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Ésotérique du guerrier de lumière.

 

                                                     « J’ai emprunté leurs feux aux météores et j’en ai embrasé le rivage.
                 J’ai mis en fuite les troupes de démons, afin qu’ils ne me voient pas montant  vers les cohortes de lumière ».
                                                                                                  (Sohravardi, Psaume du Grand Testament)

Depuis Paolo Coelho, le concept de « guerrier de la lumière », souvent utilisé par les activistes, a été galvaudé et, plus grave, appauvri de sa profondeur ésotérique. Pourtant, aucune de ses deux connotations, politique et spirituelle, n’en enlève à l’autre. Dans la jonction des deux se joue au contraire ce qu’Hannah Arendt a appelé le « renversement de la hiérarchie traditionnelle entre contemplation et action ».

L’action politique, définie par la politiste allemande, est action innovante, qui engage une liberté. L’action politique ne saurait donc être simple réaction ou simple réponse à une situation. Sa liberté est celle d’une citoyenneté active, qui a le pouvoir de faire surgir du nouveau. Dans le sens noble du terme, l'action politique n'instrumentalise pas une situation ou un rapport social, elle manifeste des principes qui commandent l'agir, explique Hannah Arendt. Ainsi, une action en faveur de la justice, ne « produit » pas de la justice, elle fait se manifester la Justice.

L'action politique ne peut donc se comprendre par le recours aux catégories habituelles en termes de fins et de moyens, et elle échappe même aux motivations de l'acteur. Il est impossible à ce dernier de calculer à l’avance ce qui va être révélé par son action, avertit Arendt. De même qu’il ne peut en escompter un bénéfice pour lui-même. « Ceux pour qui les fruits de l’action sont leur mobile méritent la pitié », révèle le dieu Krishna à Arjuna dans la Bhagavad Gîta.

La notion de « guerrier de la lumière » trouve ses origines dans le concept de javânmardî, ou chevalerie spirituelle, hérité de l’antique religion mazdéenne. La javânmardi mazdéenne, ou fotowwat chez les soufis, est une catégorie éthique qui désigne ceux en qui s'actualisent les énergies spirituelles, les forces de l’âme. Elle est la manifestation de la lumière intérieure de l’être et de la domination de cette lumière sur la ténèbre. Le soufi persan Najm Kobrâ (13ème siècle) décrit la nature de ce combat spirituel qui consiste en premier lieu à identifier et combattre les formes de l’ennemi intérieur que constitue l’âme inférieure, ce qui commence par la propreté de mœurs et l’accomplissement des hautes vertus. Cette remontée vers la lumière, qui débute donc par le déchirement du voile de la ténèbre intérieure, s’opère par la transcendance de l’âme humaine allant se conjoindre avec la lumière de l’âme universelle. Et c’est « lumière sur lumière » dit le Coran. C’est également le Tat Tvam Asi des védas, décrivant l’identité entre le jiva individuel et Brahman : « Cela, toi aussi tu l’es ».

Le service du javânmard, le chevalier spirituel, c’est de permettre que reste possible cette unio mystica grâce à laquelle l’humanité peut persévérer dans son acte d’être. Le javânmard est par excellence le porteur du Xvarnah, la lumière victoriale. Le Xvarnah, dont la racine mazdéenne signifie à la fois lumière et destin, c’est la flamme suprasensible, la lumière des mondes supérieurs qui effuse la présence et l’essence divine dans l’être créé, lui donnant force et splendeur. C’est elle qui confère aux êtres de lumière la victoire contre la corruption et la ténèbre.

Le scolastique cathare Jean de Lugio (13ème siècle) établit qu’il existe des degrés d’intensité ontique parmi les êtres, qui déterminent leur attitude face à l’expansion corruptrice. Les âmes qui, insuffisamment établies dans le principe du bien, présentent une certaine défaillance, subissent plus facilement l’implantation de la malice, cette « morsure du néant » (qui se manifeste par l’ego et la concupiscence) et sont vaincues plus facilement par la corruption. Chez Jean de Lugio, la terre est « l’enfer où les âmes doivent subir les conséquences de leur défaillance ». C’est bien dans ce monde, dans cette histoire-ci qu’a lieu le combat contre l’expansion corruptrice.

C’est également le principe des Fravarti dans le mazdéisme, dont le nom signifie « celles qui ont choisi » de revenir dans ce monde de la matière pour protéger la création contre l’assaut des forces obscures. Javânmard ou Fravarti, les âmes qui ont accepté le sacrifice de combattre l’expansion corruptrice auront à subir les assauts successifs du principe malin, lequel ne peut que recommencer sans cesse en ce monde, sans cesse divers à travers le temps, fournissant de façon répétée l’expérience de la tentation et du malheur dans sa tentative d’amoindrir les essences.

On retrouve chez le chiite persan Mollâ Sadrâ Shirazi (17ème siècle), comme chez Jean de Lugio, cette notion d’intensité dans l’acte d’exister. Pour Mollâ Sadrâ, l’acte d’être se définit par son degré de présence. C’est une « présence engagée » vis-à-vis de ce monde, mais cet engagement, l’être de lumière ne peut l’assumer qu'en progressant sur la voie du perfectionnement spirituel qui fait de son acte d’exister un acte de présence également aux mondes au-delà. Tout en étant engagée dans le monde créaturel, qui est le monde de l'action, cette présence est ainsi préservée de succomber aux pièges de l’histoire apparente, parce qu’il n’y a d’engagement total et vrai qu’envers ce qui appartient à la « méta-histoire », à l'éternité.

De sorte que le combat du « guerrier de la lumière » ne se résume pas à une mobilisation pour une cause ou contre les injustices, et il est tout autre qu’un cri de révolte. Même si l’histoire est le résultat inévitable de l’action politique, le sens même de cette action est nécessairement occulté à l’acteur, rappelle Hannah Arendt. C'est que le sens de son action ne réside pas dans cette histoire, rappelle Mollâ Sadrâ. Elle vise, explique l'anthropologue des religions Zaïm Khenchelaoui, à « la réconciliation entre le ciel et la terre », c’est-à-dire la conjonction de l'expérience visionnaire et du combat engagé du javânmard, dont le sacrifice « au service de son peuple » est aussi « offrande à la nation » – tout l'opposé des traditions bouddhiste ou hesychaste de la contemplation et du détachement.

Ainsi, dans le combat de l’être de lumière c’est, explique le théosophe français Henry Corbin, une autre histoire qui se révèle : « l’histoire secrète de ceux qui survivent aux déluges engloutissant et suffoquant les sens spirituels » et qui ressurgissent aux univers vers lesquels les oriente l’ordre des Invisibles. La trace laissée en ce monde par ces porteurs du Xvarnah est bien celle d'un code d'honneur qui ouvre la voie vers la possibilité de reconquête d'un destin commun et assumé.

Ce texte est dédié à mon époux, Jeff Lingaya, qui à mes yeux a toujours incarné l’idéal du Guerrier de la Lumière.




Questionnements politiques et poétiques 1

 

Écrire de la poésie paraît dérisoire, parfois.
Suivi d'une lecture des livres de Nathanael Flamant, François Jacob, Gérard Mordillat, Giovanni Fontana, Renato Serra, Guy Debord.

Les tueries de janvier et novembre 2015 m’ont affligé mais ne m’ont pas surpris. Nous sommes nombreux à penser que les choix diplomatiques des deux derniers présidents français ont fait progresser les terroristes en Lybie et en Syrie. Malgré l’ampleur de la réaction « citoyenne », à laquelle j’ai participé sans hésiter, comment ne pas percevoir de nombreux signes d’aveuglement volontaire, à commencer par l’hostilité aux constats d’Emmanuel Todd, et dernièrement la mise en accusation par le premier ministre des travaux des sociologues. L’intelligence, le courage de dire, la lucidité feraient-ils peur ? Comme si l’état d’urgence avait pénétré dans les esprits.

Elle a repris une sacrée vigueur, la vieille opposition entre eux et nous, naguère bannie du discours des intellectuels. Et enfin, comment ne pas être atterré par l’excitation qui règne sur les chaînes d’information, cette frénésie à faire de l’esprit, cette ambiance survoltée de l’arrière.

Complément au désastre : dimanche 22 novembre 2015, alors que la France pleure ses morts, une présentatrice (je ne veux pas salir le mot de journaliste) de France musique dit en hommage aux morts et aux blessés : « on vous envoie des quintaux de bisous, on ne se laissera pas priver des nuits sans fin et des apéros avec les amis ». Suit une chanson dont les paroles imitent les gémissements d’une femme qui jouit. Cela à l’heure du petit déjeuner. La veille au soir, « un collectif d’artistes » appelait tous les Français à sortir avec leurs instruments ou n’importe quoi qui fait « du bruit et de la lumière ».

Voici qui me ramène une vingtaine d’années en arrière : alors que ces notions étaient dûment enseignées au collège et au lycée, j’avais remarqué que les « libertés publiques » se limitaient, dans les rédactions d’élèves presque majeurs, à pouvoir sortir le samedi soir, à avoir plein d’amis ou bien écouter la musique de son choix où on veut et quand on veut. Grâce aux semaines de trente-cinq heures, à l’uranium du Niger mais encore aux petites mains expertes et dociles de Foxconn Technology, le rêve s’est réalisé. Est-ce cette image qui rend l’Europe si enviable aux yeux du monde ?

Il n’est pourtant pas besoin d’occuper une chaire de sociologie pour observer que cette vie douce et libre ne concerne qu’une même catégorie de gens dans les mêmes lieux et qu’en silence un pourcentage non négligeable de nos concitoyens ne sortent jamais, faute de moyens, mais pas seulement.

*

À côté, la manifestation organisée par la bibliothèque Sainte-Barbe a pu passer pour une réaction plus intelligente et sensible que de faire du bruit.

La revue Recours au poème avait été sollicitée par Mme Sordet, l’organisatrice de cette manifestation et, à l’unanimité de sa rédaction, a décliné l’invitation. Le mot d’indécence m’est venu à l’esprit en voyant l’intitulé du projet changer à mesure des comptages de la préfecture de police, passant de 129 poèmes pour 129 victimes à 130 poèmes pour 130 victimes. Dans sa réponse, Gwen Garnier Duguy a parlé du côté dérisoire de s’avancer face à l’inouïe brutalité avec pour seul attribut un poème.

Cependant n’allez pas croire que ce choix nous a laissé en paix. Des poètes que nous apprécions ont écrit quelque chose pour cette occasion. Tous, nous tanguons entre les émotions, le dépit et la raison étourdie. Dans cet échange de mails, furent cités les Feuillets d’Hypnos, ces notes (qui) n’empruntent rien à l’amour de soi, à la nouvelle, à la maxime ou au roman. Mais encore le retrait, le passage à une autre forme d’action par quoi Matthieu Baumier a expliqué l’arrêt définitif de la maison d’édition Recours au poème.

Il est vrai que cette idée de s’avancer son papier à la main, de demander « pardon, pardon » en se glissant entre deux pompiers ; non je ne pouvais pas. Certes, je n’ai pas la trempe de guerrier de Char (il faut revoir les portraits que son ami Serge Assier a fait de lui !), je suis du genre à chialer quand Brel chante « Quand on a que l’amour ».

Mais pourquoi Quand on n’a qu’un poème, ça ne passe pas ?

La difficulté, c’est que l’Amour, ce n’est pas un poème. C’est à la fois plus grand et moins palpable. Un poème ce sont quelques vers ou quelques phrases, c’est plus concret, c’est écrit sur une feuille, et porté par une voix. Oui, en ces jours, c’était bien dérisoire, un poème.

— Et le Congrès des écrivains de 1935 pour la défense de la culture ?

— Mais regardez ce qu’est devenu ce mot de culture qui habille désormais toute sorte de pratiques festives ou thérapeutiques… Poésie sédative. Prenez moi ces vers matin et soir et revenez dans huit jours. Rien de nouveau sous le soleil ! Traditionnellement le poème accompagne la célébration d’un mariage (épithalame), d’une liturgie (psaume, hymne — n.f.), d’un défilé militaire (hymne — n.m.)...

— Il n’est pas rare qu’on célèbre les poètes qui accompagnent les révolutions, les combats, pourrissent en prison et parfois deviennent ministres.

— En démocratie, la liberté d’expression a l’air d’aller de soi, l’État garantit même, paraît-il, le « droit de blasphémer ». Mais les représentants du même État abandonnent l’enseignement des langues anciennes et peuvent se présenter devant un prix Nobel de littérature sans avoir lu une seule de ses phrases. Pas d’hostilité déclarée, même M. Sarkozy demande pardon pour certain malentendu touchant Mme de Lafayette. Mais au fond quelle désinvolture !

Nous pourrions parler de la fonction du poème jusqu’au bout de la nuit, en sirotant des pastagas, et nous aurions du mal à nous mettre d’accord.

