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Un regard sur la poésie Native American : The Fourth Wave, La quatrième vague

 

traduction de l’essai et des poèmes par Béatrice Machet. 

 

Les remerciements vont à l’auteur et à Erin Scalcup pour avoir autorisé la traduction de l’article publié dans le magazine Waxwing Literary Journal, que l’on peut consulter ici : http://waxwingmag.org/writing.php?item=344

     En 2003, était publié Shapeshift, recueil écrit par le poète Navajo (Diné) Sherwin Bitsui. Deux ans plus tard sortait Another Attempt at Rescue de la poète Sioux/Assiniboine M.L.  Smoker. Ces deux voix représentent le début de ce qu’on peut appeler la quatrième vague de la poésie contemporaine des Indiens d’Amérique du nord. Il s’agit d’un groupe constitué de voix parlant depuis des perspectives esthétiques, tribales et empiriques très variées. Après le livre  de Smoker, le mien intitulé Indian Trains, était publié, puis celui de la poète Cherokee Marianne Broyles intitulé  The Red Window , suivi par le livre du poète Cherokee Santee Frazier :  Dark Thirty, venait ensuite le Chromosomory de la poète  Lakota Layli Long Soldier, puis Velroy and the Madischie Mafia du poète Comanche/Arapaho du sud du nom de Sy, après quoi paraissait  Bone Light du poète Diné (Navajo) Orlando White, puis Leaving Tulsa de la poète Creek Jennifer Foerster. Nombreux autres livres semblent devoir suivre cette liste de publications —  et rapidement. 

     Je ne pense pas qu’on ait parlé de la littérature indienne en termes de vagues — le seul terme que je puisse trouver est celui de « renaissance Indienne » inventé par Kenneth Lincoln  et qui donne titre à son livre publié en 1983. Nous sommes maintenant nombreux, venus après ce premier mouvement. Au travers de mes recherches consacrées à la vague nouvelle, regardant le travail des écrivains Indiens et particulièrement les poètes publiés avant ma génération, je conclue que se sont imposées plusieurs vagues distinctes au sein de la poésie Indienne, et qui débute bien avant la « renaissance indienne ». Afin de contextualiser ce que je voyais dans la nouvelle vague, j’ai voulu aller en arrière et définir la première, la deuxième et la troisième vague. Ce que je découvris en me penchant sur les différentes vagues est qu’il y a quelque chose d’unique attachée à la quatrième. 

     La première vague est faite de tout ce qui pouvait être écrit par un ou une indienne après 1492 et avant la « renaissance Indienne ». En cherchant un auteur qui aurait écrit de la poésie à cette époque, nous trouvons principalement des auteurs émergeant qui s’adonnent à la prose comme Zitkala-Ša — dont l’ouvrage de fiction prestement déterré est maintenant enseigné par les universitaires dans les départements de littérature Indienne dans le pays. Les problèmes que les poètes et auteurs de la « renaissance Indienne » ont aussi traités sont les thèmes abordés par les auteurs de la première vague. Identité, nature opposée à modernité, authenticité, culture de la réserve opposée à celle en dehors de la réserve, souveraineté/questions de territoire, racisme/racisme internalisé, culturel/regain de la tradition, histoire, enfin les problèmes cruciaux de la langue. La différence se trouve dans l’audience. La majorité de la poésie — au contraire de la prose, au contraire de la majorité des textes de l’après première vague — étaient publiés presque exclusivement dans les journaux et magazines des écoles indiennes pour un public presque exclusivement indien. Publiée récemment , Changing Is Not Vanishing, éditée par Robert Dale Parker, est l’anthologie la plus exhaustive concernant la première vague de poésie Indienne, qui relève clairement trois problèmes essentiels. Le premier, comme déjà mentionné, est que l’audience des auteurs de la première vague est faite d’indiens. Au contraire de la première vague de proses, au contraire de n’importe quelle forme d’écrits de la seconde et troisième vague, les poètes de la première vague ne subissaient aucune pression d’écrire pour des non-Indiens. Le deuxième problème est que “les Indiens d’Amérique on écrit de la poésie en anglais ou en latin depuis presque aussi longtemps que les Euro-Américains » (Parker 4). La perception générale de l’écrit commis par un auteur Indien solo est somme toute plutôt récente. Le fait que la littérature vienne d’une longue tradition  américaine change significativement la relation de la littérature Indienne avec son homologue américaine. Le troisième problème est que lorsque la première poésie Indienne ne récoltait que très peu d’attention, beaucoup d’ouvrages écrits bien avant 1930 étaient publiés et considérés comme de la poésie Indienne, bien que — étrangement — ce ne soit pas de la poésie ou bien alors ces écrits n’étaient pas écrits par des Indiens. De nombreux fragments oraux des rituels Indiens ou les chants ont été transcrits et traduits (pas toujours bien) pour des raisons anthropologiques. Plus tard une bande de poètes blancs ont retraduit ces textes sans connaître les langues d’origine, les arrangeant de leur propre chef en vers et bien souvent en les récrivant longuement (Parker 8). Encore une fois, les poètes Indiens ont écrit depuis presque aussi longtemps que les auteurs non-Indiens et ce que la plupart des anthologies ont vu comme écrits Indiens ne le sont pas. De plus, les poètes de la première vague ont écrit « selon une grande variété de styles, de formes, d’idées, cultures et buts, en diverses régions », ce qui a fait d’eux les poètes les plus prolifiques jusqu’à l’arrivée de la quatrième vague (Parker 3). Il y a des poètes comme Lynn Riggs, née en 1899 en territoire Indien, qui pourrait rivaliser avec n’importe quel poète contemporain. Dans  “A Letter,” nous percevons l’usage fort du langage et le parfait contrôle, via l’enjambement, du vers ou sa fin en bout de ligne : 

In my neighbor’s garden chickens, like snow,

Drift in the alfalfa. Bees are humming;

A pink dress, a blue wagon play in the road;

Guitars are strumming.

Guitars are saying the same things

They said last night — in a different key.

What they have said I know — so their strumming

Means nothing to me.

Nothing to me is the pale pride of Lucinda

Washing her hair — nothing to anyone:

Here in a black bowl are calendulas,

In my neighbor’s garden, sun. (qtd. in Parker 346)

Dans le jardin de mon voisin, comme neige,

Dérive dans l’alfalfa. Les abeilles bourdonnent ;

Un robe rose, un charriot bleu jouent sur la route ;

Les guitares grattent.

Les guitares disent les mêmes choses

Déjà dites la nuit dernière — en changeant de clé.
Ce qu’elles ont dit je le sais — donc le grattement

Ne signifie rien pour moi.

Rien ne m’est la fierté pâle de Lucinda

Se lavant les cheveux — rien pour personne :

Dans un bol noir ici se trouvent des calendulas,

Dans le jardin de mon voisin, soleil. 

     La deuxième vague d’auteurs dont beaucoup sont représentés dans l’anthologie Harper (Anthology of 20th Century Native American Poetry) sont les auteurs que nous pouvons nommés « de la renaissance Indienne » : Simon Ortiz, Joy Harjo, Louise Erdrich (et bien d’autres voix émergeaient à cette époque),  plus l’apparition saluée du roman de N. Scott Momaday House Made of Dawn. (La maison de l’aube). C’est indéniablement la vague la plus importante, celle à laquelle appartiennent les auteurs les plus connus à ce jour. Les problèmes à résoudre étaient là encore multiples, mais principalement concernaient la questions soulevées d’être entendu le furent quand les problèmes Pan-Indiens listés au début de cet essai devinrent les problèmes principaux pour les auteurs Indiens et les critiques (et sont les problèmes pour lesquels la littérature Indienne est connue désormais). A regarder les œuvres de Ortiz, Harjo, et Erdrich, on voit que ces problèmes prédominent conceptuellement leur travail. 

     Dans le poème de Simon Ortiz “Spreading Wings on a Wind,”, des phrases et des mots comme “aigles”, « montagne”, « … et les gens peuplant la terre  — tout cela, /la plume dans une prière, » « est, ouest, nord et sud, » « cornfood », « avant qu’il n’y ait des billard ici, » prolifèrent, et le texte se termine par : « Bon sang que faites-vous à cette terre ? Mon grand-père chassait ici, priait … ». La tradition en relation avec la nature, en relation avec rétablissement opposé à modernité, est souvent évoquée. Le thème de l’histoire se propage tout au long du “I give you back,”(je te rends) de Joy Harjo, dans lequel la troisième strophe dit : « je te rends aux soldats blancs/qui ont brûlé ma maison, décapité mes enfants,/violé et sodomisé mes frères et sœurs. / Je te rends à ceux qui volaient/la nourriture dans nos assiettes quand nous mourions de faim ». Dans « réunion de famille », Erdrich écrit à propos « d’un mystérieux frère/qui restait sur le territoire quand Ray était parti pour la ville, » ceci lance une enquête sur l’identité de la réserve opposée à celle d’en dehors. Elle utilise aussi un mélange d’Anglais et d’ Anishinaabe — une tentative d’illustrer la récupération et l’usage des langues traditionnelles—avec le mot “Metagoshe”. Bien que tous ces poètes fassent partie de la deuxième vague et travaillent avec la tradition différemment, ils montrent qu’il y a un sens d’identité Indienne globale. L’identité qui ne se trouve pas, sauf difficilement, dans le 20ième siècle. Cela est fondamental parce que le concept d’indiens d’Amérique pour une culture majoritaire était, est toujours en bien des façons, formulé par des non Indiens d’une manière qui renie même l’existence des Indiens au 20ième siècle. Pour beaucoup, le terme d’Indien ou d’autochtone rassemble les images d’un passé pan-indien. Ce que les poètes de la deuxième vague ont réussi à prouver, c’est le sentiment d’être en vie, d’exister —  et d’exister artistiquement, comme tout poète le fait— au 20ième siècle. 

     La troisième vague d’auteurs indiens rassemble ceux qui ont été publiés avant la fin du 20ième siècle mais après la Renaissance, comme Sherman Alexie, Tiffany Midge et Eric Gansworth. Les problèmes soulevés par les auteurs de la deuxième vaque restent les gros problèmes auxquels s’attaque la troisième vague. La différence réside dans le désir d’ancrer les récits dans une identité tribale et politique particulières (bien que cela existe à un moindre degré chez certains auteurs de la deuxième vague). De plus, il y a une sorte de réalisme râpeux et détaillé dans la plupart des œuvres, avec un intérêt redoublé accordé aux cultures et modes de vie contemporaines des Indiens. Problèmes et histoire, langage, identité sont des termes utilisés en toile de fond. L’ironie, l’humour, les sarcasmes font leur apparition et sont utilisés avec une conscience post-moderne. Par exemple, dans le “Highway Robbery, #5,” de Tiffany Midge, dans son recueil Outlaws Renegades and Saints: Diary of a Mixed-Up Halfbreed( hors la loi, renégats et saints : journal d’un bâtard confus), elle parle de façon sarcastique de “Self-proclaimed shamans, plastic medicine men, Indian spirituality processed in Kmart variety packs”, des shamans autoproclamés, de medecin men en plastique, de spiritualité indienne sous forme d’assortiment emballée par Kmart  (distributeur américain de biens de consommation, N.d.T.) Dans “Weeds,”, elle place son récit dans un contexte tribal bien particulier tout en illustrant de façon grinçante et réaliste l’aspect très contemporain de la vie Indienne aujourd’hui : “Our grandfather fed us a rich diet of leather-bounded / bible stories, displayed toothless grins at his own jokes, / his tonic of reservation humor, / recited prayers in Sioux when we were sick” (26-28) (notre grand-père nous nourrissait selon le régime histoires de la Bible/ficellée de cuir, il montrait son sourire édenté à ses propres blagues,/ le tonique de son humour des réserves,/ récitait des prières en Sioux quand nous étions malades). Cette tradition se poursuit avec Gandworth et son recueil Nickel Eclipse/Iroquois Moon. Dans le texte intitulé “My Hair Was Shorter Then,” il dit, plein de sarcasme et avec une conscience aiguë d’un soi postmoderne : “… having never learned / to braid my hair, looking more / like Jerry Garcia than Geronimo … a blonde haired young man in the front / row look[s] around the room quickly and seeing no / evidence, informed me it had to be one / of those crazy ass drunk Indians from down the road” (n’ayant jamais appris/ à tresser mes cheveux, ayant plus l’air/ de Jerry Garcia que de Geronimo … un jeune homme blond au premier/ rang jeta un œil rapide autour de la pièce et ne voyant aucune/ preuve, m’informa qu’un de ces Indiens comme on les trouve le long de la route, dingues et saouls, avait dû entrer ) Gansworth est lui aussi précis quant à l’appartenance tribale, avec des titres comme  “Iroquois Backboard Rebound Song (III): The Art of Guarding,” ou bien il réclame l’étiquette Onondaga pour Skywoman dans “Song for a Snapping Turtle Rattle” (62, 83,( chanson pour  un hochet tortue qui claque). Dans son recueil The Business of Fancydancing , Sherman Alexie, dans la nouvelle “Dead Letter Office,” dit:  “I get a letter written in my Native Tongue, but I don’t understand it, so I spend the night searching for a translator, until I find Big Mom in the Bar. She speaks the language, but I have to fancydance for her, in blue parka and tennis shoes ... all the other Skins ... calling me by a name I recognize but cannot be sure is my own ...” (36).( j’ai reçu une lettre écrite dans ma langue Indienne mais je ne la comprends pas, alors je passe toute la nuit pour trouver un traducteur jusqu’à ce que je tombe sur Big Mom dans le Bar. Elle connaît la langue, mais je dois danser pour elle, avec mon parka bleu et mes tennis … tous les autres peaux-rouges  … m’appelant d’un nom que je reconnais mais dont je ne suis pas certain qu’il soit le mien …)

     La quatrième vague  commence avec la sortie du livre de Sherwin Bitsui, Shapeshift. Cela marque le début d’un mouvement basé sur un très grand intérêt pour l’esthétique poétique contemporaine. Nombreux sont les auteurs de cette quatrième vague qui ont obtenu  leurs diplômes à l’institut des arts des Indiens d’Amérique, institut d’où sont issus de nombreux artistes Indiens (il est possible de ressentir également ce mouvement chez de plus jeunes artistes de cet institut, ceux qui n’ont pas encore produit de livres). 

     Quand j’étais écrivain invitée à l’institut des arts des Indiens d’Amérique  — d’où plusieurs des poètes mentionnés plus haut étaient sortis quelques années avant mon séjour de un an —  j’ai entendu encore et encore cette chose, qui était le désir brûlant d’être autorisé à écrire sans avoir à traîner le fardeau traditionnel des politiques littéraires Indiennes. Les jeunes auteurs là-bas se montraient fatigués des problèmes que la grande majorité des écrivains et des critiques avaient soulevés et traités, ils voulaient simplement faire ce que tout jeune écrivain veut faire : verser d’eux-mêmes sur la page.  Problèmes donc pour lesquels la première, deuxième et troisième vague étaient très investies,  mais qui n’ont récolté auprès de mes étudiants que des soupirs las. Quand j’insistais, une grande majorité de mes étudiants expliquaient que nos prédécesseurs avaient déjà parlé de ces choses, et que c’était leur privilège d’avoir hérité de l’absence de ce fardeau. Je compris alors que j’étais, et le suis encore, une plutôt  jeune auteure  moi-même, et j’avais traversé quelques années à chercher exactement où me tenir. J’avais lu des poèmes de T.S. Eliot en passant par Sherman Alexie et finalement j’avais conclu que leur travail était le même : rendre poétiquement ce qu’ils connaissaient. Après avoir lu “The Negro and the Racial Mountain,” de Langston Hughes, publié une première fois en 1926, je savais que j’avais trouvé ce que j’essayais de dire depuis des années : « nous jeunes artistes noirs qui créons essayons maintenant d’exprimer nos êtres sombres de peau sans crainte et sans honte. Si les blancs sont contents nous nous en réjouissons. S’ils ne le sont pas, cela n’a pas d’importance. Nous savons que nous sommes magnifiques. Et laids aussi. Le tam-tam pleure et le tam-tam rit. Si les gens de couleur sont contents, nous aussi. S’ils ne le sont pas, leur déplaisir n’as pas non plus d’importance. Nous construisons nos temples pour demain, forts comme nous le savons maintenant, et nous nous tenons au sommet de la montagne, libres au dedans de nous ». 

     Pour traduire ceci en termes d’expérience d’écriture Indienne, le sentiment était que si l’art était produit par un Indien, c’était par défaut de l’art Indien, et le souci conceptuel autour des problèmes d’identité ou de politique nous distrayait de devenir de meilleurs artistes. A l’institut des arts des indiens d’Amérique, j’ai beaucoup cité l’essai de Hughes. Et j’ai souvent parlé de forme poétique. Métaphore, son, image. Ces trois mots je les employais encore et encore pour que les étudiants aient les outils pour choisir tout ce qu’ils voulaient exprimer, leurs vies, leurs pensées, leurs paroles. Pendant des années Arthur Sze, un poète de l’image en profondeur, et son collègue Jon Davis, ont enseigné à cet institut et ont permis aux étudiants de simplement tomber amoureux de la parole. J’ai aussi présenté des poètes comme M.L. Smoker, qui comme moi écrivait des poèmes lyriques et en prose. Nous parlions de poètes comme Sherwin Bitsui, plus expérimental — un poète épique, un poète de l’image en profondeur, et j’affirmais que son travail était Diné (Navajo) dans la forme, pas seulement son contenu /concept. 

     Dans son poème “The Northern Sun,”, extrait de son recueil Shapeshift,Bitsui écrit, “Find me on the hood of a car racing through stars, on the velvet nose of a horse seeking its dead master waiting with saddle and bridle” (16). (Trouve-moi sur le capot d’une voiture voyageant dans les étoiles, sur le nez pourpre d’un cheval cherchant son maître mort qui attend avec selle et bride) Dans ce poème, les images se fondent rapidement l’une dans l’autre. C’est certainement la façon dont la poésie fonctionne avec la métaphore. Pourtant, comme beaucoup d’autres langues Indiennes, le Diné est une langue où les verbes dominent au contraire de l’anglais où ce sont les noms qui dominent. En langue Diné les choses vivantes sont imprégnées d’une sorte de dynamisme, de telle sorte qu’une chose devienne facilement une autre. Dans le poème “The Sun Rises and I Think of your Bruised Larynx,”(le soleil se lève et je pense à ton larynx meurtri), Bitsui écrit : 

I think of your cupped hands tucked into the petals of a mud-caked sun.

The raven browned by winter moon’s breath

releases its wings,

          stretches its neck,

resembles for a second

the silhouette of a horse’s head

carved from the nugget of coal

found in your grandmother’s clenched fist. (26-27)

 

(Je pense à tes mains en coupe nichées dans les pétales d’un soleil d’argile cuite.

Le corbeau bruni par l’haleine de la lune d’hiver

libère ses ailes,

                étend son cou, 

une seconde ressemble 

à la silhouette d’une tête de cheval

gravé par une pépite de charbon 

trouvé dans le poing fermé de ta grand-mère)

De cette façon je montrais aux étudiants comment l’identité Indienne n’est pas ouvertement affirmée en terme de contenu/concept, surexploitée sur la page ; et que si l’on fait confiance au public, il était possible de regarder les images, les sons, les langues, les lieux de leur communauté, et d’exprimer poétiquement ce qu’ils connaissaient. 

     Deux des auteurs de la quatrième vague, Marianne Aweagon Broyles et Santee Frazier, écrivent souvent ce qu’on décrit comme poésie narrative : des poèmes qui avancent en termes de progression dans le temps tout au long du poème (bien que je doivent dire que Frazier écrit aussi des proses). Tragiquement, la narration a fini avec le mauvais rap dans les cercles de poésie contemporaine, peut-être à cause de la forme qui semble facile. La poète ( blanche, N.d.T.) Dana Levin remarque dans son article “The Heroics of Style: A Study in Three Parts”: “Open many of the books published by younger poets since the late nineties and you will find much to delight the eye and tease the palate ... [but w]hat I can (and often do) admire about such poems — lingual beauty — doesn’t linger long after turning the page. I’ve been wondering for a while how much of the poetry of my generation got into such a state of affairs”. (1) (Ouvrez les livres écrits par les jeunes poètes depuis la fin des années 90, vous trouverez de quoi vous régaler l’œil et vous taquiner le palais … mais ce que je peux (et je le fais souvent) admirer dans ces poèmes — la beauté de la langue — ne subsiste pas longtemps après avoir tourné la page. Je me suis demandée combien de cette poésie de ma génération coïncidait avec cet état de fait). Dans les poèmes de Frazier comme de Broyles, le goût perdure longtemps après avoir tourné la page. Mais en tant que poètes narratifs, leur travail n’est pas de ceux qui éblouissent par les thèmes abordés, ainsi que Levin le remarque pour de nombreux poètes contemporains ; c’est un texte qui vous emmène rapidement dans une histoire. La forme narrative est plus incomprise des formes poétiques parce qu’elle semble si facile, mais elle est belle et difficile. Broyles comme Frazier  peignent narrativement des portraits merveilleux de gens qu’ils rencontrent dans leur vie, et je ne pense pas que ces poèmes auraient pu être écrits autrement et mieux sous une autre forme. Prenons par exemple le poème de Broyles, “Mohawk Horse Breaker,” (dresseur de chevaux Mohawk), à propos d’un homme à la fin de sa vie en train de mourir à l’hôpital : 

Then his eyes darken over —

stars covered by a bank of storm clouds —

as Philip leaves the moment

and returns where he lies now. He releases a sigh,

the same kind of sigh

exhausted Pintos must have

let go under his craggy weight.

Now, I smile at his leather boots,

sticking out of crumpled hospital bedding,

indicative of his unbroken will.

I sure do love them horses, he declares,

and closes his eyes so he can

rejoin the world he knew before. (9)

Puis ses yeux s’assombrissent—

des étoiles couvertes par une bande de nuages orageux—

alors que Philippe quitte ce temps-là

et s’en revient où il est allongé maintenant. Il laisse échapper un soupir,

le même soupir épuisé

que les Pintos devaient pousser

sous son poids osseux.
A présent je souris devant ses bottes en peau de lézard

qui dépassent en dessous du lit d’hôpital,

indiquant, bien qu’handicapé, sa volonté indomptée.

Sûr que je les aime, les chevaux, déclare-t-il,

et il ferme les yeux afin de rejoindre

le monde qu’il connaissait avant. 

