qui trouvera à s’exprimer plus largement dans un recueil, sous le titre Pacte avec la source[18]. En effet, apparaît ici « la source de mutation », soit une piscine probatique, ou le moyen de changer le mal en bien. Un « ressourcement » au sens fort peut enfin s’effectuer. Au fond, l’efficacité de la quête est fonction d’une qualité de ferveur, capable à elle seule  de saisir « le vivifiant secret du matin »[19].

            Petit à petit, un thème émerge qui ira crescendo, celui de la « lumière sans ombre », soit une illumination, un « jour aurifère », ou bien encore des « lueurs habitables ». Surtout, la quête ésotérique prend une importance croissante et devient un thème majeur de nombreux poèmes, dans une langue de plus en plus codée : « éloignons-nous du noir cristal adombrant le temple inachevé, afin d’aller nous enfouir dans l’athanor d’une solitude baptismale »[20]. Ce recueil est précédé d’une essai sur la poésie hiérophanique intitulé  « La Quête du Verbe » qui pose les principes nécessaires pour un art poétique : la parole est enfouie au fond de nous. Il faudra donc devenir le démiurge de sa propre parole poétique et trouver les images qui manifestent au mieux les archétypes et les signes sacrés.

            L’Attentive lumière est dans la crypte est un second recueil illustré par le sculpteur Gaetano di Martino suivant des formes symboliques de grande puissance. C’est un recueil intermédiaire qui parachève un mouvement d’amour et d’adoration : « l’amour affleure avec ses voix stellaires... »[21]

Les acteurs de ce théâtre intérieur grandissent en abstraction jusqu’à devenir pure lumière : « Je vois là s’affiner tempétueusement / Le devenir de la lumière/ Qui s’ouvre sur la blancheur du Vide »[22].

            Transparences de l’Unique paraît enfin en 1988, illustré magnifiquement par le peintre-calligraphe Chu Teh-Chun,  et s’ouvre par « Héritant ces galets de clarté ». Ce dernier ouvrage témoigne d’une victoire sous forme de « renouveau », ou d’« embellie » : l’être entre en pleine possession de lui-même, à condition ici encore de passer par des épreuves dont le cadre matériel est minutieusement décrit, mais suivant non pas le réalisme descriptif, mais un détournement radical des propriétés de l’espace, des « arcs ironiques » à un « paysage minéral », « sous les méandres des intrigues stellaires »[23]...

Le ton devient parfois sentencieux, détournant parfois certains proverbes, dans une inventivité heureuse du langage : « Tant va la chance méconnue qu’elle finit par rejoindre la courbe unique »[24]. En dépit de la longueur du trajet, c’est la confiance et une tonalité heureuse qui dominent ce recueil, comme si la lumière trouvait enfin à s’accomplir.

Ces trois recueils, unis par une présentation similaire, semblent parcourir un arc qui va d’une laboratieuse initiation visant à approfondir la dimension spirituelle de l’être jusqu’à une certitude visionnaire.

Ce qui s’ouvre à la pierre du matin et L’immuable et l’envol paraissent à deux ans d’intervalle aux Editions du Soleil Natal. Ces deux recueils illustrés l’un par des emblèmes du XVIIème siècle, l’autre par des compositions d’Obéline, précèdent Les Chemins embellis et Au Vif de l’abîme cristallin, ce dernier ayant été publié par les éditions Tarabuste, en 1996. L’hypothèse serait que chaque recueil coïncide avec un trajet dont le support est matériel - ce sont de vrais escarpements, de vrais soleils - vers un espace rare et peu accessible, image transparente d’une transmutation. Une odyssée intérieure est relancée de poème en poème, en un précipité verbal nullement gratuit et jamais seulement esthétique. Le poème serait ici l’alchimie en acte et le baromètre de l’âme. Avec plus ou moins d’assurance, le poète peut annoncer le frémissement d’une délivrance. Mais nul ne peut affirmer si l’embellie sera durable, dans le dialogue de forces contraires. Et c’est ce dialogue, maintes fois relancé, qui se poursuit sous nos yeux, avec les recueils suivants, Les Temps fusionnent , qui associe oeuvres d’art et objets de tous les temps, par une transfiguration poétique, Pacte avec la source, Vers l’or de nuit, et le tout dernier, Distance incitative, qui associe poèmes et photographies par Obéline des grèves de Varengeville, sur la Manche[25].

Inlassablement, Elie-Charles Flamand extrait, d’un livre à l’autre, la ferveur d’un soleil noir.

                                                                                                                                 Marc Kober

Cet article est paru dans la revue LA SŒUR DE L’ANGE N°3

Editions A CONTRARIO.

Copyright : la revue et l’auteur.

 


[1] Les Méandres du sens - Retour en Forez, retour sur moi-même, Editions Dervy, 2004, p. 29. Cet ouvrage est capital pour la mise en perspective d’une existence passionnée suivant divers moments de création et de réflexion. L’ouvrage est si divers et si surprenant que les libraires ne savent pas dans quel rayon le placer, et c’est là toute sa force !

 

[2] La Lune feuillée, préface d’André Pieyre de Mandiargues, Pierre Belfond, 1968, p. 43. Ouvrage épuisé.

[3]  Elie-Charles Flamand, La Tour Saint-Jacques, Editions La Table d’Emeraude, Paris, 1991. Les oeuvres de Nicolas Flamel ont été préfacées par ce même auteur aux Editions du Courrier du Livre, en 1989.

[4] L’Immuable et l’Envol, Editions du Soleil Natal, 1993.

[5] Les Méandres du sens, op. cit. , p. 85 et sq.

[6] Dans le registre de l’essai, l’auteur a publié une belle étude sur les minéraux : Les pierres magiques, Le Courrier du livre, 1981.

[7] Les Méandres du sens, op. cit. , p. 113.

[8] La Tour Saint-Jacques, op. cit. , p. 24.

[9]  Yves-Alain Favre, Alchimie et poésie dans l’oeuvre d’Elie-Charles Flamand,  Deuxième colloque du Centre de recherche sur le merveilleux et l’irréel en littérature, Université de Caen, début septembre 1989.

[10] André Breton , en 1957. Le mot est souligné par André Breton.

[11] Entretien réalisé par André Lagrange, été 1993, Jointure n°34.

[12] Erotique de l’alchimie, Le Courrier du Livre, 1989. Avec une préface d’Eugène Canseliet.

[13] « Sur une statue oscillante de Takis », La Lune feuillée, op. cit. , p. 43.

[14] «  Itinéraire du peintre », idem, p. 45.

[15]  « Cérémonial de l’abandon aux métamorphoses », idem, p. 81.

[16] Attiser la rose cruciale, « Prendre appui »,  Le point d’or, 1982, p.33.

[17] idem, p. 35.

[18] Pacte avec la source, La Lucarne ovale, 2000.

[19] idem, p. 53.

[20] « Dépouillement », idem, p. 66. Il s’agit d’un poème en prose.

[21] L’Attentive lumière est dans la crypte, Le Point d’or, 1984, p. 17.

[22] idem, p. 38.

[23] Transparences de l’Unique, «Rétrospectif », Le Point d’or, 1988,  p. 23.

[24] Idem, « Secours de l’envers », op. cit. , p. 28.

[25] Tous ces recueils sont parus aux éditions de la Lucarne ovale (21, La plaine du Jarrier, 77720, Saint-Ouen-en-Brie) entre 1998 et 2005.