Du coup, je saisis ce qui me répugne dans cette manifestation où les poètes ont dû montrer leurs papiers (sic) à l’entrée de la bibliothèque Sainte-Barbe, c’est le rêve frelaté du poète tout-puissant, c’est ce mensonge romantique. Il suffit d’habiles flatteries et du tintement d’une petite bourse pour en faire des serviteurs. Qui lit les contrats qu’il signe ? On a tellement mieux à faire ! Pourtant le contrat des bourses Stendhal de l’Institut français (Ministère des affaires étrangères, j’en ai signé un en 2011) place le récipiendaire en position de contribuer au rayonnement de la France. Qu’est-ce que cela veut dire quand la France n’est plus qu’une partie de l’OTAN ? Heiner Müller, après la destruction du mur de Berlin, alors qu’un folliculaire de l’Ouest lui reprochait d’avoir collaboré à l’État communiste est-allemand (il ne pouvait se prévaloir du « prestige des exilés » !), eut ces mots : sait-on jamais qui l’on sert ?

 

Alors ?

Eh bien, commençons par lire les contrats !

Georges Monti a justement publié les contrats que Guy Debord a signé avec Gérard Lebovici pour la réalisation de ses films. Ces contrats sont devenu un livre de Guy Debord. Livre qui incite à toucher cet objet textuel si commun et, au fond, si étrange. Exprimant une sorte de traité de paix, pas aussi symétrique et équilibré qu’on le croit, un traité de paix des origines, bien avant la sagesse, bien avant la moralité. Rappelant que la patte du loup palpite encore dans la poignée de main qui vient conclure l’accord.

C’est moins d’idées neuves que nous avons besoin que de démarches courageuses.

°

 

Publié voici plus d’un an, aux éditions de (l’excellente) revue Conférence, c’est un livre écrit en 1915 qui m’a donné l’éclairage le plus stimulant sur notre nouveau siècle : l’Examen de conscience d’un homme de lettres de Renato Serra. 1915, l’Italie venait de rentrer, au terme de tractations et de promesses territoriales, en guerre contre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie.

Il serait vain de résumer ce texte assez court qui, comme l’indique le titre, agite la pensée au lieu de donner des réponses. Ce livre vaut pour la façon de conduire la pensée dans une situation critique, pensée rigoureuse et sans aucune raideur. Je me contenterai d’une page, mais sans les coupures (qu’on fait souvent pour aller plus vite au but) :

Je crois avoir dit, entre autres choses, que la littérature me dégoûtait, « en ce moment » ; et de toute façon, si je ne l’ai pas dit, j’ai fait comme ceux qui le disent (et, si je l’ai dit, j’ai dit la vérité).

Mais il est inutile  que je m’amuse maintenant à ironiser sur le sujet, ce serait facile. Du reste, cette histoire de notre « participation personnelle à la guerre », ces derniers mois, avec toutes ses équivoques faites d’illusions et de naïvetés, avec ses nuances de ridicule, chacun peut la repasser en soi, s’il le veut ; la mienne n’est pas plus intéressante que celle des autres.

Pour l’heure, ce qui m’intéresse est la conclusion. Elle a beau être évidente et rebattue, je veux me la répéter ; je l’apprendrai.

La guerre ne me concerne pas. La guerre que d’autres font, la guerre que nous aurions pu faire… Je suis bien le premier à le savoir.

C’est une vieille leçon ! La guerre est un fait, comme tant d’autres dans le monde ; il est énorme, mais il n’est que cela ; à côté des autres qui ont été et qui seront : il n’y ajoute, ni enlève rien. Il ne change absolument rien au monde.

Pas même la littérature.

Je veux la nommer aussi, parce qu’elle est la chose qui me touche personnellement le moins, peut-être ; en marge de ma vie, comme une amitié d’occasion, à l’égard de laquelle j’ai encore moins le droit d’être injuste.

Et puis je ne dois pas oublier que j’ai quelque chose de commun — je me serais révolté, si on me l’avait dit ; mais c’était vrai aussi — avec tous ces braves gens, pleins de sérieux ; ils proclament depuis longtemps qu’il est temps d’en finir avec elle, avec ses futilités et ses potins littéraires, et même qu’elle est finie ; enfin ! la saison de l’extravagance et de la décadence passée, l’esprit formé à des soucis et des enthousiasmes plus sains, nous attendons en silence l’aurore d’une littérature nouvelle, héroïque, grande, digne du drame historique, à travers laquelle l’humanité se retrempe par le sacrifice et le sang.

Répétons-le donc, avec toute la simplicité possible. La littérature ne change pas. Elle pourra connaître des interruptions, des pauses, dans l’ordre temporel : mais comme conquête spirituelle, comme exigence et conscience intimes, elle reste au point où l’avait menée le travail des dernières génération ; et, quelque soit la part qui en survit, c’est de là seulement qu’elle reprendra, qu’elle se poursuivra. Il est inutile d’attendre des transformations ou des renouvellements de la guerre, qui est autre chose ; comme il est inutile d’espérer que les hommes de lettres reviendront changés, améliorés, inspirés par la guerre. (…)

Une autre manière de bien conduire sa pensée et sa langue : Gide.

Depuis janvier 2015, je lis, à raison de quelques lignes chaque jour, le journal qu’il a écrit en 1943. Je viens de tomber sur ceci : Je ne puis croire que l’art de demain se complaise dans le raffinement, la subtilité et la complication. Cette guerre aura sans doute pour effet d’arracher l’art au réalisme. Le reportage, qu’on exigera le plus documentaire possible, délivrera la littérature, de même que la photographie a pu délivrer la peinture, par une sorte de « catharsis ».

Je ne dirai rien des prédictions — plutôt justes —, et ne garderai, là encore, que la leçon de pensée très pratique, cette façon de s’interroger, de s’engager par la pensée.

C’est en apparence simple et modeste comme forme d’art. Je crois que c’en est fini de l’image de la fleur brandie face aux fusils. Il n’y a plus de front, ni d’avant-garde, ni d’arrière-garde. Notons au passage que les militaires et les stratèges doivent bien rigoler de la survie, dans le domaine des lettres, de tels mots pour eux obsolètes !

Un autre langage viendra, — et là je me rends bien compte qu’il me manque la vaste intelligence de Gide ! —, et tout ce que je sais, c’est qu’il ne se déclarera pas « poésie » ni « littérature ».

Nécessité.

Ou un livre amer, d’une immensurable amertume, comme celui que Jean reçoit de Dieu et dévore à Patmos.

°

 

 

Il y a assurément de cette amertume plus qu’humaine dans le livre de Nathanaël Flamant, Coma, paru chez Le grand souffle.

Je crois qu’il s’agit du coma de notre bel Occident qui croit s’acheter une vertu en mettant hypocritement Lautréamont au programme du bac. Poème en prose au long cours, ça commence comme un récit de rêve qui, ma foi, n’a rien d’anxieux, — ni le flottement peu disert de ceux de Leiris, ni le ressassement de ceux de Borel. Moins un rêve qu’un songe à l’heure où la réalité semble vaciller sous l’assaut pseudo intuitif du techno-capitalisme où l’image triomphe sur toute autre forme de représentation : « … des images se sont dépliées, dans lesquelles mon regard marchait. Et je n’étais que mon regard. Et mon regard était moi ». Style ironique puisque cette musique de Genèse ne sert que le cercle étroit de l’ego.

Plus loin, les premières atteintes franches sont portées : « Vous êtes devant vos images, écrans visiblement invisibles qui ne font que vous refléter. La prison de glace. Vous ne voyagez pas. Non. Ca ne m’intéresserait pas. Voyager dans le temps ne change pas la vie. Lorsqu’on relit les mots, il n’y a que l’espace entre les mots qui change. Qui puisse changer. C’est une fracture dans l’œil ». Visiblement invisibles, car il s’agit bien de faire sentir, à soi-même d’abord — car ce texte n’a pu être écrit sans souffrance et arrachement —, puis au lecteur, la fine couche de réalité insupportable que la machine à rêve lamine de tout son pouvoir non-dit, donnant à l’arrivée une feuille d’invisibilité visible où tout le vrai s’est retrouvé compressé, hyper toxique et explosif.

Des pensées qui sont autant de fusées, un cœur mis à nu, un chemin spirituel mais qui ne s’intéresse qu’au mystère, puisque l’image surabondante de réalité est une imposture (là, la réalisation de la prédiction de Gide est bel et bien dépassée !). Avant quelques sonnets dont je reproduis le dernier :

Au commencement de l’existence sans fin ni
Début de pensée, la parole recompose l’homme
Décomposé, dans le véritable interdit :
Le merveilleux d’évidence, qu’aucun mot ne nomme.

Un visage ouvert au grand œil de neige repose
Sur un horizon d’oxygène, son manteau. Vague
La braise de ce souffle, vague d’orfèvre au poumon rose,
Transparence d’une larme infinie, sans astre, ni bague.

Il vit de silence ultrarapide. Il respire
Indivis mouvement dans l’intime d’un seul éclair
Fleurissement nu de la vie inconnue sur terre.

Visage, feu le visage de l’image feue, forme
Sans monde, joie impossible au nom des choses, dépli
De l’acte pur que rien ne transcende ni ne nie,

Pour dernier commentaire de ce livre immense, je crois très juste cet usage soutenu du rejet. Quelques pages plus loin : Voir sera toujours pour moi impuissant devant le mystère d’être là, ou pas là.

°

Quelques autres livres récents peuvent nous aider à continuer notre réflexion ? Voici comment j'avais commencé cet article, le 10 novembre dernier : Elle a mauvaise presse la poésie politique en langue française sur le territoire métropolitain ! La décolonisation, la fin de la guerre froide et, depuis, une nouvelle forme de Providence ont-ils exclu du génome-type de l’écriture poétique le lyrisme appliqué aux idées militantes.

La biographie de Voltaire par François Jacob.

Ce livre plein d’alacrité vient rappeler que Voltaire a d’abord été un grand versificateur. Mais il nous montre surtout que son engagement loin d’être inscrit dans ses gènes de poète, s’est construit. Sa carrière commence par le théâtre, mode d’écriture le plus légitime de ce temps. Il faut s’imaginer Voltaire lisant, s’impliquant physiquement dans ses dialogues en vers, allant à la rencontre, un peu comme Sartre (dont la postérité tend pareillement à effacer le genre où il s’est en vérité le mieux illustré, dixit Francis Huster). On croise des figures pas tout à fait oubliées comme Moncrif, on suit Voltaire dans une vie d’artiste qui requiert de bonnes dents voire des crocs. Le dix-huitième, sous la plume de François Jacob, montre une réalité de la condition littéraire faite d’incessantes négociations entre l’intellectuel et le pouvoir. Entre prince et poète l’admiration et la méfiance se côtoient et se conjuguent. Exaltée, la vie du grand écrivain n’est jamais solitaire, comme sur cette gouache de Jean Huber reproduite dans l’intéressant dossier iconographique couleur : on voit Voltaire à son lever en train d’enfiler son pantalon en même temps qu’il dicte à son secrétaire. On sent que la pensée politique et la poésie méditative, la philosophie et la science cherchent à dire et conquérir le monde tout à la fois. Ainsi, p 198, pouvons-nous lire après une forte citation du Poème sur le désastre de Lisbonne :

      « Ce malheur, dites-vous, est le bien d’un autre être. »
      De mon corps tout sanglant mille insectes vont naître ;
      Quand la mort met le comble aux maux que j’ai soufferts,
      Le beau soulagement d’être mangé des vers !
Voltaire fait précéder la publication du Poème d’une préface dans laquelle il prend, en des termes qui pourraient surprendre, la défense de Pope. Il dit penser comme lui « sur presque tous les points » et souhaite s’élever contre les abus qu’on peut faire de cet ancien axiome : tout est bien ». En effet, le « mot tout est bien pris dans un sens absolu, et sans l’espérance d’un avenir, n’est qu’une insulte aux douleurs de notre vie ». L’espérance devient précisément, après quelques hésitations, le dernier mot du Poème.

Loin des caricatures, il faut le répéter, le poète engagé n’est pas montré comme un bousculeur de la totalité des représentations ; il a crû dans un territoire et une épistèmê, à laquelle, par son opposition-même, il a contribué.

 

°

 

Sombres lumières du désir de Gérard Mordillat

 

Le flot du pire

Sous le flot du pire
C’est l’heure de savoir
L’heure de réfléchir…

Ils sont nés sans mémoire
Dans la nuit fasciste
Ils vivent d’autodafés
Sous la loi de Lynch
Ils schlinguent
L’ordre brun du capital
S’enorgueillissent
De leur puanteurs
Une haine merdeuse et pleine
Qui les ravit

L’écriture de Gérard Mordillat vise moins des personnes ou des groupes que les tendances, des tendances criminelles contenues dans nos façons de penser. Aussi fait-il résonner entre eux les divers Alignements, comme peuvent être mis en correspondance les films d’action hollywoodiens et les vidéos des semeurs de terreur :

Alignements des cimetières
Alignements des stocks
… et des automobiles, des idées, des faits.