Dans ce poème, Broyles avance dans le temps en racontant une histoire — ce qui est la définition de narratif. Cependant il y a des images, des sons, une absence de fétichisation autobiographique du narrateur, ou bien comme Levin le dirait : 

… the decadence of the Confessionalist movement, which has informed much of contemporary poetry for the last fifty years [immediately prior to the poets Levin described above] …. Lowell’s revolutionary decision to “tell what happened” had splintered into little camps of disclosure. What the poems of these camps — poems of identity-politics, politics of familial violation and abuse … had stylistically in common was a narrative autobiographical approach where exposition of subject matter often took precedence of over imaginative shaping of language and form. (… la décadence du confessionnalisme, qui a irrigué la poésie contemporaine des cinquante dernières années [juste avant l’arrivée des poètes dont Levin parlait plus haut] … la décision révolutionnaire de Lowell de « dire ce qui se passait » a éclaté en de petits campements de dissémination. Ce que les poèmes de ces camps poèmes de politique liée à l’identité, politiques familiales des violations et abus … avaient en commun une approche stylistique autobiographique où l’exposition du problème prenait le pas sur le façonnage inventif de la langue et de la forme.)

 

     Les poètes de la Renaissance Indienne entrent dans le cadre de la définition du confessionnalisme.  Il y a malgré tout de nombreux auteurs Indiens et des universitaires pour avancer l’argument que si le contenu des œuvres est orienté vers l’Indien, il est d’origine Indienne, mais sous de nombreux aspects il est anglo-américain, et cela dépend de l’utilisation des formes poétiques. Par exemple prenons “Mama’s Work,” de Frazier dans  Dark Thirty:

Mama tucked the coffee can between her wrist and hip

and walked down Dry Creek Road. Her eyes lined-up,

blush and lipstick, her Levi’s shorts cut above the thigh.

And what it was to see those farmers cutting down wheat,

side-glancing mama, barefoot and brown. Sometimes it’s flour,

sometimes money when she empties the can. Her work

in the quiet corners of barns on the hay, on hot days

when locusts launch themselves out of thickets.

I stare down Dry Creek Road looking for her wrist and hip,

her splayed hair and small toes walking out of a pone-colored dust. (7)

 

Mama colla le pot de café entre poignet et hanche

et descendit la rue Dry Creek Road. Ses yeux maquillés,

blush et rouge à lèvres, ses levi’s coupés court au-dessus des cuisses.

C’était vraiment quelque chose de voir les fermiers couper le blé,

qui lorgnaient Mama de biais, pieds nus et brune. Parfois c’était de la farine,

parfois de l’argent quand elle vidait le pot. Son travail

dans les coins calmes des granges sur la paille, les jours de chaleur

quand les sauterelles se lancent d’elles-mêmes hors des fourrés.

Je regarde fixement Dry Creek Road cherchant son poignet et sa hanche,

ses cheveux allant s’évasant et ses orteils courts émergés d’une poussière couleur épis

Comme c’est le cas avec Broyles, ce poème ne fétichise pas l’autobiographie du narrateur, n’ignore pas non plus la beauté potentielle de la forme poétique, spécifiquement  la forme narrative. Dans les deux poèmes nous suivons une progression des événements orchestrée avec brio, réunis par le langage poétique qui comprend des images uniques et intensément belles. Les poèmes culminent avec des fins puissantes qui terminent les tendres portraits de vies. Je ne peux pas les imaginer écrits sous une autre forme. Ils sont frais, merveilleux, inattendus.   

     Etant poète universitaire, j’ai beaucoup réfléchi à pourquoi la forme narrative a récolté moins de respect que les autres formes ces dernières années. Une grande majorité de jeunes écrivains  Indiens et latinos se sont investis dans la poésie expérimentale, bien qu’ils détestent mettre un label sur leur travail. Pendant que j’étais à l’institut des arts des Indiens d’Amérique, j’ai assisté à des discussions mettant en question l’influence de Sze. Il semblait y avoir un consensus émotionnel qui posait la poésie expérimentale comme permission d’échapper à toutes les politiques du passé.  S’il n’y avait qu’un investissement exclusif dans le langage, les poètes pouvaient partir du travail dogmatique éculé : contenu-au-dessus- de la forme, ce qu’ils trouvent eux-mêmes tellement fatiguant. La forme poétique narrative était devenue synonyme de confession poétique fétichiste, dans lequel l’auteur n’exprimait pas poétiquement une série d’événements culminants à un moment du poème avec le portrait d’une personne, comme dans le cas de Broyles et Frazier, au lieu de cela l’auteur poursuivait un concept dogmatique ou personnel, premièrement pour  — bien que faisant semblant de s’y opposer  — un public de blancs. C’est ce qui retenait mon attention quand j’étais étudiante : l’idée que les auteurs Indiens du passé avaient été chargés du fardeau d’expliquer à tous les blancs ce qu’étaient tous les Indiens, ce qui a donné pour résultat le sentiment schizophrénique de ne jamais autoriser le soi poétique de se tourner vers l’intérieur, l’intime, ou d’imaginer ce que leur propre famille, ou communauté, penseraient de leurs œuvres. 

     Nombreux sont les écrivains Indiens, cinéastes et artistes de diverses disciplines que j’ai rencontrés ces dernières années qui diraient: “ Look. I know where I come from.”( Regarde. Je sais d’où je viens) Ce qui signifie : je n’ai pas beaucoup besoin d’explorer l’identité, de faire des recherches historiques, je suis ce que je suis, je suis d’où je suis, que cela soit un pur Navajo de la réserve ou un Indien urbain métis multi-tribal. Il s’est opéré un désintérêt à prouver son authenticité indienne à un public blanc ; désintérêt doublé d’un engagement dans la conversation de plus en variée et fascinante, qui s’est développé dans les milieux artistiques Indiens, à propos des esthétiques à explorer. Parfois cette réaction semblait extrême, car il y a de nombreux écrivains Indiens des trois premières vagues qui ont été capables de transcender toutes les étiquettes et qui sont de merveilleux artistes en leur genre auprès de qui j’ai tiré mon inspiration, et qui ont été la raison pour laquelle j’ai su comment dire ce que j’avais à dire, que c’était valable. J’ajoute que chaque auteur est inévitablement étiqueté, aussi fort se bat-il contre cela. Notre travail est de l’accepter et d’aller de l’avant, de façon à ne pas compromettre la vision artistique qui n’appartient qu’à nous. Quiconque produit de l’art, n’importe quel sens cela prenne pour le public, n’échappera pas à cette dynamique, spécialement s’il appartient à un groupe minoritaire, parce que l’industrie de l’art est en majorité blanche, masculine, et rigide. Particulièrement rigide envers les Indiens, tous ceux de peaux foncées venant d’une réserve, on leur demandera de représenter une sorte d’étrange esthétique pan-indienne anti-individualiste ; et si cet artiste est plus clair de peau et ne vient pas d’une réserve, il sera toujours coupable de ne « pas ressembler à un Indien »/ « n’être pas assez Indien », que tous ces Indiens écrivent sur les problèmes d’identité dans tous les sens du terme ou choisissent d’écrire de jolis vers légers à propos des fleurs. 

     Dans le recueil Bone Light d’Orlando White, nous entendons une voix qu’on pourrait dire orientée vers l’expérimentation et l’exploration du langage, car il y a l’usage de l’espace dans la page ; des vers courts avec enjambements plus une prise de distance avec les sujets et lourds signifiés des ouvrages orientés vers un contenu. Tout au long du livre nous suivons l’usage ludique de la ponctuation, l’usage de la lettre « i » devenue personnifiée et homme tandis que la lettre « j » est personnifiée et devient femme. Dans “Analogy,” White écrit: “See them on the bed of a page, how they hyphenate, how they will create  language     together” (47) (regarde les sur le lit de la page, comment ils trait-d’unionnent, comment ils créeront langage ensemble). C’est sexy, et finalement drôle. Cela revient à dire ce que Carlos Williams disait de la poésie, qu’il devait y avoir du plaisir dedans. 

     Pendant des années j’ai enseigné à des étudiants qui le premier jour entraient comme si j’allais les électrocuter, surtout quand le mot effrayant de « poésie » était prononcé. Mais quand je leur présentais des livres intelligents et drôles, que je leur demandais de discuter pas seulement du contenu et de l’analyse, ils commencèrent à s’ouvrir et à parler volontiers de ce qu’ils aimaient ou pas dans ces livres — quelque chose qu’ils semblaient n’avoir jamais été encouragés à faire, ce qui m’attrista beaucoup. Plus précisément, à propos des étudiants de l’institut des arts Indiens d’Amérique, je pensais combien ils avaient envie de s’amuser. De jouer. D’écrire et de tomber amoureux de l’acte d’écrire. Et je pensais que c’était bien de prendre du plaisir. Nous apprenons pour le plaisir. Cela ne signifie pas que la quatrième vague ne s’engage pas dans son travail dans le langage ou dans les problèmes de territoires, et tous les autres problèmes qui s’ensuivent de ces premiers. En fait, et comme pour le travail de White, son désir de considérer les bases de l’alphabet anglais est né dans son histoire personnelle, ainsi qu’il l’explique dans le récit (“To See Letters.”) placé au début de son livre :  “Everything I write requires this: Alphabet … I always called my step-dad, David … He tried to teach me how to spell … He shouted out, ‘Spell them out you little fucker! I am going to hit you if you don’t’ … When David hit me in the head, I saw stars in the shape of the Alphabet. Years later, my fascination for letters resulted in poems” (13-14). (Tout ce que j’écris exige ceci : un alphabet. … J’ai toujours appelé mon beau-père David. … Il a essayé de m’enseigner l’orthographe… Il criait : « épèle-les petit con ! Je vais te frapper si tu ne le fais pas » … Quand David me frappa à la tête, je vis les étoiles en forme d’alphabet. Des années plus tard, ma fascination pour les lettres aboutit en des poèmes.) Donc les problèmes, restent toujours les mêmes problèmes. 

     Je comprends alors pourquoi les esthétiques expérimentales  — ou dans un monde de fiction, postmodernes, sont devenues si attractives pour les jeunes artistes Indiens. Bien que cela soit une forme issue des universités blanches (et qu’on aille sur le site de la Poetry Foundation pour voir que la discussion déborde sur le monde artistique dans sa plus large compréhension), c’est une esthétique qui enterre les faiseurs d’identité aussi profond qu’elle le peut,  de telle sorte que ceux qui voudraient mettre à part notre travail pour mettre en valeur des arguments cohésifs, solipsistes , universitaires, réducteurs,  orientés sur le contenu, se trouveront eux-mêmes abandonnés des faiseurs traditionnels avec qui l’université se sentait à l’aise quand il s’agissait des écrits des Indiens. Malgré cela, comme nous pouvons le voir dans le récit de White au début de son recueil, même quand nous effectuons un changement esthétique, en terme de forme, si la réalité de nos vies ne change pas, elle se glissera dans une brèche de notre subconscient — que ce soit la forme narrative, lyrique, expérimentale, prose, ou quelconque autre orme stylistique que nous choisissons. 

     Alors comment comprendre cela ? Vivons nous, en un sens, sous contrôle radar, avec poésie narrative/expérimentale, ou bien affirmons-nous fièrement avec  la poésie orientée vers un contenu de confession ? On pourrait dire que toutes ces formes ne viennent pas de nous. Pourtant … quand vous regardez les poètes de cette nouvelle vague, vous verrez qu’ils utilisent la forme poétique à bon escient, pas comme une béquille : les poèmes narratifs ne sont pas seulement des confessions bavardes — elles contiennent des images. Les poèmes explorant le langage ne sont pas seulement des moyens intelligents de jouer avec les mots sur la page —  ils sont des phrases forgées avec soin, et cela ajoute à l’expérience sensorielle. Hogans, sweetgrass, bagnoles des réserves apparaissent encore —  mais ce ne sont pas seulement des prétextes à faire la preuve de l’identité du poète, ils ajoutent à la beauté du poème. Prenons l’exemple de “From a Tin Box” de M.L. Smoker : 

“In my uncle’s old army chest the teeth of an elk rattle — a full-grown elk who gave up his life one November. The chest is standard issue, safe at the side of my uncle’s bed. Every morning his toes touch down, four inches from the metal, from the strong ivory-tinted teeth that listen for this awakening. He smiles at this. He calls the teeth a shelter, a low ridge sprouting new grasses. My uncle opens the chest and gathers them into the shadow of his thick, cupped palms. He confides in them a dream from the night before, ever careful to listen for its meaning as the teeth click quietly together and sing”. (39) (dans le vieux coffre de l’armée de mon oncle les dents d’un élan vibrent  — un élan pleinement adulte qui avait donné sa vie un mois de novembre. Le coffre est un exemplaire standard, sûr, à côté du lit de mon oncle. Chaque matin ses orteils se posent, à quatre pouces du métal et des dents solides couleur ivoire qui attendent ce réveil. Il sourit. Il appelle les dents un abri, une basse crête faisant germer de nouvelles herbes. Mon oncle ouvre le coffre et les rassemble dans l’ombre de ses paumes épaisses jointes en coupe. Il leur confie un rêve de la nuit d’avant, toujours concentré sur sa signification pendant que les dents cliquètent doucement et chantent.)

     Le mot sweetgrass n’apparait pas, le mot réserve est absent, pas de reconstruction historique, pas de fétichisation du narrateur, pas de discussion de racisme/racisme internalisé, pas de problèmes de proportion de sang/appartenance tribale ; c’est de la prose narrative, que nous pourrions dire expérimentale. Mais je dirai que malgré l’absence de ces repères, parce qu’elle écrit à propos de quelqu’un qu’elle connaît, qu’elle laisse quelques tendres fragments de sa vie habiter le poème naturellement, ce qui devrait être dans tout poème — les morceaux et bouchées qui échappent même aux meilleurs critiques, la minuscule entre-les-lignes petite chose mystérieuse et intangible  — est là … et cela renforce, dans son cas, le portrait d’un homme Indien, d’un monde indien  d’où elle vient.  Ce qu’on entend, les images, cela vient d’elle  — elle n’essaie pas de forcer un cahier des charges, elle est, tout cliché que cela puisse paraître, en train d’écrire ce qu’elle connaît. C’est tout. Et c’est tout ce qui est nécessaire, comme le disait Hughes il y a presque 83 ans. 

     Il y a aussi des poètes de la quatrième vague qui véhiculent une grande part des préoccupations des deuxième et troisième vagues, en termes de poétiques conceptuelle et orientée vers le contenu. Par exemple Sy Hoahwah dont la forme poétique ne semble aller que dans la rubrique vers libres, utilise des termes comme “powwow,” “tambour,” “Indien,” et “coyote” très librement comme les poètes de la deuxième vague ; mais c’est enraciné dans le contexte tribal spécifique comme le faisaient les poètes de la troisième vague. Dans “Madischie Mafia,” il dit : “Dee is Cheyenne, / Arapahoe, Comanche, Kiowa and Fort Sill Apache. / He couldn’t enroll into any tribe / but he can grass dance, bump and grind ... Stoney has four wives, Indian way. / He has ghost medicine .... He sells peyote and coke to the white boys” (2).(Dee est Cheyenne / Arapaho, Comanche, Kiowa et Apache Fort Sill /Il ne pouvait appartenir à aucune des tribus/ mais pouvait exécuter la danse de l’herbe et la bump et la grind … Stoney avait quatre épouses, à l’indienne./ il détient la médecine fantôme .. il vend du peyotl et de la coke à des garçons blancs) Les enjambements et les fins de vers semblent soumis au constat politique global. Il n’y a rien en termes de forme qui semble dominer dans le poème ou dans le recueil. Pourtant il y a une sorte de conscience postmoderne propre à la troisième vague tout en gardant l’engagement historique, langagier et identitaire propre à la deuxième vague. 

     Contrastant fortement avec le travail de Hoahwah, celui de Foerster, bien que ne correspondant pas exactement aux différentes formes poétiques, appartient à la quatrième vague sans conteste, avec un penchant pour les images. Ses poèmes sont croustillants et merveilleusement pleins du paysage d’Oklahoma et du désert du sud-ouest américain. Ce sont des vers libres qui chantent avec la tension dramatique des images prises dans des strophes directes et acerbes, Il y a une structure distincte, une attention aux sons à travers les schémas de rimes internes. Bien qu’il y ait un certain nombre de mots que le public peut reconnaître comme Indiens, une légère résistance dans le poème est sensible à ce que le dit public pourrait reconnaître comme Indien. Prenons par exemple “Pottery Lessons I.”:

Hokte     hokte hmvnwv*

Begin here

with the clay she says

under her breath     a handful of earth

from silt-bottomed streams

loosens between fingers     water

echoes in an empty bowl     hokte

          hoktet hecet os*

I was birthed of mud   blood

And bone     hokte

                Hoktet hecet os. (13)

 

Hokte     hokte hmvnwv*

Commence ici

avec l’argile dit-elle 

à voix basse      une poignée de terre 

du fond vaseux des courants      

lâche entre les doigt          l’eau    

résonne dans un bol vide     hokte

          hoktet hecet os*

je suis née d’argile     de sang   

et d’os        hokte

                Hoktet hecet os.

Cela commence en Creek / Muskogee, s’aliénant potentiellement une audience qui cherche une connexion simple avec quelque chose d’Indien. Des mots comme “powwow” or “maïs” résument assez bien ce que les gens pensent aux USA de ce qui est Indien. Mais si l’on commence avec une langue qui n’est pas l’anglais, alors le poème vous dit que son public idéal est Muskogee. Puis il y a les sauts de ligne merveilleux qui rendent chaque vers et chaque strophe dense et coute. De plus, les images sont rares mais riches, et tout le morceau se rassemble comme dans un collage, ce qui donne un sentiment impressionniste que ce qui est dit dans le poème est un souvenir, ce qui ne peut s’exprimer que par flashs d’images. De cette façon le contenu est soumis au sentiment global du poème et les images sont ce que nous retenons plutôt qu’une affirmation sur les Indiens en général.

     Le dernier poète que je voudrais évoquer est Layli Long Soldier. Elle était mon étudiante à l’institut des arts des Indiens d’Amérique (bien que j’ai souvent eu l’impression que j’étais la sienne), son travail est non seulement magnifique et émouvant en termes de langage, mais il est vraiment innovant en termes de forme. Dans sa plaquette Chromosomory, il est évident que son écriture est à la croisée de la poésie et de la fiction. Souvent, comme dans son poème “Timing,” elle utilise le poème en prose à sa plus pure réalisation : un bloc de texte guidé par le langage, avec des images se fracturant les unes sur les autres, ajoutant au portrait d’un sentiment ou d’un moment plutôt que de poursuivre le développement linéaire  d’une histoire. Long Soldier dit : “They talk about death. One with red blotches about her wide face, lead grey bowls cut below the eyes. The other with a bird-like pallor, the morning in her lashes” (10) (Elles  parlent  de  la  mort.  L'une  avec  des  reflets rouges  prêt de son  large  visage ,  cheveux gris-plomb  coupés  au bol  sous  les  yeux.  L'autre  d'une  pâleur d'oiseau,  le matin pris dans ses cils.) Dans “Waves Between,” (Des vagues entre) Long Soldier pose des blocs de prose tous guidés par l’image et le langage, qui s’ajoute à une sorte de développement linéaire d’une histoire jusqu’à la fin du poème. Cela commence par “Should I slide under the sheets quietly, put my body close, say, Are you awake? There’s a small wire between us, on low ebb, my mother in the next room, baby on alert to knock or footstep” (5).( Devrais-je me glisser sous les draps tranquillement, approcher mon corps, dire, es-tu éveillé? Il y a un petit fil de fer entre nous, à marée basse, ma mère dans la pièce à côté , bébé sur le qui vive prête à frapper donner des coups de pieds.) 

 

     Ce qui me frappe à propos de la quatrième vague — et pourquoi je pense qu’elle est allée une étape plus loin que les précédentes — est qu’elle a trouvé sa liberté, son plaisir, sa  licence poétique. Elle manifeste peu d’intérêt pour l’authenticité ou le concept — qui viendra naturellement. Et cela invite certainement un public Indien et tous les publics. A cause des esthétiques talentueuses et variées de la quatrième vague, une merveilleuse grâce se dégage qui parle autour d’un cercle plein de telle sorte qu’une cinquième vague soit capable d’ignorer les exigences d’un public plus large et simplement blanc pour le talent et la joie qu’elle contient. La majorité des poètes de la quatrième vague dont j’ai parlé dans cet essai arrive à faire avec la forme ce qui n’avait jamais encore été fait; ils ont hérité du très bon. Ils sont engagés d’une façon que l’expérimentation de la forme peut simultanément exprimer leur intérêt poétique personnel et rechercher à travers sons et images ce qu’eux, indiens, sont les seuls à pouvoir exprimer en poésie. Quelque chose se passe, quelque chose de grand, ou comme M.L. Smoker le dit dans son poème de forme épistolaire, un qui est écrit pour Richard Hugo: “There’s just something about the remissible wave of a cast which feels like the biggest commitment of all” (64).( il y a simplement  quelque chose à propos de la rémissible vague d’un générique qui est ressenti comme le plus grand engagement de tous

Ouvrages cités

Alexie, Sherman. The Business of Fancydancing. Brooklyn: Hanging Loose Press, 1992. 

Bitsui, Sherwin. Shapeshift. Tucson: U of Arizona P, 2003. 

Broyles, Marianne Aweagon. The Red Window. Albuquerque: West End Press, 2008. 

Foerster, Jennifer Elise. Leaving Tulsa. Tucson: U of Arizona P, 2013. 

Frazier, Santee. Dark Thirty. Tucson: U of Arizona P, 2009. 

Gansworth, Eric. Nickel Eclipse/Iroquois Moon. East Lansing: Michigan State UP, 2000. 

Hoahwah, Sy. Velroy and the Madischie Mafia. Albuquerque: West End Press, 2009. 

Hughes, Langston. “The Negro Artist and the Racial Mountain.” The Nation 122 (1926): 692-694. Rpt. in Modern American Poetry. University of Illinois at Urbana-Champaign, n.d. Web. 6 Mar. 2015.

Levin, Dana. “The Heroics of Style: A Study in Three Parts.” The American Poetry Review 35:2 (2006). Web. 6 Mar. 2015.

Lincoln, Kenneth. Native American Renaissance. Berkeley and Los Angeles: U of California P, 1983. 

Long Soldier, Layli. Chromosomory. Lubbock, TX: Q Avenue Press, 2010. 

Midge, Tiffany. Outlaws, Renegades and Saints: Diary Of A Mixed-Up Halfbreed. New York: Greenfield Review Press, 1996. 

Niatum, Duane, ed. Harper’s Anthology of 20th Century Native American Poetry. San Francisco: HarperSanFrancisco, 1988. 

Parker, Robert Dale, ed. Changing Is Not Vanishing; A Collection of Early American Indian Poetry to 1930. Philadelphia: U of Pennsylvania P, 2011. 

Smoker, M.L. Another Attempt At Rescue. Brooklyn: Hanging Loose Press, 2005. 

White, Orlando. Bone Light. Los Angeles: Red Hen Press, 2009. 

 




Entends-tu la phrase en marche, Ingeborg, la douleur, mon amie

 

 

Absence, mon épouse diagonale à la robe de pelures. Je ne t'avais jamais vraiment chantée, et c'est toi que je retrouve dans toutes les chairs de femme, poignée de tourbe, poignée de menthe, mais sauvage, détachant l'arôme d'un froissement de doigts. Absence, plus que tout au monde. Je regarde tomber les choses du passé par la fenêtre. Ciel noir, étoiles mouchées. Je fais le vœu d'une parole aussi claire qu'un baiser. Pour un vertige horizontal. Et que le mot sexe soit le gouffre auquel surseoir. L'église. Comme deux paupières baissées sur les mains, paumes tournées vers le ciel, pour que la lumière continue. Ainsi marchais-je encore, sous des nuages menaçants comme des chiens à trois têtes, et la foudre parlait réellement par ma bouche, quand le monde n'était qu'un poème, sans cesse rejoué, écrit par un dieu schizophrène.

On travaille sur un corps, une chair pleine de sang, on détoure, on forme, on épouse ce qui fait aura de toute irréductible femelle. Le sexe, le trou, la béance d'être, entre terre et serpent  : au ras. Et d'un corps-limaçon, frayant mollement entre les herbes hautes, sur la terre encore humide d'amour.

Ingeborg, Antonin, Arthur, et toi, Marceline, vous m'avez sauvé d'un bel incendie rose. À cause de vous j'aime ce rempart que le temps a dressé entre vous et vos mots. Je le veux conquérant. Comme si vous imaginer était prouesse ou roman. Dans la nuit. Dans la nuit, près du poêle, dans la cuisine, avec Héraclite. Mais la nuit. Comme elle communie, venue de là-bas. De là-bas où les chevaux traversent les montagnes. Avec les porteurs d'eau bleue du sommeil. Quand Ingeborg, Antonin, Arthur et Marceline sont posés sous l'oreiller comme quatre petits sous de faim, après que la petite souris... Tâtant ce corps au matin, se retrouvant inchangé. Voyant s'effondrer une étreinte avec une femme sans visage, se réveillant là où j'allais entrer en elle. C'est toute la nuit qui vacille, portée par des chevilles de cristal. C'est le concert de sa chute donné aux étoiles. Pour autant d'oreilles absolues. Comme si le dire était plus important que de le vivre. Et de recommencer, poser un pied nu sur le sol, se battre, sachant que le combat ne va pas sans légèreté, saut de puce pour venir mordre l'adversaire à la cuisse. Et lui arracher trois fois la tête. Et en faire un «  être ou ne pas être  », de cette tête. Reposer la question. Crânienne raison qui met la philosophie au tapis. Pourquoi hier était à la pluie, alors qu'aujourd'hui brûle un jaune soleil, dans un ciel sans nuages, comme un retour d'été  ?

Elle avait des yeux gris pour la mélancolie, des yeux bleus pour la clarté de ses dires, et des yeux verts, immenses, pour me regarder sous ses cils. Elle m'a donné des yeux noirs quand j'ai vu les peaux mortes de l'amour. Car je sais qui je suis. Je suis parfois comme un livre tiré à blanc. Je suis parfois comme un chien dans une chiennerie de ville. Je suis – et j'ai souvent espéré un aboutissement de la ligne, un point par exemple. Que tout soit terminé.

Mais une ligne a des nervures qui la prolongent en ombres, et je songe à ces feuilles d'automne aux yeux couleur de terre et lignes brisées.

À l'horizon, un navire sombre. Laissant le profilage d'une trace éphémère. Avec de grands bouillonnements d'écume. Avant de dormir sous la chair du sable, et quelque gravier d'âme venant à taper, selon le courant, contre le métal en défaite. C'est le naufrage romantique si tu n'es pas capitaine de tes émotions. C'est le recours aux mots qui a perdu. Son drapeau blanc, tout mité. Comme le rideau ondule sous le vent, à la fenêtre. Comme, et jamais ainsi. Comme Paul et Ingeborg, à quelques années d'écart. Et toute vie. Et toute mort dilacérée.

Paul, mon verseur d'eau. Luttant contre les fossoyeurs d'étoiles dans la langue du bourreau. Et écrivant sur un sur-place  : le poème. Sur un non-dit  : le crime. Sur la douleur et sa juiverie. Plaçant des pierres de touche. De sorte que poème, crime et douleur se tiennent à l'étroit dans le placard qu'il rouvre chaque fois qu'il écrit. Et qu'en son absence, il demeure fermé. Plein de viols, de cris, de balles dans la tête et de camps. Quand Paul se jette dans la Seine, il périt par son élément  : l'eau. Paul, mon Paul. Et la dernière cigarette d'Ingeborg...

La petite maison de Franz où chaque geste a sa place, où les mots se serrent contre les mots dans un carnet noir, jusqu'à son séjour de huit mois à Zürau, chez sa sœur, où le blanc va gagner, contre le noir de l'encre, sous forme d'espacements entre chaque aphorisme écrit contre la tuberculose. Lui, l'écrivain de l'impasse, de livres qui ne peuvent être achevés, se voit écrire un résumé spirituel de son combat avec et contre le monde. Sa mort attend d'entrer qui le suit comme une ombre. Aucun diamant aujourd'hui, mais l'ombre verte d'un arbre par la fenêtre, et quelques lignes arrachées à la maladie de l'être, à la plainte du vent dans les feuilles, et à toutes ces choses du quotidien qui se font avec de plus en plus d'efforts, de sorte que les gestes minuscules, élémentaires comme se raser, faire sa toilette ou même respirer correctement ont pour entrave une certaine gêne, un certain malaise. C'est la mort qui écrit la dernière ligne. C'est elle qui finit le livre  : «  Le monde va s'offrir à toi et jeter son masque, il ne peut pas faire autrement, il se tordra d'extase devant toi.  »

***

 

Toi qui écris, entre les quatre murs qui te regardent, avançant des mots dans une pièce sombre, imaginant la mer, le sprint des vagues jusqu'à la plage, et son sexe de corail sous sa robe de bure, toi qui écris, ne suspends pas ton geste, ne ferme pas les trois fenêtres qui renvoient le ciel au ciel, ne cesse pas de regarder les dernières flaques, sur la chaussée, qui témoignent de la pluie. La pluie sera ta réponse, la pluie qui tombe sur un mur de pierres mangées de lichens, la pluie qui engrosse la terre et étage le vert, comme les taches grises sur la mer étagée. Ta petite sœur la pluie. Alors qu'un soleil liquide diffuse une lumière qui détruit le monde. Alors que dehors des milliers de visages hantent les rues, tu écris, toi, dans l'oubli de ton propre visage. Pour détourer les traits intimes du poème, comme Paul, comme Ingeborg, Antonin, Arthur et Marceline. Comme Franz. Comme toi qui n'es rien encore ou si peu, mais à grandir dans le flot. Comme une mer d'huile. Comme une mer d'encre. Et comme la rame colle aux étoiles, à la surface de l'eau. Toi, tu écris. Inlassablement. D'une main de gloire. Et tu ne le sais pas, bien évidemment. Tu écris comme si Dieu se retournait dans tes entrailles chaque fois que tu accouches d'un silence.

 

Toi, qui n'es pas encore – rompu par la croix de ta signature analphabète, non douée de corps. Toi qui n'as pas encore d'ombre – ce pouvoir froid de ce qui fait corps – et qui par ton sommeil incline un visage sur une poitrine envahie de nuit, mais de nuit noire, pendant que corps se forme. Corps de toi, ton corps, cette idée de pensées emprisonnées dans un certain contour, avec un nez, une bouche, des yeux superposés au vide de ta naissance. Toi, qui n'es pas encore, lorsqu'un visage adviendra, prends-le, ce sera le tien.

Toi, qui fus Frida, Pablo, Manuel, Ingeborg, Marceline ou Charles, rejoins le grand corps qui agite sa chevelure  : la Voie Lactée. Enfer ou paradis, le chemin est le même – on va là où l'on est appelé. Toi, tu iras au ciel par l'échelle qui mène l'acrobate sur le fil – quand la plus haute peur et la plus belle énergie font corps. Car, une âme dans un corps, qui n'en rêverait pas  ?

***

 

Sur l'autoroute, tout à l'heure, un ciel barré de grands nuages noirs comme des panaches de fumée, tandis que sur la gauche, on pouvait voir une vallée illuminée, comme un trou de lumière à l'horizon. Un temps lourd, sur le point de virer à l'orage, à la colère blanche et noire d'un dieu. Plus loin, en approchant de la ville, les quelques nuages qui demeuraient se battaient avec des percées lumineuses, s'entre-déchiraient et laissaient des lambeaux d'eux, comme des peaux, dans l'air, et l'air avait un fond d'une insoutenable douceur. Aussi le sentiment grandit en moi d'avoir laissé un peu de pluie là-bas pour le soleil d'ici. Et l'impression d'avoir pleuré là-bas les mêmes larmes. Il est un mur mitoyen entre la peine et l'amour. Si tu ne le perces pas, tu es d'un côté ou de l'autre. Rien ne se mêle ni n'épouse. Un mur est aussi un mur. Et, le ciment, c'est le cœur.

Voir un renard se surprendre à être vu, c'est voir quelque chose qui n'existait que dans les rêves – c'est voir le merveilleux tresser des visions comme des bouquets d'orchidées, coupées nettes, à la racine.

Un jour j'ai vu un chat porter dans sa gueule un oisillon tombé du nid, puis l'amener à sa maîtresse, simplement pour qu'elle répare l'aile blessée. Ce jour-là plusieurs oisillons tombaient du nid – tous portés dans la gueule du chat jusqu'à la maîtresse, en offrande, car rien n'était trop beau pour elle. La cloison de peau qui nous sépare du monde, qui fait qu'il nous heurte un peu moins, la cloison de peau, c'est le cœur qui bat en sourdine, c'est le cœur qui bat, le silence, puis rien – qu'un trait tiré sur le vide sidéral d'être dissout, de retourner au rien abyssal de nos journées, de nos jardins abandonnés, quelque part, là où l'on ne sait pas. Et de remercier le chat pour sa sagesse enflammée. Et de remercier le feu dans le chat.

***  

 

Maintenant, je voudrais imaginer Arthur enfant, bourreau de travail, génie, génie proposant en sus à son professeur une version latine de sa copie, toujours étincelante, c'est-à-dire qu'Arthur est déjà Rimbaud, très tôt dans sa vie, comme un samouraï qui veut gagner toutes les guerres, et les gagnera, toutes, ou quasiment. Celle qu'il n'a pas gagnée l'a perdu, l'a tué. Une chute de cheval, une certaine négligence quant à soigner cette jambe, le ciel, la mer, Marseille, et cette mélancolie attenante, tenant si fort au ventre. C'est-à-dire  : lorsque ce qui ne devrait pas être là est là. Lorsque ce qui n'est pas là est là. «  Lorsque tu dis quelque chose, et que dans ta parole vient monter un orage, tais-toi, ne dis plus rien, pars, va-t'en loin de toi  » dit Arthur enfant. Et Rimbaud, au Harar, payé en grains de café, de ce «  maudit café  », la misère ici étant plus lancinante, le marcheur étant plus dérouté quant à l'étoile à laquelle se fier, tant elles sont nombreuses, comme une poignée de fantômes appelée à donner une dernière représentation, le temps d'une nuit, et les lettres de la famille Rimbaud, pour toute richesse, et surtout, dans la tête, une mélodie. Ta. ta. ta. Ta. ta. ta. ta. La traduire en mot, la suivre toujours, même en la quittant, tel sera le secret de Rimbaud.

***

 

Toutes les chansons parlent d'amour. Pour dire les mêmes mots de la folie, du départ, de l'absence. Quand elle s'en va, c'est lui qui pleure, qui serre du vide entre ses bras. Quand il en aime une autre, c'est elle qui fait tout pour le reconquérir. Car reconquérir l'amour perdu de l'amour, là est le but, le cheminement. Toutes les chansons parlent d'amour. Jusqu'au non-sens. Je t'aime, tels seraient les mots les plus nus de la langue française. Ceux qui touchent directement à l'âme. Déclarer son amour, c'est entrer en guerre contre la médiocrité du monde, de ce qu'il devient, et c'est réellement pour le reconquérir, pour le réenchanter, ce monde, que l'on dit «  je t'aime  » à quelqu'un, en donnant l'exclusivité d'un sourire. Je crois qu'Arthur Rimbaud n'a pas pu être aimé à sa mesure. Je crois qu'Antonin Artaud n'a pas pu être aimé à sa juste mesure. Etc. Je revois la face lavée de lumière d'Ingeborg Bachman. Les lettres de Paul Celan quémandant un mot d'elle, et elle qui tarde à répondre parce que la vie la punit. Elle est le feu, lui l'eau. 

Toutes les chansons parlent d'amour. Quand elle rêve de lui, quand il l'appelle dans la nuit, quand il vient, quand elle se laisse embrasser, caresser, puis lorsqu'il s'en va, laissant derrière lui un incendie de roses, et son absence plus grande que le monde, quand elle pleure, quand elle tape avec ses poings, puis quand elle n'en dort plus. Parler de l'amour à un enfant au crâne rasé, il le faut. Parler d'amour à celle qui pleure, sur la plage, les genoux au menton, regardant l'océan. Parler d'amour au bourreau. Comme il est là, cet être, dans les Illuminations et autres petits cailloux de Rimbaud, cailloux semés sur un chemin, avec peu de halte, de la marche, mais de la marche. Là – dans cette clairière, soustrait au monde, il l'est pour toujours, mais seul. Seul comme Dieu. Car même s'il est ici adulé, il est seul là-bas. Comme personne avant lui. Non, personne n'a été aussi esseulé que Rimbaud. Pourtant, il lui fallait porter la terre.

Dans sa langue votive et sa langue lilas, il le dit  : «  Je reviendrai  ». Et, comme ça, Rimbaud revient tous les jours, doucement, à la vie. Ses lèvres s'entrouvrent. Il va dire un mot. Il hésite. Il décide de se taire, de ne rien dire d'autre qu'un regard tempête, qu'un sourire entre l'ironie et l'affront.

Non, Rimbaud n'est pas mort. C'est Arthur qui l'est.

***

 

Comme après un coma, l'odeur d'une rose, ce matin. C'est à peine si je pressens le cours des jours, les lèvres rouges.

Une flaque de lumière sur le carrelage, ce matin, m'a touché comme la plus brûlante des lettres d'amour. Cette lumière était adultère, puisqu'elle aimait aussi toute la ville, où elle avait habitudes, amants et maîtresses.

Quand tu es seule la nuit, c'est l'infini qui te regarde, et tu ne le sais pas.

C'est la goutte d'angoisse dans le quotidien des gens  : être face à un sommeil qui se refuse, être face à la nuit d'une chambre qui n'est qu'une grotte ajourée.

Où l'on peignait autrefois. Où le mur était plus irrégulier, en cheminant. Où les mains négatives.

***

 

Ma grand-mère m'a dit, il y a quelques minutes, que je n'avais jamais rien fait depuis trente-quatre ans, que du vent. Le vent ne se perd jamais, aurais-je pu répondre, mais je l'ai quittée violemment, j'ai dit des mots que je pensais au moment où je le pensais, des mots que je me suis empressé d'oublier.

Une rose, sur la table. Seule rescapée de l'ouragan que ces paroles provoquèrent en moi. Une rose à jupe plissée, en volants. Entre le rouge et le rose. Une rose atomique, prête à exploser. Les plus basses feuilles, les plus mûres, me volent ma violence. En font des courbes d'un rouge prononcé. Et mon cœur barbelé d'épines. Une rose, sur la table.

Si souvent, nous ne sommes pas là dans ce que nous disons. Nous sommes des animaux sociaux, nous tolérons nos voisins, nous faisons l'amour à nos femmes, mais si souvent nous ne sommes pas là dans ce que nous disons. Un autre parle par notre bouche.

De jour en jour, d'heure en heure, la rose est la beauté inexpliquée de l'appartement. Elle a bu toute la nuit, dirait Franz, voyez comme elle se saoule encore. Oui, saoule de l'eau que je lui ai donnée. Et de la fenêtre ouverte laissant l'air circuler, et de la lumière du matin qui la frappe par la diagonale, et du chat intrigué, qui la hume, qui en flaire l'arôme.

Il y a une présence de l'absence. Je revois ma mère dans les yeux de mon père. Je revois un enfant peureux, tenant dans sa main droite un bras cassé, le gauche. Je revois toutes les choses qui ne reviendront plus. Aussi un des quatre murs est dédié à l'absence. C'est un mur nu, une aporie. Je ne sais pas ce que c'est vraiment sinon la fin de la philosophie. L'animalisation.

Aussi un des quatre murs est dédié à l'absence.

À l'absence d'homme dans l'homme, et à toute femme cadenassée.

À ton absence,
plus que tout au monde.

Tous les malentendus courent dans les couloirs d'un grand hôpital improvisé, où les acteurs ont le visage et l'âme traqués par la mort, qui de ses ongles, qui de ses dents... Tous les malentendus courent dans les couloirs d'un grand hôpital improvisé. Où l'actrice se tue au troisième épisode. Où l'acteur traverse l'invisible. Je songe à Artaud, à Walser. À tous les suicidés de la société. Et à la mort programmée d'un individu. Aux cheveux de blé d'Ingeborg. À Gérard de Nerval. Aux révélations qui n'ont pas pu être prononcées. Ite missa est.

 

 

Le lit semblait bouger, les draps onduler. Puis les murs reculèrent. C'était comme si l'espace de la chambre se réinventait devant mes yeux. J'étais moi-même rendu aux lèvres d'une plaie, d'une incision aux ciseaux à ongle. Je cherchais l'interrupteur comme on cherche la sortie. J'éteignis. Le sommeil m'avala quasi aussitôt.

Je me réveillai sans savoir ni qui j'étais, ni où je me trouvais. Comme chaque matin. Et, comme chaque matin, les limbes me révélèrent, peu à peu, en se dissipant, le sentiment de mon identité. Souvenirs de corps de femmes, d'un ciel ancien, de temples détruits à présent. Souvenirs à toucher de la main, à habiller de vêtements multicolores, à peigner, lentement, sans se soucier des cheveux qui tombent sur le sol, annonçant un crâne nu sous le cuir. Mes souvenirs.

Je rêve que je suis allongé sous un grand tilleul, et que le vent fouille ma chevelure en la soulevant. Je ne sais plus où j'ai entendu cela  : «  La terre dormait nue, tourmentée, comme une mère  ». Tout ce que je sais  : ce sont des mots russes. «  La terre dormait nue, tourmentée, comme une mère  ». J'entends le bruit des bottes, des trains qui partent pour un horizon caché, et l'âme paysanne, son craquement d'amour en mourant. D'amour mourir. Les yeux russes. L'âme russe. Sous le talon de l'ogre. «  La terre dormait nue, tourmentée, comme une mère  ».

Je roulais, tout à l'heure, en l'absence de ma présence ou en présence de ma propre absence. J'étais assis, à côté de moi, comme une potentialité. À la place du mort, dit-on. J'étais assis, à côté de moi, à attendre que mon corps me réclame. Et la vitesse égalisait les lignes. Puis je réintégrai ce corps. Si cette peau donne du grain, l'épouser, y vieillir. Ce n'est qu'une bouche, qu'un nez, deux yeux... Superposés au vide. Comme la jeune Ingeborg apprend à enfoncer son cœur dans les déliés de ses petits crachats d'encre violette. Comme, et jamais ainsi. On est si loin des anges trompettistes.

Ce soir, en rentrant, étonné par ces bandeaux roses déchirant les nuages, comme si le ciel avait pensé à moi – comme si ce rose, dur, sec et sauvage comme seul un enfant peut l'être, comme si ce rose avait été façonné pour l'approbation d'un regard  : le mien. Ce rose, le ciel l'avait volé, après Rimbaud, à Marceline Desbordes-Valmore. Je voyais déjà les pilleurs  : des poètes, des peintres passant là, volant le rose en faisant des poèmes et des tableaux «  en regard  ». C'était tout ce qui nous était donné dans cette vie  : voler au rose sa cruauté (car il est cruel) et l'instiller dans une forme, même un simple souvenir. On emprisonne un peu le rose, oui, mais c'est parce qu'on le retient trop fort. Il suffit d'un moment de flottement, on roule une cigarette et, au moment de coller la feuille, en redressant la tête, on s'aperçoit que le rose est parti, recouvert par une épaisse couche grise, puis, très vite, par la nuit. Les tours s'allument à l'horizon. La vie reprend son cours, jamais anéantie par tant de beautés.

***

 

Un roi, nu, en défaite, tenant dans sa main une lettre d'amour qu'il adresse en son cœur à une reine pleine de poux.

Sous la robe de la reine, le corps nu de la mort.

La défroque. L'intime linge porté près du corps.

Et les supplices divers.

***

 

La rose est en train de mourir. Elle s'affaisse contre le temps. Quelques jours, avec si peu d'eau, c'est déjà beaucoup. Il faudra changer l'eau des fleurs, mon amour. Il faudra remettre toutes les pendules du monde à notre heure, mon amour – c'est ce que disait cette lettre d'une rose à une cuisine ensoleillée, avant l'hiver. Avant l'hiver elle marche, un soleil sur la poitrine. Avant l'hiver il nous reste toujours un peu d'été dans le corps.

La rose est en train de mourir. Pétales au bord de l'invisible.

Ce monde où les collines vont boire à la mer, ce monde de chants d'oiseaux et de lumière dans les arbres ne doit pas être abandonné, malgré tout le mal que l'on s'est fait, mon amour, car nul autre que nous ne le fait aussi bien. Quand mon orgueil épousait la courbe de ton sein. Quand un des quatre murs n'était pas dédié à l'absence. Quand l'absence n'avait pas de corps, pas de prise directe entre toi et moi. Lorsque l'amour avait des yeux d'or pour voir les choses du monde. Bien avant que ces choses ne déploient leurs ombres. Bien avant d'apprendre à repérer le singe dans l'homme, et tout ce qui monte à l'âme. Quand nous vivions de pas et de baisers dans la fraîcheur du soir. Ainsi, le noir venu, c'est le très pâle amant de la mort légère qui élève les étoiles comme un colleur d'affiches. Ainsi, ce monde où les collines vont boire à la mer, ce monde où les chants d'oiseaux rincent le bleu du ciel ne doit pas être livré à la lâcheté et à la rudesse des hommes les plus médiocres, les plus profanateurs d'horizons. Il existe. Pour qu'il demeure, il faut tenir ce cœur du monde le plus éloigné du monde. C'est la seule manière de mourir le plus légèrement du monde, que d'aimer. Pourtant, dans la ville où j'écris plane toujours cette goutte d'angoisse et la main qui lentement assassine.