Exercice de lucidité en ces temps qui s’annoncent bien caverneux, la poésie de Mordillat est directe, — quelque chose de l’élan de Diderot la pousse —, elle invite à l’intelligence en acte, elle ne demande pas protection, ne se drape pas de couleurs, elle s’engage :

Quoi ?
Peindre le feu sans y mettre la main ?
Non !
(…)
Peindre la folie sans tutoyer les fous ?
Allons !
Fini de rire,
Vouloir écrire
Sans connaître le premier mot
Que mon ancêtre simiesque
Articula ?

Dénonçant que le premier chien venu prétende être Dieu, Gérard Mordillat se place délibérément du côté de l’homme :
 

Chanson
Les oiseaux
Les enfants
D’un même geste
(…)
Arrachent aux dieux
La nuit
Le temps…

En ces temps de transhumanisme et de terrorisme (que je crois participer du même vieux socle d’idéalisme et de toute puissance), il est bon de lire :

J’ai trop appris à me taire
Pour d’un mot soigner tes blessures
D’un rire cautériser tes plaies
Mais mon silence n’est pas sans tendresse
Il est le doux des phrases
Inexprimées dans l’être (…)

°

 

Déchets de Giovanni Fontana

Travail sur la langue, langue qui travaille, grince et me rappelle la frêle embarcation où nous sommes quand nous parlons.

« Le poème commence par Voilà. Des propositions obscènes succèdent à des abjections (…) soudain la poésie (qui) fait un clin d’œil au réveil de la raison ». Ainsi Serge Pey dans sa préface définit-il cet opus de Giovanni Fontana.
Je reproduis une page, avec les moyens typographique limités :

 

Au-delà de la différence. Au-delà du

temps et du lieu.

Des jeux reclassés en

massacres.

Ce sont des jeux qui représentent ce qu’on veut déplacer et supprimer.

Qui représentent ce qui est habituellement déplacé et supprimé.

Qu’est-ce que tu veux ?

Tu veux supprimer ce qui fait

mal.

Promouvoir ce qui semble vrai.

Qui sait. Qu’on sait. Ce qui se tient. Qui est bien tenu ».

— Je dirais que les banques.

Des viscères aussi. Elles sont bien étudiées.

                Elles étudient bien la façon de recycler. Recycler la plupart du non digéré.

 

C’est un livre mais aussi un tableau, une vaste vanité constituée de coupures, de mots vers lesquels la main armée d’une paire de ciseaux s’est tendue. Dans la performance qu’il a faite à Limoges le 20 mars dernier, il taillait dans le corpus de la presse du jour des bandes faites de deux ou trois mots qu’il collait sur le blanc d’une muraille. La main de l’écrivain trace moins qu’elle ne retranche des éclats au continuum des phrases et des expertises ; c’est à chaque fois une rencontre de l’œil en éveil et de ces tables saturées de lois et de slogans (cauchemar borgésien), c’est un exercice d’attention, peut-être bien de renaissance. On peut penser aux premiers mots de Bernard Noël, eux qui partaient du blanc de la page assez semblablement que ceux de Fontana sont libérés de leur gangue d’évidence sourde et saturée. Ainsi, nous, lecteurs qui sommes potentiellement les déchets de ce rêve d’homme augmenté que les nouveaux maîtres introduisent dans la tête du dormeur goyesque, — roseaux pensants écrasés par le fatalisme et le rouleau compresseur des discours —, rencontrons-nous au fond de la poubelle ces mots, ces pauvres mots que le moloch n’a même pas lu, ils deviennent non de nouveaux discours, mais bien des clins d’œil au réveil de la raison.

 




Yves Broussard

 

Yves Broussard est né à Marseille en 1937 où il vit depuis toujours. De 1960 à 1963 il a été membre du Comité de rédaction de la revue Action Poétique. En 1970 il a participé avec Jean Malrieu à la création de la revue SUD qui prend la suite des Cahiers du Sud dont il a assuré la direction pendant vingt ans, puis dAutre SUD. Il est directeur littéraire de la revue Phœnix depuis 2011 et membre du Conseil de rédaction des Archers, revue du théâtre Toursky à Marseille. Ses poèmes sont traduits en albanais, allemand, anglais (USA, Irlande, Australie), arabe, bulgare, chinois, espagnol, estonien, grec, hébreu, italien, japonais, ouzbek, portugais, roumain, russe, tchèque, ukrainien… C’est un grand voyageur, sur tous les continents. Ces voyages nourrissent sa poésie, même s’il revient toujours à ses paysages familiers du Sud. En 1998, la ville de Marseille lui a consacré une grande exposition rétrospective sous le titre Habitant la terre, Yves Broussard, poète.

Depuis 1983 et la publication de  Traversée de l'inexorable, SUD, qui lui a valu le prix Antonin Artaud, il a publié de très nombreux recueils, parmi lesquels Nourrir le feu, SUD, Prix Guillaume Apollinaire, 1987 ; Esquisses pour un autre lieu, SUD, Prix Henri Mondor (Académie Française) 1991 ; La Vie interprétée, Talus d'approche, Prix Charles Vildrac (SGDL), 1997 ; Passant obstiné, Autre Temps, 1997 ; Le Bestiaire insoupçonné, Le Taillis Pré, 2001 ; Pauvreté essentielle suivi de Digressions, Les Écrits des Forges / Autre Temps, 2001 ; La Nuit tremblée, Le Taillis Pré, 2002 ; Mesures de la vie, Le Taillis Pré, 2004 ; Tenir parole, Autre Temps, Prix de l’Académie de Marseille 2007 ; Grandeur nature, Le Taillis Pré, 2010. 




Regard sur les poésies de langues allemandes. La poésie de Nicolas Born

 

Trois voeux

Des faits ne sont-ils pas d’ennuyeux tourments ?
Ne vaudrait-il pas mieux avoir trois voeux
à condition qu’ils soient tous exaucés ?
Je souhaiterais une vie sans grandes pauses
pendant lesquelles les murs sont visés par des projectiles
pas une vie parcourue rapidement
         par des trésoriers.
Je veux écrire des lettres dans lesquelles
         j’existe à part entière -.
Je veux un livre auquel vous aurez tous accès
         et dont vous pourrez sortir librement.
Et je ne voudrais pas oublier qu’il est plus beau de

t’aimer que de ne pas t’aimer.

Nicolas Born (1937 - 1979)
dans: Gedichte P. 103,
Wallstein Verlag, Göttingen 2004

 

Un conte de fées, oui, c’est ce qui serait souhaitable, un conte de fées dans lequel nous pourrions faire trois voeux vraiment sensés -  et bien sûr nous tous, tel que le souligne l’auteur... Car c’est ainsi que ça commence, personne ne devrait vivre mieux ou moins bien que l’autre.  Cela déjà serait un conte de fées, un vrai qui serait l’opposé des „faits“...

Il n’y aurait pas le vide mais la plénitude, la violence céderait à la sécurité, la contrainte monotone-matérielle n’aurait plus lieu d’être et à sa place régnerait le lien entre les humains, chacun dans son écriture non falsifiée et dans le naturel de la lecture qui n’exclut personne, qui s’ouvre sans que personne ne soit accaparée.

Nicolas Born esquisse en peu de mots un contre-projet à notre société dont le reflet, des décennies après la naissance du poème,  nous semble encore plus pertinent, bien que l’étau se resserre de plus en plus.

A la fin il nous amène vers une conscience de la valeur fondamentale du plus grand voeu de l’amour suprême. 

C’est ainsi qu’il passe de „Je“ à „Tu“.                                                             

                                                      Traduction: Carla van de Werf
                                                      - Remerciements à Daniel Xhaard -

 

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Drei Wünsche

Sind Tatsachen nicht quälend und langweilig?
Ist es nicht besser, drei Wünsche zu haben
unter der Bedingung daß sie allen erfüllt werden?
Ich wünschte ein Leben ohne große Pausen
in denen die Wände von Projektilen abgesucht werden
ein Leben das nicht heruntergeblättert wird
         von Kassierern.
Ich wünsche Briefe zu schreiben in denen ich
         ganz enthalten bin -.
Ich wünsche ein Buch in das ihr alle vorn hineingehen
         und hinten herauskommen könnt.
Und ich möchte nicht vergessen daß es schöner ist
dich zu lieben als dich nicht zu lieben.

Nicolas Born (1937-1979)
in: Gedichte,
S. 103, Wallstein Verlag, Göttingen 2004

 

Ein Märchen, ja, das wäre uns zu wünschen, ein Märchen, in dem wir drei Wünsche wirklich sinnvoll auswählen könnten – und zwar wir alle, wie der Autor betont...Denn damit fängt es schon an, keiner sollte es besser oder schlechter haben als der andere. Das bereits wäre ein Märchen, ein Wirkliches. Und stünde den „Tatsachen“ entgegen…

Es gäbe keinen Leerlauf, doch Erfüllt-Sein, Gewalt wiche der Sicherheit, materiell-monotoner Zwang wäre abgewendet, stattdessen Kontakt mit Menschen in der eigenen unverfälschten Handschrift, und die Selbstverständlichkeit des Bücher-Lesens, das niemanden ausschließt, vielmehr jedem offensteht, ohne ihn zu vereinnahmen.

Nicolas Born skizziert in wenigen Worten einen Gegenentwurf zu unserer Gesellschaft, deren Abbild nun, Jahrzehnte nach Entstehung des Gedichtes und immer beengenderer „Vernetzung“, noch umso charakteristischer erscheint. Er führt uns am Ende den größten und allem zugrundeliegenden Wunsch vor Augen, sich der Liebe als höchstem Wert bewusst zu sein. Und so kommt er folgerichtig vom „ich“ zum „du“.

 

                                                                                 Eva-Maria Berg




Stratis Pascalis « poète grec » : la plénitude du pléonasme et de l’oubli dans Saison de Paradis

 

 

Les mots cherchent l’oubli – l’oubli dont ils émergent et qu’ils voudraient ramener comme un nageur ramènerait la mer.

                                                                 Bernard Noël

 

 

     Jacques Lacarrière, dans sa préface à l’Anthologie de la poésie grecque contemporaine proposée par Michel Volkovitch (Poésie / Gallimard, 2000), souligne qu’« être poète en Grèce ou poète grec est presque un pléonasme ». Vérité certes immémoriale, mais n’est-ce pas en dépassant la redondance de l’expression « poète grec », qu’on peut saisir l’exigence d’une création littéraire authentique, comme celle de Stratis Pascalis, l’une des voix majeures parmi les poètes grecs vivants ?

     Son cheminement poétique singulier s’effectue au fil d’une dizaine de recueils dont les titres révèlent la variété et le désir de renouvellement constant qui l’anime : Anactoria, Fouille, Une nuit d’Hermaphrodite, Cerisiers dans les ténèbres, Fleurs d’eau, Mihaïl, Comédie, En regardant les forêts, Les icones, et Saison de paradis, publié par les Éditions Al Manar et traduit par Michel Volkovitch, en janvier 2014.

     À ce travail de création poétique se superpose sa vocation de traducteur. Véritable poète-passeur, Stratis Pascalis s’intéresse à nos plus grands auteurs pour les traduire en vers grecs, défi relevé avec les tragédies de Racine, Andromaque, Bérénice, Phèdre, et avec Cyrano de Bergerac de Rostand notamment. En outre, sa traduction des Illuminations de Rimbaud, des Chants de Maldoror de Lautréamont, de la poésie de Mallarmé, sans oublier celle du  Passant de l’Athos de Bernard Noël, ne cesse de tisser des échos entre son écoute précautionneuse de ces prédécesseurs prestigieux et substantiels et sa propre création poétique.

     Riche de toute une érudition littéraire, mythologique, philosophique, picturale, musicale, le lyrisme de Stratis Pascalis affirme ses profondeurs sismiques, ses fulgurances hermétiques mais aussi et surtout son charme incandescent symbolisé par la prédilection manifestement accordée à l’antithèse voire à l’oxymore, comme l’atteste le titre Cerisiers dans les ténèbres. Ce recueil de 1991 qui s’inscrit au cœur du parcours littéraire de Stratis Pascalis semble en effet faire signe comme les trois arbres d’Hudimesnil dans l’œuvre de Proust. Il annonce  et confirme tout à la fois le goût majeur du poète pour l’alliance des contraires, sous l’ombre tutélaire et multiple de Racine et de Baudelaire, de Rimbaud et de Lautréamont.

     Pour appréhender les profondeurs sismiques du recueil Saison de paradis, on peut retenir dans le poème Empreinte aveugle où se proclame « qu’il n’y a plus de voix / Rien qu’une empreinte aveugle – », une superposition de pluriels abondants :

 

Chroniques inachevées de l’Eden
Biographies d’innocents interrompues,
Enfers qu’éteignent des anges-pompiers 
Avec des fontaines de pureté transcendante,
Des zones neutres de vie ordinaire
Bombardées par l’invisible,
Des pièces portant les tampons périmés des dieux –
 

(p.26)

avant que ne jaillissent à la clôture du poème des jeux d’opposition entre « la nécessaire passion violente pour le néant » et « son apothéose – trouvaille de l’ontologie / Enigme vaine d’un doigt latent / Sur un couteau tragique » où prédomine la vocation du singulier à l’abstraction. Même la lame tranchante du vers ultime avec son couteau « tragique » n’y échappe pas.