***

 

Le chat courait à travers l'appartement comme un enfant acrobate qui maîtrise déjà tous ses gestes. Il sautait sur la commode, devenait le roi des airs pour rebondir sur le lit, puis sprinter jusqu'à la cuisine, comme si tous les records restaient à homologuer. Soudain il s'arrêta dans ses cabrioles, redevenu le prince roux de la maison, le prince plus libre que le roi... Il regarda longtemps le plaqueminier en feu à la fenêtre, y joua sa couleur, et partit dormir, en boule, sur un désordre de draps organisé pour lui. Il rêva sans doute à ce qu'il avait vu, à la fenêtre, c'est-à-dire à des vols groupés d'oiseaux grands et puissants, et à l'espoir que l'un d'entre eux s'égare dans l'appartement, à sa merci. Était-ce la nuit ou le jour  ? C'était ici, en l'an quinze, à cette fenêtre rasée demain, et dont je ne saurai plus rien, que des souvenirs plus ou moins précis, plus ou moins forts. Chaque jour, à travers toutes les personnes qui meurent dans le monde disparaissent autant de réalités tangibles. Ici, depuis toi, un des quatre murs est dédié à l'absence.

Tu sais, ici, rien n'a changé, la plus grande douleur côtoie la plus haute joie, mais la cicatrice que je garde à mon bras est redevenue plaie, ouverte, béante, comme si le soleil caché d'un poème ne suffirait jamais à ensevelir le mal, de toi, de Dieu, des autres, vois-tu je suis peut-être mon seul ennemi, ou le pire en tout cas, c'est un sentiment que je touche chaque fois que je me lève, oubliant quelques secondes ce que j'ai fait ces derniers jours et ce que j'ai à faire aujourd'hui, rien la plupart du temps, faire chauffer du café noir, allumer une cigarette à l'odeur de pâtisserie (l'odeur de gâteau des Camel), naviguer dans l'atmosphère enfumée de l'appartement, rien, ou tout comme, mais ce matin, en ouvrant les volets, la lumière m'a léché le visage, a bu mes yeux, le soleil ne se cachait plus, tirant à découvert, il m'a visé, à mon front est né une étoile, et je t'ai quittée, j'ai vu le sourire d'une autre dans la clarté d'une vie sans événement, il semblait vouloir dire quelque chose, ce sourire, quelque chose comme «  Tu es mon autre, ma peur, ma virginité, mon inceste, jamais je ne te ferai le moindre mal, alors espère, hèle le jour où l'on se rencontrera, tuons la mort avec de la beauté  ».

Les yeux du chat fixaient mes yeux avec une innocence telle que toute la violence que je retenais en moi depuis des années s'est changée en un lac de tendresse. Douce femme violente, que feras-tu avec mes yeux  ?

***

 

Une des plus belles histoires d'amour que je connaisse, c'est celle du poète Christian Bobin et de sa compagne Ghislaine, entrée dans la mort à quarante ans,et lui donnant des nouvelles d'elle à travers autant de choses infimes  : une inconnue traversant la rue et lui ressemblant à s'y méprendre, sa voix enregistrée sur un dictaphone réapparaissant par enchantement, sa présence incontestable dans toute joie, et les «  milliards de coups de couteau  » qui accompagnent ces miracles. Vingt ans après, le poète écrit un livre illuminé où chaque phrase la ressuscite. C'est son amour, son empathie, pour une goutte d'eau qui se suicide dans l'évier après une longue hésitation, pour une pierre, un arbre, un lièvre apeuré sous la boîte aux lettres, c'est son amour qui aiguise son œil. Et il rajoute  : «  Même nos erreurs, il faut les faire d'une main ferme  ».

La parole du sage est coupante et surprenante. Comme on s'entaille avec une feuille de papier. Christian Bobin écrit qu'il veut tuer Christian Bobin. Ainsi les poètes comme les sages meurent plusieurs fois dans cette vie. Ils se tuent ou on les tue. Ou  : ils se tuent plutôt que d'être tués. Mais j'entends tout autre chose dans cette phrase  : «  Je veux tuer mon nom, pas qui je suis, je veux tuer ce que les gens ont fait de Bobin – et redevenir Christian  ». Ce sont les mots de la vie qui commence. La vie plus prégnante que l'identité. La vie où l'on oublie qui l'on est en écrivant une lettre rouge baiser à des lèvres dont on n'arrive pas à oublier le goût.

***

 

Les lèvres des mots et les lèvres des baisers.

***

 

Ce soir, je pense à tous les jésus des hôpitaux psychiatriques.

Christian Bobin a écrit une lettre à Antonin Artaud, des années après la mort de ce dernier. Artaud, c'est le Cri. Christian Bobin lui parle comme à un intime, mais à distance. Il apaise le cri, ne serait-ce qu'un instant.

Une saison en enfer et les Illuminations. Premier et second testament. Deux parodies bibliques.

***

 

«  Chaque jour, je pleure en t'aimant,
je souffre après toi en te regardant,
mes yeux deviennent cendre,
ils savent qu'ils ne te verront pas.

Mais de toi coule l'amertume
comme la tranquille fumée dans le ciel,
le jour s'enroule comme une feuille fragile,
un oiseau désarmé de son chant.

Les prières se posent sur moi,
passagères, ah  ! passagères.
Combats élémentaires,
anxieux, solitaires.

J'apprends par cœur le corps
et je sais. L'âme, on le voit bien,
est encore là, mensongère,
elle agite en moi la mort.

Dans le gouffre sombre des songes,
je te cherche et je brûle,
les mains, je les ai en vain,
tel l'oiseau qui souille son nid.

Peut-être en silence,
peut-être en souffrance,
mais que faire, si je menace la nuit,
je n'y vois plus assez.

Et je suis aussi hardi
que des mains qui attachent
aux chevaliers des cocardes
mais ne croient pas en leur force.

Et je suis un tel titan
que, lorsqu'il n'est besoin de parole,
je ne sais pas créer le ciel,
avec l'amour dans les yeux.  »

Ce sont des mots de juin. Ce sont des mots de juin 1942. Ils sont écrits par un résistant polonais, Krzysztof Kamil Baczynski. Le titre du livre  : L'insurrection angélique. C'est deux ans avant sa mort effective – une balle allemande l'arrêtera, lui, pas ses poèmes qui seront sauvés et circuleront, seront connus par quelques âmes pauvres que le livre augmentera au centuple, même si l'âme est ce qu'elle est chez certains, ceux qui n'aiment pas les soleils noirs que jette sans cesser le poète, des phrases qui tuent plus vite que les balles ou qu'une grenade sur le cœur, mais qui ressuscitent aussi. Il faut traverser l'enfer pour se rendre au paradis.

 

 

Je suis comme un enfant abandonné, dans une gare, au milieu d'une foule de gens qui passent et qui ne s'arrêtent pas

Quand je t'ai quittée, la solitude s'est conviée à ma table pour manger sa soupe de fèves. La nuit aussi était mon hôte. Et quelques étoiles qui m'éclairaient de là-haut et que je savais mortes. Je regrettai les yeux noirs, les cheveux noirs, la peau blanche. Je regrettais les heures où tu écrivais à vendre sous tes yeux. Ces heures où tu étais à la fois la princesse et la prostituée.

Mes professeurs de chagrin étaient la pluie et le vent.

Depuis que nous dormons ensemble, ma solitude et moi, je tremble autrement.

J'allais souvent voir l'absence – et j'ai mangé mon pain gris sur ton épaule, mon amour, parce que je suis comme toi.

Maintenant, je reviens aux pierres, à leur ombre de louves noires.

Aussi, dans la nuit de la pierre, la peine est prépondérante.
Les pierres souffrent de ne pas parler.
Elles cherchent un rien, une main d'enfant qui les jetterait très loin.
Elles veulent connaître le ciel, l'élan.

C'est toute la différence entre vivre et exister.

Je voudrais voir encore une fois la rivière rouler ses cailloux de chagrin, encore une fois, et revoir le ciel bleu, une dernière fois, en fermant les yeux, tout à l'heure, avant de m'endormir. Revoir l'étang, les canards sauvages, le château, la vierge regardant vers la terre, la rose, la plus belle des femmes, le front d'albâtre des choses à tâtons dans le noir.
Mais, si j'abandonne, la si simple pensée de ne vouloir rien me donne tout.

Dans la nuit qui nous arrache le cœur, nous tenons dans nos mains un poème dont la flamme nous éclaire comme une bougie que l'on allume avant de mourir, pour aider l'âme à monter à l'échelle posée contre le ciel.

Il y a des nuits qui brillent d'une lumière surnaturelle, ayant à n'être rien, un guet, une roue traversière, une extase de feuille morte, et étant tout cela à la fois. Un titre de René Char  : La nuit talismanique qui brillait dans son cercle.

Pour celui qui déporte les étoiles au plafond de sa chambre, lointaine est la poignée de menthe sauvage qu'un enfant qui n'est plus lui froissait entre ses doigts, pour en délivrer la senteur.

La lumière est terrible.

Je me demande toujours si c'est le rêve ou la vie.

Prendre l'enfant que l'on a été dans ses bras.
Lui parler de la vie sans lui.
Puis revenir à la terre,
à notre ombre sur l'étang.

Je n'ai qu'un mot. Mais nous nous sommes épousés, enfants de la mort franche et de la naissance abrupte.

Tu m'as donné le pouvoir d'ouvrir l'aile profonde qui avait longtemps sommeillé sous ma peau. Égale au sommeil de l'ancre au fond des sables.

***

 

J'ai croisé une fois de plus le chemin de cet homme aperçu si souvent dans la ville. Un homme toujours seul, qui semble combler cette solitude par une mobilité continuelle. Ainsi l'ai-je vu absolument partout, sur le port, le marché, dans la grande zone commerciale, marchant d'un pas calme, le visage neutre, d'un âge indéfinissable et avec quelque chose peut-être de hiératique, de supérieur.

Je traversai tout à l'heure le grand restaurant vide. Il était là. Je lui ai souri. Il m'a rendu ce sourire. Son sourire, ce soir, c'est ce qui me garde de ma mort. Ce qui me garde de ma disparition future parce que, à l'instant où il l'amorce, cette dernière vole en éclats. L'air peut passer.

***

 

Giacomo Léopardi, poète de l'infélicité, a cherché désespérément dans cette vie un ami sincère, intègre moralement et intellectuellement, sans succès. Condamné à vivre courbé, il parle du néant de lui-même, il s'annonce «  mûr pour mourir  ». Cette solitude, chez lui, l'amène à vivre dans la plus grande affliction. Ses vers ne seront pas compris par ses contemporains, le condamnant doublement et trouvant ses poèmes trop tristes – car certaines personnes n'y aimaient pas leur propre reflet, criant de vérité. Giacomo écrivait des roses en réalité, mais l'on n'en garda que les épines. Son phrasé est vif, intellectuel mais intelligible, poétique mais avec un fond toujours philosophique. Il ne fait pas que poétiser, il dénonce, se révolte, tire des conclusions comme autant de fulgurances.

Je crois que lui non plus n'a pas pu être aimé à sa juste mesure. Je crois aussi que nous n'avons pas à demander à être aimé  : l'amour nous est donné de naissance ou ne nous est jamais donné. C'est tout simplement la rançon du génie que la faille.

***

 

L'amande amère d'une épaule que l'on voit s'éloigner parmi la foule, l'absinthe d'un sourire qui ne vous était pas destiné.

Bâtir avec peu de pierres une demeure pour le chagrin, et l'abandonner d'un geste en ouvrant des mains étroites.

Si tu portais mon visage, tu caresserais ma poussière.

La mort murmure par la bouche du vent.

Pouvoir dire des mots très bas, derrière l'épaule de la terre, laisser la friche travailler en soi et hors de soi, là où le printemps se prépare  : sans urgence, sans rage, pas sans l'eau qui coule au creux des mains.

Sur le drap d'étreinte, elle laisse à son amant un soleil.

Le bleu du pantalon, c'est un peu de ciel, n'est-ce pas  ?

Je ne peux pas te donner le paradis, mais une âme légère quand tu danses.

Une tache bleue perce le ciel – un trou dans l'étendue grise.

J'étais comme toi  : un enfant. Je ne savais pas haïr.

Je pleurais. Je voulais une âme, pour verdir dans l'herbe, une âme, mais pour qu'elle soit le trois-mâts. Je voulais sortir de moi, trouver ma poussière natale.
Je pleurais.
Je voulais une âme, pour épouser l'air, une âme.
Je ne pleurais plus de larmes.
Je pleurais de la lumière.

Comme elle, qui a tellement souffert que son corps s'est totalement asséché. Elle meurt d'amour charnel sans la chair d'aucun autre que lui. La mort est un enfant invisible qui lui joue des tours et tourne autour d'elle. Mère et fille aînée de sa peur. Éternelle violente.

Lui parler de l'enfant qu'elle n'a pas pu être, avec des mots très bas, très doux, différant le jour où la terre se retournera, et faisant de cette terre un terreau. Lui parler de l'enfant qu'elle n'a pas pu être.

Qu'elle prenne la petite fille dans ses bras.

Ingeborg, cette femme qui gardait des mèches de vos cheveux d'enfant est bien votre mère, oui. Elle a vieilli dans le coin d'une photographie de l'ancien temps  : le temps de l'insouciance. Elle a bâti sa demeure dans le froid du monde de l'intérieur. Il y a entre elle et vous ce rempart de papier et une main d'or pour étendre les mots sur la page, comme elle étendait vos habits de petite fille. Il lui reste encore un peu de blondeur entre les doigts. Vos cheveux de blé, Ingeborg.

Je ne sais rien, ou très peu, des malheurs et des joies qui furent vôtres, mais je lis votre vie dans vos poèmes, et vous guidez un peu ma main quand je parle de vous, invisible comme le souffleur. On écrit toujours à rebours. Sur des décombres. On plaque du silence sur des faits bruts. Je sais cela de vous, Ingeborg.

Et tout ce que je ne sais pas rajoute à l'étrange d'avoir à le dire, malgré tout  : quand vous étiez du feu d'automne et des arbres rouges, chère Ingeborg. Quand vous disparaissiez sous vos paupières. Quelques cheveux blonds, un regard qui fait feu, vos cheveux, votre regard. Et tout ce que je sais fait office de planches recouvrant le vide, alors il y a des absences, comme ces taches brunes, en haute montagne, annoncent autant de trous sous le pas. On ne se promène pas comme ça au paradis  : les pentes sont abruptes, la descente sèche – après la mort, la marche continue.

 

 

Écrire, c'est laisser la main promener, faire d'elle-même les liaisons entre l’œil et le cœur, entre le son et l'oreille. J'écosse des mots pour en prélever les pois. Je rature dans le dictionnaire le mot «  disparition  ». Je n'ai réellement accouché de moi-même que sur la table d'écriture. Ma vie a suivi. Regardez-moi, je suis le vent, le cachet d'aspirine qui se disloque en bullant dans l'eau du verre, la main qui dénoue la chevelure et qui écrit sur les seins, rien en somme, oui, du vent, des rafales, beaucoup, des secondes de froid violent qui vous glacent les os.
J'écris ce livre pour cerner – dans le sens militaire du terme – pour cerner l'absence allais-je dire. Pour, peut-être, à la fin, ne retenir que la joie d'écrire. La joie d'écrire le journal de bord d'une série de dérives  : l'existence d'un être. Je me manquais. Je n'étais plus dans ma vie. J'étais.

J'étais assis, tout à l'heure, sur un banc, au parc. L'opacité du ciel  : promesse d'orage, de giboulées. Soudain, le vent souffla un peu plus fort – on entendit un balancement commun et tous les arbres se mirent à perdre de grosses poignées de feuilles dansées par le vent, tombant par terre avec un bruit si délicat, si particulier, pareil à celui de la ballerine qui glisse imperceptiblement, qui feule tout doux. J'ai vu et écouté la pluie d'avant la pluie, le concerto improvisé d'une troupe de danseuses et d'acrobates. «  Sauve-moi de moi  », devrait dire tout amour. Ces feuilles, que l'on dit mortes désormais, m'ont sauvé de moi. J'ai fait quelques pas de côté en m'en allant, pour ne pas froisser leurs visages.

Leurs visages de petites filles jamais apeurées par la grâce qui les touche et les condamne à l'éternité.

Je me réveillai dans ma chambre d'enfant  : devant mes yeux apparut l'évidence d'une femme en drapé, me regardant – non, c'était plus que ça  : elle savait mon secret, mon identité profonde, et me la dévoilait en apparaissant – une femme bleue, disparue le temps d'un battement de paupières. J'avais dix ans, j'avais décidé d'arrêter de jouer. Je n'en ai pas parlé. À personne. Pendant dix ans. Je l'ai lancé comme ça, un secret, et mon père m'a révélé le sien  : dix ans auparavant il l'avait vue, la femme bleue. De l'autre côté de la cloison. En se réveillant, un matin. Et mon grand-père me dira un jour qu'il a vu sa mère morte depuis des années. Sans avoir peur. Jamais.

Cet enfant que j'ai été m'a accompagné dans ma formation. Longtemps je l'ai tu, j'ai nié sa vie. Il y a deux visages, ceux de mes parents, pour former mon visage. Y compris tout le roman génétique, les yeux bleus que j'aurais pu avoir, et tout ce que je n'ai pas, tu, tué, nié, volé, détruit. Dans d'autres vies j'écrivais déjà d'être là. D'être l'éternel enfant. Je n'étais pas né tout à fait. J'étais.

Ce matin, le jardin sans défense devant un soleil géant – prêt à réchauffer l'hiver.

Stèles sans morts, comme au pied de l'arche du soleil. Stèles sans morts fanent en l'air – comme les roses.

Je sais tout comme vous, Ingeborg, que les jours d'antan ne reviendront pas. Votre livre vous a fêtée lorsque vous l'avez quitté. Vous avez traversé la claire forêt où les pas des morts vous guidaient pour trouver chemin. Au bout du chemin, une lumière surnaturelle, comme vos cheveux de blé, Ingeborg. La mort a un goût de tabac blond, un goût de feu qui court, de feu qui prend, et d'un jerrycan d'essence enfoncé dans la gorge. Mais, votre main légère plane au-dessus, comme une patrouille aérienne. Votre main habillée d'un rien de grâce hyperboréenne.

Je suis venu te parler de toi, de ton cœur sous pellicule, te parler de toi comme à travers un grillage cousu de barbelés déchirant l'air entre toi et moi, si bien que ta main n'ose plus risquer ton cœur à s'ouvrir pour quasiment rien, si ce n'est beaucoup de peines, des peines profondes. Profondes comme les lignes de ta main, amour. Que mendiais-tu, sinon un peu d'amour aux fêtes des lumières  ? La fin de l'amour, c'est la rage, c'est la corde rongée du sentiment. Tu ne veux pas commencer une nouvelle histoire parce que tu ne veux pas qu'elle finisse prématurément. Rien ne commence. Rien ne se transforme. Tout se perd considérablement, mon amie, ma chair.

 

Entends-tu la phrase en marche, Ingeborg  ?
La douleur, mon amie.

 

 




Julio C. Palencia, « Nous devons surmonter le désastre »

 

Né au Guatemala en 1961, Julio C. Palencia a connu l'horreur de la guerre civile au début des années 80, notamment la disparition et la torture à mort de certains de ses proches. (Le combat faisait rage alors entre la guérilla marxiste et les tortionnaires soutenus par le pays de la liberté, les États-Unis.) Réfugié d'abord au Canada, à Vancouver, avant d'opter pour le Mexique, où il réside actuellement, bien loin de son Guatemala natal à ses yeux devenu un grand cimetière, il s'est lancé dans l'écriture pour – au moins – surnager personnellement, avant de parler de lutter politiquement/poétiquement (deux adverbes liés dans son travail) en affrontant le pire silence. Sept livres sont parus pour le moment, publiés pour un grand nombre d'entre eux aux éditions mexicaines Praxis.

 

Un premier poème brosse d'emblée l'arrière-plan historique de son œuvre :

 

El odio que nos tenemos

Llegaron.
Y se adueñaron de todo lo que había.
Llegaron para quedarse.

Entre su cruz y su espada se tienden millones de cadáveres.

Así nacimos nosotros.

Su civilización se nos volvió barbarie
reinó la rapiña
y el abuso que hoy todavía persiste.

Debemos sobreponernos al desastre.

En nuestro espíritu
hay un fuego no resuelto:
es el vejamen que se respira
es la impunidad para degradar al otro
es la justicia sesgada
y con precio.

¿Cómo no ser lo que ya eres?
Esquizofrénico o neurótico.

Debemos sobreponernos.

La distancia entre el Curiosity en Marte
y la decadente oligarquía…
el Ríos Montt que padecimos,
parece insalvable.

El sueño de España fue nuestra pesadilla.

No hay tiempo para el pesimismo.

Debemos sobreponernos al desastre.

*

 

La haine que nous avons de nous-mêmes

Ils arrivèrent.
Et s'emparèrent de tout.
Ils arrivèrent pour demeurer.

Entre leur croix et leur épée s'étendent des millions de cadavres.

Nous naquîmes ainsi, nous autres.

Leur civilisation tourna pour nous en barbarie
la rapine fut la loi
ainsi que les abus de nos jours persistant.

Nous devons surmonter le désastre.

Dans notre esprit
il y a un feu non résolu :
c'est l'humiliation que l'on respire
c'est l'impunité de dégrader un être humain
c'est la justice biaisée toujours
et monnayable.

Comment ne pas être après ça
névrosé, schizophrène ?

Nous devons parvenir à surmonter.

La distance entre le Curiosity sur Mars
et l'oligarchie décadente...
le Rios Montt que nous subissons,
paraît insurmontable.

Le rêve de l'Espagne fut notre cauchemar.

Il n'y a pas de temps pour le pessimisme.

Nous devons surmonter le désastre.

 

Un deuxième, plus impressionnant, agrippe et grince rudement, avant d'opposer la lumière aux boues du temps. Nâzım Hikmet plaçait l'espoir en l'homme, malgré Hiroshima ; l'idée d'espérer se fendille et craque au creux des vers de Palencia maintenant, sans jamais s'affaiblir un seul instant, ou disons : pour l'instant. Quelque chose tient. Quelque chose de précaire et de puissant. Une  éthique de combat, peut-être. Il semblerait si douloureux de persister sans le soutien d'un rien d'étoile, au fond du présent le plus noir.

 

Aquí estamos nosotros

 

Aquí estamos nosotros

los ilegitimos
hijos de la posmodernidad
nosotros.

Los fantasmas de países desangrados
paridos día a día a la intemperie
nosotros.

A los que les vaciaron los bolsillos
los que nunca tuvieron nada
los de la esperanza envenenada
nosotros.

Los desechables y miserables   nosotros.

Nosotros los eternos janitors
del primer mundo
los del medio tiempo
o de plano sin empleo
haciendo fila para el welfare
mientras dos ojos poderosos
nos recriminan la existencia
desde la ventana.

Los ilegales   nosotros
los drogadictos y drug dealers
nosotros.

Los abiertamente retadores
los que no agachan la cabeza
los mal hablados
los borrachos y mal vistos
los peligrosos
sin un centavo entre la bolsa   nosotros.

Los que se mueren por llegar al norte
de hambre   de sed   a golpes
de un balazo ahogados   de cansancio
nosotros.

Los que no tienen madre
ni padre   ni patria
ni casa   ni silla para sentarse
eternamente de pie
nosotros.

The little bastards
que destruyen todo   nosotros.

Los expulsados de todas partes   nosotros.

Los que no tienen derechos
los que no tienen familia
los que no tienen una tumba
y somos cadáveres vivientes
nosotros.

A los que se pateó el trasero
con bota militar local y extranjera
que incesante repetía:
hijo de puta hijo de puta
muere hijo de puta.

Y ahora que todo se derrumba en las raíces
nos quieren monjes dominicos
hermanas de una caridad que nunca conocimos.

Nosotros los mal vistos
por las buenas gentes
la presa destinada al sacrificio
el chivo expiatorio   nosotros.

Los débiles   raquíticos
los de la presencia incómoda

los que nunca somos invitados
al gran opening de la humanidad
los que siempre nos quedamos
fuera del banquete
los que miramos todo
y no compramos nada
y rondamos todo mall
como incesantes palomillas.

Los sinvergüenzas descarados
los siempre refugiados
los que no somos confiables
los que no somos capaces
por nuestro color y nuestro acento
nosotros
nosotros
nosotros
nosotros
nosotros
mil veces nosotros.

Aquí estamos nosotros.

Los hijos fugitivos de nuestros días
paridos y amamantados
por la corrupción política y la dorada plusvalía.

Nosotros
los que no se atienen a fronteras
los buscadores de EL DORADO
Indiana Jones con defectuosa brújula
señalando sin miramientos hacia el norte.

Los que nos bajamos los calzones
nosotros.

Digámoslo a toda voz:
traemos el alma violada por el siglo veinte
y por todos los siglos anteriores
hasta contar a cinco.

Expiamos una culpa que nunca cometimos
terrible subdesarrollo espiritual del primer mundo.

Somos de esta fábrica globalizadora
el resto inservible.

Los muertos de hambre   siempre
los que llenamos las cárceles
y las primeras planas de los diarios.

Fuimos la víctima y sólo después el victimario.

Somos un respiro que apenas se levanta
que quiere cantar una bella canción desconocida.

Somos ahora el excremento
mañana seremos un comienzo
luna nueva   sol de la madrugada
un punto luminoso
una esperanza válida
una paz que no sea mentira.

Nos llega el día al corazón de repente
y todo se ilumina.

*

Face à vous, nous nous tenons

 

Face à vous, nous nous tenons

Les rejetons
Illégitimes de la modernité
Nous autres.

Les fantômes de pays saignés à blanc
jour à jour enfantés à la mauvaise étoile
nous autres.

Ceux à qui on a fait les poches
Ceux qui n'ont jamais eu que leurs seuls ongles
Ceux dont l'espérance a été empoisonnée
nous autres.

Les rebuts et les misérables   nous autres.

Nous autres   les éternels concierges
du premier monde
accoutumés au temps partiel
ou bien carrément au chômage
qui nous fardons la queue pour le welfare
tandis que les yeux des puissants
nous reprochent l'existence
derrière la vitre.

Les hors-la-loi   nous autres
les toxicos et drug dealers
nous autres.

Ceux qui ouvertement provoquent
ceux qui ne baissent pas la tête
ceux dont la langue est sale
soûlards de très mauvaise réputation
patibulaires
sans un centime en poche   nous autres.

Ceux qui en crèvent, de rejoindre le nord
de faim   de soif   ou sous les coups
les balles   ou bien noyés   dans la fatigue
nous autres.

Ceux qui n'ont pas de mère
n'ont pas de père   ni de patrie
ni même un domicile   ou juste une chaise pour s'asseoir
ceux qui sont debout pour l'éternité
nous autres.

The little bastards
qui détruisent tout   nous autres.

Ceux qui sont expulsés de toute chose   nous autres.

Ceux qui n'ont aucun droit
Ceux qui sont sans famille
Ceux qui n'ont pas de tombe
Et nous sommes des cadavres vivants
nous autres.

Ceux qui gardent à leur cul la marque
de la botte militaire   locale et étrangère
incessamment qui répétait :
va fils de pute va fils   de pute
va crever fils de pute.

Et maintenant que tout s'effondre à la racine
ils nous veulent moines dominicains
sœurs d'une charité que nous n'avons jamais connue.

Nous autres   mal perçus
par les bonnes gens
nous autres proies qu'on voue au sacrifice
nous, les boucs émissaires   nous autres.

Les plus faibles   et les rachitiques,
Les dont la présence incommode.

Les qui ne sont jamais les invités
du grand opening de l'humanité
qui toujours restent aux portes du banquet
dévorent des yeux sans rien acheter
et tournent en rond dans les centres commerciaux
incessants comme des papillons de nuit

Eux, les plus insolentes   canailles
eux, les réfugiés permanents
à qui l'on ne fait pas confiance
que l'on n'estime capables de rien
car trop coupables de leur couleur
car trop coupables de leur accent
nous autres
nous autres
nous autres
nous autres
nous autres
mille fois nous autres

Face à vous, nous nous tenons   nous autres.

Rejetons fugitifs de notre temps
enfantés et nourris au sein
de la corruption politique et des plus-values rayonnantes

Nous autres
qui ne nous en tenons pas aux frontières
qui recherchons l’Eldorado toujours
Indiana Jones à la boussole défectueuse
indiquant sans hésitation la direction du nord.

Ceux qui baissent leur froc
Nous autres.

Disons-le à pleine voix :
nous avons l'âme violée par le vingtième siècle
et tous les siècles antérieurs
pouvant s'énumérer de un à cinq

Nous expions une faute que nous n'avons jamais commise
sous-développement spirituel terrible du premier monde.

Nous sommes de cette usine mondialisée
le surplus inutilisable.
Les morts de faim   toujours
ceux qui remplissent les prisons
et les premières pages des journaux.

Nous fûmes tout d'abord la victime   l'assassin par la suite.
Nous sommes un souffle qui à peine se lève
et veut chanter une belle chanson inconnue.
/ Nous sommes aujourd'hui l'excrément
demain nous serons commencement
lune nouvelle   soleil de l'aube
un point lumineux
une espérance valable
une paix qui ne soit mensonge.

Le jour nous touche au cœur   soudain

tout s'illumine.

 

Le troisième ensemble proposé

regroupe trente courts poèmes extraits du recueil le plus récent de Palencia, Trinar es otra forma de decir te amo (qui en compte en totalité plus de cinq cents !). La forme s'est resserrée considérablement avec ce livre. La pensée claque et fouette et touche à la jugulaire sans détour. On sent à quel point l'histoire personnelle de l'auteur imprègne le discours ; on sent surtout à quel point la littérature ainsi pensée avoisine l'art martial, au sens où peut l'entendre  par exemple Antoine Volodine (écrivain disant écrire chaque livre en  « moine-soldat », comme s'il s'agissait du dernier et que la moindre phrase au sabre différait l'imminence d'une mort certaine.) Pas l'ombre d'un consentement à l'épanchement (pire encore : l'affliction...), mais une volonté ferme en revanche d'attaquer, en touchant droit au cœur à chaque vers, comme si le peu de vérité posé face à l'autel aux morts (el « altar de muertos » dont nous parle un de ses poèmes), ce peu-là seulement permettrait de tenir encore fragilement, « dans l'ombre de la cicatrice en l'air », comme a pu l'écrire Paul Celan. En admettant que Julio C. Palencia arrête d'écrire un jour, ou ne le puisse plus physiquement – hypothèse assez peu probable – je crois certain que ses poumons s'encrasseraient très vite, mais que ce détail médical aurait peu d'importance pour lui... Comment pourrait-il, délaissé par son moyen de lutte, simplement consentir à respirer ?

 

El pesimismo
no es opcíon para los países pobres.
Hay mucho por hacer ;
podemos y debemos hacerlo nosotros.

-

Nadie se acostumbra a vivir de rodillas.

-

Lo tortuoso y el sufrimiento
perdieron hace años su aureola.
La existencia puede y debe ser gozada.

-

Si no ves bien, ponte gafas
o quítate las anteojeras :
no te acostumbres al hambre,
no toleres la pesadilla.

-

El negocio de mal gobernar un país es
extremadamente lucrativo.

-

Al ejercer tu derecho de votar,
no te olvides
quién ha sido históricamente tu verdugo.

-

La legalidad en Guatemala
ha sido durante muchos años ilegal,
delincuencial.

-

El primer mundo,
civilizado y democrático, para ellos,
por supuesto.
Oscuridad y palo, para el resto.

-

Un larvado sentimiento de inferioridad
nos retrata en un paisaje kafkiano.

-

No busques la confirmación de tus ideas,
busca el error.

-

No vayas y escribas diez líneas
cuando lo que percibes es una o dos.

-

Aquí no todo está perdido.
Aquí aún todo es posible ;
inclusive milagros humanos
y maravillas cotidianas.

-

Alimento mis dudas,
las pulo,
las celebro ;
la certidumbre me destruiría aquí mismo
y me mataría en vida.

-

 

De repente me vi desnudo ante la muerte
que me invitaba a vivir.

-

Estoy convencido de que en algún lugar
florecen nuestros sueños.
Para nuestra desventura, no es aquí.

-

¿ Es bella Guatemala ?, me preguntan,
toda geografía es cansada, se agota,
es nada mientras un ser humano someta a otro,
o un niño tenga hambre.

-

El mendigo de la calle principal
pide dinero con un gesto de desprecio.
En su alcantarilla
sabe que su presente
puede ser nuestro futuro.

-

Muy anciano y de piemurió mi abuelo.
No sólo fue un hombre,
tuvo la permanencia de un árbol
y la tenacidad de sus raíces

-

¿ De qué sirve salvarse uno solo ?
Si hemos de permanecer será en grupo, juntos.
Si la salvación nos alcanza,
que sea comunitaria.

-

Mi paraíso siempre es colectivo.
Mi humanidad requiere de los otros.

-

Si el nosotros no tiene sentido,
¿ qué hacemos tú, él, ella y yo aquí ?

-

Los seres humanos limitamos
dramáticamente la idea de dios
con nuestra pobre imaginación.

-

Si en la imaginación no eres libre,
entonces nada hay que hacer

-

Altar de muertos :
Guillermo Palencia,
Rosa Palencia,
Fermín Reyes,
Alejandro Cotí
y miles de patriotas
víctimas del estado represor.

-

Al torturador de cualquier signo
aun la tierra lo vomita,
lo expele,
ni a gusano llega.

-

El genocida pide con sarcasmo que se le
demuestre su crimen ;
no hablan lo suficientemente fuerte y claro
los muertos con sus huesos desnudos.

-

Nuna está todo perdido,
aunque hay momentos,
hoy por ejemplo,
que así lo parezcan.

-

El pasado al igual que el futuro es por venir.
Nada está escrito para siempre,
el pasado también cambia.

-

Aun empapado,
el sol da la cara de nuevo
y se alegra
de tener muchos viernes por delante.

-

Tenemos la bendición en la boca
como si estuviéramos a un paso del infierno

*

 

Le pessimisme
n'est pas une option pour les pays pauvres.
un grand nombre de choses sont à faire ;
nous pouvons et devons les faire nous-mêmes.

-

Personne ne s'habitue à vivre à genoux.

-

Le tortueux et la souffrance
ont depuis des années perdu leur auréole.
L'existence peut et doit être réjouissante.

-

Si tu ne vois pas bien, mets des lunettes
ou quitte tes œillères :
ne t'accoutume pas à la faim,
ne consens pas au cauchemar.

-

Le négoce consistant à gouverner mal un pays
peut aussi rapporter beaucoup.

-

N'oublie pas au bureau de vote
qui fut ton bourreau dans l'histoire.

-

La légalité au Guatemala
a été de nombreuses années illégale
et délinquante.

-

Le premier monde,
civilisé et démocratique, pour eux,
bien sûr.
Obscurité et bâton pour les autres.

-

Un sentiment larvé d'infériorité
tire notre portrait dans un paysage kafkaïen.

-

Ne cherche pas la confirmation de tes idées,
cherche l'erreur.

-

Ne t'en va pas écrire dix lignes
quand ta pensée tient en un vers ou deux.

-

Tout n'est pas à vomir ici,
tout reste entièrement possible,
y compris des miracles très humains
et des merveilles quotidiennes.

-

J'alimente mes doutes,
je les polis,
je les célèbre ;
la certitude, après m'avoir détruit,
ferait de moi un mort-vivant.

-

Je me vis soudain nu devant la mort
qui m'invitait à vivre.

-

J'ai la pleine conviction que quelque part
fleurissent nos rêves.
Malheureusement pour nous, c'est pas ici.

-

On me demande si c'est beau, le Guatemala.
Toute géographie s'épuise, s'éreinte et même
s'anéantit, quand un être humain est soumis,
quand un enfant, sous nos yeux, meurt de faim.

-

Le mendiant de la rue principale
demande de l'argent avec un geste de mépris.
Dans son égout
il sait que son présent
peut aussi être notre futur.

-

Mon grand-père mourut âgé 
et debout.
Il ne fut pas seulement un homme,
il eut la permanence d'un arbre
et la ténacité de ses racines.

-

A quoi bon se sauver tout seul ?
Si l'on peut demeurer, c'est de manière groupée, ensemble.
Si le salut nous rattrape,
qu'il soit communautaire.

-

Mon paradis est toujours collectif.
Mon humanité requiert les autres.

-

Si le mot nous n'a pas de sens,
qu'est-ce que nous faisons toi, elle, lui et moi ici ?

-

Nous autres humains, nous limitons
dramatiquement l'idée de dieu
avec notre pauvre imagination.

-

Si dans l'imagination tu n'es pas libre,
alors il n'y a plus rien à faire.

-

Autel aux morts :
Guillermo Palencia,
Rosa Palencia,
Fermín Reyes,
Alejandro Cotí
et des milliers de patriotes
victimes de l'état répressif.

-

Le tortionnaire de tous les bords
est vomi par la terre,
est rejeté,
il n'arrive même pas aux vers.

-

Le génocide, bien sarcastique, demande
que lui soient démontré ses crimes :
ils ne parlent pas assez fort, assez clair,
les morts et leurs ossements nus.

-

Rien n'est jamais totalement perdu,
bien qu'il y ait des moments,
aujourd'hui par exemple,
où ça paraît quand même possible.

-

Le passé à l'image du futur est à venir.
Rien n'est écrit pour toujours,
le passé aussi change.

-

Même trempé de pluie,
le soleil sort la tête
et se réjouit
du nombre de vendredis devant lui.

-

Nous avons la bénédiction en bouche
comme si nous étions à deux pas de l'enfer.

 

°°°




La poésie de Stéphane Sangral

 

 

« Le “je” est mal assuré chez moi. Il tente toujours, depuis le sentiment éprouvé dans la petite enfance d’être de trop, de se justifier dans l’œuvre. »

Henry Bauchau, Journal d’Antigone.

 

            Cette citation tirée d’un journal d’Henry Bauchau, pour ouvrir quelques réflexions au sujet de ces « variations autour du Je ». La problématique autour du Je est bien différente chez Stéphane Sangral et chez Henry Bauchau, mais le Je qu’il nous est offert d’apprécier ici entretient toutefois quelque ressemblance avec celui de l’écrivain d’origine belge.

          Contrairement à ce qu’affirme Alain Berthoz, qui écrit dans sa préface que « Le Je [des] poèmes [de Stéphane Sangral] tente d’incarner le Je universel », il semble que le Je soit bien moins un « Je universel » qu’un Je originel. Un Je universel aurait pour objet soit de faire en sorte que tous les je soient contenus en Je, soit que tous ces je concourent à ce Je, c’est-à-dire que ce Je réunirait tous les je individuels. Il s’agirait alors d’un Je proche d’une Idée ou d’un absolu. Or, il semble ici que le poème n’oriente pas sa quête dans ce sens – si quête il y a, et rien n’est moins sûr. Le Je du poème de Stéphane Sangral est peut-être davantage un Je originel dans le sens où son désir est de le (re)trouver, d’atteindre à sa racine, peut-être même à ce qui en fait un incréé, une vacuité naissante. Il s’agirait d’aller vers la découverte de sa singularité dans sa vérité propre et son authenticité. Le Je serait affecté d’un désir de rejoindre cette dimension du Réel dont Lacan dit qu’elle est l’impossible sauf en de certains moments. Aussi est-ce peut-être pour cette raison que le poète souhaite se situer « au fond de cette absence de mot et de sens, dans l’obscur », ou bien « Se rapprocher du nord de la Néance… et geler sa fatigue là où les êtres se fondent… ». Mais ce Je pourrait encore être à la fois cause et conséquence de soi, c’est-à-dire qu’il n’aurait aucune cause pour exister, et dire Je serait vide à la fois de référent et de sens, à moins qu’on n’adjoigne un prédicat à ce pronom comme dans « Je suis », « Je marche » ou « Je tombe ». Je serait une sorte de pivot ou de rouage, il serait le trou ou le point focal qu’une matière remplirait pour la naissance des je.

            Il ne semble pas davantage que ce Je soit « mélancolique » (mais sans doute faudrait-il revenir sur cette mélancolie pour mieux la définir) ou « consumé », toujours selon l’expression d’Alain Berthoz. Ce qui est « consumée » ou paraît se consumer et renaître aussitôt c’est d’abord la question « suis-je ? », il s’agit donc de mot ou de langue. Et si le poète s’étonne d’être et de s’y consumer, ce n’est qu’en langage qu’il peut le faire :

 

« Je ne suis que la question “suis-je ?” errant
en ses réponses qui l’ont consumée…
Ô feu de l’angoisse en l’angoisse errant…
S’étonner d’être et vain s’y consumer…

Et j’erre en la cendre du mot “errant”
            errant en la cendre de “consumée”… »

             Le Je n’est donc pas « consumé ». Il revient d’ailleurs à la fin du livre dans une nouvelle ronde des Je comme un enfermement ou une aporie, et ceci au bout de sept sections de livre : le Je est bien renaissant, mais il ne renaît pas de ses cendres, il est plutôt vacillant, cherchant la lumière où la seule clarté qui puisse l’éclairer joue avec l’impossibilité de fixer son rayon. La notion de boucle est ici essentielle, le poème le dit clairement lorsqu’il affirme « Je ne suis qu’une boucle qui roule en sa boucle ». Il n’y a donc pas d’issue « ou simplement l’espoir d’une issue », ce qui reviendrait à trouver un sens, alors que le poème ne semble pas en chercher. Il semble davantage rendre compte de la diffraction du Je dans une variation sur la vacuité d’être, selon une autodestruction naissante du Je. Et cette diffraction empêche que le Je soit également « solipsiste ».

 

            Dans ce long poème qu’est Ombre à n dimensions, où la « simplexité », pour reprendre une expression d’Alain Berthoz, paraît être la loi de composition, il ne s’agit pas d’un Je à n dimensions, mais bien d’une « ombre à n dimensions ». Paradoxalement, Je s’y développe depuis son vide et par son vide, ou depuis un centre « je suis » et allant s’irradiant, se déroulant, se déroutant ou enflant, s’éparpillant, tombant, montant… Je est en expansion depuis son vide constitutif. Ainsi est-ce peut-être ce que signifie la déclaration en exergue, puis la même déclaration dissimulée ou éclatée dans le livre. En effet, des lettres isolées apparaissent au bas des pages, une par page, et reconstituent le même message : « Sous la forme l’absence s’enfle et vient le soir et l’azur épuisé jusqu’au bout du miroir…». Première clé de lecture qui tend à donner du Je une image qui serait la forme d’un écho. Mais il existe une seconde clé, peut-être, lorsque, aux deux tiers du livre, le poème affirme : « Chaque niveau d’organisation est porteur / de propriétés émergeantes spécifiques ». Pour le dire autrement, les différentes voix du poème donnent lieu à un niveau d’organisation qu’il s’agit d’identifier au plus juste pour entrer dans la dynamique du poème. Les vers suivants disent ce processus émergent dans une façon de Je qui trouble sa propre existence :

« Je vis ? Non, je suis vécu. Par qui ? Par Je ? Non,
 par un processus dont une propriété
émergente est Je, un Je qui dit : “Je vis ? Non,
je crève de n’être en rien ma propriété,
d’être innommable un oui dont le seul nom est non !”… »

 

            Ces niveaux d’organisation du texte sont portés par des polices de caractère différentes, le tout cité en permanence entre des guillemets qui sont là pour rendre compte d’une parole ou d’une pensée qui n’est finalement qu’une parole ou une pensée restituée(s), donc une parole ou une pensée mise(s) sans cesse en doute, pas trop sûre(s) d’elle(s)-même(s), ou qui avance(nt) pour mieux s’enrouler et re-dérouler ce qu’elle(s) dit/disent par incertitude constitutive. Ainsi peut-on – mais rien n’est certain là non plus – identifier a minima une parole-je et une pensée-je (en italique). Le poème serait une longue pensée de la parole, seule capable de restituer le Je en son doute, sa vacuité ou son incertitude.

            Quelque chose s’en irait, déliquescent, vers de moins en moins de possibilité à être saisi. L’évolution des syntagmes nominaux référant à ce Je le disent pour le moins : « matière », « substance », « mouvement », « vertige », « musique d’absolu », « frisson », « trou », « créature aveugle du dieu Je », « objet d’où s’exhale mon “Je ne suis que l’objet d’où s’exhale mon ‘Je ne suis que l’objet d’où s’exhale mon Je’ ” ». Ce mouvement à la fois d’abstraction et de chute qui va sans cesse vers plus, non pas d’inconsistance, mais plus de caractère impalpable, parcourt tout le livre. Et tout mouvement de chute ou de disparition, ou d’extinction, est immédiatement contrarié par le mouvement inverse jusque dans la disposition du texte qui, parfois, laisse chuter le mot, le laisse s’amuïr, mais ouvre en même temps un espace renaissant ou persistant, comme on dit d’une plante qu’elle est persistante. Ce double mouvement d’être et de n’être pas peut se lire également dans certaines mentions publiées en haut à droite de certaines pages, comme dans cette paronomase « Feu     Naître » / « Feu     N’être ». Et le poème serait alors cette fenêtre polysémique au travers de laquelle, outre l’harmonie des contraires, la langue accourt où l’infini se rétracte.