     La poésie de Stratis Pascalis se caractérise par ses fulgurances hermétiques et ses éclairs verbaux qui subjuguent d’autant plus le lecteur que l’intelligibilité des poèmes lui résiste. Ainsi, dans le texte Code où s’entrelacent « sang » et « cristal », la voix lyrique annonce de façon paradoxale :

 

Et lorsqu’enfin viendra la vengeance
Odeurs des couleurs et chair et pot-à-eau spartiate
Je m’évaderai en hâte avec elle,
Dans une vie que j’ai tuée toujours tuée –

avant de proférer sentencieusement :

Voilà pourquoi je me convoque à nouveau
Immuable législateur d’imaginaire
Impénitent faussaire de solitude.

Ce que nous vivons est lu toujours à l’envers
Par des roses remords de paradis.

(p. 34-35)

 

     Inversion, fulgurance, hermétisme déroutent et fascinent en profondeur le lecteur. Ils se retrouvent en apothéose dans le long poème clausulaire Le Chant perdu d’Arion qui, faisant discrètement référence à Lesbos, l’île originelle de Strastis Pascalis, incruste en son cœur des bribes de vers en graphie italique :

 

Vie sans idéaux
Idéale
Rien que la vie — toute simple

Mort- vivant
Aède sans langue

Aimé amèrement
Par un dauphin
Contemplant la mer de sa fuite

Du vertige désert
Impitoyable contemplateur
Traces de toi
Frissons d’une fugitive
Rafale

Clefs d’une musique en sourdine
Sur des cordes de remords

Traces de moi
Pieds humides sur la pierre

Traces de pas sur l’eau

Ce que je bâtis devient tombeau
Ce que je détruis fleurit sans scrupules

(p.70-71)

   

 Cependant, en dépit de l’« aède sans langue », l’oxymore du « mort-vivant », enrichi de l’antithèse architecturale entre « bâtir » et « détruire » ne manque pas de faire émerger finalement un poème « tombeau » dont le chant tisse ses notes « en sourdine » mais avec un bel effet d’envoûtement.

     Sous les fulgurances hermétiques se décèle en effet le charme incandescent d’une voix lyrique s’affirmant comme telle tout en luttant bien sûr contre les facilités complaisantes et « les embêtements bleuâtres du lyrisme poitrinaire » fustigés par Flaubert. Dans Idiolecte, le charme se fait explosif, émanant d’une brièveté pour le moins percutante qui exalte les effets conjugués de l’oxymore, de la polysémie et de la personnification :

 

Je parlerai d’une voix de silencieux
En pressant la détente
Sur la tempe du silence

(p.55)

 

Dans Restauration soudaine se relèvent d’autres traces d’incandescence sidérante :

 

(…)
Par une séisme de volupté –

Tempête dans un palmier !
Respiration de ruines !
Joie profonde et funèbre acquise dans ces maisons jaunes
Ces ruelles tortueuses brûlées par le dépeuplement –

Par une fissure est apparue toute la mort
Avec des frontons d’oiseaux des oliveraies de paradis
Et l’amour presque rien
Goutte infime
Devant cette brise qui promettait
Des mers entières d’avenir immortel
Comme un passé.

(p. 36)

 

    Le lyrisme de Stratis Pascalis n’exerce-t-il pas son charme puissamment pictural et musical en franchissant ses limites spatiales voire insulaires pour accéder à une vibration universelle ? Oubliant d’être grecque, de n’être que grecque, de n’être que « pléonasme » originel et indubitable,  sa poésie cherche l’oubli célébré par Bernard Noël, l’oubli nécessaire et vital dont elle émerge et qu’elle aspire à « ramener comme un nageur ramènerait la mer ».

      Ainsi, en guise d’ « épilogue secret », entre l’élégie d’une « note en bas de page » et le « badinage » qui oppose vie et mort, entre « fragments bibliques » et « parasites métaphysiques », cette voix de poésie propose tant ses inflexions personnelles que ses modulations universelles, se dévoilant à la fois comme « balbutiement voluptueux », « blessure suprême », fanfare secrète », et « langue de cri », dans une « valse » de mots et de vers « dont seule subsiste la musique ». Telle est la fécondité prodigieuse de l’oubli : la mer s’approche grâce au poète nageur dont les mots éblouissent notre page de silence.




Politique du poème

 

         Le poème est un souffle de langage, une parole franche où s'édifie la relation du monde et de l'humain.
         Le poète n'est ni un expert de la langue ni un maître de la culture. Ce n'est qu'un chasseur de papillons au filet troué, et encore. C'est juste une résistance offerte au maelström du langage. C'est tout.
         Celui qui se possède ne possède rien.

 

        Cette absence d'empire est la condition de toute réforme profonde de l'être.
        Elle est incompatible avec les organisations politiques et économiques factuelles. Elle crée, au sein des systèmes matériels et idéologiques collectifs, les ferments de toute transformation, donc de la poursuite de l'histoire.
        Les poèmes ne proposent aucune orientation à ces mouvements : ils n'expriment que l'accueil de l'inconnu, de l'autre.
        Ils se distinguent à cet égard radicalement des discours prophétiques ou futurologiques.
        Le poème en est la négation par sa seule présence. Il ne manifeste rien : son existence est causa sui.
        Le poème est une entité spirituelle où l'humain ne se quitte pas : dans un poème l'humain se consolide et s'affirme comme infinité de liens avec l'Autre.
        Les mystiques ont toujours dit : l'univers à l'intérieur de soi.

 

         Le poème est écrit avec des mots de tout le monde pour tout le monde. Si son expérience ne se communique pas à autrui, il s'est coupé du monde.
        En se coupant du monde, il n'y a que la vanité du moi.
        Le poème n'implique ni le jugement ni la critique : seulement la révolution.
        Le poème n'implique ni la littérature ni le département des Lettres. Il implique seulement de changer ses actes.
        Le poème est dépossédé du pouvoir mais pas d'efficacité.

 

         La distance entre le poème et l'individu : le pouvoir érigé sur l'inconsistance et l'isolement de l'individu, évidement de l'humain. Rapprochement du poème et de l'individu : reprise en mains de soi par soi, édification d'une majorité lumineuse, fraternité réelle avec autrui, l'humain cultivé.
        Où le poème est accueilli : sur la porte d'un cordonnier, dans une chambre d'hôpital, dans l'oreille d'un enfant, dans la bouche d'un amoureux, dans une cuisine... n'importe où, par quiconque, jamais là où il est asservi à une force.
        Où, avec les actes, il est la seule parole.

 

         Il dit que l'humanité brûle, se révulse, convulse et se soulève. Comme l'ouvrier du temps jadis, il dit aussi : "À bientôt j'espère". 




Un regard sur la poésie Native American (17). La poésie de Anne Howe

 

LeAnne Howe et l’illustration mordante de la « survivance »

traductions de Béatrice Machet  avec l’aimable autorisation de l’auteure.

 

     LeAnne Howe est membre de la nation Choctaw, celle-là même qui fut déportée en Oklahoma ainsi que la nation Cherokee, toutes deux appartenant à ce que les Blancs nommaient avec le peuple Séminole, Creek et Chikasaw, « les cinq tribus civilisées ». Elle est l’auteur de pièces de théâtre, elle est cinéaste, elle est également enseignante au niveau universitaire dans les départements d’études Amérindiennes aux Etats-Unis (Minnesota et Illinois.) Son premier roman, Shell Skaker, a reçu un prix de la Before Colombus Foundation et récompensé par le titre de Wordcraft Circle Writer of the Year. Traduit en Français, ce roman devenu équinoxes rouges, concourut en 2004 pour le prix Médicis étranger et en fut finaliste. L’arme la plus efficace de LeAnne est l’ironie, l’humour, mais son nom de famille dans sa langue Choctaw n’est-il pas Tells and Kills, Raconte et Tue ... Ainsi dans un interview elle dit:” les Indiens d’Amérique sont vus comme Faune et flore (des Etats-Unis sous-entendu) et c’est pourquoi le bureau des affaires indiennes est carrément situé au département de l’intérieur, maintenu au ministère de l’intérieur qui supervise les territoires, s’occupe de la pêche et du gibier, de la vie sauvage ET des Indiens d’Amérique.  Dompter les Indiens, c’est dompter la terre.” Elle n’hésite pas dans ce qu’elle a intitulé des Choctalking On Other Realities (on l’aura compris, jeu de mot avec Choctaw et talking), à mêler des personnages palestiniens, juifs, des américains d’Oklahoma et des Indiens déportés en Oklahoma, des immigrants, bref, tout un échantillonnage humain pour montrer que depuis des siècles le colonialisme et ses nuisances ne cessent de faire vivre des drames à des populations prises en otage, ou victimes d’attentat, et que bien souvent les femmes souffrent plus les autres.

LeAnne Howe est aussi l’auteur d’un recueil de poèmes et de proses très remarqué aux Etats-Unis : Evidence of Red. Ce livre semble illustrer, expliquer, montrer, nous faire vivre de l’intérieur ce qu’il en coûte aux dits Indiens d’Amérique du nord d’être ou de n’être pas la copie des stéréotypes, la copie des fantasmes que les blancs avec leurs esprits formatés et leurs besoins politiques, ont plaqué depuis l’Europe comme aux Etats-Unis, sur les premiers habitants du continent alors appelé « le dos de la tortue ». Commencé pendant la colonisation et le génocide, ce travail de sape de l’identité indienne remplacée par slogans publicitaires, mascottes sportives et figures romantiques déformant la réalité des cinq cents nations Indiennes pour en tirer un modèle unique peu ou prou « synthétique » continue jusqu’à nos jour de nuire. Aussi bizarre que cela puisse nous paraître depuis la France, l’image de l’Indien a toujours joué un rôle représentatif dans les idées que les occidentaux avaient et ont d’eux-mêmes. Robert M Berkhofer dans son plus célèbre ouvrage, The White Man's Indian: Images of the American Indian from Columbus to the Present,  a bien montré que les Indiens n’étaient pas évoqués pour eux-mêmes mais simplement représentés pour les besoins occidentaux d’offrir une contrepartie à leurs valeurs : les Indiens devenant les otages et la métaphore de la lutte blanche se « battant » contre la « sauvagerie » afin d’aller plus loin sur la voie de la « civilisation ». Mais cette construction de « l’indien » générique et homogénéisé, sur un plan politique, n’a pas de légitimité ni idéologique ni historique.

L’ambiguïté et l’ambivalence qui existent dans la conscience américaine quant à la construction violente de la nation font de l’image de l’indien un repère d’auto-identification utilisé dans l’industrie du loisir d’abord, mais qui s’est infiltré dans d’autres domaines de la société. Ne serait-ce que dans la sphère religieuse et spirituelle où l’appétit dévorant des blancs s’approprie encore et toujours les rites des cultures Indiennes pour produire des « shamans blancs », agents de l’impérialisme culturel exercé par la société blanche dominante. Néanmoins on ne peut ignorer l’importance que cette imagerie liée aux indiens occupe dans l’espace mental des occidentaux. En Allemagne les pow-wows, les rencontres entre indianistes et westerners, les reconstitutions fantasmées de batailles (telles que représentés par Buffalo Bill dans son Wild West Show par exemple) offrent un espace où certains se plaisent à « jouer aux Indiens ». Ce sont là des manifestations  et des phénomènes qui sans être majoritaires ne sont pas rares. En France ces événements existent aussi. Cela va avec déformations, inexactitudes, appropriations erronées, jusqu’à voir sur toutes les têtes des coiffes quand celles-ci dans les tribus ne se portaient que rarement, elles étaient l’apanage de quelques-uns seulement, ceux dont le mérite et le courage devaient servir d’exemple aux autres membres de la communauté. (Mais l’industrie de la mode et des déguisements a tout à gagner à promouvoir cette image évidemment !) Le fait que la chanteuse Joan Franka, Néerlandaise, apparaisse au concours de l’eurovision habillée dans un costume des Indiens des plaines, illustre ce que Louis Owens, auteur Choctaw/Cherokee, nomme le damningly hyperreal ‘Indian’. Hyper réalité sur fond d’absence de la véritable indianité. La simulation à partir d’une invention crée cet «indien » devenu cas sociologique, devenu incarnation d’une nostalgie culturelle qui regrette ces traditions tout en fonçant toujours plus vite vers le tout chimique et le tout technologique. Les indiens deviennent synonymes d’innommables, figures esthétiques coincées entre le réel et le romantique dans l’imaginaire occidental. Il suffit qu’un Jim Thorpe remporte une médaille d’or, que les soldats Navajo (code talkers) utilisent leur langue Diné pour déjouer les soldats espions allemands, que Kevin Costner ou Johny Depp prétendent avoir un huitième, un seizième de sang indien ou bien soient adoptés par une tribu, et l’imaginaire des foules occidentales s’enflamme ! Valeureux en victimes, dignes et stoïques, les nobles sauvages font rêver et deviennent l’archétype de la victime essentielle, du sacrifié vertueux sur l’autel du pragmatisme et du matérialisme. Qu’ils ne renoncent pas à leur culture, à leurs valeurs, nous permet de nous vautrer dans nos manques et défauts, car nous avons en eux nos sauveurs, nos rédempteurs !