            Ces quelques mots au sujet d’un livre essentiel en ce qu’il pose la question de l’être au monde. Le jeu sur les différentes polices de caractère qui indiquent des voix du Je, auxquelles il faudrait ajouter l’enroulement, doublé de la diffraction, dans un système de mise en abyme, participe de ce mouvement de libération du Je. Ce point paraît fondamental.

           Que reste-t-il du Je après ces variations ? un mot clitique dont se passent certaines langues pour lesquelles la terminaison verbale est le signe de son existence. Je est peut-être l’inutile par excellence dans la langue. Il n’est que par son « ombre à n dimensions ». Et chaque lecteur de penser dans ce Je une part de ressemblance.

 

                                   




Poètes de mon vivant 3, Nicole Drano Stamberg

 

« Là-bas, aucune plante n’est jamais appelée mauvaise herbe. »

à propos de

Nicole Drano Stamberg

… s’il n’y avait pas d’herbe si la poésie n’existait plus

(Éditions La rumeur libre, Sainte-Colombe-sur-Gand, 2015, 144 p., 15 €)

 

            J’ai fait la connaissance de Nicole et de Georges Drano alors qu’ils étaient instituteurs à Assérac (Loire-Atlantique) dans la maison qui jouxtait l’école et faisait corps avec elle. Je les ai retrouvés, plus tard, à Frontignan (Hérault) où ils habitent depuis longtemps maintenant. J’ai suivi au fil des ans l’œuvre double qu’ils bâtissent chacun de leur côté et ensemble et j’ai tenté d’en rendre plus ou moins bien compte au fil des parutions. Voici, je le crois, paru cette année, le grand livre de maturité et de très haute floraison de Nicole !

* * *

            « Là-bas », pour Nicole Drano Stamberg, en ce vers saisi dans l’ultime poème de son livre (p. 130), c’est le Burkina-Faso où, avec son compagnon Georges Drano, lui aussi poète, elle a accompli, il y a quelques années déjà, diverses missions indissolublement humanitaires et culturelles. C’est « là-bas », dans le Sahel, qu’elle a pris conscience de ce qu’était un pays sans herbe « en traversant le desséché des terres » (p. 81) et du manque, de la soif que cela peut engendrer :

Quand il n’y a pas d’herbe,
Il faut penser à poursuivre un autre but,
Se garer des crevasses. Des mots. Alors qu’on voulait le jeune vert
Des alexandrins qui se vautrent dans les jeunes crételles élégantes. (p. 81)

La conséquence de cette frustrante absence est double. La première est énoncée dans le vers choisi pour titre : dans un monde où le végétal fait défaut la moindre manifestation de sa présence devient sacrée et propice ; parmi les plantes ainsi survivantes, impossible d’en disqualifier une seule ! La seconde est un changement de tournure propre à l’esprit poétique : parmi les mots, parmi les thèmes et les mètres, il faut désormais considérer ce qui avait été négligé, oublié ou méprisé, en se détournant des facilités et des complaisances pour envisager des réalités brutes, crues, malséantes éventuellement ; se déprendre de thématiques comme de métriques qui revêtiraient trop uniment la jeunesse verdoyante et séduisante des prairies de chez nous quand y ondulent sous le vent les « jeunes crételles élégantes ». De la sorte, « là-bas » devient « ici » et la poésie prend en charge le destin des plantes, de toutes les plantes, sans les hiérarchiser ni les esthétiser indument ; elle incite aussi la conscience à s’émouvoir d’une potentielle disparition ou d’un appauvrissement uniformisant du végétal vaincu par le métal, le béton et le goudron, par l’industrialisation de la nature. Ainsi la poésie lie son sort à celui de l’herbe : la résistance doit être commune et, pour ce faire, les mots du poète s’efforcent d’acquérir et de promouvoir la souplesse et la vivacité des plantes (sauvages, iconoclastes et saxifrages, parasites ?) capables de toujours regagner le terrain que leur ont volé les hommes au fil des siècles.

            C’est pourquoi l’ordonnance du livre, savante, mesurée, équilibrée, nous conduit, de section en section, d’« Acharnement » à « Résistance » en passant par « Vie », « Création » et « Humanité ». L’herbe en son enracinement têtu peut délivrer comme une leçon à l’humanité :

Sur l’espace étroit entre l’autoroute
Et l’usine,    herbe courage, herbe de cœur,
De caractère, droite,
Majuscule, minuscule, virgule et parenthèses,
Élégamment penchée dans la poussière.

Hors de l’esclavage des phosphates
Quelques mots,     herbe    entre guillemets,
« L’indispensable présence gracieuse »
Pour dégager
Un espace de liberté.                         (HERBE ET BITUME, p. 13)

L’herbe, dont « D’un sol à l’autre/ La racine s’acharne/ En profondeur » (p. 11), est capable même d’une leçon d’humanité :

L’herbe n’a pas d’esclave.
Elle n’étale pas ses fleurs d’humanité.
Pliée, foulée, écrasée,
Elle resurgit
Ne craignant ni le pied nu, ni le mocassin du ministre
Et non plus la botte ferrée du dictateur.       (DISCRÉTION, p. 105)

            Toutefois cet acharnement qui aboutit à une résistance comme à une revendication de liberté et qui superpose la destinée humaine à celle du végétal n’est ni mécanique ni univoque : il tient en son cœur même une ambiguïté voire une équivoque qui s’éclaire à la lumière du vécu de l’homme et de lui seul :

Partons, il y a des feux partout. Mutti, viens,
Le train arrive. Sauvons-nous.
Une herbe solidement enracinée,
Obstinée nous tient.

D’un sol à l’autre
La racine s’acharne
En profondeur,
Se hisse enfin une hampe. Une lampe.   

                                              (ACHARNEMENT DE L’HERBE, p. 11)

L’histoire, vécue ou plutôt subie par celle qui écrit, a impliqué dès l’enfance un exode, un exil. Il lui a fallu fuir avec sa mère, quand il en était encore temps, un pays natal mais non sans emporter, comme l’herbe dans le vent, son germe pour lui donner un nouveau terroir, fût-il le jardin du pauvre ou, moins encore, une motte de terre prise dans les griffes du métal ou du ciment. C’est à ce prix qu’une floraison nouvelle est possible et une lumière porteuse de vie et d’espoir. Mais, pour ce faire, il a fallu à l’homme assumer en personne l’absence, la fuite, le manque, la déréliction pour y (re)trouver le bonheur et, paradoxalement, cet écart qui d’abord « accroît le désert » et le maintient actif s’avère nécessaire pour fonder le refuge escompté : « Seule la préservation d’un refuge contre tout le monde machinal où le pied n’a plus le bonheur d’accroître le désert nous faisait espérer la luxuriance de la vie » (p. 102). Cette espérance, qui prend naissance dans la perte originelle du sol et le danger même de l’errance et qui trouve d’abord le bonheur dans l’aggravation du manque, explique la singulière structure de tout l’ouvrage.

 

            En effet, chacune des cinq sections du livre comprend d’abord six poèmes en vers libres (qui ont d’emblée nourri nos citations) et les quatre premières d’entre elles s’achèvent chacune sur trois groupes de poèmes en prose composant comme trois courts récits placés sous le signe d’un jardin et d’une plante privilégiée. La dernière section seule fait suivre ses trois « jardins » de six poèmes en vers libres encore. La majorité des plantes invoquées et placées en ces jardins, ou juste sur leur lisière, comme en leur écrin prédestiné nous propose une floraison blanche donnée pour un symbole : lilas blanc, violettes blanches, datura blanc (« Acharnement ») ; lys, arum, fuchsias blancs (« Création ») ; rose marine, épiphilium, gui (« Humanité ») ; ajoncs blancs, edelweiss, nymphéa blanc (« Résistance »)… Et un double leit-motiv donne à ces moments une scansion qui les apparie sans les confondre, celui de la « porcelaine blanche » et celui de « l’herbier » accompagné ou non de son « herborisateur ». Seule la section « Vie », la seconde, ignore le motif de la « porcelaine blanche » et le travail de l’herboriste s’y trouve entravé ou voué à une destruction, à une perte prématurée.

            La « porcelaine » voisine également avec le froid, la neige et la glace et tend à figer certaines fleurs en symboles d’éternité : « lilas blancs aux frémissements éternels » (p. 18) qui sont aussi des « cœurs minuscules d’humains palpitant avec la perte, l’oubli et la fulgurance qui fait poursuivre le chemin » (p. 17). Cette quête accompagne le travail de l’herboriste qui traque les spécimens, les classe, les commente et les fige à sa façon dans l’herbier, nouant une correspondance de plus entre l’herbe et l’écrire : « ‘L’art d’écrire n’est pas plus dans les livres des grammairiens que la beauté des fleurs dans les herbiers’, disait Buffon » (p. 27). Sachant cela, il n’en est pas moins nécessaire à l’humain, au poète d’herboriser avec les mots et les figures, de risquer de perdre plus encore pour préserver « bribes, cassures, voilures, fibres. Transparences et matières à sauvegarder » (p. 29). C’est le beau risque à courir qu’illustrent, chacun à sa manière, les quinze petits récits ici mis en place. On y voit, plus en filigrane qu’en corps, apparaître Georges (Drano), l’auteure enfant puis adulte et sa mère, des personnages burkinabais comme des femmes travaillant la terre, des commandeurs et un Prince noir et aussi une peintre, monsieur le Comte de Monchoix, monsieur de Saint-André qui nous accueillent en leurs parcs quasi seigneuriaux, Rénato et Renate… Le vrai petit conte que dessine l’ensemble intitulé « Le jardin de Monchoix » (p. 97-102) permet d’explorer voire d’expliciter les principales figures à l’œuvre dans ces récits. Cette fois, la porcelaine est d’abord concrète, c’est celle du « service en porcelaine blanche » offert au Comte par l’Archiduchesse de Crimée. En un mouvement de dépit amoureux, le Comte brise tout ce service et en jette les miettes par la fenêtre espérant, malgré son désespoir, de ce sacrifice « une nouvelle écriture de la vie » sous la forme de « plusieurs jardins d’hiver ». Parallèlement, le Comte chasse celle qui vient « de cueillir tout le gui de décembre dans les pommiers ». Mais cette dernière sait d’avance que le Comte va devoir la rappeler et lui faire offrande de tout le gui qu’elle a rassemblé parce qu’il a besoin d’elle pour « retenir », avec l’aide d’Aarvo l’herboriste, « le gui dans l’herbier du jardin d’hiver » en le portant à la puissance d’une nouvelle « porcelaine blanche, intacte ». Il s’agit là d’une opération délicate et proprement miraculeuse apte à faire passer d’un matériau trivial malgré sa finesse et sa joliesse à une matière quintessenciée qui rejoint possiblement, par le songe et l’imagination qui ignorent le tiers exclu, « la luxuriance de la vie ». Ces récits offrent donc chacun la création d’un symbole qui émerge d’un jardin, entre herbier et nature vive, dans une figure en « porcelaine blanche », synthétisant de façon vitale et poétique la vie projetée (en projet, en projection voire en (re)naissance).

            Toutefois, nous l’avons signalé, les trois récits de la section « Vie », la seconde de l’ouvrage, placés chacun sous l’intitulé : « Jardin du cœur », échappent à cette figure réconciliatrice, eux qui promeuvent mousse, agave, millet… Le rapport de l’homme à la plante y demeure plus nettement dissymétrique car celle-ci ne lui propose ni floraison ni renaissance à proprement parler : elle entretient plutôt un mystère que le symbole ne délivre pas de la cruauté et de la violence des hommes, au contraire. Rénato (Les mousses, p. 39-46) est dit aimer « les mousses si élégantes et délicates qui fleurissent au milieu des frimas » et il fait de ces « petits chefs d’œuvre […] qui tapissent les murs et que personne, ici, ne voyait » son blason dérisoire. Lui, le transsexuel persécuté par une sorte de milice qui l’humilie, le maltraite et le traîne à un simulacre (?) d’exécution devant un « mur pilonné », trouve en ces cryptogames une image complice de l’ambivalence sexuelle. L’herborisateur dont le cahier a été jeté au feu (par les mêmes persécuteurs ?) propose pour ces plantes « un règne entre les humains, les animaux et les végétaux ». L’intolérance empêche d’aller plus loin que cette hypothèse. Les deux jardins suivants, dits, eux aussi, « du cœur », nous conduisent au Sahel et dévoilent symboliquement le côté obscur propre à la condition féminine en ces contrées. Les agaves aux « feuilles coriaces, épaisses, longues et très pointues » (p. 47-51) deviennent pour un homme uniquement attaché à l’exploitation commerciale de la fibre qu’on peut en extraire le poignard à l’extrémité duquel attacher le cœur des femmes soumises à une vie harassante. De même le commandeur qui régit les travaux agricoles soumet les cultivatrices du millet (p. 52-57) à un rythme frénétique et va arracher le cœur de celle qui proteste pour le jeter dans la terre desséchée au milieu des bèches et des houes de ses compagnes. Ainsi elles lui sculptent un tombeau qui devient fontaine. Bien que, dans les deux cas, l’homme responsable de l’abus devienne fou et se trouve pris au piège de son arrogance, l’herborisateur ou celui qui en tient lieu ne peut que constater les faits de manière lacunaire sans délivrer de perspective consolatrice. Ici ce ne sont pas les plantes qui dominent le symbolisme mais c’est le cœur humain, tolérant ou intolérant, compatissant ou non, qui dispose !

            L’ensemble des récits s’achève aussi au Burkina-Faso (« Le jardin de la Sirba », Le nymphéa alba du Prince noir, p. 120-124), mais cette fois il s’agit d’un rapport d’amour courtois entre un Prince et une blanche étrangère, venue avec les dessins de son herbier sous le bras. Il lui offre de construire sa « nouvelle maison en terre près des nymphéas alba de porcelaine blanche qui content et chantent ce qu’[il a] rassemblé ». L’eau du vaste bassin de la Sirba, qui s’étend en pays Gourmantché, transforme l’aridité ambiante en promesse d’une « aube blanche de la vie » et le Prince complètera lui-même les dessins de l’herbier en y inscrivant, dit-il, « des signes d’où monte la musique d’un langage secret de harpe-luth que nous avons découvert ensemble avec tous ceux qui ont tenté de nous aider ». Ce dernier récit répond au premier, celui du « lilas blanc » qui a poussé dans la proximité d’un calvaire breton « contre le clou joignant les pieds du crucifié » (p. 18), seule notation de religiosité traditionnelle de tout le recueil, et qui pose la question de « La Question » (selon Henri Alleg, p. 19), celle du supplice et de la persécution. Le mouvement du livre conduit ainsi de la déréliction et de la blessure, de l’injustice à une possible communauté nouvelle (et/ou virtuelle ?). Mais c’est sans négliger jamais « le bonheur d’accroître le désert » (p. 102) qui constitue la force paradoxale de l’herbe ou de la poésie, « la perte, l’oubli et la fulgurance qui fait poursuivre le chemin » (p. 17). De même à Rénato, abandonné, humilié mais résistant et « quelquefois […] vraiment dans la nuit environné d’astres » (p. 39), correspond peut-être Renate à qui son père prépare l’écrin d’une petite boîte pour l’edelweiss qu’il lui réserve car « Qui écoute les vibrations d’une planète de pétales d’edelweiss touchera à la noble blancheur, elle a connu les feux de la porcelaine » (p. 119).

           C’est parce que ce livre est construit et maîtrisé, ordonné, mais avec un cœur ambigu voire « ambidextre » et parfois sordide comme l’est le cœur de la vie et celui des hommes, que le retour à des poèmes en vers libres est nécessaire après les échappées idéales de la plupart des « récits » qui ont resserré en des formes et formules d’une brièveté quasi elliptique et toujours allusive des « histoires » que l’on ressent bien plus amples et nourries d’un riche substrat humain comme d’une belle imagination. Il faut revenir, pour finir (pour recommencer ?), au foin comme à l’herbe à brûler et aux « petits tas » ! Rappeler qu’« Un poème/ Cela ne prouve pas grand chose » (p. 127). Le livre est savant autant que poétique, lui qui rappelle et cite l’encyclopédie qu’est l’herbier, mais il est surtout travaillé de façon à déjouer ce qui risquerait d’être réducteur et univoque. Il en résulte une manière d’aura énigmatique où la métaphore de l’herbe et le travail de l’herborisateur tout comme le symbolisme de fleurs et plantes privilégiées font gagner en profondeur suggestive sans dénouer l’ambivalence. Car pour Nicole Drano Stamberg il reste évident que la poésie ignore et doit ignorer le tiers exclu : entre beauté naturelle et artefact (dans les jardins et les herbiers), entre positivité de la belle forme (vouée à une manière d’éternité) et vulnérabilité d’une matière toujours fragile, il n’y a pas à choisir, il faut assumer l’ambiguïté de l’intervention humaine et l’ambivalence foncière qui en maintient le cœur clivé. Pas de sérénité donc, une vigilance et une instance, une quête sur la brèche et sur tous les plans à la fois. La confusion délibérée entre herbe et poème, dont la ténacité perturbante est comparable, comme auparavant celle entre oiseaux et mots, dans Oimots (1986) et Ciel ! Ciel ! Des poèmes hirondelles (2006) mais avec une tonalité différente, permet toutes les convergences mais nourrit aussi des impasses ou des apories qui, ici, ne sont pas camouflées mais exposées. Poésie de l’intranquillité que celle-ci, d’une intranquillité éclairée par une lumière qui se veut toujours plus humaine parce qu’elle parie sur ce qu’il y a en commun dans le cœur des hommes à condition qu’il « palpit[e] avec la perte, l’oubli et la fulgurance qui fait poursuivre le chemin » (p. 17) :

Herbes indispensables qui fredonnent à peine,
Toujours habitées par une douce détermination elles reviennent.
Alors nous posons à nouveau nos pieds entre les tiges
Pour imprégner chaque mot de leur ardeur à espérer.

                                                          (SURFACE TERRESTRE, p. 128)

* * * * *

Toi, herbe fine et résistante
Devant ma porte, puis, qui se pousses entre mes cils,
Me fais de l’ombre, caches mes larmes
Sur ceux et ce que je pleure : Reste !

Herbe jamais désinvolte
Tu viens sur mes mots,Me fais retrouver le chemin de halage
Où naissent les songes qui chambardent le visible.

                                   (HERBE, INVITATION AUX SONGES, p. 129)

 

                                                                                             (18-25 octobre 2015)




Shizue OGAWA, “Un suflet la joacă”

 

Focus sur la parution du recueil de Shizue OGAWA, Un suflet la joacă, (en français, Une âme qui joue) bilingue japonais / roumain, ARTPRESS éditeur, Timişoara, Roumanie, octobre 2015, 196 pages. ISBN 978-973-108-665-1. Illustration de couverture ©Shizue Ogawa 1982. Préface d’Adrian Dinu Rachieru. Traduction de Manolita Dragomir-Filimonescu d’après la version française figurant dans l’ouvrage, « Une âme qui joue », choix de poèmes, À bouche perdue éditeur, Collection Pangée 2010, Belgique.

Shizue Ogawa, peintre, poète, angliciste, spécialiste de Keats est née en 1947 sur l’île d’Hokkaido au Japon, où elle y enseigna la littérature anglaise. Elle a reçu les distinctions suivantes : le Grand Prix de l’Exposition Nationale Sakura pour ses créations au crayon pastel en 1963, le Grand Prix international « Antonio Viccaro » en 2011 et « The Gerard Manley Hopkins Society Award » en 2014. Shizue Ogawa est l'invitée de maints festivals de poésie en Belgique, France, Irlande, au Québec, et récemment en Finlande. En 2016, c’est la Roumanie qui l’accueillera, et dans la célèbre ville de Timişoara, le lancement de l'ouvrage précité japonais / roumain est pressenti au sein de l'éminente Maison des Écrivains, évènement auquel assisteront : professeurs et étudiants de japonais, écrivains, artistes pluriels (dont des comédiens investis dans la lecture des textes de Shizue Ogawa en plusieurs langues), ainsi que critiques, personnalités et autres journalistes de la ville[1].

Une âme qui joue est le titre général regroupant une infinité de poèmes égrainés dans plusieurs ouvrages publiés à partir de 1999. 

 

En introduction à cette présentation du recueil précité, nous proposons ci-après quelques propos ductiles écrits en roumain par Adrian Dinu Rachieru et par Manolita Dragomir-Filimonescu, parus en double préface de ce recueil japonais / roumain[2].

 

Adrian DINU RACHIERU est professeur des universités, pro recteur à l’Université « Tibiscus » de Timişoara, Roumanie, ainsi que critique littéraire de grande renommée. Il signe ici le texte qu’il a intitulé, MOT  D’ACCOMPAGNEMENT : « La boîte aux lettres » de la poète.

« Si on accepte de la croire (et pourquoi douterait-on ?), Shizue Ogawa, tel qu’elle l’avouait dans une interview écrit : « naturellement », vite, sans effort spécial et sans angoisses, depuis toujours. Toute sa vie durant. Les poèmes, d’une manière illusoire, « naissent de rien » et la poète, « une âme qui joue », veut « emprunter » les beautés de la nature, à la recherche de l’innocence perdue. Et ce, sans un civisme bruyant, tintinnabulant, et sans afficher non plus un écologisme paniqué sur onde militariste. Chez elle, la spontanéité n’est pas mimée. L’auteure entre dans un dialogue naturel avec tous les autres êtres (tous égaux, dotés de leur propre personnalité et vivant en harmonie). Et donc, en honorant et respectant cette convivialité, la poète dévoile la source de son lyrisme : un grand amour pour tout ce qui nous entoure. Un monde recherché avec simplicité, sens du concret et profondeur, sur le mode oriental qui introduit le sentiment de bien-être, de réconciliation avec la nature, même si le sentiment ruineux du temps et les yeux de la solitude, « injectés de sang », encouragent un cœur « révolté », incompréhensible. La force de ce lyrisme réside justement dans le trop-plein de l’âme, celle qui « joue », avec étrangeté face au ludisme gratuit, stérile. En effet, en se réjouissant des « cadeaux du calendrier », Shizue Ogawa goûte pleinement « les parfums de l’été » et le murmure de la vie, sous la lumière victorieuse du soleil : le bruit des vagues, le chant des mouettes, le concert des insectes et des grenouilles des rizières, le chuchotement des épis, « la divination dans les feuilles de thé ». Dire d’une autre manière, le bonheur de l’été, la fusion avec le Grand Tout, en déchiffrant, à l’échelle cosmique, « la machine du monde », comme l’aurait dit Eminescu. (…).