Bien en marge de cette image, le véritable membre d’une communauté indienne quant à lui se soucie de l’importance d’être reconnu en tant que membre d’une nation ayant sa souveraineté et sa culture. Il se débat avec des droits reconnus par traités. Voilà ce qui caractérise la sphère de réalité politique des tribus. Accaparés par les changements survenus depuis des générations qui affaiblissent leur possibilité de prendre leurs destins en main, piégés par la nécessité de vivre dans deux sociétés à la fois, accusés de n’être jamais assez indiens sous prétexte de mixité, ils luttent néanmoins et font l’expérience de la « survivance », terme employé et inventé par l’auteur Anishnaabe Gerald Vizenor. A la fois survie physique et culturelle, la survivance est le phénomène actif, inventif, créatif au cœur des cultures indiennes pour se perpétuer tout en s’adaptant malgré et au-delà des tragédies, de la pauvreté et d’une forme d’impuissance à faire valoir leur identité et leurs droits. La survivance se joue au présent sur un fond d’absence historique voulue par les conquérants. Elle se manifeste dans les cultures indiennes par l’humour, par la perpétuation des traditions, des rituels, de la pratique des langues, et par la résistance à l’assimilation. Elle est présente et est l’esprit même de la littérature dite indienne. Elle est faite de courage et de solidité mentale comme morale. Il ne demeure pas moins que partout dans le monde des pays, des cultures, des sociétés sont amoureuses de l’image de l’indien véhiculée par les stéréotypes que les blancs ont depuis des siècles projetés sur les peuples premiers du continent américain. Qu’on se souvienne de Rousseau, de Montaigne, des écrits de colons occidentaux dès l’antiquité, les peuples indigènes ont toujours été présentés comme inférieurs et destinés à la servitude. Leurs interprétations pour autant qu’elles se soient parfois voulues en faveur des Indiens, ont toujours été biaisées par un complexe de supériorité, ces autres rencontrés-et prétendus « découverts », ayant toujours été des primitifs (et bien souvent cannibales). LeAnne a un terme pour désigner le but à atteindre à travers l’écriture, il s’agit de « tribalography ». Transmettre et négocier avec le passé, montrer le présent des Indiens d’Amérique, faire partager les expériences historiques avec les autres peuples de la terre en écrivant une histoire, un poème, qui lient Indiens et non-Indiens, voilà qui serait un résumé de cette discipline. Les impacts et les interactions se jouent à travers le temps et à travers les cultures. Cela a à voir avec la manière dont on regarde les identités, les différences, et la pratique du politique propre aux tribus Indiennes.

     Sans faire de long discours, la poésie de LeAnne Howe nous enseigne, nous montre tout cela qui précède à travers ses personnages, ses récits, les épisodes de l’histoire très ancrés dans la culture Choctaw. LeAnne revendique d’écrire depuis cet environnement-là, son travail se veut l’expression d’une notion proprement Choctaw qui se traduit par « life everlasting », vie éternelle, et cela comprend une forme d’éternité de validité des valeurs non seulement culturelles et mais aussi politiques de la société Choctaw. Au-delà, l’expression Choctaw disant “Issa halali haatoko iksa illok isha shkii” et signifiant : parce que tu me portes encore, je ne suis pas encore mort, met en relief la philosophie Choctaw. Celle-ci nous enseigne que tant que la terre nous portera, nous vivrons. Le ton employé par LeAnne est humoristique et juste. L’auteure tour à tour se montre sage, généreuse, le teneur est rafraichissante même quand elle parle des horreurs perpétrées. Je lui laisse « la parole », les poèmes disent par eux-mêmes, il n’y a rien à ajouter, rien à enlever non plus.

 

La liste que nous dressons

Première partie

Note 1 :
L’Amérique est pour 82% chrétienne. 60% de la population croit que la bible est un fait historique. Le président des Etats-Unis a fait de Jésus son philosophe favori.

Note 2 :
Aujourd’hui le cannibalisme des premiers Indiens est présenté comme semblant avoir été de rigueur bien plus qu’il ne l’a en fait été. La tendance de l’histoire à répertorier ces incidents crée l’impression que les groupes qui s’affrontaient se mangeaient entre eux comme pour mettre fin au conflit. Nous n’avions pas pour but de découvrir le cannibalisme, mais celui de découvrir ce qui se trouvait en nous… (1)

Note 3 :
Ainsi que Catherine Albanese l’a montré, la littérature anglo-américaine a transformé Davy Crockett, de colon et de soldat, en un superhéros violent, qui communiait avec l’esprit tout puissant de la nature sauvage en mangeant des ours et des Indiens Creeks. (2)

(1)  Tiré d’une conversation entre moi-même et le professeur Geoff Cohen de l’université Riverside de Californie, à propos de son cours « l’iconographie du cannibale dans la première littérature américaine. » en 2004.

(2)  Tiré d’une conversation entre moi-même et le professeur Joel Martin de l’université Riverside de Californie, à propos de Davy Crockett et de ses exploits avec les Indiens, en 2004.

Note 4 :
Luis et Salvadore, les deux guides Miwoks de l’expédition Donner, ont été les premiers à être fusillés puis mangés. Pour de nombreux Indiens d’Amérique, Luis et Salvadore nous représentent tous :

William Foster était dérangé, et le pourquoi il l’est devenu est facile à comprendre, sachant ce qu’il a subi. Il était terrifié à l’idée de mourir de faim et Foster avait programmé d’assassiner les Indiens pour les manger. Eddy, un ami, prévint Luis et Salvador qui prirent rapidement la fuite. Le groupe de Donner suivit leurs traces. C’était facile. Les pieds des Indiens étaient devenus à vif et leurs doigts de pieds gelés étaient tombés, leurs empreintes étaient ensanglantées. Foster comprit que si les Indiens ne les guidaient pas en lieu sûr, leurs cadavres pourraient au moins servir de nourriture.

Le 9 ou 10 janvier, les Indiens avaient souffert terriblement du froid et survivaient sans presque rien manger, sans feu. Ils ne pourraient pas durer encore longtemps. Ils s’arrêtèrent épuisés près d’un petit ruisseau. C’est là que l’Espoir Vain leur tomba dessus. Malgré les arguments donnés par quelques-uns et l’aspect terrifié des Indiens, Foster les fusilla tous les deux. Ils n’auraient pas pu survivre longtemps, néanmoins son geste provoqua l’horreur. (3)

(3)  D’après le site : The Donner Party by Daniel Lewis. Http://railboy.tripod.com/donner/

 

Deuxième partie

La route de l’attente
arrive
cette fois San Francisco
roule le long de l’abîme
dans une voiture noire remplie d’aube et
de sous-vêtements masculins.

De nouveau
une membrane nous enceint
et je suis avide de tout ce que tu offres
tes mains,
tes poignets de poète sanguinolents
sur la page
ton pénis faits de mots
qui pénètre mon vagin
tel une arme humide.

Nous drapons nos corps de nouveau alentours
Mais pareils au matériel amovible d’une scène de théâtre
nous  craignons le marteau et les clous,
la faim,
la mort,
l’envie,
et la dépense.
Nous « caféions »
Essayant de nous rappeler qui nous sommes,
L’un pour l’autre veux-je dire.
Au Dollys, de grosses omelettes,
des grandes tasses d’expresso brun déterrent
de vieilles famines, des siècles lointains
font signe.
« Oui » nous blottit ensemble
et nous respirons le même air sans épaisseur
Nous nous respirons l’un l’autre
et oublions tout ce qui est arrivé.

Sur la route faite chair
ils nous séparent
des doigts et doigts de pieds
nous séparent de nos os.
D’abord sommes avalés en entier
comme des gaufres de Dieu
nous dévalons les gosiers de chrétiens affamés.
Tout ce que nous faisions, tout ce que nous ne faisions pas
est digéré dans leurs rêves
Maintenant ils nous connaissent mieux que nous nous connaissons nous-mêmes

En cavale (encore) nous mettons cap au nord vers les casinos
devenons ce que nous craignons : des consommateurs de biens et de services.
Nous donnons vingt dollars à un étranger
pour nous enseigner
comment attacher nos chaînes de telle sorte que
nous pouvons glisser au-delà de Donner Pass
où des sièges de banquet
immobiles comme des glaçons
attendent patiemment notre retour.

Nous fonçons vers le motel Biltmore
Notre musique est un sacré mauvais présage
Nous déjeunons dans les hautes Sierras et
Tu m’apprends à jouer.
Nous écrasons la conférence d’un écrivain
Un mauvais poète lit une « ode à l’appétit » 
Mais cette fois nous ne constituerons pas le dîner.

 

Troisième partie

A sept cent pieds d’altitude
bien que traqués par le lac Tahoe
nous nous entraînons à l’évasion en dévorant un
cochon répugnant tout comme nos assassins une fois nous dévorèrent.
Au café All-American
Toi en gris contrastant mon noir conventionnel,
nous dînons d’un foie d’oie,
avec ananas, et glace au curry
Où sont Luis et Salvadore à présent ?
Qui diable s’en préoccupe ! Nous suivons
une carte au trésor de chair et de sang,
le camouflage fantomatique d’appétits exotiques
qui poursuivait Luis et Salvadore
nous a tous contaminés
Et,
que dire de ce toi et moi fumants ?
Cette vapeur
Ce toi et moi?
Emprisonnés par la faim torride d’un Dieu chenu
nous n’avons ni le regard fixe d’une ombre
Ni ses yeux ni ses oreilles.
Pas de passé ténébreux.
Rien, mais ici et maintenant
rendus manifestes au sein d’un repli d’étoiles  
Nos corps
Géométrie à présent
Conjointe aux cieux
Sur terre comme
Luis y Salvadore
Conjoints dans le sang,
Et chose bizarre
L’amour.

Mon nom est Noble Sauvage
J’ai été fabriqué pour l’iconographie
Rompt mon hymen
Je saigne et reproduis
Des enfants que vous mettez en scène
et photographiez,
Répertoriez,
Mais bientôt abandonnez.

Combien de blessures espérez-vous que je porte ?

Mon nom est Noble Sauvage
Vous voulez me louer une journée ?
Une semaine ?
Une année ?
A l’heure ?
Je suis l’histoire que tu baisais du doigt
la preuve sous ton ongle
Peux-tu ressentir ma jouissance?

Mon nom est Noble Sauvage
Tu m’as tué
Afin de me ramener à la vie
Comme animal de compagnie, une mascotte
Un homme.
Puisque je suis ton invention
Tous ce que je dis se réalise.

Mon nom est Noble Sauvage
Le rédempteur de l’Amérique.
Cette nuit,
seul avec mon meurtrier,
iconographe
puisses-tu Dieu avoir
pitié pour ton âme.

La Pocahontas de Disney se languit de Noble Sauvage
Quand tu me trouveras
Je serai ton réservoir d’ADN
La porteuse d’un million de fougueux œufs rouges
dans laquelle tu auras l’autorisation de planter
brûlant que je marchande ma vie à chaque
et pour toutes les fois
que tu me pénètres.

J’en baiserai 47
Ferai l’amour à des milliers d’autres
Mettrai au monde une nation de frères et de sœurs.
Ils seront tous tes substituts.

Noble Sauvage voit un thérapeute

Noble Sauvage :
Elle est trop intense pour moi.
Et je ne ressens rien. Pas d’émotion.
En fait, j’ai arrêté avec les femmes
 –même perdu le désir
d’attaquer les poulettes blanches.
(pause)

Thérapeute :
(Il écrit furieusement sur un bloc jaune, mais ne dit rien.)

Noble Sauvage :
Les gens attendent de moi que je sois fort.
Sage,
Stoïque,
Sans culpabilité.
Un homme capable de quelques actes symboliques.
Ugh – est-ce là ce que je suis supposé dire ?

Thérapeute :
(Il continue d’écrire)

Noble Sauvage :
Je n’ai pas envie
De mutiler,
De scalper,
De brûler des wagons.
J’attrape des hémorroïdes
si je monte à cru.
C’est un rôle impossible.
Je ne sais pas qui je suis.
Que dois-je faire Doc ?

Thérapeute :
J’ai bien peur que nous n’ayons plus le temps. Abordons cela
lors de notre prochaine consultation.       