Même si elle est spécialisée en littérature anglaise, amoureuse de Keats et se révèle indépendante face au style traditionnel japonais, la poète porte avec fierté le sentiment d’appartenance à une époque fluide, vivant une globalisation en marche, menaçant l’effacement des identités. La tradition est ici traitée de manière mystérieuse et censurable, bloquant toutefois les poussées emphatiques, sans imposer pour cela un respect inhibant, paralysant, (v. La Cloche du Temps). Une pagode blessure, par exemple (Le temple Yakushiji, reflété dans l’eau limpide d’un lac) lui permet « de lire » la douleur de l’existence. Et de nous offrir avec une sincérité dénudée, les grandes et les petites histoires qui ont jalonné son être au monde. Bien sûr, d’une toute autre manière que celle utilisée par Kenzaburo Oe, « nobélisé » en 1994, Shizue Ogawa a mis le cap à l’ouest grâce notamment aux affinités déclarées pour le même Keats, pourtant si « extrêmement japonais », et prisé dans son pays, tout en vitupérant l’ambivalence du Japon, passé par une modernisation « catastrophique », sur le modèle occidental. (…).

On peut ainsi dire en guise de conclusion que Shizue Ogawa semble cependant terrorisée par le problème de la communication : « Comment sortirai-je du moule en fer ? » se demande la poète, en cherchant les mots appropriés, fixant les images, désirées, établissant l’entente convoitée, le dialogue avec les autres (v. Le Moule). Or, le moule est brulant et sera refroidi avec les larmes de tant d’illusions, les flammes donnant des ailes à la boue ou en revanche appelant les poèmes pour les jeter au feu. Shizue Ogawa cherche les mots : « que je devais transmettre dans mon pays », ce qui annulerait l’hypothèse du « rien » évoqué, de la spontanéité sans limites, en fixant l’image de la poète – « boîte aux lettres », désireuse de communication et de communion ».

                                                                                                                     A.D.R                                                                                                         

 

 

Pour sa part, la traductrice, Manolita DRAGOMIR-FILIMONESCU, également poète, anciennement professeure au Collège National du Banat, à Timişoara, Chevalier dans l’Ordre des Palmes Académiques écrit dans Le mot de la traductrice, intitulé : SHIZUE OGAWA, POÈTE  D’UNE ÂME QUI JOUE :

 

« Poète japonaise, encore exotique pour une Europe cependant ouverte à toutes les expériences littéraires et artistiques, Shizue Ogawa y occupe une place à part. J’ai ainsi eu le privilège d’entrer dans la poésie de Shizue Ogawa, grâce à une amie, poète franco-allemande, Rome Deguergue avec laquelle j’ai participé à son projet littéraire en 14 langues, au sein duquel j’ai assuré la version roumaine à Timişoara et la version hongroise faite elle aussi par une autre amie, écrivaine, Marika Pongracz-Popescu. Ce projet réalisé fut un succès chez nous comme ailleurs. À cette occasion commença une nouvelle « aventure poétique » lorsque Rome m’invita à découvrir un recueil contenant un choix de poèmes et intitulé : « Une âme qui joue », dont l’auteure m’était totalement inconnue à l’époque.

Après maintes lectures, j’éprouvai le sentiment de connaitre Shizue Ogawa, au-delà du temps et de l’espace. Sa poésie pénétra dans mon être, sans difficultés, avec un naturel incroyable. Son âme parlait à la mienne via une excellente traduction française, (puisque je ne connais pas du tout le japonais). Le rythme et la musicalité des vers me donnaient l’illusion d’une écriture en langue maternelle. Je n’ai pas rencontré de mots, de formules qui soient contorsionnées, complexes, tant la langue était directe et de grande qualité. Tout coulait doucement, parole et image, comme si cela venait de très loin et en même temps de l’intérieur. (…).

Dans ce corpus poétique, on peut tout découvrir : de la force, de la musique (cachée parfois), le bonheur ou le malheur, la joie et la tristesse, bref, des sentiments éternellement humains. Longueur des vers, points et points de suspension, virgules, pauses de respiration, chaque pièce trouve sa place tel dans un jeu immuable comme si une force supérieure les avaient  placées au juste endroit. (…).

La poésie de Shizue Ogawa ne fait pas référence à une mode, à un siècle ou à un public donné. Il s’agit de sa poésie intime, de son univers, des sons qui lui appartiennent, des images qu’elle forge elle-même. Shizue ne fait pas de la poésie, elle la vit de tout son être. Elle respire le paysage à sa façon : discrète, douce et pleine de force, tel un poète qui connaît bien son chemin déjà tracé par le bon Dieu.

Il est vrai qu’on y perçoit des influences de l’Orient dans sa façon de percevoir le monde, la spiritualité. Qu’importe le nom que porte Dieu, puisque ce n’est pas la chose la plus importante, mais le fait qu’Il existe, soit visible en nous et dans tous les êtres de ce monde. L’homme moderne vit en harmonie parfaite avec lui-même et avec son univers. « Mes poèmes sont moi-même » pourrait déclarer Shizue Ogawa. (…).

Pour ma part, j’espère avoir su conserver en roumain toute la fraîcheur, la musique élégante et pleine de passion des vers de Shizue Ogawa, à qui je souhaite « Bonne Chance » à la rencontre du public roumain, ouvert, intelligent et réceptif à la fois ».

M.D.F.

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            Nous reproduisons ci-après : deux poèmes en version originale japonaise, suivie de la traduction roumaine par Manolita Dragomir-Filimonescu, créée à partir de la version française que nous apposons ici également, telle que figurant dans le recueil de Shizue Ogawa, Une âme qui joue[3]. Le premier poème, « Poissons des profondeurs » rend compte de l’empathie de l’auteure pour le monde animal (ici aquatique) déclinée à l’aide d’interrogations sensibles, à la fois sibyllines et emplies de candeur, soulignées à notre sens par une attitude quiétiste, un certain humour, de l’originalité et non interventionniste. Le second poème, « Les serviettes de table » fait état d’un instant de grâce, de pure amitié traversière que nous avons désiré faire figurer ici, en raison du fait que ce petit poème d’une grande délicatesse a été traduit par trois personnes, (dont Jean-Luc Wauthier) dans le cadre de la « Biennale Internationale de Poésie de Liège » en Belgique, dont le regretté, Jean-Luc Wauthier fut un ardent défenseur et « vulgarisateur » au sens noble du terme, en partage poétique et fraternel non galvaudé[4]. Biennale de haut niveau, s’il en est, irradiante à l’envi, au sein de laquelle Shizue Ogawa fut chaleureusement accueillie, et ce, à plusieurs reprises.  

 

 

深海魚         

 

深海魚は

なぜ 水圧に耐えられるのだろう

内蔵も破裂しないで

きっと 歯をくいしばって

痛みをこらえているのだ

いつかは横波にのりたいと  願っているのだ

深海では

流れは上下に動いている

魚は 息を殺した

尾でひとけりして

上を見た 

 

PEŞTI  DIN  ADÂNCURI                   

Cum pot oare în adâncurile mării peştii
să suporte presiunea apei
fără să le explodeze organele?
Ei trebuie să strângă din dinţi
ca să suporte durerea.
Într-o zi ei vor să fie purtaţi lateral de un val.
Dar în marea cea adâncă
curenţii se deplasează vertical.
Un peşte îşi ţine respiraţia.
Apoi trăgând o lovitură bună cu coada
el privi în sus.

 

POISSONS DES PROFONDEURS

Comment dans les profondeurs de la mer les poissons
peuvent-ils supporter la pression de l’eau
sans qu’éclatent leurs organes ?
Ils doivent serrer les dents
pour supporter la douleur.
Un jour ils veulent être portés latéralement par une vague.
Mais dans la mer profonde
les courants se déplacent verticalement.
Un poisson retint son souffle.
Puis donnant un bond coup de queue
Il regarda vers le haut.             

(Traduction : Michèle Duclos)

 

 

テーブルナプキン

 

ちょっと 待って

今 手もとに

紙がないの

テーブルナプキンで失礼します

 

地図 本の名 電話番号

ナプキン手でおさえて

だいじなひと(

こと

)

正直に伝える やわらかい真実

 

ありがとう

ここにいってみるね

きっと読んでみるね

ナプキン使って  ごめんなさい

涙もふくね

 

ŞERVEŢELE  DE  MASĂ                   

Aşteptaţi un minut!
Nu am hârtie la îndemână.
Iertaţi-mă că folosesc acest şerveţel de masă.

O hartă, numele unei cărţi, un număr de telefon,
Apăsându-mi mâna stângă pe şerveţel,
voi scrie un cuvânt important.
Un adevăr blând transmis cu gingăşie.

Mulţumesc.
Voi încerca să merg în acest loc.
Voi citi cu siguranţă această carte.
Scuzaţi-mă că folosesc un şerveţel
şi pentru a-mi şterge lacrimile.

 

LES SERVIETTES DE TABLE

Attendez une minute !
Je n’ai pas de papier sous la main.
Pardonnez-moi d’utiliser cette serviette de table.
 

Une carte, le nom d’un livre, un numéro de téléphone.
En appuyant ma main gauche sur la serviette,
j’écrirai un mot important.

Merci.
J’essaierai d’aller à cet endroit.
Je lirai sûrement ce livre.
Excusez-moi d’utiliser une serviette
Aussi pour essuyer mes larmes.

           (Traduction : Alfred Balcaen, Jacqueline Starer, Jean-Luc Wauthier)

 

            Merci ! est en effet un mot que Shizue Ogawa utilise sans modération, et qu’elle prononce avec simplicité et une grande fraicheur souriante, envers tous ceux qu’elle rencontre sur ses chemins de pérégrinations poétiques, et qui s’intéressent à la manière de ses vers, à sa Weltanschauung à taille humaine, à l’autre en soi, à soi en l’autre, à la faculté de pouvoir / vouloir jouir, se réjouir du plus quotidien des quotidiens, à ceux qui osent avancer des – mots contre les maux – qui sont, encore et malgré tout ce qui fâche et révolte : tels quels, de manière immanente, impermanente et conscientisée, mais aussi voués à provoquer le changement, le grand branle montaignien pour chercher et trouver, qui le lieu, qui la formule, à défaut des deux à la fois[5] et à accepter / appliquer les principes de relativité et de réalité (le monde en expansion depuis la nuit des temps tourne avec ou sans nous), au sein de l’atelier de l’aube[6], où se crée, se fabrique dans la solitude : un art de l’expression dédié à l’échange, doté d’un certain regard intérieur, porté sur le grand dehors. Où, à chaque aurore lavée succède la promesse virginale, tenue et vérifiée de la reconquête et de l’avènement de la beauté en ce premier matin du monde[7], synonyme d’ouverture plurielle sur tous les possibles… En écoutant la musique des fleurs de lotus, quand « le printemps verdissait comme le péché ». Ce qui n’exclut nullement d’être libérée de tout trauma, puisque : « la culpabilité danse sur mon front » que « chacun nourrit un serpent en son sein » ; serpents qui « portent son nom » et « de lire » la douleur de l’existence.

 

                     Ainsi, Shizue Ogawa nous invite-t-elle – recueil après recueil à réfléchir, à méditer sur le temps pluriel, à – l'être sans avoir –  , à l’humain trop humain, et à embrasser, tenir compte – tous les sens en éveil et le regard prolongé par l'esprit cultivé, critique, joyeux et constamment en apprentissage : du plus petit phénomène jusqu'au plus grand, sans omettre ce qui bruisse et s'agite, “has its play[8] croit, meurt et se stratifie au sein des règnes : humain, animal, minéral et végétal, chaoscosmique, dans le but de ressentir ce que ces pratiques et cueillettes intensives, véritables offrandes lyriques, à la fois désirées et intuitives apportent en informations, formations et désinformations successives, et ce qu’elles peuvent modifier, améliorer, éclaircir, élargir, drainer, et lever en chacun de nous, à quelque poste d’observation que nous nous trouvions – au présent de tous les présents, dans le but sans doute de répondre à l’interrogation de Shizue Ogawa, évoquée par Adrian Dinu Richieru : « Comment sortir du moule en fer ? » En étant cette « boîte aux lettres, désireuse de communication et de communion » répond le critique de Timisoara. Ainsi : aller vers… et aller avec…

Enfin, comme l'exprimait – avec une infinie simplicité ourlée de philosophie orientale cette amie délicate, Shizue Ogawa, entendons ses mots posés ici, tels une élégie, un hymne à la joie :

N’ayez pas peur de rédiger les joies et les tristesses de votre cœur avec des mots ordinaires. Ne soyez pas timide, n’ayez pas peur de vous immerger dans vos sentiments. Ils constituent notre vie quotidienne, qu’ils soient « cœur » ou « esprit » (…). Regardons la vie en toute tranquillité, en toute confiance. Les journées changent toutes les heures, en racontant l’unique joie du moment [9].

 

 


[1] Le 16 décembre 1989, une insurrection populaire débute à Timișoara contre le régime communiste de Nicolae Ceaușescu. La ville est ainsi la première à se rebeller contre le pouvoir. Timișoara est une ville multiculturelle dotée de minorités influentes, essentiellement des Allemands (Souabes ou « Schwaben »), des Hongrois, des Serbes et des Roms mais aussi des Italiens, des Arabes et des Grecs ou encore des Tchèques et des Slovaques.

[2] Pour information, ces deux textes dont nous avons assuré la relecture en langue française paraîtront en versions intégrales, roumaine et française sur mon site à partir du mois de novembre prochain : http://romedeguergue.wordpress.com.

 

[3] Choix de poèmes, éditions, À bouche perdue, collection Pangée, Belgique 2010.

[4] Jean-Luc Wauthier, professeur, journaliste, poète, romancier et essayiste belge, né à Charleroi le 14 novembre 1950 est décédé le 15 mars 2015.

[5]: Le lieu & la formule in : Vagabonds, Arthur Rimbaud, Illuminations.

[6] Terme utilisé par Paul Valéry pour décrire son espace matinal de création.

[7] Extrait d’un poème de Charles VAN LERBERGHE (1861-1907) : C'est le premier matin du monde. Comme une fleur confuse exhalée de la nuit, / Au souffle nouveau qui se lève des ondes, / Un jardin bleu s'épanouit.

[8] William Wordsworth « (...) to trace the primary laws of our nature (...) / pour suivre le chemin des lois primaires de notre nature ».

[9] Traduit du japonais par Masami Shimaoka et Anna Ayanoglou. L'original est sorti en mars 2012 dans le n° 259 de la revue japonaise « Le monde de la poésie », publiée par le Cercle des poètes du Japon.

 




“Cherche ce que tu appelles” Lectures croisées d’Hélène Dorion et de Déborah Heissler

 

La recension en poésie, écrite par un poète vise à partager avec simplicité ses émotions, ses rêves, ses idées du moment. Par exemple, ici, la lecture de deux recueils, Sorrowful songs de Déborah Heissler, qui vient de paraître et Ravir : les lieux d’Hélène Dorion. Je connais l’une, je découvre l’autre. Un des recueils vient de paraître, l’autre en est à sa deuxième édition.

 

Un point commun qui m’a frappé entre les deux ouvrages est l’importance donnée aux lieux : le lac, la maison, la chambre, la fenêtre, les miroirs. Même les villes chez Hélène Dorion, sont métamorphosées (ou notre regard ne sait plus les voir). Il n’est pas question de mouvements, mais de paysages « désassemblés », ouverts à la mer, au lac, où l’on cherche « l’arête et le désir ».  Les villes n’ont plus rien d’urbain. Plutôt elles forment une collection de lieux où « le visible cède sous poids ». On y croise des enfants, des vieillards. on converse à coup de mots essentiels, puis « le voyage s’achève et recommence ». Chez Déborah Heissler, dont on sait l’importance du lieu (lire son recueil Comme un morceau de nuit, découpé dans son étoffe) surgit ici un jardin, telle une expérience d’intimité. Il se peuple d’oiseaux, de neige, de fruits. Il est un lieu où « vous oublierez tout », où l’on disparaît, avec une forme d’apaisement qui trouble par son excès et « de nous, vous ne devinerez plus qu’une frondaison d’arbres au crépuscule, dont plus une feuille ne bouge. Fixement. »

L’importance du lieu, de sa fixité, pour ne pas dire de sa clôture, frappe par la respiration sereine qu’il permet ; l’échange qu’il autorise – la place du « tu » dans les deux recueils ; la conscience de soi, qui monte comme une lumière, et rend perceptible son appartenance à la vie, au vivant. Il permet un réveil et de se lancer : « Cherche ce que tu appelles » (Ravir : les lieux). Ces deux recueils m’ont incité à reprendre La poétique de l’Espace de Gaston Bachelard, à jouer des résonnance qui leur offre. Une phrase m’a retenu et je leur dédie : « Par son exubérance, le poème réanime en nous des profondeurs. » Exubérance que je n’entends pas comme excès, mais écoulement, abondement qui abreuve nos terres. Une autre encore, tirée du chapitre L’immensité intime (quel titre !) : « L’immensité est en nous. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être que la vie réfrène, que la prudence arrête, mais qui reprend dans la solitude. » Ici encore, la notion d’immensité est revisitée. Elle est non plus démesure, excès, mais expansion naturelle d’une existence qui redoute l’étouffement. Ce n’est pas l’immensité qui est excessive, mais la fermeture de nos prisons. À la lecture des deux recueils, ce que nous réapprenons, c’est à respirer, à redécouvrir la générosité gratuite de l’espace, son don permanent qui irrigue nos sens externes et notre vie intérieure.

Un autre point commun se trouve dans la troublante relation à l’autre, construite sous forme d’absence et de présence. Dans Sorrowful Songs, la douleur est blanche face à l’autre qui est « endormi », comme on disait autrefois pour un être cher tombé dans les bras de la mort. Et face à cette absence, ce ne sont pas les douleurs qui remontent, mais la présence du disparu ; d’ailleurs, le poète est passé de l’autre côté du visible, il a rejoint l’endormi. Il voit son absence dans la pièce où par la vitre « il neigerait » et « où Debussy résonne tout près de la fenêtre ». Il y a dans ce recueil des notes du Cantique du Cantique. On y retrouve ce même jeu d’absence et de présence qui anime les deux êtres aimés. Une quête ? Un existential de l’amour ? Peu importe, le fruit doux-amer de ce mouvement de l’âme est la liberté du ravissement – à tel point qu’on en finit par oublier que Sorrowful Songs est un thrène et non un chant d’amour.

Dans Ravir : les lieux, la relation s’établit par un appel lancé par-dessus la barrière de l’absence. Mais l’absent n’est jamais loin ; il est proche, si proche qu’on le confond avec son ombre ; à force de se fréquenter, c’est soi-même qui se fait ombre : « Derrière ce qui s’effondre / reste des ombres, que des ombres ». Le monde « tressaille », mais d’une certaine manière, nous ne lui appartenons plus. Ou plutôt, nous l’habitons, le rejoignons par notre absence. Dans ce recueil d’Hélène Dorion, une relation spécifique se découvre dans cet appel aux ombres : l’amitié littéraire – thème auquel je suis très sensible. Elle appelle des auteurs, certains qu’elle a pu connaître de leur vivant, d’autres non. Bishop, Eliot, Hopkins, Pascal,…. Le poème sur Pascal est exceptionnel, je n’en cite que la première partie : « Creux, terre trouée, c’est la nuit / de Pascal, ni onde ni matière / qui oscille, entre le temps et l’éternel / penser désunie, porte / au regard le cœur fragile ». D’autres fois, le titre du poème est celui d’une figure emblématique - « Le Pianiste », « L’Errant », « Le Harpiste »… - ce qui leur donne une tristesse et une gravité troublante. On plonge dans une rêverie comme en inspire la poésie du moyen-âge. Quelles sont ces figures ? Êtres connus ou symboles personnalisés ? On s’en approche, on leur parle, mais on ne les rejoint pas. Autre parallèle qui m’est venu : Ulysse aux enfers, et les rencontres qu’il fit. Le sentiment d’approcher de la vérité d’un témoignage et au même moment, la certitude que le mystère qu’il contient ne sera pas divulgué. Il faut alors pointer ce vers de Déborah qui revient deux fois dans le recueil : « Personne. / Toi-rien, puis toi exactement. »

Les poètes portent la profonde matière qui travaille l’homme ; dans leurs poèmes, ils en retranscrivent les énigmes, les mystères ; on y découvre ainsi ce que nous sommes et ce que nous affrontons. Dans les recueils de Déborah Heissler et d’Hélène Dorion, j’ai trouvé la posture de l’homme d’aujourd’hui à travers les thèmes du lieu et de la présence/absence. Ainsi, malgré le mouvement qui le dévisse, l’écume furieuse qui fouette ses yeux et son âme, rien d’essentiel n’est perdu car les interstices, par où la vie de l’homme se relance, sont innombrables. Un instant suffit et aussitôt le lieu où l’on se trouve, se révèle et nous révèle ; l’instant est peut-être fruit des douleurs, mais il ouvre aussi à la présence réelle, vrai suc de la sérénité qui encourage l’homme à poursuivre son aventure d’homme : « Cherche ce que tu appelles » (Ravir : les lieux). Ensuite la mort de l’autre, ou l’espèce d’infini cotonneux qui se glisse entre les êtres et veut leur interdire toute communion fraternelle et vivante, il n’aura pas le dernier mot. Il existe des liens faits d’amour et d’amitié qu’aucun obstacle n’arrête : ils rassemblent ces contraires que sont l’absence et la présence, où l’on se perd quand on croyait se toucher et où l’on se touche quand on se croyait perdu. Ces liens exigent d’affronter la peur du néant, du vide, du rien – une dépossession de soi au-dessus de nos forces – mais en retour ils nous rendent à l’aimé(e). « Personne. / Toi-rien, puis toi exactement. »

 




Donatella Bisutti

 

 

En décembre 2014, lors d'un voyage à Gênes je me suis dirigée à l'Université qui était en travaux. La bibliothèque avait été déplacée dans un autre palais baroque. Peu d'ouvrages étaient disponibles, mais il y avait un rayon qui mettait à disposition un grand nombre de revues littéraires. C'est en en feuilletant une que je suis tombée sur une chronique de Donatella Bisutti, poète très connue en Italie et traduite en France pour les éditions Unes par Bernard Noël.

Je l'avais croisée au monastère de Saorge quelques années plus tôt, où nous avions fait dans des temps différents, une résidence d'écriture. Elle y était de passage pour rencontrer le public de la vallée de la Roya et je l'avais écoutée. C'est une voix à lire et à écouter.

En rentrant de Gênes, je me suis penchée sur Internet et j'ai découvert son dernier titre. J'ai lu des poèmes que je trouvais atypiques dans sa production et d'une facture différente de ses deux titres traduits par Bernard Noël aux éditions Unes. Elle est l'une des poètes les plus connus en Italie mais surtout, je me suis "emballée" pour Un amore con due braccia qui fut une véritable rencontre.

Ses poèmes érotiques, poèmes d'amour à découvert m'ont véritablement intéressée à l'heure où je me posais des questions sur le sujet, ses écueils, pour ma propre production. Les jeux entre le je et le tu, les retours sur les questions classiques qui s'immiscent au fil des poèmes, les croisements nostalgiques et les enthousiasmes rafraîchissants, inventent une langue profondément contemporaine et duelle. Ils tissent plusieurs niveaux de lecture et de mises à distance. La question de l'intime et le regard qu'elle y porte s'adressent au lecteur avec impudeur et retenue, mais avant tout à elle- même.

Nous avons échangé en étroite collaboration par courriel, puis à Nice où elle est venue de Milan travailler avec moi sur des propositions, des possibles de traduction avec le même souci partagé du détail et de la précision.

La proposition de ces premiers poèmes traduits est ici soumise à votre appréciation. Donatella et moi-même serions heureuses qu'elle vous rencontre par affinités.




La maison Tarkovski, l’âme du corps à corps

 

 

À François de Boisseuil

 

          La poésie d'Arseni Tarkovski reste peu connue dans le monde francophone. C'est pourquoi Matthieu Baumier a eu raison de signaler aux lecteurs de Recours au poème l'anthologie bilingue éditée par Christian Mouze chez fario.[i]

            Ces traductions devraient permettre de rendre justice à un poète qui a su rester fidèle au "culte des mots" par quoi il a affronté les inquiétudes et les souffrances de sa vie, les sublimant par le feu de ses poèmes. Chez Arseni Tarkovski, en effet, la blancheur ne vaut que pour son "âpreté", biblique dans "Théophane le Grec", ou encore "inquiétude / Des pins noirs qui parlent" sur fond de "marasme neigeux" dans "Neige de mars". Jusqu'au bout - Christian Mouze nous en avertit dans sa Présentation - le poème est une tentative de cicatrisation : il faut toujours recommencer, reprendre un même texte parfois des années durant ; l'écriture est une lutte, un mouvement qui n'est jamais uniforme, jamais unidimensionnel. Arseni Tarkovski a découvert qu'au cœur des rigueurs et frimas de la matière émerge "l'âme", "le ciel" ; que le temps, par conséquent, est traversé par la possibilité de l'immortalité, une forme d'infini.

            "J'ai assez d'immortalité

            Pour que mon sang coule d'un siècle l'autre ;

            Et un bon coin de bonne chaleur,

            Je le paierais volontiers de ma vie,

            Pourvu que mon aiguille ailée

            Ne me conduise comme un fil

            Par le monde."

Parole de loup des steppes, grand galop du guerrier.[ii] Mais il ne nous apporte pas la mort, le poète, de toute sa fougue il s'écrie : "Vie, Vie !"

            On le pressent, ne lire Arseni Tarkovski qu'en le subordonnant à la cinématographie de son fils Andrei serait dommageable. Trop souvent, dès qu'il est question de ces deux-là, le célèbre adage Le fils est le secret du père nous hypnotise, nous empêchant de penser véritablement la portée et la profondeur du lien qui peut les unir. Tout regard croisé sur les films de l'un et les poèmes de l'autre doit pourtant s'en tenir à ce fait : ni le cinéaste ni le poète n'ont eu la faiblesse d'hybrider leur art avec celui de l'autre. Andrei Tarkovski est on ne peut plus clair : il a toujours considéré que le matériau du cinéaste était le temps concrétisé, factuel, des objets, autrement dit les objets comme véhicules d'une pression ou d'un flux temporels s'écoulant dans le plan[iii]. Pour sa part, le poète à l'œuvre se frotte aux mots. Célébrant la peinture de Van Gogh[iv], Arseni Tarkovski réaffirme son engagement à porter le "fardeau" du "verbe". Dans le superbe "Daghestan", il questionne certes son audace, ou son rêve, ou sa lubie, ou encore sa naïveté d'alchimiste du mot[v] ; jamais pourtant il ne reniera sa voie car sa folie offre un extraordinaire champ de batailles à explorer. De sorte qu'Arseni apparaît plutôt comme le père bavard dont la parole est radicalement remise en cause par Petit Garçon, son fils, dans l'ultime plan du Sacrifice.

            Si Andrei Tarkovski accorde la part belle aux poèmes de son père dans ses films, ce n'est donc ni par admiration béate ni pour faire éclater une sorte de continuité entre les mots du poème et les objets du plan. Les deux artistes se mesurent, ils se confrontent : preuve encore que si un rapprochement doit être fait entre les deux œuvres, c'est dans le secret d'un antagonisme où chacune, résistant à la force de l'autre, veut affirmer sa souveraineté sur elle-même.

°

            Quelle est la valeur, quelle est la vertu du mot chez Arseni Tarkovski ?

         Le lecteur de "Papillon dans un jardin d'hôpital" retrouve cette intuition première que le verbe, pour abstrait qu'il soit en comparaison du fait enregistré par la caméra, n'est pas détaché de la perception corporelle. Il la prolonge, la modalise sans la modéliser. "Sorti de l'ombre et à travers la lumière", le nom conserve l'effet magique du papillon qui passe, poudre restée sur le bout non pas des doigts, mais de la langue. Alors que le poète soldat vient d'être amputé, alors qu'il broie du noir dans la blancheur de l'hôpital, le papillon surgit et repart, fugitif, pour la lointaine Cathay. Demeure "babochka"[vi] : les couleurs émanent des voyelles, comme du clignement des yeux, et avec elles un sentiment où se mêlent la "paix", mais aussi le désir et la crainte. Bien plus, le papillon aperçu est insaisissable en tant qu'objet :

            "Il vole, fait la révérence."

Sans ce mouvement point de poème car c'est en lui que le papillon et "babochka" viennent confluer : la prosodie ciselée d'Arseni Tarkovski est devenue volètement. Réciproquement, sans la versification par quoi le mot se met à papilloter, pas de relation avec ce que le corps aperçoit. C'est bien tout d'abord par cette puissance d'animation que certains mots trouvent la faveur du poète, à commencer par certains noms propres : "Elabouga", "Marina", "Anna Akhmatova" (et ses "A glacés"), "Ivan" (et son saule au miroitement fascinant, "Ivanova iva")...

            Mais lire Arseni Tarkovski, c'est approfondir le sens de cette animation : mise en mouvement, mais aussi découverte de l'âme immortelle des choses.

        Une telle écriture doit en fait toute son énergie spirituelle à la violence d'un choc, d'un ébranlement. On trouvera difficilement un texte qui ne soit qu'une méditation calme sur fond de ciel monochrome. La relation fondatrice du poème au monde repose sur la perturbation. Lorsque le chant se laisse trop aller, explique "L'Avenir seul", lorsque la puissance lyrique s'abandonne aux "aises" d'un "travail peu compliqué", quelque chose menace de se figer[vii]. Il faut l'irruption intempestive d'un autre "locataire" pour que prolifère une foule intérieure, pour que s'ouvre un chantier colossal scarifiant "la peau tubéreuse de la terre". En sa catastrophe, le poème se fait louange de la pointe de lance :

            "L'aigle de la steppe y nettoie ses vieilles plumes".

Paraphrasant un autre vers, nous dirions volontiers que c'est la voix du "vieil honneur guerrier qui parle".[viii]

            Martiale, elle file fermement, sans mollesse, tendue par la menace effective de la mort. Le cavalier ne cesse d'être heurté par "la plume d'Azraël" :

            "Les ronces fumaient, le grillon faisait des siennes,

            Et grattant de ses moustaches les fers de mon cheval,

            Il prophétisait

            Et me menaçait de mort comme un moine."[ix]

Mais le poète n'a pas peur, en tout cas il s'offre à l'agôn, à la joute[x]. Face à la mort, il ne se soumet pas à quelque crainte religieuse, il rend coup pour coup. C'est pourquoi l'élan poétique de "Vie, Vie" débute avec cette audace aux accents iconoclastes :

            "Je ne crois pas aux augures

            Et je n'ai pas peur des signes."

Ce qu'Arseni Tarkovski livre ici à ses lecteurs (au premier rang desquels figure son fils Andrei), c'est l'intuition qu'au commencement n'était pas le verbe, mais la vivacité, la vitalité d'une action périlleuse, pour tout dire un culot, celui-là même qu'aura le jeune fondeur de cloches qui n'avait jamais fondu de cloches. Et s'il devait y avoir un mot, alors, oui, ce serait le célèbre "Davaïe", ce cri d'allant qui accompagne tout soulèvement, toute surrection de la matière.[xi] Il faudrait retraduire la formule de Jean, faire comprendre qu'à l'initiative, il n'y a rien que le tranchant de la décision ; que si silence il peut y avoir dans la parole poétique, c'est à l'initiale crue de toute décision. Et que l'intensité du combat perpétuel entre le guerrier et la mort oblige à appréhender le temps comme un infini sans commencement (ni fin).

           A cet égard, le poème intitulé "Le Timbre" donne l'un des résumés les plus vigoureux de la vision du poète-combattant. C'est un coup de tonnerre illuminant l'extra-lucidité de sa propre conscience. Le soldat "téléphoniste" est à l'agonie : comment pourrait-il survivre à la pluie de balles ou d'obus qui s'abat sur lui ? Déjà la "terre" retournée et pulvérisée du cataclysme l'ensevelit. Mais toujours mû par son instinct de vie acharné, il a suffisamment de force pour lancer :

            "Je suis immortel tant que je ne suis pas mort."

Ici, au bord de l'entaille, enfouie dans les entrailles du "corps mitraillé" mêlé aux éléments et juste sur le point de devenir charpie, l'âme se dresse. C'est sous le coup d'une déflagration qu'elle peut filer à travers les séparations du temps ; le téléphoniste détient le secret, protégé "contre son ceinturon" : les "câbles", les "racines" où "grandit" l'onde puissante qui souffle les murs érigés entre le passé (mort) et l'avenir ("Tous ceux qui ne sont pas encore nés"). En devenant agônistique, le présent "déchire" l'espace-temps, qui s'ouvre infiniment. Et pour faire vibrer le timbre de la terre, faire retentir bien haut la "lyre" de son cœur "électronique"[xii], les mots du poème doivent exprimer "l'âpreté" des batailles. C'est à ce prix que l'âme pourra circuler librement dans le temps, unissant les morts aux vivants, les existants aux non-existants. Ce n'est donc pas une sagesse confortablement tranquille qui conduit à cette Révélation selon laquelle, dans "Vie, Vie",

            "Il n'y a que le réel et la lumière".

Elle naît au contraire d'un combat intérieur titanesque et dangereux, d'un parcours dans les chaos de l'Être :

            "J'ai mesuré le temps avec la chaîne d'arpentage

            Et je l'ai traversé comme on traverse l'Oural".

L'immortalité est arrachée, mais au péril de la vie. Tel est le grand paradoxe que soutient la poésie d'Arseni Tarkovski.

            Le pouvoir de ses mots tient à la fois à l'unité qu'ils entretiennent avec la terre, dans le mouvement qu'ils ont en partage, et à la fois au combat vigoureux avec elle - cette nature brutale dont ils sont la graine et le fruit. Le poète ne s'abandonne pas à la terre, il s'offre à elle pour l'empoignade ardente, pour amorcer l'explosion, la fission d'où émerge une âme. Arseni Tarkovski joute avec l'arme des mots non pas pour nier la mort, mais pour lui faire face. Nulle complaisance au malheur ni à la souffrance : trop fier, trop farouche, le cavalier bande l'arc de son poème, y fait surgir la vie immortelle, le temps infini au cœur de la matière.

°

            Cette façon de vivre l'écriture n'est pas compatible avec une transposition facile à la cinématographie. La puissance artistique qu'elle recèle impose d'éviter quelques erreurs. Et en premier lieu de se tenir à bonne distance du "complexe de la momie"[xiii]. Un film comme Le Testament d'Orphée permet de comprendre tout ce qui éloigne un Cocteau, par exemple, des  deux Tarkovski. Le personnage de Cocteau ne lutte pas : de manière somme toute assez agressive (et légère ), il se fait volontairement donner la mort. Mais c'est parce qu'au fond, à ce qu'il pense, "les poètes ne meurent jamais". Au contraire, la poésie d'Arseni Tarkovski est  pleine de poètes bel et bien morts et enterrés.

            "Sans aucune immortalité, triviale

            Et nue se tenait la mort, la seule mort"

constate-t-il au début du tombeau de N. A. Zabolotski.[xiv] Si l'adversaire n'existe pas, pas d'agôn. Pour Cocteau, qui est conséquent, s'ensuit une errance dans une "zone" indépendante des lois de notre espace-temps. Il n'est pas vraiment vivant, pas plus qu'il n'est vraiment mort : il porte les grands yeux de papier de la momie, enveloppé sans doute dans les bandelettes de celluloïd du film qui, à jamais, lui sert de véhicule. Ontologie mortifère en ce qu'elle valorise l'illusion, la fiction divertissante (éloignant des rives de la vie et de la mort) et mise, quoi qu'elle en dise, sur la culture du spectaculaire et de la spéculation, dont il est au moins légitime de se demander aujourd'hui si elle favorise les forces spirituelles de la terre[xv]...

            Andrei Tarkovski ne s'y trompe pas. Lecteur admiratif de son père, certes, mais fidèle à son amour des "faits", des "objets", il a su en  filmer la transparence primordiale, à travers laquelle nous pouvoir voir couler le temps. Mais ce n'est pas à nous d'imposer ici notre regard sur son cinéma. Vous aurez la liberté et le plaisir, lecteurs, de reconnaître comment le fils, à partir de sa révolte radicale contre le fardeau du Verbe[xvi], parvient à sculpter les images finies où se glisse l'infini qui hante tout homme, toute femme qui fait un effort authentique pour se plonger dans les profondeurs de l'existence. Disons simplement qu'à la question presque enfantine de savoir si les objets ont une âme, les films d'Andrei Tarkovski répondent oui. Et que les âmes qui débouchent la bouteille extra-lucide du temps en la traversant sont là, sensibles à l'œil de la caméra. Quoique invisibles le plus souvent, elles peuplent le vide des pièces que nous habitons[xvii], peut-être même sont-elles déjà en nous, devenues nous. Et, à n'en plus douter, le facteur Otto est véridique : écoutez ses histoires et voyez... Il a vraiment été bousculé par un fantôme...

            "Quand je vis le bruit sourd incarné

            Même les ailes crayeuses s'animaient,

            Cela me fut révélé : j'enjambais ma vie

            Mais mon exploit n'était encore qu'un passage".[xviii]

 

 


[ii] Arseni Tarkovski, L'Avenir seul, p. 115 (sans autre précision, toutes les paginations renvoient à l'édition Fario)

[iii] Andrei Tarkovski, " Fixer le temps" in Le Temps scellé (Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma)

[iv] P. 72-73

[v] P. 59

[vi] Les quelques transcriptions du russe données ici ne sont pas savantes.

[vii] P. 86-87

[viii] Cf "Le Timbre", p. 103

[ix] Cf "Vie, Vie", p. 115

[x] Nietzche fait allusion à l'agôn de la Grèce antique dans un opuscule de 1872, "La Joute chez Homère", repris dans La Philosophie à l'époque tragique des Grecs (Gallimard, folio essais, p.196 sq.). Le texte étant l'ébauche d'une "préface à un livre qui n'a jamais été écrit", la notion reste disponible et laïque, contrairement à celles de djihâd ou tapas

[xi] La séquence à laquelle il est fait allusion se trouve dans Andrei Tarkovski, Andrei Roublev (1966)

[xii] P. 139

[xiii] L'expression vient d'André Bazin, "Ontologie de l'image photographique" dans Qu'est-ce que le cinéma ? (Édition cerf/corlet)

[xiv] Cf "Le Tombeau du poète" (p. 76-77)

[xv] L'image d'eux-mêmes vendue par les écrivains médiatiques, son rôle et la prévalence du personnage sur la puissance lyrique doivent devenir un objet de la plus rigoureuse critique. 

[xvi] Cf la séquence d'ouverture du Miroir (1974), où l'adolescent bègue se bat pour parler. Ce sera par le cinéma...

[xvii] Cf Le Sacrifice (1986). Andrei Tarkovski filme tous les souffles qui circulent dans la maison.

[xviii] Cf "Théophane le Grec" p. 142-143

 




La poésie qui libère l’âme, Cristina Domenech

 

 

Les mains ouvertes, comme tenant un livre invisible, elle fait face à l'auditoire.  Grande et mince, Cristina Domenech a un visage émacié qu'encadrent de longs cheveux blonds, et dans ses yeux gris une flamme vive et claire qui danse au rythme des mots. "On dit que pour être poète, il faut parfois aller en enfer."

Depuis 2009, Cristina Domenech anime un atelier d'écriture à l'Unité 48 du complexe pénitentiaire San Martin à Buenos-Aires. L'enfer, elle connaît. Elle connaît la douleur et l'enfermement qui en résultent. Mère de quatre enfants, elle a perdu sa petite dernière, sa fille de 16 ans, Delfina, dans un accident de la route en 2006. Un chauffard en état d'ébriété a pulvérisé le minibus dans lequel se trouvaient l'enseignante et les neuf enfants, sur le chemin de retour d'un collège qu'ils parrainaient dans le Chaco, une province très pauvre au nord de l'Argentine. Cet accident a fait grand bruit dans le pays et suscite encore aujourd'hui un énorme émoi. Il n'y eut aucun survivant.  C'est avec cette plaie béante que son trajet de vie la conduit jusqu'à la prison. "La douleur me transperçait et, s'il y a bien un endroit où la douleur est un langage commun, c'est la prison. La prison est le lieu du plus grand amour que tu peux voir dans ta vie et de la plus grande douleur."

Cristina Domenech est poète et essayiste, elle allie à sa formation sociale -interrompue sous la dictature - le langage qu'elle traduit en poésie. Licenciée en philosophie, elle a publié sept recueils de poèmes. Elle anime des ateliers d'écriture depuis plus de trente ans, mais c'est de manière fortuite qu'elle s'est chargée de ce projet, par l'intermédiaire d'une amie qui n'était pas intéressée  et qui lui en a parlé au téléphone. Immédiatement, elle a accepté de le faire. "C'est la prison qui m'a choisie, et non pas l'inverse."

En octobre 2014, dans un discours tenu devant 10 000 personnes lors du colloque "Penser les idées de transformation", elle parle avec détermination de son expérience en milieu carcéral et des résultats obtenus.  Elle raconte la prison, la perte de liberté, la sensation d'enfermement intérieur, la négation de l'être. Plus que le bruit des verrous, des barres de sécurité, et des portes qui se ferment, ce sont les silhouettes des détenus qu'elle croise au détour des couloirs qui l'impressionnent le plus. "C'était comme faire un pas en arrière et penser que j'aurais pu être l'un d'eux, avoir une autre histoire, un autre contexte, une autre destinée, car personne ne choisit le lieu où il naît."

Le parcours est laborieux. Les détenus, pour la plupart d'origine paysanne et pauvre, ne maîtrisent pas tous le cours élémentaire, ce qui crée des inégalités. Mais tous veulent mettre par écrit tout ce qu'il leur est interdit de dire et de faire. Interdit de rêver. Ils ont en commun le langage, qu'elle utilise comme moyen de libération et de changement de la personne. Exprimer ses peurs, mieux se comprendre, tout passe par le langage. "J'ai décidé de faire entrer la poésie dans la prison." Aucun d'entre eux ne savait ce qu'est la poésie. Seule femme dans un univers d'hommes, elle fait face aux clichés, et tient bon le cap. Non, la poésie, ce n'est pas une affaire pour fillettes. "Comprendre le  langage poétique, c'est rompre avec la logique de la langue et construire un autre système avec une nouvelle logique, un autre regard." Le discours poétique les aide à s'approprier cet enfer, à fabriquer des fenêtres par lesquelles ils pourront crier, il les aide à rendre les murs invisibles, et les autorise à ne plus se dissimuler dans leurs ombres. "La métaphore est comme une épée qui te traverse le corps, et tu n'es plus le même, ils ont alors compris qu'ils devaient changer leur langage pour changer leur monde."

Eviter les lieux communs, trouver une manière nouvelle et novatrice pour s'exprimer, tels sont les défis que tous doivent relever. "C'est une expérience incroyable, un véritable espace de résistance et de création." "Pour écrire de la poésie, il faut s'approprier le moment, et ce moment, c'est la liberté. Une liberté que personne ne peut te retirer et qui se nomme l'écriture."

En autorisant l'ensemble des détenus à participer à son atelier d'écriture, l'administration pénitentiaire favorise l'égalité des chances. En apportant la poésie en prison, Cristina Domenech apporte aux détenus une nouvelle manière de se reconnaître, de voir et de comprendre le monde."La poésie a commencé à opérer dans la subjectivité de ceux qui écrivaient, et pas seulement par le biais de l'atelier de poésie. Ils ont commencé à parler de philosophie, de sociologie, d'histoire. Le monde, à travers la parole, croît de façon exponentielle."

La poésie est un miroir inconnu qui leur permet de construire un monde qu'ils ne connaissaient pas, à savoir leur propre créativité. C'est l'art qui guérit et qui sauve. "La poésie est au-dessus de la prison, ou ce qui revient au même, dans un certain sens, nous sommes tous des prisonniers. C'est à partir de là que nous travaillons. Le poète est d'une universalité assourdissante. Le langage poétique est celui de la liberté absolue, il n'y a pas de règles fixes. Dans un contexte d'enfermement, où les règles ne font qu'une bouchée de vous, un espace apparaît, celui du poème, celui de l'atelier de poésie, où vous pouvez faire ce que vous avez choisi de faire. Ceci est très encourageant, car ils doivent faire usage de cette liberté. C'est très éducatif aussi, car personne ne vient leur dire ce qu'ils doivent en faire, quels sont les objectifs, et tout cela construit la personne en tant que sujet dans une dignité dont ils ne soupçonnaient même pas l'existence."

Et de fait, sa récompense pour son courage passe par les voix brisées de ceux qui retrouvent leur dignité, et se traduit concrètement par la réalisation et la publication de deux livres. Tous deux regroupent les textes des détenus. Le premier paraît en 2010, et s'intitule "Vagues d'Hiroshima" d'après un vers de Waldemar Cubilla, parlant de "pensées captives" en tant qu'éléments résiduels d'une hécatombe, comme des vagues d'Hiroshima. Le second s'intitule "Portes sauvages" d'après un vers de Mario Cruz et paraît en 2013. Les deux recueils sont fabriqués manuellement en prison, et leur tirage est vite épuisé.

Face à l'auditoire de 10 000 personnes, une femme à la voix rendue rauque par l'émotion, a dans les yeux une lueur de bonheur intense, et une paix dans le coeur que seule la plénitude de la vie a su lui apporter.