 

La mascotte sportive indienne rencontre Noble Sauvage

MASCOTTE INDIENNE : Je nous pense en tant que couple.

NOBLE SAVAGE: Avons-nous jamais été ensemble ? Le serons-nous jamais ?

MASCOTTE INDIENNE : Mais nous voilà. Toi avec arc et flèche. Moi avec un bandeau.

NOBLE SAVAGE : Nous n’avons jamais été ensemble.

MASCOTTE INDIENNE : Rêves-tu seulement de nous ?

NOBLE SAVAGE : Non.

MASCOTTE INDIENNE : Moi oui. Et quand ça m’arrive, tu me ressembles parfaitement.

 

Noble Sauvage affronte Mascotte Indienne

NOBLE SAVAGE : Que fais-tu dans mon placard ?

MASCOTTE INDIENNE : Mon chou, est-ce que je peux porter ton pagne au match cette nuit ?

NOBLE SAVAGE : Non, et ne m’appelle pas mon chou.

MASCOTTE INDIENNE : Allez, il est trop petit pour toi.

NOBLE SAVAGE : Non, il ne l’est pas. Enlève ces plumes.

MASCOTTE INDIENNE : Tu disais que tu aimais mon boa d’autruche.

NOBLE SAVAGE : Seulement cette fois-là. Je voudrais que tu l’aies oublié.

MASCOTTE INDIENNE : Je n’oublierai jamais.

NOBLE SAVAGE : Il n’est est pas de même pour moi à ton sujet.

MASCOTTE INDIENNE : Ne me ressors pas cette merde de colon, bébé. 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Dominique Boudou.

 

Contre le Simulacre.

Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain

 

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

La poésie est politique en soi, chargée ou non de futur. Le temps de la flânerie, de la rêverie, de la contemplation, de la pensée vagabonde échappe au temps de la production, de la consommation, des idées sans fondement... Voilà qui est éminemment subversif pour tous les pouvoirs, y compris la démocratie.

 

 

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Oui. Les périodes historiques les plus noires ouvrent des chemins de traverse à toutes sortes de créations. Il faudrait recenser les œuvres majeures parues, mettons, entre 1938 et 1945. Aurélien d'Aragon, La Nausée de Sartre, L'Etranger de Camus... En poésie, Eluard, Char... Pour la période actuelle, on ne peut pas savoir à chaud. On peut seulement imaginer.

 

 

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Oui. Mais c'est une hauteur à ras de l'ordinaire. Même les gens les plus rugueux, les plus rudimentaires ont des accès de poésie. Qui n'est pas sensible au chant nocturne d'un oiseau sous des frondaisons ? À une lumière dont la présence étonne sur un coin de table ? "Ils ne se connaissent pas", dit Baudelaire. J'ajoute qu'ils ne peuvent ou ne veulent pas se reconnaître.

 

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Je me bats, à l'école justement, avec des loupiots de onze ans, pour que pénètrent, un peu, poésie, arts, philosophie. Et je sais que ce peu, qui fait grandir, reste dans les mémoires. Je reçois des témoignages dix ans, vingt ans après, d'anciens élèves. Jeune retraité, je retournerai occasionnellement à l'école pour continuer ce combat.

 

 

5)  Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Pourquoi des poètes ? Pour rien. La poésie, pourquoi faire ? Pour rien. Pas de but assigné à l'avance. Pas de déclaration d'engagement. Ce n'est pas de ma part une posture nihiliste, loin de là. Pensons à l'expression "petits riens". Des petits riens mis bout à bout constituent une trame, un chemin, une vie. Une vie qui pourra sauver et se sauver. Loin, fort loin des simulacres dénoncés à juste titre par Recours au Poème.

 

 




Un regard sur la poésie Native American (16). La poésie de Jennifer Elise Foerster

 

     Laissez-moi vous présenter aujourd’hui Jennifer Elise Foerster, une jeune et talentueuse artiste qui à l’instar de Layli Long Soldier et de Erika Wurth, représente la jeune génération de poètes Indiennes dont la voix surprend, secoue, enchante, nourrit. Elle  a obtenu un master d’écriture créative à l’université des beaux-arts du Vermont et sa licence à l’institut des arts amérindiens de Santa Fe, état du Nouveau Mexique. Elle a obtenu des bourses afin de suivre des programmes d’écriture créatives à l’institut Naropa, à Dorland Mountain Arts Colony, au Vermont Studio Center, ainsi qu’à l’université de Stanford. Publiés dans les magazines de poésie ses poèmes sont également présents dans des anthologies dont Poetry from the Indigenous Americas. Son premier livre intitulé Leaving Tulsa a été édité par University of Arizona Press ce qui déjà en soi est la marque d’une reconnaissance. Ayant des origines Hollandaises et Allemandes elle est avant tout membre de la nation  Muscogee  (encore appelée Creek) de l’état d’Oklahoma. Fille d’un diplomate, Jennifer a grandi dans divers pays mais elle a passé tous ses étés à Jenks, en Oklahoma, avec ses grands-parents Indiens. Elle vit maintenant à San Francisco où elle est écrivain free-lance et conseillère pour les associations (afin d’obtenir des subventions). Sa poésie explore son double héritage culturel dans une société américaine qu’elle critique. Ses poèmes deviennent parfois chansons, parfois poèmes-paysages capturés sur la route, route mythique, poèmes imagés rendant une ambiance magique, ils font exploser les frontières entre espace, temps, continents, soi et identité. Joy Harjo dit : « Ce premier livre de poèmes par Jennifer Foerster me rappelle la vision urgente qui animait le livre de Kerouac : On the Road. La route est exigeante et Jennifer courbe ses poèmes-chansons comme des roues. Elle appartient à une plus jeune génération, elle n’est pas un homme, mais une jeune indienne qui essaie de reconstituer l’histoire d’un peuple brisé. »

Voici quelques poèmes tirés de Leaving Tulsa qui sont reproduits avec l’aimable permission des éditions University of Arizona Press.

Le feu de Magdalena

La distance se remplit
de plumes couleur charbon.

Perdus sur une autoroute du désert jonchée de détritus,
des serpents à sonnette lèchent mon ombre déchirée par les épines,
des camions fantômes beuglent en déposant leur poussière sur moi
qui vais avec une canne pareille à un bâton fourchu,
deux corbeaux, lisses et magnifiquement noirs,
huilés sous le soleil, s’élancent à mes côtés.

Je ramperai depuis la couverture
de terre jusqu’au soleil,
comme des carapaces de criquet je pèlerai les nuages de mon dos.
Je suivrai le faucon vers les sources.

Coupant des membres comme des cordes ombilicales,
les serpents cascadent leurs rubans autour de moi.
J’agite un bâton rouge dans l’herbe.
 
Décrochant un nid de guêpes emmêlé à une branche,
je suis du doigt ses délicates alvéoles cartonnées,
le dépose dans un creux. 
 
Un peu de l’histoire revient :
Je suis assise sur une souche de chêne
et regarde la maison brûler,
mes cheveux une ruche nattée.
 
Des femmes se lèvent
par centaines des cendres.
Leurs visages sont des fenêtres sombres.
Elles transportent du ciel des carreaux de plâtre
couleur des œufs de rouge-gorge.
 
Elles marchent sur le bord
des tombes fracturées,
un tas de côtes dans
les courbes rayons de lumière.
 
Au douzième tour
elles s’éparpillent en fleurs étoilées.
Là où elles se sont agenouillées, les herbes
jaillissent vertes, les pages
de leurs robes se déplient.
Douze (ou encore quatre fois trois tours)  est un nombre rituel et sacré pour célébrer une cérémonie funèbre (n.d.t)
Magdalena’s Fire
 
The distance brims
with charcoal-colored plumes.
Lost on a trash-strewn desert highway,
rattlesnakes lick my thorn-torn shadow,
ghost trucks blare just to leave me in their dust
with a walking stick like a forked staff
and two sleek ravens, magnificently black,
oiled in the sun, lofting alongside me.
I will crawl from the blanket
of earth toward the sun,
peeling clouds from my back like locust shells.
I will follow the hawk toward the springs.
Cutting back limbs like umbilical cords,
the snakes cascade their ribbons around me.
I shake a red stick in the grass.
Unsnarling a wasp’s nest from the gnarled branch,
I trace its delicate paper chambers,
lay it down in a hollow.
Some of the story returns:
I am sitting on an oak stump
watching the house burn,
my hair a braided beehive.
Women rise
in hundreds from the ashes.
Their faces darkened windows.
They are carrying plaster tiles of the sky
the color of robin eggs.
They walk the rim
of the cracked open tomb,
stack rib bones into
beams of arced light.
On the twelfth round
they spread like an aster.
Where they had knelt, the grass
springs green, the pages
of their dresses unfurling.
 
 
Femme dans la rue avec du linge
 
Dans la cage du crépuscule
les pigeons gris se rassemblent.
Le bus est en retard. Foules du soir.
J’attends sous le linceul pourpre
du brouillard, cherche la lune
dans les flaques pelliculées d’essence.
Mais seuls les phares
des voitures éclaboussent.
Je traîne mon linge
comme un sac de pierre,
je m’assois sur le banc froid
en serrant fort les bras sur mon corps. Une femme décolle
ses habits comme des pétales.
Une ombre autocollante
abandonnée au mur.
Ici sous les lampadaires
ce qui me piste, je le suis.
Comme cette femme qui de son caddie vide
peigne le passé.
La laverie vide ouverte toute la nuit
fait tourner ses lumières blanches.
La marée de la nuit broute
mon ombre effilochée.
Je fais tomber deux pièces
dans ma sombre réflexion et des pigeons
depuis une gouttière se dispersent.
Mon ombre à présent détachée
est une flaque d’étoiles.
Mon empreinte dans le goudron
grouille de plumes. Mon corps est
lumière lunaire réverbérant de propreté.
 
 
Woman on the street with laundry
 
In the birdcage of dusk
the gray pigeons gather.
The bus is late. Evening crowds.
I wait beneath the purpling
shroud of fog, search for the moon
in oil-slicked puddles.
But it is only the headlights
of cars washing over.
 
I wait beneath the purpling
like a bag of stones,
I sit on the cold bench clutching
my body. A woman peels off
her clothes like petals.
A left-behind shadow
stickered to the wall.
Here under streetlamps
what trails me, I follow.
Like this woman combing past
with her empty shopping cart.
The vacant all-night Laundromat
whirs its white lights.
The tide of night grazes
the fray of my shadow.
I drop two coins
in my murky reflection and pigeons
scatter from a heaping gutter.
Detached now my shadow
is a puddle of stars.
My imprint in tar
teems with feathers. My body is
moonlight rippling clean.

     Dans ce premier recueil Jennifer nous entraîne dans une campagne aride et y fait vivre plusieurs récits qui explorent la quête d’identité, la culture, sa force de résistance et de survie en même temps que les pertes et le chagrin. On traverse des territoires où les seuls arcs-en-ciel sont ceux que l’on peut voir dans les traces d’essence coulées au sol. Mais ces poèmes ne sont pas une compilation de lamentations, bien plutôt ils nous montrent la complexité à être « soi-même », d’être humain, dans un monde comme le nôtre. Le personnage de Magdalena sert de fil rouge, elle nous fait vivre des états de conscience et d’âme qui nous permettent de comprendre ce qu’est la perte d’un être aimé, de sa maison ou encore ce qu’est l’identité quand elle perd ses contours, alors qu’en tant de lecteur nous suivons le chemin de la mémoire grâce à des images très concrètes et d’une force étonnante. La poussière, la cendre, le visage, le papillon de nuit et surtout la figure de l’oiseau comme le symbole de la douleur, accompagnent les poèmes. Il nous faut soulever chaque feuille et l’examiner pour y découvrir notre histoire, il nous faut expérimenter certaines recettes violentes pour savoir dans notre chair ce qu’il en est d’être regardé en tant qu’Indien aux Etats-Unis. En héritière de sa culture, communément avec les autres cultures Indiennes, toute quête, toute initiation se fait toujours en rapport avec un paysage, avec la terre, un environnement, les leçons apprises le sont au contact des éléments, d’un territoire et de son histoire qui sont aussi ce que nous sommes.  Jennifer qui est d’un caractère humble et modeste nous livre pourtant un livre ambitieux et fait la preuve du pouvoir de la poésie à nous émouvoir, à nous déplacer, à entrer dans l’univers de l’autre, à partager et à sentir ensemble plus qu’à se réfugier chacun dans des discours.  

     Laissons maintenant la parole à Jennifer qui a eu la gentillesse de répondre aux questions posées:

Béatrice Machet pour Recours au poème : Comprenez-vous l’écriture des auteurs Indiens comme un procédé de guérison et si oui, comment ?

Jennifer Foester : L’art, l’écriture, l’expression, le langage— ce dont des choses que les humains partagent et en tant qu’humains, je crois nous sommes toujours en train de travailler dans le registre de la guérison : qu’elle soit personnelle, sociale, collective ou spirituelle. Je ressens qu’écrire peut être une modalité de guérison pour tout le monde mais seulement parce que c’est une « avenue » pour la liberté d’expression. Ecrire est souvent considéré par la société comme un acte qui confère une « validité »— sans trace écrite, personne ne vous écoutera, ne vous fera confiance. Mais même lorsque nous écrivons, on ne nous écoute pas. Ce qu’il est important de voir à propos de l’écriture et des Indiens, c’est que les auteurs Indiens émergent de deux cents, trois cents ans d’histoires, de chants, d’écrits et de croyances, de langues, qui ont été réduits au silence. Ce pays n’a pas reconnu ses auteurs Indiens même si les Indiens d’Amérique du nord ont produit des écrits, (en anglais et dans leurs langues maternelles) depuis le début du dix-septième siècle (et même plus tôt si l’on prend en compte les écrits comme les pictographies). Mais ces travaux, et plus spécialement la poésie, restent dans l’obscurité. La littérature américaine a longtemps été influencée par la pensée des cultures indigènes, par leurs traditions et récits, mais pourtant il lui reste à reconnaître respectueusement cette influence. Donc les auteurs Indiens aujourd’hui effectivement s’inscrivent dans un procédé de guérison, soigner ce que la violence subie nous a fait endurer, violence qui a réduit au silence nos paroles, nos pensées, nos opinions, et nos connaissances.

R.A.P : Vous sentez-vous faire partie de ce mouvement de “homing in”, de « retour chez soi », comme beaucoup de poètes Indiens le poursuivent ? Peut-on dire que votre poésie est éthique ?

J.F : Même si de nos jours il y a beaucoup d’auteurs Indiens qui écrivent et qui sont lus, aujourd’hui la lutte pour une reconnaissance éthique continue (reconnaissance de la société des réalités historiques et contemporaines des Indiens de nos jours). Donc je ressens que dans mon travail la dimension politique et éthique est importante, bien que jamais je n’écrive de poèmes comme s’ils devaient être des documents politiques. Je pourrais dire par contre que ce sont des documents éthiques parce que lorsque j’écris je travaille en relation et avec un langage de vérité, un langage proche du cœur humain et qui vit dans la compassion. Mais mes poèmes ne sont pas écrits avec l’intention de parler à, de définir ou de viser ou de suivre un quelconque mouvement. Néanmoins je reconnais et rend hommage à mon héritage qu’il soit historique ou politique ; je suis consciente que mon travail existe, compte, a un impact et à cause de cela je suis responsable et je me dois de dire la vérité—à propos de l’histoire, au sujet des gens, à propos de toutes les idées fausses, des arrogances et des préoccupations qui ont et continuent de conduire à la privation des droits civiques des Indiens et de leurs communautés. De cette façon je peux me dire alignée, faire partie d’un « mouvement » mais j’espère que je le suis en écrivant simplement de la poésie, et en le faisant, faire tout ce que je peux pour encourager, soutenir et entrer en dialogue avec les autres artistes indiens et leurs œuvres, et que de cette manière je vis éthiquement et que je contribue à la guérison, à la revitalisation des communautés Indiennes de ce pays et de leurs membres. 

R.A.P : Vous sentez-vous sur la même longueur d’onde que certains auteurs Indiens et si oui lesquels ? (de l’extérieur on a l’impression d’un milieu divisé en clans avec différentes façon de comprendre la résistance et la survie, par exemple Elizabeth Cook-Lynn et d’autres personnes engagés dans l’American Indian Movement, ou encore différentes façons de voir la nécessité de ce que Gearald Vizenor appelle le « postindien » et je suppose que ces différences sont aussi générationnelles avec pour chaque génération des problèmes particulier à affronter..)

J.F : Je ressens un profond respect pour les auteurs Indiens qui m’ont précédée, qui écrivent aujourd’hui en même temps que moi, même si je peux me trouver stylistiquement non alignée sur leur style. Je crois qu’il est crucial pour nous tous, lecteurs et écrivains, d’avoir une ouverture d’esprit quand nous lisons des auteurs Indiens. Bien sûr nous sommes tous différents de même que les auteurs « blancs Américains » ou « Français » le sont. Il n’y a pas que des différences générationnelles ou bien de situations socio-économiques, il y a des différences de personnalités, de choix formels, de styles. Parmi ma génération, nous les auteurs avons des préoccupations variées qui touchent les domaines de la vie politique, sociale et économique réelle qui ne sont pas seulement différentes de celles qu’ont affrontées les trois générations avant nous, mais différentes car nous venons de différents milieux, n’avons pas été forcément élevés de la même manière, n’avons pas vécu aux mêmes endroits, etc. Nous adoptons et avons des préoccupations stylistiques différentes. Parmi la génération actuelle des poètes Indiens, je sens que nous partageons une vue semblable en ce qui concerne les thèmes de la résistance et de la survie, en ce que nous nous y sentons tous engagés,  mais nous travaillons cela de façon différente dans nos écrits. Nos œuvres sont très diverses aujourd’hui­ – et pour moi c’est le signal d’une résistance victorieuse. Alors que « nous » en tant qu’auteurs Indiens nous identifions à un engagement  socio-politique commun, nous nous autorisons des tons et des styles différents, très variés, multiples, uniques, surprenants, expérimentaux,  et ce sont ces choses qui font de nous des artistes.

Magagdalena’s passage

1.

After the fugue
only echoes from the plains.
Dragon scales like plucked stars
glimmer on the sill
from where the boats docked
and sailed.

 

2.

Fireworks fizzle in the silver waves.
I examine the expanse left for us:
 stars. You had said we were meant to be
walking among them,
a flux of us like milk streams
pouring across the sky.
But here on this windswept
ledge of land—no footprints.
Just armies of ghosts ferrying the coast
with a flourish of sparklers and flags,
bracelets of trade beads*
flung to the shore
my restless waves hum over.

 

3.

Sweet Chariot*—I also sang
as your bones were drained.
Platelets of seedlings
compressed into jars, cyclones
sketched onto television screens.
You had said they were meant to be
swirled into my blood. The songs.
The interior map of the seed.
Only a conch shell remains.
Tattered pigeons
roosting in a shopping cart,
the rusted tin of a Texaco star
jutting upwards from the sand,
refrigerator stocked
with Pegasus gas cans
framing the blue hands of the sea.

 

4.

Who named the map of you as vanishing?
Who cut the sandstone tablet
and there engraved your dream?
Its seeds have been stolen.
The encodings inside them
transcribed, and forgotten.

 

5.

Because you have no burial place
I stand in the mirage that marks you:
smoke tree billowing from splintered mud.
I trace your alluvial face in the sand,
twine your wing with reed grass—
on the breast of a lava stone
weave you a nest
out of saltbush branches,
bread crusts, blood.

 

6.

Beneath the patchwork
quilt of your deathbed:
dunes.
Shutters of the rotting farmhouse
flap open in the wind.
Behind me
ashen fields,
names that have burned in them.

 

7.

They carried us in cedar caskets. Marched in droves to beaches. Like
crabs they fastened tin to their backs. I recorded their stacks of maps and
clocks; car scraps, tire swings, smashed and rusted airplane wings; the
last cans of tuna fish, jelly jars, Kodak film, batteries—

they rigged a radio
from electrical debris,

                                                                        sewed our skin into sails.

 

8.

I remember the afternoon it arrived—the tempest
that tore the roots from their holding,
swept the burnt-out stars from pavement,
flat on their backs, black shadows of leaves.
You were wrapped in quilts in a farmhouse.
Shutters of wind latched shut.

The last of the oil lamp
smolders the glass.

In night’s clenched fist—
         a passage.

 

Le passage de Magdalena

1.

Après la fugue
seuls des échos venant des plaines.
Des écailles de dragon comme des étoiles arrachées
luisent sur le rebord
où les bateaux s’arrimaient
depuis lesquels ils voguaient.

 

2.

Les feux d’artifice pétillent dans les vagues argentées.
J’examine l’étendue qui nous reste :
des étoiles. Tu avais dit que nous étions censés
marcher parmi elles,
un flot de nous comme des courants de lait
se déversant dans le ciel.
Mais ici sur ce bord de terre
balayé par le vent—pas d’empreintes de pas.
Seulement des armées de fantômes convoyant sur la côte
une floraison de cierges et de drapeaux,
des bracelets de perles de verre* 
jetés sur le rivage
mes vagues inquiètes fredonnent par-dessus.

 

3.

Sweet Chariot*—je chantais aussi
alors que tes os étaient vidés.
Plaquettes de semences
compressées dans des jarres, des cyclones
étalés sur des écrans de télévision.
Tu avais dit qu’ils étaient censés être
enroulés dans mon sang. Les chants.
La carte intérieure de la graine.
Seule une conque reste.
Des pigeons en lambeaux
perchés sur un caddie,
une étoile Texaco en fer rouillé
éjectée du sable,
un réfrigérateur rempli
de bidon d’essence Pegasus
encadrent les mains bleues de la mer.

 

4.

Qui a donné le nom de disparaissant à la carte de toi ?
Qui a coupé la tablette de grès
et y a gravé ton rêve ?
Ses graines ont été volées.
Les codes contenus dedans
transcrits, et oubliés.

 

5.

Parce que tu n’as pas d’endroit où être enterré
je me tiens dans le mirage qui indique ta présence :
fumée d’arbre flottant depuis la boue fendillée.
Je trace ton visage alluvial dans le sable,
je ficelle tes ailes avec du jonc—
sur la poitrine d’une pierre de lave
je te tisse un nid
de branches de bourrache,
croûtes de pain, sang.

 

6.

Sous la couverture
patchwork de ton lit de mort:
des dunes.
Les volets de la ferme en ruine
battent dans le vent.
Derrière moi
des champs réduits en cendres,
des noms qui ont brûlés dedans.
 

 7.

Ils nous transportent dans des cercueils de cèdre. Défilé de foule vers la plage. Comme
les crabes ils attachent des boîtes de conserve sur leur dos. J’ai enregistré leurs tas de cartes et de montres; des débris de voiture, des ressorts de roues, des ailes d’avion rouillées et écrasées ;
les dernières boîtes de thon, des pots de gelée, des films Kodak, des piles électriques—

 

ils ont bricolé une radio
à partir des rebus électriques,

               ils ont cousu nos peaux pour en faire des voiles.

 

 

            8.

Je me souviens de l’après-midi où c’est arrivé—la tempête
qui arracha les racines de leur logement,
qui balaya les étoiles éreintées du trottoir,
plates sur leur dos, les noires ombres des feuilles.

 

Tu étais enveloppé de couvertures dans une ferme.
Les volets de vent verrouillaient le loquet.

 

Le reste de pétrole de la lampe
couve le verre.

Dans le poing fermé de la nuit—
          un passage.

 

*trade beads: perles de verre pour la traite des esclaves. Les perles étaient utilisées comme monnaie. 

*Sweet Chariot : chant de type Negro Spiritual. (n.d.t)

     C’est ainsi qu’il nous faut lire et entendre Jennifer Foester, cette jeune voix Indienne : il faut nous mettre dans le sillage de ses mots et passer avec eux pour contempler, comprendre, voyager, compatir, partager, savoir, ne plus savoir, mais faire une expérience pleine de la condition humaine à la croisée des cultures et des communautés, et se laisser emporter sur le souffle inspiré de son héritage Indien qui façonne son être. 




Eugène Durif : un essai provisoire ?

 

EUGÈNE DURIF : UN ESSAI PROVISOIRE ?

 

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            La  Rumeur libre poursuit son édition d'œuvres "complètes" d'auteurs vivants soigneu_sement choisis ; après Patrick Laupin, Roger Dextre, voici le tour d'Eugène Durif. Sous le titre "Au bord du théâtre", ce tome I regroupe des poèmes et des textes dramatiques. Mais il contient tout aussi bien des textes inédits et d'autres, remaniés (mais quelle est l'étendue de ce remaniement ? quelle en est la signification ?), précédemment parus en recueils ou en revues. Eugène Durif a commencé par publier de la poésie dans les années 80. Son recueil, L'Étreinte, le Temps (Comp'Act, 1988), fut accueilli par Henri Deluy, en ces termes : "Dans une langue dont l'énigme, à chaque vers, dément la volonté de simplicité et de transparence, Eugène Durif étonne. Dans une langue qui serre ce qui affleure et qui tient à ce qui fuit, véritable souci d'équilibre entre la qualité d'un regard direct sur la vie, dans son apparat visible, et ce qui sourd d'angoisse dans les mots".  (in Poésie en France, 1983-1988, une anthologie critique ; Flammarion, 1989). Puis, la plus grosse   partie de son activité est consacrée au théâtre : écriture, mise en scène, interprétation… D'où le titre de ce volume ; ce qui ne l'empêche pas d'écrire des romans.

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            L'étreinte, le temps : en quoi ce recueil ressemble-t-il à celui initialement paru ? Dans l'impossibilité de répondre à cette question faute d'avoir sous la main cette première version, il ne reste plus qu'à lire celle ici offerte. Eugène Durif s'attache à dire la difficulté d'être au monde, de maîtriser le réel, de circonscrire parfaitement ce que qu'on veut dire : "Cela, / ne pouvons le voir ni l'approcher / que par trouées intermittentes". Si Eugène Durif revendique une certaine présence au monde, cela ne va pas sans difficultés ni sans une certaine obscurité dans ses poèmes ; les notations sont nombreuses qui mettent en lumière ces difficultés : "Ciel d'hiver descendant / vers ce qui ne peut l'atteindre", "Il ne sait pas celui qui va / ce qu'il traverse et foule aux pieds". Dès lors, il ne faut pas s'étonner que cet environnement prenne l'aspect d'un "amoncellement en vrac" ou d'un "deuil jamais achevé". La question se pose alors : deuil de quoi ? d'une impossible origine ? d'une impossible coïncidence avec le réel ? ou de quoi d'autre ? La parole poétique serait alors chargée de trouver réponse à ces questions, de remettre du sens dans le réel… Ce que capte (ce que dit) Durif, c'est "Seulement dans l'infime, / le tressaillement léger, sans joie du monde". Et de l'étrangeté d'être au monde, d'agir dans le monde. Ce qui amène à ce poème en prose majeur (me semble-t-il) dans lequel Eugène Durif dénonce l'inutilité de parler : "Lorsqu'ils veulent parler, ils savent bien que c'est inutile et renoncent ou bien ce sont des mots sans suite, sans rime ni raison, que l'on se répète tout bas jusqu'à, parfois, avoir envie de hurler ou de saisir la main d'une femme et de lui sourire". Mais Eugène Durif continue d'écrire, donc de prendre la parole pour les autres ; c'est sans doute pour ne pas avoir à hurler sa détresse qu'il continue de parler sans fin dans ses livres, qu'ils soient recueils de poèmes ou romans, ou de faire parler ses personnages au théâtre. Comme il le note un peu plus loin dans ce recueil : "Paroles qui n'en finissent pas dans le noir, / je te parle".

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            Il n'est pas question de passer en revue les 13 ensembles qui suivent L'Étreinte, le temps : il faudrait écrire un livre, ce qui dépasserait largement le cadre de cet essai. Mais par contre il est possible de relever quelques tendances et d'indiquer quelques pistes de lecture : la diversité des formes (confessions, dialogues, notes constituant un journal, poèmes proprement dits…), les poèmes dramatiques et le rapport de l'œuvre dans sa globalité avec le théâtre, le réalisme singulier qui traverse les textes d'Eugène Durif…

La diversité des formes.

            On peut classer ces 13 ensembles ainsi :

- 7 relèvent de la poésie stricto sensu dans la mesure où les textes correspondent à la forme poème qu'ils soient en vers, le plus souvent, ou en prose.

- 3 du dialogue (dont un en partie : Tristan, le fou de l'âme à l'envers dont  Folie Tristan est définie par Eugène Durif comme  "fragment d'une pièce en cours d'écriture". On remarquera que tous sont écrits en vers. Et on peut y ajouter la dernière partie du livre, Quelques chansons et fredonneries dont l'auteur dit, dans la page 355 (En tous sens) qu'[il écrit] souvent des chansons… Pour des spectacles.

- 1 de la confession : Au final dont certains passages prennent la forme du poème.

- 1, enfin, relève du journal intime puisqu'il s'agit de notes prises entre le 2 août et le 17 août (2008 précise la prose liminaire). Un passage est dialogué, renvoyant ainsi à la forme théâtrale (qu'indique nettement la prose : "Ma pièce se déroule durant une nuit d'été dans ces collines des Lenghe emblématiques de l'œuvre de Pavese").

Le théâtre n'est jamais loin de la poésie. Ainsi s'éclaire le titre de ce tome I : Au bord du théâtreTout au bord, ajoute Eugène Durif dans sa dédicace…

Les poèmes dramatiques.

            Les poèmes dramatiques sont écrits en vers. On pense, bien sûr, à Corneille, à Racine, à Hugo et à bien d'autres. Mais c'est rester à la surface des choses. Eugène Durif, en effet, ne fait aucune différence entre la poésie et le théâtre : tous les deux sont destinés à être dits. Sur scène, de préférence. Il suffit de lire ces textes, à voix haute : la publication en livre ne semble être qu'une commodité. Son écriture suppose l'oralité. On pense alors au gueuloir de Gustave Flaubert. Ce dernier est connu pour cette pratique dans laquelle il teste ce qu'il a écrit en le lisant à haute voix. Ce qui lui prendra un certain temps quant à la composition de ses grands romans. Certains critiques ont remarqué que la prose romanesque de Flaubert est "à la limite du poétique, sans rimes ni pieds". La pratique de la lecture à pleine voix consiste à vérifier si la phrase tient le coup et apparaît suffisamment claire… On remarquera que Durif écrit en vers libres (c'est-à-dire sans rimes ni pieds) et que ses Poèmes dramatiques sont aussi rédigés en vers libres, voire en versets. De même, dans ses Quelques chansons et autres fredonneries, la rime est rare ou remplacée par l'assonance comme si cela n'avait qu'une importance toute relative... Cette coïncidence n'est pas neutre et vient confirmer la proximité entre le poème et le texte théâtral…

Le réalisme.

Le réalisme de Durif est étrange : s'il est noté "Bobines de fil évidées", le vers suivant précise "le récit des rêves, minutieux bercement". Ailleurs, Eugène Durif écrit : "Le drap dans la terre / achève de pourrir" et le lecteur se met à rêver à une improbable inhumation que rien dans le poème ne vient  confirmer.

Le Carnet de notes : San Stefano Belbo interroge : "des jeunes passent à moto et crient des insultes // (est-ce qu'il y a une maison natale du poète ? / les poètes peuvent-ils s'inscrire dans le natal ?" [à propos de Pavese, alors que Durif est en résidence dans la ville natale de Pavese et qu'il va écrire une pièce]. On pourrait poser une hypothèse sans être sûr qu'elle soit valable ; puisque Durif écrit : "Ô prosodie écartelée des anciens poèmes, / Comment rendre, rendre ce qui / s'est éloigné de nous, le monde / défait en regard du poème", n'est-il pas possible de se rappeler un instant que l'histoire (en général, mais aussi celle de la poésie omniprésente dans ce livre) s'écrit toujours du point de vue de la classe dominante… Eugène Durif adopterait alors, avec son réalisme, une position originale remettant en cause cet axiome…

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            Mais Eugène Durif est aussi romancier. En même temps que Au bord du théâtre, paraît L'âme à l'envers, un roman... J'ai demandé à lire le roman alors que j'avais encore sur ma table de travail Au bord du théâtre ; je me souvenais parfaitement de certains passages de ce dernier ouvrage quand je lisais le roman : je ne pouvais alors manquer de relever quelques coïncidences étranges qu'il serait fastidieux de toutes dénombrer… L'intrigue est des plus simples : Bernard, un photographe, est abandonné par Elma, un mannequin. Mais Elma continue d'inonder Bernard de SMS dans lesquels elle avoue toujours penser à lui. À lire le roman, on va de surprise en surprise… Et le lecteur finit par se poser des questions.

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            L'âme à l'envers est un livre difficile à lire dans la mesure où il n'est pas simple de suivre son auteur l'écrivant car ce roman ne peut se lire indépendamment d'autres ouvrages du même auteur ni indépendamment de la biographie d'Eugène Durif…

            "Tristan vieilli, Tantris l'âme à l'envers, et toutes les lettres bouleversées…" écrit Durif reprenant ainsi dans ce morceau de phrase le titre de son roman. mais il y a plus, l'image de Tristan et l'expression, on les trouve déjà dans "Tristan, le fou l'âme à l'envers", ce recueil hybride de poèmes et d'un fragment de pièce en cours d'écriture (Au bord du théâtre, pp 227-240). Tout y est, même le nom Tantris : le lecteur est ainsi renseigné sur la façon de travailler d'Eugène Durif, ça circule entre les textes (bribes, expressions, images, paragraphes…) On retrouve même dans le roman ce fragment de la prose liminaire "L'idiot, Tantris, figure le carnaval… tes pareils dansent à la lune ?" (Au bord du théâtre, p 229). On est toujours au bord du théâtre, mais ce n'est pas artificiel car Eugène Durif décrit une rupture amoureuse et le couple Tristan/Yseult est nécessaire à une évocation détaillée de ce que fut l'amour entre Bernard et Elma…

            Mais l'aspect autobiographique du roman ne laisse pas d'interroger. La rupture sentimentale qui en constitue l'intrigue est aussi présente dans "Au final" (pp 303-308) et dans le poème "Elma, l'âme à l'envers" (pp 309-311). De même la commande d'un travail sur Cesare Pavese et le séjour dans la ville natale de l'écrivain italien (voir Carnet de notes : San Stefano Belbo) se retrouvent dans le roman. Non seulement, San Stefano Belbo est nommée dans le roman, mais on peut y lire des passages qui proviennent de ce Carnet de notes : la fête foraine et ses attractions, la relation amoureuse entre Pavese et Constance Dowling. Etc. L'écriture, qu'elle soit romanesque, poétique ou théâtrale ne serait que la volonté d'expliciter le réel par des moyens métaphoriques : les passages du roman en italiques (commentaires du narrateur relatifs à son aventure malheureuse) semblent le prouver.

            C'est alors que surgit dans la fiction un personnage réel, Stan dont "l'écriture, à l'affût des signes" avait fait découvrir au narrateur le double de Lyon. On se souvient alors que Durif est originaire de la région lyonnaise (où il est né en 1950) et que Stan (qu'une note de l'auteur en bas de la page 54 identifie), Stanislas Rodanski donc, mena sa courte vie (1927-1981) à Lyon. Mais Rodanski, poète, a aussi signé de nombreux textes sous les pseudonymes de Tristan, de Lancelo (qu'on retrouve dans le roman) et il avoue dans son "Dernier journal tenu par Arnold"  que ses familiers l'appellent Bernard. Jeu de miroirs sans fin qui fait soupçonner au lecteur que la fiction a quelque chose à voir avec la réalité.

           Décrire ce qui gravite autour d'Elma ou de lui-même est pour le narrateur (le romancier ?) l'occasion de décrire le monde tel qu'il (ne) va (pas) : petit monde des amateurs de motos customisées, anciens de la bande à Baader, portrait d'un prédateur sexuel… Tout est bon pour dire le monde qui nous entoure et Durif sait frapper juste. Ainsi avec le club échangiste qu'il fait décrire au narrateur qui répond aux demandes d'Elma, ainsi avec le travail (de jeunesse) de Bernard dans un journal où il ne fallait pas faire de vagues, un journal "d'un  radical-socialisme à l'ancienne, bien mesuré, pas un mot plus haut que l'autre, tourner sept fois sa plume dans son encrier avant d'avancer quoi que ce soit, ne pas heurter qui que ce soit, ménager la droite, ménager la gauche, la chèvre et la feuille de chou, ouvrir le parapluie, marcher sur des œufs…" : la description est au vitriol ! On a parfois l'impression que le narrateur se remémore son passé pour mieux affronter le présent (et l'avenir ?). Le narrateur, à moins que ce ne soit le romancier lui-même tant les deux se ressemblent, se demande (après un long chapitre où son ami décédé, Frédéric, lui raconte ses expériences sado-maso) : "Sommes-nous capables d'être parfois autre d'un autre et en même temps totalement avec lui, d'une présence qui fasse que pour un instant on puisse s'abandonner à l'idée de vivre sans trop avoir peur de cette solitude totale où nous serions dans l'attente de la mort…".

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            Reste une histoire d'amour dont le narrateur (le principal intéressé) essaie de sortir tant bien que mal pour ne plus souffrir. Une histoire avec toutes ses digressions (nécessaires sur le plan littéraire) comme les psychologues professionnels qui sont toujours imbus de leur savoir et à côté des problèmes de leurs patients, les médicastres qui abrutissent les malades avec leurs pilules, les sado-maso qui finissent toujours par tuer ou mourir, un monde où les classes sociales existent, où la culture "cultivée" est un signe de distinction… Bref, une histoire d'amour comme il y en a mille, une histoire qui va comme elle va. Reste que cette histoire se termine de manière ambiguë. Elma sort-elle vraiment de la vie de Bernard ? La vie sans Elma est-elle possible ? L'âme est-elle remise à l'endroit ? Si la fin du roman est irréprochable sur le plan technique, la sortie d'Elma de la vie de Bernard pendant un moment d'assoupissement de ce dernier laisse le lecteur dubitatif… Comme si la réalité était ailleurs ; dans cet auto-portrait (?) déchiré que n'en finit pas de tracer Eugène Durif…

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Eugène Durif, Au bord du théâtre (tome I). La Rumeur libre éditions, 432 pages, 23 €.

Eugène  Durif, L'âme à l'envers. Actes Sud éditeur, 224 pages, 19 €.